8
Lachlain guida Emma jusqu’à l’hôtel londonien de luxe où le réceptionniste leur avait réservé une chambre, puis la regarda avec attention s’occuper de leur inscription. Elle trouva visiblement contrariant d’avoir à lui demander sa carte de crédit, et encore plus de le voir la récupérer, mais le prix de la nuitée la laissa de marbre.
Pourtant, elle ne s’imaginait manifestement pas qu’il allait la rembourser. Non, elle en avait juste assez de conduire et voulait s’arrêter, point. Le voyage l’avait épuisée.
C’était lui qui aurait dû tenir le volant jusqu’à Kinevane, mais il était bien obligé de laisser sa compagne s’en charger.
Lorsqu’elle demanda deux chambres, il abattit la main sur le comptoir sans se donner la peine de rétracter ses griffes noirâtres.
— Une seule.
Elle ne ferait pas d’esclandre devant les humains, il l’avait compris – peu de créatures du Mythos osaient en faire. Et, en effet, elle ne discuta pas. Mais, pendant que le groom les entraînait à leur étage, elle se frotta le front en disant tout bas :
— Il n’était pas question de ça dans notre accord.
Sans doute était-elle encore bouleversée à cause de la nuit précédente.
Lachlain fronça les sourcils quand il s’aperçut qu’il allait lui caresser les cheveux et retira brusquement sa main.
Le temps qu’il donne un pourboire au groom, elle entra en titubant dans la vaste chambre. Lorsqu’il en referma la porte, elle s’était déjà effondrée à plat ventre sur le lit, à moitié endormie.
Il savait qu’elle était fatiguée, il en avait déduit que conduire était difficile, mais comment se faisait-il qu’elle soit aussi mal en point ? Les immortels étaient en principe des créatures puissantes, quasi insensibles à l’épuisement. Se pouvait-il qu’elle soit malade ? Elle s’était nourrie lundi, elle n’avait visiblement pas été blessée dernièrement, alors que lui arrivait-il ?
Fallait-il accuser les traumatismes qu’il lui avait infligés ? Peut-être était-elle aussi fragile que le suggérait son apparence…
Lachlain lui ôta sa veste en l’empoignant par le col – sans difficulté, vu ses bras ballants. Elle avait les muscles du cou et des épaules noués. Sans doute la conduite.
S’apercevant qu’elle avait la peau froide, il alla ouvrir le robinet de la baignoire puis revint dans la chambre, où il fit rouler Emma sur elle-même afin de lui retirer son corsage.
Elle lui tapa sur les mains, sans force.
— Je te fais couler un bain. Il ne faut pas t’endormir dans cet état, c’est mauvais pour la santé.
— Alors laissez-moi me débrouiller toute seule. (Lorsqu’il lui ôta une de ses bottes, ses yeux s’ouvrirent pour plonger dans ceux de Lachlain.) S’il vous plaît. Je ne veux pas que vous me voyiez nue.
— Mais pourquoi ? s’enquit-il en s’allongeant près d’elle.
Il attrapa l’extrémité d’une de ses mèches blondes, puis la promena autour de son menton en la regardant avec attention. Elle avait les paupières aussi pâles que le reste du visage et que le blanc des yeux, dont seul les séparait le liseré des cils fournis, au battement léger. Fascinant.
Et curieusement familier.
— Pourquoi ? répéta Emma, les sourcils froncés. Parce que ce genre de choses me gêne, évidemment.
— Bon, je vais te laisser ta culotte.
Elle avait désespérément envie de prendre un bain. C’était la seule chose qui parviendrait peut-être à la réchauffer.
Quand elle ferma les yeux, frissonnante, son compagnon décida à sa place. Elle n’avait pas fini de marmonner une vague protestation qu’il l’avait dévêtue, sauf la culotte, puis s’était lui-même complètement déshabillé. Il la souleva sans difficulté avant d’aller se plonger dans l’immense baignoire fumante, où il l’installa entre ses jambes.
Sous l’eau, sa cuisse abîmée frôla le bras d’Emma, qui se raidit. Il était nu, en érection, et la lingerie fine qu’elle portait ne représentait pas de réel obstacle, puisqu’il avait bien sûr choisi un string. Il lui posa sur l’épaule une main lourde, avant de suivre de l’autre la fine lanière du slip.
— J’aime, gronda-t-il.
Elle se tendit, prête à bondir hors de l’eau, mais il repoussa ses cheveux par-dessus son épaule, appliqua les deux mains sur sa nuque puis enfonça les pouces dans ses muscles.
À sa grande honte, elle s’entendit gémir.
— Détends-toi.
Il l’attira de nouveau contre lui, malgré ses gesticulations. Lorsqu’elle se retrouva plaquée sur son érection, il frissonna en poussant une sorte de sifflement, réaction qui emplit Emma d’une grande vague de chaleur. Elle ne s’en redressa pas moins brusquement, de crainte qu’il ne veuille lui faire l’amour. Nul besoin d’être anatomiste pour savoir qu’ils ne s’emboîteraient pas dans une position pareille.
— Là, là…
Il lui massait la nuque avec une habileté d’expert. Enfin, il l’obligea à se détendre totalement contre lui, abandonnée.
Nul ne savait à quel point elle aimait toucher quelqu’un d’autre. Elle adorait cela. D’autant que c’était très rare.
Ses tantes avaient beau être affectueuses – d’une manière assez Spartiate –, elles avaient toujours cherché à l’endurcir. La seule à comprendre plus ou moins ce qu’elle ressentait, Daniela, la Vierge de Glace, ne pouvait toucher personne sans en souffrir atrocement, à cause de sa peau glacée. Daniela comprenait, mais, curieusement, le contact ne lui manquait pas. Elle n’en éprouvait pas le besoin, tandis qu’Emma avait l’impression de mourir à petit feu dans son isolement.
Les créatures du Mythos qu’elle aurait pu prendre pour amants, les démons de bonne réputation, par exemple, ne couraient pas les rues de La Nouvelle-Orléans. Et la plupart traînaient autour du manoir depuis sa jeunesse. Elle les considérait comme des grands frères. Cornus.
Quant aux rares visiteurs étrangers, on ne pouvait pas dire qu’ils faisaient la queue à la porte du manoir. Val-Hall avait quelque chose de terrifiant pour eux : une grande bâtisse construite en plein bayou, voilée de brume et menacée par la foudre en permanence, emplie de hurlements assourdissants.
Quelques années plus tôt, Emma avait compris qu’elle resterait toute sa vie célibataire. Un humain charmant, fort à son goût – un de plus –, un jeune homme qu’elle croisait aux cours du soir, l’avait invitée… à boire un café le lendemain après-midi.
À ce moment-là, elle avait réalisé qu’il lui était impossible de nouer une relation avec un partenaire de son espèce, mais aussi de presque toutes les autres. Tôt ou tard, il découvrirait ce qu’il en était d’elle.
Un autre soir, elle s’était cognée « par mégarde » à l’humain qui l’avait invitée, juste pour voir ce qu’elle ratait. Chaleur, délicieuse odeur masculine… Elle avait parfaitement eu conscience de tout ce qui lui était refusé.
Elle en avait souffert.
Et voilà qu’elle avait rencontré un Lycae cruel, mais divinement beau, qui passait son temps à la toucher sans pouvoir s’en empêcher. Elle avait peur d’en arriver à être avide de son contact, malgré la haine qu’il lui inspirait.
D’aller jusqu’à mendier ce contact, s’il l’y obligeait.
— Et si je m’endors ?
L’accent légèrement traînant de sa compagne était un peu plus prononcé que d’habitude.
— Pas de problème, répondit-il, sans cesser de lui pétrir le cou et les épaules.
Elle gémit de nouveau, puis sa tête retomba mollement en arrière. À l’entendre, on aurait cru que personne ne lui avait jamais rien fait de pareil. Son abandon absolu n’était pas d’ordre sexuel, même si Lachlain avait la nette impression qu’elle aurait donné n’importe quoi pour qu’il continue à la masser. Apparemment, elle mourait d’envie de sentir ses mains sur elle.
Il songea à la vie de son clan. Tout le monde chahutait, les hommes serraient leur promise de près au moindre prétexte, et il suffisait de réussir quelque chose, n’importe quoi, pour recevoir une grêle de claques dans le dos.
Il se représenta Emma en fillette timide à Helvita, la place forte russe des vampires. Malgré tout l’or qu’on y trouvait, il y faisait sombre et humide – il le savait parfaitement, vu le temps qu’il avait passé dans ses cachots. En fait, peut-être vivait-elle là-bas à l’époque où il y était prisonnier.
Les occupants des lieux étaient aussi froids que leur royaume. Ils ne dispensaient sans doute pas aux enfants de marques d’affection – jamais il n’avait vu un vampire en dispenser. Si elle en avait besoin à ce point, comment avait-elle supporté de vivre sans ?
Il se doutait déjà qu’elle n’avait pas eu d’amant depuis longtemps, mais il savait à présent que le dernier en date ne lui avait pas consacré assez d’attention. Il valait mieux pour elle en être débarrassée. Sous la douche, Lachlain s’était même demandé si elle avait déjà pris un amant, tellement elle était étroite et anxieuse, mais il semblait improbable qu’elle soit vierge : rares étaient les immortels qui traversaient les siècles en abstinents. Non, elle était juste petite en tout et, comme elle le disait si bien, ce genre de choses la gênait.
Au souvenir de son fourreau humide, le sexe de Lachlain durcit à en devenir douloureux. Il la souleva pour la faire pivoter et l’installer de profil contre son torse. Elle se raidit, sans doute à cause de la verge qui palpitait sous ses fesses.
Des pulsions irrésistibles le secouaient. Le chiffon de soie que portait Emma se réduisait presque à une ficelle, dont la seule vision était encore plus saisissante qu’il ne l’avait imaginée. Il ouvrit la bouche pour informer – ni plus ni moins – sa compagne qu’il allait la caresser puis la pénétrer, mais il n’en eut pas le temps. Les mains délicates de la petite vampire se posèrent sur son torse, où leur pâleur lui parut plus frappante que jamais. Elle attendit un peu, puis, devant son absence de réaction, appuya le visage contre lui, prête à s’endormir.
Il rejeta la tête en arrière afin de l’examiner, sidéré. Cela signifiait-il qu’elle lui faisait confiance ? Qu’elle ne doutait pas qu’il la respecte pendant son sommeil ? Mais pourquoi cela, mon Dieu ?
Il poussa un juron retentissant en la sortant de l’eau, ce qui n’empêcha pas les petites mains de rester contre sa poitrine, quasi fermées. Après avoir essuyé la jeune femme, Lachlain l’allongea sur le lit, ses cheveux blonds humides déployés en éventail. Leur parfum exquis était enivrant. Tremblant, il la débarrassa des dessous aguichants – grognant en son for intérieur à la vision de cette nudité parfaite.
— Je peux mettre une de vos chemises ? demanda-t-elle d’une voix endormie.
Il recula, les poings serrés. Pourquoi avait-elle envie de porter ses vêtements à lui ? Pourquoi avait-il envie qu’elle les porte ? Il avait besoin d’être en elle à en avoir mal, mais il s’approcha de son sac. À ce train-là, il allait retourner sous la douche se soulager. Sinon, il n’arriverait pas à passer la journée près d’elle, bien sagement.
Il lui enfila une de ses nouvelles chemises, dans laquelle elle disparut complètement, puis l’allongea entre les draps. Au moment où il allait la couvrir jusqu’au menton, elle se réveilla et s’assit. Elle le considéra, les yeux plissés, regarda la fenêtre, rassembla couvertures et oreiller puis s’installa par terre, le long du lit.
À l’écart de la fenêtre.
Il se baissa pour la soulever dans ses bras.
— Non, murmura-t-elle. Je veux rester là. C’est là que je suis bien.
Évidemment. Les vampires adoraient les endroits plus bas que la normale ; ils dormaient dans les coins sombres, sous les lits… Lachlain avait toujours parfaitement su où les trouver pour leur couper la tête avant qu’ils ne se réveillent.
La colère l’envahit.
— Plus maintenant. Je ne laisserai plus jamais le soleil te toucher, mais tu perdras cette sale habitude.
Le corps brisé d’Annika gisait, emprisonné sous les briques. Impuissante, elle regarda le démon-vampire écarter les flèches magiques comme s’il s’agissait de simples mouches.
Lucia avait visiblement peine à en croire ses yeux, elle aussi. La malédiction qui pesait sur elle depuis bien longtemps la condamnait à endurer une indicible souffrance chaque fois qu’elle ratait sa cible. Soudain, elle se mit à hurler, lâcha son arc et s’effondra, avant de se tordre de douleur par terre, les mains crispées. Ses cris ne tardèrent pas à réduire en miettes toutes les fenêtres et les lampes du manoir.
L’obscurité s’installa, rompue par la foudre qui s’abattait alentour et une lampe à pétrole à la clarté vacillante, dehors.
Les yeux rouges d’Ivo brûlaient d’amusement dans la nuit. Lothaire apparut derrière lui, une fois de plus, mais se garda d’intervenir. Lucia hurlait toujours. Un Lycae rugit en réponse… Allait-il faire irruption à Val-Hall, lui aussi ? La Radieuse était déjà seule contre trois.
— Va-t-en, Regina, cracha Annika.
Alors… une ombre bougea dans le vestibule. Une ombre aux dents blanches, aux yeux bleu pâle luisants… qui se glissa jusqu’à la silhouette frénétique de Lucia. Annika n’y pouvait rien. Dans les brefs intervalles de calme qui séparaient les éclairs, le garou avait l’air humain, mais la lumière argentée de la foudre montrait une bête… un homme à l’ombre de bête.
Le loup porta la patte au visage de Lucia. Ce n’était pas possible, il allait…
Il la souleva, l’emporta à l’écart puis la reposa sous une table.
Pourquoi ne l’égorgeait-il pas ?
Lorsqu’il se redressa, en proie à une rage terrible, il se jeta sur les vampires, allié inattendu de Regina. Malgré sa stupeur, la Radieuse s’adapta très vite à la nouvelle donne. Les deux séides d’lvo ne tardèrent pas à être décapités, tandis que leur maître et le démon s’enfuyaient en glissant. L’énigmatique Lothaire disparut également, après un petit hochement de tête.
Le Lycae rejoignit Lucia d’un bond et s’accroupit près d’elle, tandis qu’elle levait vers lui un regard aussi stupéfait qu’horrifié. Annika ferma les yeux puis les rouvrit très vite. Il avait disparu ; Lucia tremblait.
— Mais qu’est-ce que c’est que ce bordel ? s’écria Regina en commençant à tourner en rond, comme sous le choc d’une explosion.
Ce fut l’instant que choisit Kaderin la Sans-Cœur pour arriver au petit trot sur le porche couvert d’éclats de verre. Grâces en soient rendues à Freyja, nulle émotion violente ne l’effleurait jamais.
— Surveille un peu ton langage, lança-t-elle à sa sœur.
Elle tira tranquillement ses épées des longs fourreaux accrochés dans son dos.
— Annika ! s’écria Regina, qui se mit aussitôt à creuser dans la cheminée.
La chef de maisonnée voulut répondre, mais s’en découvrit incapable. Jamais elle ne s’était sentie aussi impuissante ; jamais elle n’avait été aussi grièvement blessée.
— Que s’est-il passé ? demanda Kaderin en cherchant des yeux une cible à abattre.
Elle tenait ses armes avec une nonchalance trompeuse, le poignet souple, pour les faire tourner en petits cercles. Lucia sortit en rampant de derrière la table.
— On a été attaquées par les vampires. Et pour couronner le tout, tu as raté le Lycae, bredouilla Regina, qui détruisait frénétiquement le tas de briques. Annika ?
La blessée parvint à dégager une main des débris. Regina l’attrapa puis tira dessus.
Annika entrevit vaguement en se redressant une silhouette perchée sur la rampe de l’escalier, à l’étage.
— Vous pourriez au moins me réveiller quand on a du monde ! lança Nïx, visiblement vexée.
Emma se réveilla au coucher du soleil, les sourcils froncés car le souvenir du petit matin lui revenait. Elle se rappelait les grandes mains chaudes de Lachlain malaxant ses muscles contractés, lui frottant le cou et le dos, pendant qu’elle gémissait tout bas.
Peut-être se trompait-elle : le Lycae n’était pas une bête d’une brutalité démentielle. Il avait envie d’elle, c’était net – elle avait perçu à quel point –, mais il s’était maîtrisé. Lorsqu’il l’avait attirée contre sa poitrine, elle s’était sentie… à l’abri.
Chaque fois qu’elle pensait le connaître, il s’arrangeait pour la surprendre.
Elle ouvrit les yeux, s’assit puis battit des paupières, incrédule : le spectacle qu’elle découvrait ne pouvait correspondre à la réalité. Lachlain resta assis dans le noir à la fixer de son regard de braise. Emma voulut allumer la lampe de chevet… dont elle découvrit les débris, éparpillés à côté du lit.
Sa vision ne l’avait pas trompée. La pièce était… un champ de ruines.
Que s’était-il passé ? Pourquoi avait-il fait une chose pareille ?
— Habille-toi. On part dans vingt minutes.
Il se leva, visiblement fatigué, faillit trébucher car sa jambe le trahit, puis boitilla jusqu’à la porte.
— Mais…
Qui se referma derrière lui.
Emma contempla, sidérée, les marques de griffes imprimées dans les murs, le sol, les meubles. Tout avait été réduit en miettes.
Elle baissa les yeux. Non, pas tout. Ses affaires à elle attendaient près du fauteuil déchiqueté comme si Lachlain les avait rangées à l’écart, sachant ce qui allait arriver. La couverture à l’aide de laquelle il avait doublé les rideaux, à un moment quelconque de la journée, était toujours en place pour protéger la pièce du soleil. Quant au lit… Emma était environnée de bois lacéré, de morceaux de mousse arrachés au matelas et de plumes.
Mais il ne l’avait pas touchée.