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Quelque chose bougea dans l’obscurité.

Pendant longtemps, il écouta. Les yeux clos, le corps abandonné, il retint tout mouvement, et devint, autant qu’il était possible, une seule oreille géante. Le son était un tap, tap, tap… répété, comme si quelque chose s’était égaré dans l’obscurité et cherchait son chemin en tâtonnant. Pendant une minute interminable, celui qui écoutait étudia le son, en tant que gigantesque oreille, puis, en tant que cerveau géant, il comprit brusquement qu’il ne s’agissait que d’un store battant contre une fenêtre, et qu’il se trouvait dans une chambre d’hôpital.

En tant qu’œil ordinaire, nerf optique et cerveau humain, il percevait la silhouette de sa femme, papillotante, incertaine encore, à quelques pas du lit. Une immense gratitude l’envahit. Marsha n’avait pas été brûlée par les rayonnements durs. Dieu merci. Une action de grâces muette embruma un instant son cerveau ; il se détendit et en goûta le plaisir.

— Il revient à lui, observa la voix profonde, autoritaire d’un médecin.

— Je crois, dit Marsha. (Sa voix semblait provenir de très loin.) Quand pourrons-nous savoir ?

— Tout va bien, dit Hamilton avec difficulté.

Instantanément, la silhouette s’agita et se précipita vers lui.

— Chéri, (Marsha pleurait, reniflait et se pressait contre lui.) Personne n’a été tué, tout le monde va bien, même toi. (Comme une large lune, son visage descendit sur lui.) Mc Feyffe s’est foulé la cheville, mais ça s’arrangera. Ils pensent que le garçon souffre d’un traumatisme cérébral.

— Et toi ? demanda faiblement Hamilton.

— Je vais bien.

Elle tourna sur elle-même de façon qu’il puisse la voir tout entière.

À la place de son tailleur élégant et de sa robe, elle portait une blouse blanche d’infirmière.

— Les radiations ont emporté la plus grande partie de mes vêtements. Ils m’ont donné ceci. (Elle passa sa main dans ses cheveux bruns d’un geste embarrassé.) Et regarde. Ils sont plus courts. J’ai coupé la partie brûlée. Ils repousseront.

— Puis-je me lever ? demanda Hamilton, essayant de s’asseoir.

Sa tête vacilla ; d’un seul coup le vertige le reprit, il se retrouva allongé et dut faire un effort pour respirer. Des points d’obscurité dansaient autour de lui ; fermant les yeux, il attendit avec anxiété que cela passât.

— Vous ne serez pas très fort pendant quelque temps, lui annonça le docteur. Le choc et la perte de sang. (Il toucha le bras de Hamilton.) Vous avez été salement coupé. Des fragments de métal, mais nous les avons extirpés.

— Qui a été le plus gravement touché ? demanda Hamilton, les yeux clos.

— Arthur Silvester, le vieux soldat. Il n’a pas perdu connaissance, mais je voudrais bien qu’il l’ait fait. Il a le dos brisé, apparemment. Il est en bas, à la chirurgie.

— Cassé, je suppose, dit Hamilton en explorant son bras qui était enveloppé par un ample bandage de plastique blanc.

— J’ai été la dernière blessée, dit Marsha, mais j’ai été assommée. Les radiations, je pense, m’ont fait cet effet. Je suis juste tombée en plein dans le faisceau ; tout ce que j’ai vu, c’était des étincelles et des éclairs. Ils ont coupé le courant au bon moment, bien entendu. Cela n’a pas duré plus d’une fraction de seconde. (Sur un ton plaintif, elle ajouta :) Et cela m’a semblé durer un million d’années.

Le docteur, un jeune homme à l’allure nette et précise, repoussa les couvertures et prit le pouls de Hamilton. Au bord du lit, une infirmière s’affairait. Un appareil fut attaché au bras de Hamilton. Tout semblait aller bien.

Semblait… mais quelque chose n’allait pas. Il pouvait le sentir. Quelque part en lui, profondément enfoui, grondait le sentiment que quelque chose d’important n’allait pas.

— Marsha, dit-il soudain, tu le sens aussi ?’ Avec hésitation, Marsha se pencha sur lui.

— Si je sens quoi, mon chéri ?

— Je ne sais pas. Je sais que ça existe, c’est tout.

Après une seconde d’anxiété, Marsha se tourna vers le docteur.

— Je vous ai dit quelque chose comme ça, n’est-ce pas, lorsque je suis revenue à moi.

— Tous ceux qui sortent d’un évanouissement ont une impression d’irréalité, lui expliqua le docteur. C’est une sensation bien connue. Dans un jour ou deux, elle disparaîtra. Souvenez-vous, vous avez tous tes deux reçu des injections de sédatifs. Et vous avez subi une terrible secousse. C’était du courant à haute tension qui vous a touchés.

Ni Hamilton ni sa femme ne répondirent. Ils se regardèrent l’on l’autre, essayant chacun de lire l’impression de l’autre sur son visage.

— J’ai l’impression que nous avons eu de la chance, dit Hamilton.

Son action de grâces s’était transformée en une incertitude pleine de doute. Qu’y avait-il ? La conscience qu’il avait d’une modification n’était pas rationnelle. Jetant un coup d’œil sur la pièce, il ne vit rien d’étrange, rien de surprenant.

— Beaucoup de chance, lança l’infirmière, avec fierté, comme si elle en avait été personnellement responsable.

— Combien de temps vais-je rester encore ici ? Le docteur réfléchît.

— Vous pouvez rentrer chez vous ce soir, je pense.

Mais vous devrez rester au lit un jour ou deux. Vous avez tous les deux besoin de repos, pendant une semaine ou deux. Je pense que vous devriez prendre une infirmière.

Hamilton dit d’une voix pensive :

— Nous ne pouvons pas nous le permettre.

— Vous n’auriez rien à payer, évidemment. (Le docteur parut offensé.) Le gouvernement fédéral s’occupe de tout cela. Si j’étais vous, je me soucierais plutôt de me retrouver sur mes pieds au plus vite.

— J’aime mieux ça, dit Hamilton, avec aigreur.

Il ne poursuivit pas la discussion ; pendant un moment, il réfléchit sombrement à sa propre situation.

Accident ou pas, elle n’avait pas changé. À moins que le colonel T.E. Edwards ne soit mort subitement d’une attaque, tandis que lui, Hamilton gisait dans le coma. Mais cela semblait improbable.

Lorsque le docteur et l’infirmière furent partis, Hamilton dit à sa femme :

— Bon, maintenant, nous avons une excuse. Quelque chose que nous puissions raconter aux voisins et qui leur explique pourquoi je ne travaille pas.

— J’avais oublié tout cela, dit Marsha d’une voix morne.

— Il va falloir que je trouve quelque chose qui ne concerne en rien le matériel stratégique. Quelque chose qui n’intéresse pas la défense nationale. (Il réfléchit :) Comme Einstein disait, en 54. Peut-être plombier. Ou réparateur de télévisions. C’est davantage dans mes cordes.

— Souviens-toi de ce que tu as toujours désiré faire. (Perchée sur le bord du lit, Marsha examinait ses cheveux raccourcis.) Tu voulais dessiner de nouveaux circuits d’enregistreurs et de modulation de fréquence. Tu voulais être un nom dans la haute fidélité, comme Bogen, Thorens et Scott.

— C’est vrai, dit-il, avec autant de conviction que possible. Le système trinaural de Hamilton. Souviens-toi de cette nuit où nous en avons rêvé. Trois pick-up, amplificateurs, haut-parleurs. Montés dans trois pièces. Un homme dans chaque pièce, écoutant chaque chaîne. Et chaque chaîne jouant une œuvre différente.

— Sur l’une, on joue le double concerto de Brahms, lança Marsha avec un enthousiasme limité. Je me rappelle.

— Sur une autre, ce sont Les Noces de Stravinski. Et sur une troisième sonne la musique pour luth de Dowland. Les cerveaux des trois hommes sont soigneusement épluchés et reliés entre eux par le système trinaural d’audition Hamilton, le « Hamilton Musiphonic Ortho-circuit ». Les sensations des trois cerveaux sont mélangés selon une relation mathématique définie, fondée sur la constante de Planck. (Son bras commençait à le faire souffrir ; avec peine, il termina :) La combinaison qui en résulte est injectée dans un enregistreur puis jouée à 3,14 fois la vitesse initiale.

— Et écoutée avec un poste à galène. (Marsha se pencha sur lui et l’embrassa.) Chéri, lorsque je suis venue te voir, tout d’abord, j’ai eu l’impression que tu étais… mort. Oh, pardonne-moi, tu avais l’air d’un cadavre, blême et silencieux, immobile. J’ai cru que mon cœur céderait.

— Je suis assuré, dit-il gravement. Tu aurais été riche.

— Je ne veux pas être riche. (Le pressant contre elle, Marsha murmura :) Regarde ce que je t’ai fait. Parce que je m’ennuie et que je suis curieuse et que je fréquente des ratés de la politique, tu as perdu ta situation et ton avenir. Je me donnerais des coups. Je n’aurais pas dû signer l’Appel de Stockholm puisque tu travaillais sur des fusées. Mais lorsque quelqu’un me tend une pétition, je m’emballe tout de suite. Les pauvres gens, les opprimés…

— Ne te fais pas de souci, dit-il, d’un ton bref. Si nous étions en 1943, tu serais normale et Mc Feyffe perdrait son travail. Et passerait pour un dangereux fasciste.

— Il l’est, dit Marsha, avec insistance. Il est un dangereux fasciste.

Hamilton la repoussa :

— Mc Feyffe est un nationaliste enragé et un réactionnaire. Mais cela n’en fait pas un fasciste. À moins que tu ne croies que quiconque qui ne…

— Ne t’énerve pas, interrompit Marsha. Tu ne dois pas t’en inquiéter, non ? (Intensément, avec fièvre, elle l’embrassa sur la bouche.) Attends que nous soyons à la maison.

Comme elle s’éloignait, il la retint par l’épaule.

— Qu’y a-t-il ? Qu’est-ce qui est… de travers ?

Elle secoua la tête.

— Je ne peux pas le dire. Je ne peux même pas l’imaginer. Depuis que je suis revenue à moi, il me semble que quelque chose sonne faux, juste derrière moi. Je le sens. Comme si… (Elle fit un geste.) J’espère pouvoir me retourner assez vite et voir… je ne sais quoi. Quelque chose de caché. Quelque chose de terrible. (Elle trembla d’angoisse.) Cela m’effraie.

— Cela m’inquiète aussi.

— Peut-être trouverons-nous de quoi il retourne, dit Marsha faiblement. Peut-être n’est-ce rien, seulement le choc et les calmants, comme dit le docteur.

Hamilton ne le croyait pas, et elle non plus.

 

Ils furent ramenés chez eux par un médecin, avec la jeune femme à l’allure sévère.

Elle portait aussi une blouse d’hôpital. Ils étaient assis tous les trois sur la banquette arrière, et la Packard traversait les rues sombres de Belmont.

— Ils pensent que j’ai quelques côtes fêlées, dit la femme, froidement. (Puis, elle ajouta :) Je m’appelle Joan Reiss. Je vous ai déjà vus tous les deux. Vous êtes venus dans mon magasin.

— Quelle sorte de magasin est-ce ? demanda Hamilton après qu’il eut brièvement présenté sa femme et lui-même.

— La librairie et galerie d’art d’El Camino. En août dernier, vous avez acheté un volume de chez Skira sur Chagall.

— C’est vrai, admit Marsha. C’était l’anniversaire de Jack… Nous avons accroché les reproductions au mur. En bas, dans la chambre d’audition, là où nous écoutons de la musique.

— La cave, expliqua Hamilton.

— Il y avait une chose, dit brusquement Marsha. Ses doigts jouant convulsivement sur son sac. Avez-vous remarqué le docteur ?

— Remarqué ? Il fut surpris. Non, rien de particulier.

— C’est ce que je veux dire. Il ressemblait à… oh, à une tache de couleur, rien de plus. Comme les docteurs que l’on voit dans les publicités de dentifrice.

Joan Reiss écoutait attentivement.

— De quoi parlez-vous ?

— Rien, dit brièvement Hamilton. Une conversation entre nous.

— Et l’infirmière. C’était la même chose, une sorte de composé artificiel, fait de toutes les infirmières que l’on a pu rencontrer.

Pensif, Hamilton regarda par la fenêtre la nuit qui s’étendait sur la ville.

— C’est le résultat des communications de masse, affirma-t-il. Les gens se modèlent sur les annonces. Ne pensez-vous pas, Miss Reiss ?

Miss Reiss dit :

— Je voulais vous demander quelque chose. J’ai remarqué une chose qui m’a étonnée.

— Et c’était ? demanda Hamilton avec suspicion.

Miss Reiss ne pouvait pas raisonnablement savoir de quoi ils parlaient.

— Le policier sur la plate-forme, avant qu’elle ne s’effondre. Pourquoi était-il là ?

— Il était venu avec nous, dit Hamilton ennuyé.

Miss Reiss lui jeta un coup d’œil attentif :

— Réellement ? Je pensais que peut-être… (Sa voix dérapa légèrement) Il m’a semblé qu’il s’est retourné et a tenté de s’éloigner au moment même où la passerelle est tombée.

— C’est vrai, dit Hamilton. (Il sentit ce qui allait se passer.) Moi aussi, du reste, mais je me suis précipité dans l’autre sens.

— Vous êtes revenu délibérément en arrière ? Alors que vous auriez pu vous sauver ?

— Ma femme, dit Hamilton d’une voix neutre.

Miss Reiss approuva, apparemment satisfaite.

— Je suis désolée. Tout ce choc et ces émotions. Nous avons eu de la chance. D’autres n’en ont pas eu. N’est-ce pas étrange ? Quelques-uns d’entre nous s’en tirent presque sans aucune blessure, et ce pauvre soldat, Mr Silvester, en sort avec le dos brisé. C’est surprenant.

— Je voulais vous le dire, dit le médecin qui conduisait la voiture. Arthur Silvester n’a pas la colonne vertébrale brisée. Il semble plutôt avoir une vertèbre déplacée et la rate abîmée.

— Parfait, marmonna Hamilton. Et le guide ? Personne n’en a parlé.

— Quelques lésions internes, répondit le médecin. Ils n’ont pas encore décidé du diagnostic.

— Il est toujours dans la salle d’attente ? demanda Marsha.

Le docteur se mit à rire.

— Vous parlez de Bill Laws ? C’est le premier qu’on ait soigné. Il a des amis dans le coin.

— Ah, autre chose, dit Marsha abruptement. Etant donné la hauteur d’où nous sommes tombés et les radiations… or, personne d’entre nous n’est gravement touché. Nous courons tous les trois comme si rien n’était arrivé. C’est irréel. Trop facile.

Exaspéré, Hamilton dit :

— Nous sommes probablement tombés dans un filet de trapéziste, bon Dieu.

Il voulut en dire davantage, mais il n’en eut pas le temps. À ce moment précis, il sentit une douleur forte et prolongée dans sa jambe droite. Avec un cri, il sursauta, se heurtant la tête au toit de la voiture. Se grattant franchement, il releva la jambe de son pantalon juste à temps pour voir une petite bête ailée qui s’enfuyait.

— Qu’était-ce ? demanda anxieusement Marsha. (Et elle le vit au même instant.) Une abeille.

Furieux, Hamilton écrasa du pied l’abeille.

— Elle m’a piqué. Juste sur le mollet. (Déjà une forte inflammation rouge apparaissait.) Est-ce que ça ne suffisait pas ?

Le médecin arrêta la voiture te long de la route.

— Vous l’avez tuée ? Ces bestioles entrent dans les voitures quand elles sont arrêtées. Je suis désolé… cela va-t-il mieux ? Je peux mettre quelque chose dessus.

— Je survivrai, dit Hamilton, massant vigoureusement sa jambe. Une abeille. Comme si nous n’avions pas eu déjà assez d’ennuis pour aujourd’hui.

— Nous serons bientôt à la maison, dit doucement Marsha, jetant un coup d’œil par la fenêtre de la voiture. Miss Reiss, entrez donc et prenez un verre avec nous.

— Bon, dit Miss Reiss, hésitant encore et passant un doigt mince, osseux, sur ses lèvres. Je boirai bien une tasse de café. Si cela ne vous dérange pas.

— Certainement pas, dit vivement Marsha. Nous devrions devenir des amis, tous les huit. Nous sommes passés par une si terrible expérience.

— Espérons que c’est fini, dit Miss Reiss, sans conviction.

— Amen, ajouta Hamilton.

Un instant plus tard, la voiture s’arrêta. Ils étaient arrivés.

 

— Votre maison est charmante, dit Miss Reiss tandis qu’ils descendaient de la voiture.

Dans la lumière du soir, la villa californienne, deux chambres à coucher, façon ranch, semblait attendre paisiblement qu’ils montent les marches qui mènent au porche. Assis sur le seuil, un énorme chat jaune attendait aussi, les pattes repliées sous le ventre.

— C’est le chat de Jack, expliqua Marsha, cherchant la clé dans son sac. Il a faim. (Elle ordonna au chat :) file à la cuisine, Ninny Numbcat. Tu n’auras rien à manger ici.

— Quel nom étrange, observa Miss Reiss, semblant écœurée. Pourquoi l’appelez-vous ainsi ?

— Parce qu’il est idiot, répondit Hamilton brièvement.

— Jack donne des noms de ce genre à tous ses chats, expliqua Marsha. Il nomma le dernier Parnassus Nump.

Le gros matou à l’allure louche se dressa sur ses pattes et sauta dans l’allée. Puis, il vint se frotter bruyamment aux jambes de Hamilton. Miss Reiss s’écarta avec un dégoût évident.

— Je n’ai jamais pu me faire aux chats, avoua-t-elle.

Ils sont si cruels et si sournois.

En temps normal, Hamilton aurait prononcé un court sermon sur les préjugés humains. Mais sur le moment, il ne s’inquiétait guère de ce que pensait Miss Reiss au sujet des chats. Glissant la clé dans la serrure, il ouvrit la porte et alluma les lampes du living-room. La petite maison s’éveilla soudain, et les femmes entrèrent. Ninny Numbcat les suivait et prit sans hésiter le chemin de la cuisine, sa queue mitée dressée comme un piquet jaune.

Sans prendre la peine d’ôter sa blouse d’infirmière,

Marsha ouvrit le réfrigérateur et en tira une jatte de plastique vert pleine de cœur de bœuf bouilli. Tandis qu’elle coupait la viande et la jetait au chat, elle dit :

— La plupart des génies en matière d’électronique ont des mascottes électroniques, des renards phototropiques ou des choses de ce genre qui courent partout et se cognent aux meubles. Jack en a construit un lorsque nous nous sommes mariés, qui attrapait les souris et les mouches. Mais ça ne suffit pas ; il fut obligé d’en construire un autre qui attrapa celui-là.

— Justice cosmique, dit Hamilton, en train d’enlever son chapeau et son manteau. Je ne voulais pas qu’ils s’emparent du monde.

Lorsque Ninny Numbcat eut terminé son repas, Marsha s’en fut se changer dans la chambre à coucher.

Miss Reiss fit le tour du salon, étudiant attentivement les vases, les gravures et les bibelots.

— Les chats n’ont pas d’âme, dit Hamilton, observant son matou repu. Le chat le plus solennel de l’univers accepterait de porter une carotte en équilibre sur la tête pour un morceau de foie.

— Ce sont des animaux, acquiesça Miss Reiss depuis le salon. Avez-vous acheté ce Paul Klee chez nous ?

— Probablement.

— Je n’ai jamais compris ce que Klee essayait de représenter.

— Peut-être n’essaie-t-il pas de dire quelque chose. Peut-être s’amuse-t-il tout simplement.

Le bras d’Hamilton commençait à le faire souffrir ; il se demanda quel aspect la blessure pouvait avoir.

— Voulez-vous du café ?

— Du café, et du café fort, dit Miss Reiss. Puis-je vous aider ?

— Faites comme chez vous. (Machinalement, Hamilton alla chercher la cafetière.) Vous trouverez un exemplaire de l’Histoire de Toynbee, dans le casier à magazines, à côté du divan.

— Chéri, – la voix de Marsha venait de la chambre à coucher, pressante – viens un moment.

Il y alla, la cafetière en main, renversant un peu d’eau, à force de se dépêcher. Marsha se trouvait devant la fenêtre et allait baisser le store. Elle regardait au-dehors, dans la nuit, et une ride soucieuse barrait son front.

— Qu’y a-t-il ? demanda Hamilton.

— Regarde.

Il se pencha, mais tout ce qu’il vit fut un voile vague de brouillard et les silhouettes indistinctes des maisons. Quelques lumières brillaient faiblement ici et là. Le ciel était lourd, un bas plafond de brouillard qui dérivait silencieusement au long des faîtes des toits. Rien ne bougeait. Ni vie ni mouvement. Et pas la moindre présence.

 

— Cela ressemble au Moyen Age, dit calmement Marsha.

Pourquoi le paysage avait-il cette allure ? Il en était conscient lui aussi ; mais la scène n’était rien d’autre que prosaïque, c’était la vue qu’on avait d’ordinaire de cette fenêtre, à 9 h 30, par une froide nuit d’octobre.

— Et la façon dont nous parlions, dit Marsha, frissonnante. Tu disais quelque chose à propos de l’âme de Ninny Numbcat. Tu n’as jamais parlé ainsi auparavant.

— Avant quoi ?

— Avant que nous venions ici.

Se détournant de la fenêtre, elle saisit son chemisier à carreaux qui pendait sur le dossier d’une chaise.

— C’est… c’est idiot, bien sûr. Mais as-tu réellement vu la voiture du docteur partir ? Lui as-tu dit au revoir ? Est-il arrivé une seule chose ?

— Eh bien, il est parti.

La voix de Hamilton était neutre. Les yeux de Marsha étaient graves. Elle boutonna son chemisier :

— Je délire peut-être, comme ils disent. Le choc, les drogues… mais tout est si tranquille. Comme si nous étions seuls sur la terre. Vivant dans une sorte de bocal gris, sans lumières, sans couleurs, une sorte d’endroit… fabuleusement ancien. Souviens-toi des vieilles religions. Avant que le monde sorte du chaos. Avant que la terre soit séparée de la mer. Avant que la lumière ne jaillisse des ténèbres. Lorsque les choses n’avaient pas de nom.

— Ninny a un nom, dit doucement Hamilton. Toi aussi et Miss Reiss aussi. Et Paul Klee enfin.

Ils revinrent ensemble dans la cuisine. Marsha prépara le café ; un instant plus tard, la cafetière chantait furieusement. Assise sur la table de la cuisine, Miss Reiss avait un air pincé, inquiet ; son visage sévère, sans couleurs, semblait témoigner d’une intense concentration intérieure, comme si elle était profondément troublée. C’était une jeune femme à l’allure déterminée, aux cheveux tirés, au chignon couleur sable soigneusement appliqué sur le crâne. Son nez était mince et pointu. Ses lèvres serrées formaient une ligne sans faiblesse. Miss Reiss paraissait une femme avec qui il valait mieux ne pas plaisanter.

— Que disiez-vous là-bas ? demanda-t-elle en remuant sa tasse de café.

Surpris, Hamilton répondit :

— Nous avions une conversation tout à fait personnelle. Pourquoi ?

— Mais non, chéri, s’interposa Marsha.

Fixant froidement Miss Reiss, Hamilton demanda :

— Est-ce votre habitude de tourner autour des gens, de vous mêler de tout ?

Il n’y avait pas le moindre sentiment qu’on pût déceler sur la face pincée de la femme.

— Je dois faire attention, dit-elle. Cet accident m’a rendue tout à fait consciente de la conspiration dont je suis l’objet. (Se reprenant, elle ajouta :) Ce prétendu accident.

— Pourquoi vous tout spécialement ? s’enquit Hamilton.

Miss Reiss ne répondit pas ; elle observait Ninny Numbcat. Le gros matou avait fini son repas et réclamait maintenant à boire.

— Qu’est-ce qui lui prend ? Pourquoi me regarde-t-il ? demanda Miss Reiss d’une voix frêle, effrayée. Pourquoi me regarde-t-il ?

— Vous êtes assise, expliqua Marsha. Il attend que nous nous levions pour aller se coucher à notre place.

À demi dressée sur ses pieds, Miss Reiss défiait le chat :

— Ne m’approche surtout pas. (À Hamilton, elle confia :) S’ils n’avaient pas de puces, ce ne serait pas si terrible. Celui-ci semble méchant. Je suppose qu’il tue beaucoup d’oiseaux.

— Six ou sept par jour, confirma Hamilton en qui la colère montait.

— Bien sûr, dit Miss Reiss, s’écartant lentement du chat stupéfait. Je vois très bien que c’est un tueur. Il devrait y avoir des lois contre cela dans cette ville. Des animaux vicieux et destructeurs qui sont une menace permanente devraient être soumis à licences. La ville devrait au moins…

— Non seulement des oiseaux, interrompit Hamilton, envahi par un sadisme impitoyable et glacé, mais aussi des serpents et des rats. Ce matin il nous a amené un lapin mort.

— Chéri, dit Marsha (Miss Reiss se tassait sur elle-même, en proie à la terreur), certaines personnes n’aiment pas les chats. Tout le monde ne partage pas tes goûts.

— Des souris, dit brutalement Hamilton. À la douzaine. Il en mange une partie et nous apporte le reste. Et un matin, il nous a amené la tête d’une vieille femme.

Un cri aigu d’effroi s’échappa des lèvres de Miss Reiss. Elle recula brusquement, pathétique, sans défense. Immédiatement, Hamilton regretta ce qu’il avait dit. Honteux, il ouvrit la bouche pour s’excuser, pour retirer ses plaisanteries déplacées…

Un nuage de sauterelles se matérialisa brusquement au-dessus de sa tête. Pris dans la masse vibrante des insectes, Hamilton se débattit avec violence pour leur échapper. Les deux femmes et le matou étaient paralysés d’étonnement. Pendant un moment, il lutta contre la horde des sauterelles déchaînées. Puis, il parvint à s’extraire du nuage rageur, et battit en retraite, haletant, hoquetant, dans un coin de la pièce.

— Seigneur Dieu, murmura Marsha, effarée, s’écartant de l’essaim bourdonnant.

— Qu’est-il arrivé ? s’écria Miss Reiss, les yeux fixés sur les sauterelles. C’est impossible.

— Peut-être, dit Hamilton d’une voix chevrotante, mais c’est arrivé.

— Mais comment ? fit Marsha, en écho, tandis que tous les quatre abandonnaient la cuisine, s’éloignaient du flux bruyant des ailes et des carapaces chitineuses. Des choses comme celles-là n’existent pas.

— Mais elles arrivent, dit Hamilton, d’une voix faible et douce. L’abeille souvenez-vous ? Nous avions raison ; quelque chose est arrivé. Et ça colle. Cela a un sens.