Chapitre 30

 

Sébastian n’avait pratiquement pas fermé l’œil ni avalé une goutte de sang depuis sa nuit en Colombie. Il avait passé la semaine à essayer d’oublier Kaderin.

Ça ne marchait pas.

Il devenait même littéralement obsédé. À cette pensée, un rire amer lui monta aux lèvres. Il devenait obsédé ? Il l’était depuis le début, oui.

Malgré leurs différends, il voulait toujours l’épouser.

Alors qu’elle s’était rendue dans cette boîte de nuit habillée en séductrice et qu’elle avait – sans doute – offerte une nuit à ce type… après avoir profité de la moindre occasion pour lui répéter qu’elle ne coucherait jamais avec un vampire.

Sur le coup, Sébastian avait eu la ferme intention de lui rendre la monnaie de sa pièce, mais il s’était abstenu. Il n’arrivait même pas à s’imaginer au lit avec une autre. En la mordant, il avait eu l’impression de la faire sienne, mais il était aussi devenu sien. Il ne pouvait pas vivre sans ça, ce n’était tout simplement pas possible.

Ce serait elle ou personne, forcément. Il avait besoin de toucher le corps qu’elle lui dérobait. De rendre à celle qui le tourmentait le mal pour le mal.

Elle avait affirmé qu’elle ne le repoussait pas seulement parce qu’il était vampire. D’ailleurs, comment en aurait-il douté ? Les choses ne se passaient pas mieux avec les femmes, à l’époque où il était humain.

Mais qu’est-ce que j’ai de si horrible, nom de Dieu ?

Sa nuit lointaine avec une veuve frigide avait réduit à néant son peu d’assurance. Maintenant encore, il en restait marqué. Il était si imposant, et elle si froide, qu’il n’avait pas réussi à la pénétrer. D’ailleurs, il ne la désirait pas. Évidemment : elle refusait de se laisser caresser, ne fût-ce que les seins, et permettait juste au visiteur de lui soulever ses jupes, sans le toucher du bout du doigt.

Chaque tentative de Sébastian lui avait arraché des sifflements de douleur, jusqu’à ce que, enfin, elle se mette à lui marteler le dos à coups de poing en criant :

— Ça suffit, arrête, espèce de grand imbécile !

Il avait vingt-trois ans. Cette brusque manifestation de dégoût l’avait sidéré.

— Mais alors… pourquoi ?

— Parce que j’ai perdu un pari, avait-elle riposté, en détachant bien les mots.

Et voilà qu’aujourd’hui, Kaderin, la femme qu’il désirait plus qu’il n’avait jamais rien désiré, éprouvait pour lui le même dégoût.

Il avait toujours été galant. Toujours. Il avait témoigné au beau sexe respect et courtoisie. Sans succès.

La prochaine fois qu’il verrait la Valkyrie, il s’emparerait du talisman qu’elle cherchait puis l’obligerait à passer un marché : il faudrait bien qu’elle lui accorde un des plaisirs qu’il n’avait pas connus durant sa vie de mortel et qui l’avaient longtemps fait fantasmer.

Quand il se regardait dans une glace, il ne se reconnaissait plus. Maigre et livide. Les yeux noirs en permanence.

Il devenait aussi impitoyable qu’elle. Les élans de tendresse, le plaisir de se laisser charmer quand elle coinçait ses cheveux derrière son oreille pointue ou rougissait si joliment… c’était fini.

Quand il l’égalerait enfin en cruauté, peut-être serait-il pour elle le partenaire approprié.

 

Province de Battambang, Cambodge, vingt-quatrième jour

 

Prix : la boîte aux nagas, un antique coffret en bois gravé de cinq têtes de nagas, valant treize points

 

Il faisait nuit noire. Kaderin examinait sous la pluie battante un pré pelé où ne poussait aucun arbre. Dans la région, la jungle omniprésente dévorait l’inanimé, des carcasses de voitures aux temples ornementés. Seul ce terrain vague y échappait. Personne n’y avait non plus construit la moindre cabane. Il ne s’y trouvait que des tas de débris.

La pancarte qui occupait un angle du pré menaçait de s’écrouler sous le poids des plantes grimpantes. Kaderin les arracha, dévoilant un panneau de métal en forme de sablier, ce qui évitait sans doute aux gens du coin la tentation de l’ajouter à leur toiture.

Un crâne y était dessiné, au-dessus de deux tibias croisés.

C’était donc ça : un champ de mines, truffé d’explosifs.

Explosifs parmi lesquels attendait une boîte gravée de nagas, les serpents divins, et contenant un saphir gros comme le poing.

Riora se fichait du saphir ; c’était le coffret qui l’intéressait.

La pluie diluvienne – on était en mai, mois de mousson – avait transformé le pré en un magma où se mêlaient boue et flaques d’eau. Kaderin soupira. Les mines, ça faisait mal, mais elle avait besoin de points. Elle était toujours au coude-à-coude avec la sirène et le Lycae. Or cette mission ne menait qu’à un unique prix. Il le lui fallait absolument.

À la limite du terrain vague, elle déglutit. C’est le genre d’endroit où l’on perdait un pied sans avoir le temps de dire ouf. Il lui était déjà arrivé de perdre un pied, justement, et elle devait bien admettre qu’elle aurait préféré des perspectives plus riantes. Elle serra puis desserra les poings avant de se mettre au travail, c’est-à-dire à la recherche de quelque chose de lourd à jeter dans la boue. En se dépêchant un peu, elle réussirait à faire exploser deux ou trois…

Son oreille s’agita. Malgré la pluie de plus en plus violente, elle venait de repérer les mouvements discrets d’un prédateur. Oh, non… pas…

Le salaud. Bowen. Et, juste sur sa droite, Cindey, trempée.

Ils prirent tous conscience de la situation au même instant. Et foncèrent tous dans le pré sans s’occuper de la pancarte. Non seulement le Lycae était rapide de nature, mais en plus il courait comme un dératé. Au milieu du champ de mines, il laissa la bête sortir de sa cage pour gagner en robustesse grâce à la transformation. Ses crocs n’en devinrent que plus inquiétants, tandis que ses griffes sombres, en principe assez courtes, s’allongeaient, durcissaient. Lorsqu’il se retourna en grognant, Kaderin s’aperçut que ses yeux ambrés avaient viré à un bleu de glace.

Malgré la vivacité des Valkyries et les facilités des sirènes dans l’eau, ses deux rivales auraient dû perdre du terrain. Il avait bien coiffé la première au poteau dans la caverne… La sorcière avait vraiment eu la main lourde, avec sa malédiction.

Kaderin suivait le même trajet que le garou, de manière à lui laisser prendre les risques, quand sa rivale la dépassa sur sa droite.

Une idée ! Kaderin accéléra au maximum.

— Cindey ! appela-t-elle. La jambe droite !

La sirène hocha la tête. Une seconde plus tard, elles se jetaient toutes deux sur le Lycae, le plaquant dans la boue. Il se contorsionna pour se retourner les babines retroussées, avant de claquer des crocs en direction de Cindey, qui lui enfonça le coude dans la gorge, et d’assener un coup de griffes meurtrier à Kaderin, qui bondit en arrière juste à temps. Si Mariketa n’avait pas affaibli l’adversaire, elles seraient mortes toutes les deux à ce moment-là.

Elles avaient d’ailleurs du mal à le maintenir, malgré ses blessures : le grand mâle se battait comme une véritable bête sauvage – ce qu’il était, après tout. Ils avaient parcouru en se bagarrant une bonne partie du pré sans déclencher aucune mine, mais il y en avait forcément dans le coin…

— Frappe, crétine ! hurla Kaderin à Cindey.

Elles esquivèrent les griffes noires du Lycae en lui donnant des coups de pied dans le torse pour le faire rouler plus loin. Un déclic métallique retentit, parfaitement audible. Bowen n’eut que le temps de serrer les dents.

Le pré s’illumina brièvement, au moment où Kaderin tirait la sirène devant elle pour se protéger. Une gerbe de boue rouge souleva le garou, à une quinzaine de mètres d’elles, mais l’explosion les faucha aussi, les rejetant en arrière.

Lorsque l’averse de terre s’interrompit, Kaderin repoussa Cindey, laquelle se releva en titubant, gémissante, les mains plaquées contre ses oreilles sensibles, les tympans crevés. Elle était en sang, inondée de ruisseaux rouges qui dévalaient ses bras et ses jambes nus, mêlés à des torrents de boue.

Sa rivale se remit sur ses pieds, elle aussi. Bowen gisait plus loin, un éclat de métal planté entre les côtes, mais il plongea les griffes dans la terre pour se hisser à quatre pattes puis se redressa maladroitement. Sans doute savait-il que, s’il retirait le morceau de ferraille, il perdrait tellement de sang qu’il se retrouverait hors jeu.

Kaderin fit l’inventaire de ses propres blessures. Apparemment, elle avait tiré le bon numéro, car elle n’avait que quelques égratignures.

À sa grande stupeur, Bowen, ruisselant de sang, s’avança en titubant vers le théâtre de l’explosion. Elle pencha la tête d’un côté, puis de l’autre. Une des flaques de boue dégageait une sorte de phosphorescence. Sans doute le coffret, déterré par hasard. Elle fonça dans la boue, indifférente aux mines, réduisant la distance qui la séparait du Lycae.

Le morceau de métal le transperçait de part en part, il devait souffrir le martyre, mais ça ne l’arrêtait pas. Kaderin et lui ne tardèrent pas à se retrouver à la même hauteur. Devant eux, une petite boîte en bois luisante, fermée, montait et descendait sur sa flaque comme une épave sur les flots.

Ils se jetèrent dessus au même instant. Glissèrent dans la boue. Se cognèrent la tête, si fort que la vision de Kaderin se troubla une seconde. L’eau emporta un peu plus loin l’objet de leur désir.

Il n’y avait plus dans les yeux bleus du Lycae la moindre lueur d’humanité.

— Tu vas regretter que je n’aie pas le droit de te tuer.

La voix gutturale se brisait.

Ils se ruèrent de nouveau sur le coffret, toutes griffes dehors. Il coula. Alors, ils le cherchèrent à tâtons, à l’aveuglette, sans se soucier de perdre les bras et le visage dans une explosion. Et ils l’attrapèrent au même instant, d’une main chacun. Kaderin siffla comme un chat, claqua des mâchoires, tendit l’autre main par-dessus son épaule pour tirer son épée, tandis que Bowen levait ses griffes meurtrières…

Sébastian leur arracha la boîte.

Kaderin cligna des yeux sous la pluie. Le temps s’arrêta.

Elle restait hypnotisée, sidérée par la sauvagerie qui brûlait dans les yeux noirs du nouveau venu, par la dureté de ses traits, par sa chevelure de nuit fouettée par le déluge.

Elle avait soudain désespérément envie d’être celle qu’un homme pareil rejoindrait toujours et partout. Une envie douloureuse.

Il se tenait un pied devant l’autre, et elle devina aussitôt pourquoi : une mine se trouvait juste en dessous. Et, vu son air menaçant, ce n’était pas par hasard. Il lui tendit la main.

— Viens.

Elle se jeta sur lui en même temps que Bowen. Sébastian la serra contre lui et glissa avec elle à l’extérieur du pré.

La mine explosa, tandis qu’il poussait Kaderin derrière lui, comme la nuit où il l’avait rejointe au temple de Riora.

Lorsque l’atmosphère s’éclaircit, elle se faufila à côté de lui. Bowen gisait sur le ventre, frissonnant, là où il était retombé. Du sang lui ruisselait de la bouche. Il marmonna quelque chose, un nom de femme, peut-être. Oui, bien sûr. Celui de sa promise.

Puis, sentant peut-être que ses adversaires étaient toujours là, il releva la tête. À cette vue, Kaderin laissa échapper une petite exclamation sifflante. Il avait perdu un œil, son front et sa tempe gauche étaient carbonisés, mais, malgré son corps en miettes et son esprit obscurci, il voulait toujours autant récupérer le coffret… et l’âme sœur qui avait trouvé la mort en le fuyant, si longtemps auparavant. Ses griffes s’enfonçaient dans la terre pour le traîner en avant.

— Emmène-moi, Sébastian, murmura Kaderin. (Aucune réaction…) Allons-nous-en, ou il va sauter.

— Exactement. (Les yeux glacés du vampire étaient aussi noirs que la nuit.) Il le mérite, vu ce qu’il t’a fait.

Bowen rampait dans leur direction pendant que Cindey marchait en rond. Du sang lui dégoulinait des oreilles. Elle balbutiait des mots sans suite… où revenait celui de « bébé ». Kaderin ne pouvait en supporter davantage, elle qui, autrefois, avait regardé avec satisfaction souffrir ses concurrents.

Mais elle avait changé. Ou, plus exactement, elle était redevenue telle quelle était au commencement.

— Bastian, je t’en prie ! s’écria-t-elle, en pivotant pour attraper à deux mains la chemise de son compagnon.

Il se raidit, surpris, l’examinant avec attention. Ce qu’il vit le persuada de la serrer dans ses bras puis de glisser avec elle.

Les rugissements angoissés de Bowen résonnaient encore aux oreilles de sa rivale bien après qu’elle eut quitté le pré.

La Valkyrie Sans Coeur
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