Chapitre 22
Quand la folie est là, le mieux est de simplifier les choses.
Pour s’accommoder de son existence, Conrad l’avait organisée en un système de récompenses et d’obstacles à ces récompenses. Il avait identifié la récompense qu’il visait : Néomi en chair et en os, pour la faire sienne.
Les obstacles étaient nombreux : sa captivité, l’incorporalité de Néomi, et la malédiction que lui avait jetée Tarut.
En résumé, Conrad avait une liste de choses à faire. Me libérer. Exécuter Tarut. Trouver un moyen de ressusciter Néomi.
Le dernier point n’était pas irréalisable. Il fallait juste trouver le bon sorcier. Conrad savait qu’il n’en existait que très peu, sur terre et dans les autres dimensions, qui soient capables de ressusciter des êtres. Ceux qui acceptaient de le faire étaient encore moins nombreux.
Quant à sa captivité… le fond du problème était que ses frères ne reviendraient pas, en tout cas pas dans un avenir proche. Pas avant une guerre. Et encore faudrait-il qu’ils en sortent vivants.
Les Valkyries pouvaient-elles prendre Mont Oblak ? Sans doute, oui. Mais une telle entreprise demandait du temps. Il fallait se préparer.
Or, du temps, il n’en avait pas. Ses provisions de sang n’étaient pas inépuisables, et la malédiction de Tarut pesait sur lui.
Ce soir, Conrad devait s’attaquer à sa liste.
À son réveil, le matin, Néomi lui avait apporté une tasse de sang puis était partie à la pêche au journal.
Parfait. Il préférait qu’elle ne soit pas là. S’emparant d’une serviette de bain, il descendit l’escalier.
D’une manière ou d’une autre, il fallait qu’il se débarrasse de ses chaînes. Les briser étant impossible, il ne restait qu’une solution.
Dans la cabane à outils, il avait repéré une hache et un billot.
S’il buvait beaucoup de sang, sa main pourrait repousser en trois ou quatre jours. Pour les deux, il fallait donc compter au moins six jours, puisqu’il ne pouvait procéder qu’une main après l’autre. Cela signifiait qu’il raterait le rassemblement, qui aurait pourtant été un terrain de chasse très propice. Mais sans mains, tuer risquait d’être délicat…
Il s’immobilisa soudain, croyant avoir entendu… un téléphone sonner. Perplexe, il reprit sa descente, cherchant à suivre le son étouffé. Il semblait venir d’un petit salon, en bas.
Arrivé dans le salon, il constata… que la sonnerie venait d’un mur. Jetant la serviette sur son épaule, il leva ses mains jointes et frappa contre le mur. Il sonnait creux. Un sourire se dessina sur ses lèvres.
Un panneau mobile, un passage secret. Il avait déjà vu cela dans de vieilles maisons.
Il repéra les contours du panneau, puis chercha un loquet. Dans le lambris, peut-être ? Ses doigts glissèrent le long du panneau de bois peint en blanc. Trouvé. Il actionna le loquet, et un léger déclic se fit entendre.
Il poussa le panneau, qui résista un instant, car des piles de journaux étaient posées juste derrière.
Bien sûr. Néomi n’avait pas besoin de recourir au système d’ouverture.
La pièce dans laquelle il pénétra était un studio de danse – son studio, équipé de barres d’exercice et de miroirs.
Voilà donc où elle se réfugie quand elle disparaît. Son repaire secret.
L’endroit était résolument féminin, décoré dans des tons de vieux rose et de rouge. Les tissus, soies et dentelles, étaient en lambeaux, et les miroirs étaient tous cassés, comme si quelqu’un avait donné un coup de poing dedans – ou un coup de télékinésie.
Contre le mur du fond se trouvaient un lit de camp, et des couvertures qui ne la réchaufferaient jamais. Une paire de chaussons de danse neufs avait négligemment été posée dessus. Sur le sol, à côté d’un coffre-fort, il découvrit un petit tas de cailloux blancs et des caisses de whisky empilées.
Sur une table, exposés comme autant de petits trésors, se trouvait une multitude d’objets divers, parmi lesquels Conrad repéra la pince à billets de Sebastian, le mobile de Nikolaï – qui avait cessé de sonner – et le peigne ouvragé de Murdoch. Néomi l’avait sans doute gardé parce qu’elle le trouvait joli.
Je lui en offrirai des milliers, de peignes.
Il était tombé par hasard sur un petit nid de fantôme bourré de babioles dérobées aux vivants, une façon d’établir un lien avec ce monde qui n’était plus le sien. Sous le choc, il se laissa tomber sur le lit de camp.
C’est tout ce qu’elle possède. Élancourt est son univers.
Et toi, tu as menacé de le brûler.
Il essaya de s’imaginer seul dans cet endroit, prisonnier, tenta de se mettre à la place de Néomi. Lui aussi était prisonnier, mais il avait toujours su que, tôt ou tard, il retrouverait la liberté.
Pas étonnant qu’elle se soit attachée à lui à ce point. Elle mourait de solitude.
Du talon, il heurta quelque chose sous le lit. Il se pencha et ramassa un album relié de cuir raidi par les années. Après avoir soufflé dessus pour en ôter la poussière, il l’ouvrit.
À l’intérieur, soigneusement rangés et collés, il trouva des programmes de spectacle et des articles relatant les succès de Néomi.
Il leva brièvement les yeux, s’attendant presque à la voir apparaître et à l’entendre lui reprocher, furieuse, son intrusion. Mais elle était certainement occupée à récupérer son journal, aussi acharnée qu’un fox-terrier convoitant un os. Alors, il lut…
Un des articles titrait :
Le ballet démocratisé ? La danse classique n’est plus réservée à l’élite. Néomi avait fait en sorte que les enfants du Vieux Carré et de Storyville puissent assister à ses représentations.
D’après un autre article, Mlle Néomi Laress avait enfreint plus d’une fois les lois de la décence avec sa bande d’amis.
Une danseuse de chez nous courtisée par un prince russe, annonçait une manchette. Les ongles de Conrad s’enfoncèrent dans le cuir. Ces Russes, quelle engeance !
À la question : « Comptez-vous partir vous installer en Russie prochainement ? », Néomi avait répondu : « Quitter La Nouvelle-Orléans ? Jamais, et surtout pas pour un homme, qu’il soit prince ou non. Je l’ai dans la peau, cette ville. » Sans le savoir, elle avait prédit sa propre fin. Même la mort n’avait pas pu lui faire quitter cette ville.
Pourquoi aurait-elle choisi Conrad alors qu’elle avait repoussé un prince ? La déception était comme un poids sur sa poitrine, tout à coup. Elle avait dit qu’ils étaient trop différents. Dans n’importe quelle autre situation, elle ne lui aurait pas accordé plus, d’un regard.
Mais à l’époque, tous les Russes étaient des princes !
Il allait reposer l’album lorsqu’un article faillit s’en échapper. Le papier était abîmé et manqua de se déchirer lorsqu’il le déplia. Certaines parties de l’article avaient disparu, mais il lut néanmoins :
Une célèbre danseuse sauvagement assassinée par un millionnaire éconduit.
Néomi Laress, citoyenne haute en couleur et très respectée de La Nouvelle-Orléans, est morte chez elle samedi soir après avoir été poignardée par Louis Robicheaux, fils d’une grande famille de la ville. Aussitôt après son geste meurtrier, ce dernier a retourné l’arme contre lui et s’est tranché la gorge.
… d’un passé encore très mystérieux, Laress s’était hissée au plus haut niveau de la danse professionnelle, jusqu’à obtenir la reconnaissance du pays tout entier en tant que danseuse étoile…
« C’était horrible, a déclaré un témoin, sous couvert d’anonymat car l’alcool de contrebande coulait à flots pendant cette soirée. Elle respirait encore quand il a retourné le couteau dans son cœur en lui demandant de bien sentir la lame pour lui. Il y avait du sang partout, elle en était couverte. J’ai cru que j’allais défaillir. »
Conrad serra les poings. Levant la tête vers un miroir, il vit que ses yeux étaient plus rouges que jamais.
Non seulement elle avait été assassinée, mais le monstre avait fait en sorte qu’elle souffre. Conrad savait qu’elle avait été poignardée, et il avait imaginé sa douleur des milliers de fois. Mais savoir que le meurtrier avait retourné la lame dans la fragile poitrine de Néomi, tout en lui disant qu’elle devait souffrir…
Et je ne peux même pas massacrer ce misérable connard.
Abasourdi, il prit un des chaussons, minuscule dans sa large paume, en caressa la soie du pouce.
Elle avait connu une mort horrible, l’existence qui était la sienne depuis ne valait guère mieux, mais il pouvait faire quelque chose pour changer tout cela.
Dès qu’il serait libre.
Même si elle ne voulait pas de lui autant qu’il voulait d’elle, c’était quelqu’un de bien, et elle méritait mieux. Plus de gentillesse, à coup sûr, qu’il ne lui en avait témoigné jusque-là.
Résolu, il reposa le chausson, se leva et quitta le studio.
Lorsqu’il fut devant le billot, il se saisit de la hache. Avec la chaîne des menottes, l’opération n’allait pas être facile, mais il devait pouvoir lever suffisamment la main pour frapper un coup puissant, et net.
Était-il mû par la folie ? Non. Il allait faire cela pour elle. Alors, qu’est-ce que tu attends ?
Il leva la hache, regarda sa main, sans ciller.
C’est un obstacle.