Chapitre 47
Je saisis la main de Lucas et tentai de la dégager, mais elle refusa de bouger.
— Mais qu’est-ce que tu as aujourd’hui, Cortez ? demandai-je d’une voix étranglée.
Sa voix se durcit.
— Ne m’appelez pas comme ça.
— Ne… ? Lucas ? C’est moi.
Sa poigne se resserra.
— Lucas ? (Je me tortillai, injectant dans ma voix une nuance effrayée.) Lucas, s’il te plaît. Tu me fais peur.
— Arrêtez.
— Lucas ? C’est moi.
— Arrêtez ! (Il se pencha vers moi.) Vous n’êtes pas Paige, et plus vous allez tenter de le nier, plus je vais m’énerver. Donc, qui êtes-vous ?
Et merde ! Je me trouvais ici depuis moins de dix minutes et j’avais déjà tout fait foirer. Je me rappelai la chambre d’hôtel de Jaime, où Kris avait percé à jour le sort d’illusion de la nixe sans la moindre hésitation. Il avait su qu’elle n’était pas moi. Alors comment avais-je cru un seul instant pouvoir duper Lucas au sujet de Paige ?
Deux options s’offraient à moi : insister en espérant qu’il ferait marche arrière ou tout déballer. Le succès de la première dépendait de la crédulité de Lucas… ce qui rendait cette décision on ne peut plus facile.
— Eve. Eve Levine. La mère de…
— Je sais qui est Eve Levine.
— C’est vrai, nous nous sommes déjà rencontrés. Vers 98 ou 99. Mon Dieu, vous étiez à peine un gamin. Mais vous aviez du cran de venir me piquer mes grimoires. Vous avez forcé mon admiration. Ça ne m’a pas empêchée de vous botter le cul, mais je vous ai admiré.
Sa main ne se desserra pas autour de ma gorge.
— Hum, vous vous en souvenez, dites ? demandai-je.
— Oui.
— Mais vous ne croyez pas que je sois réellement Eve…
— Non, je n’en ai jamais douté. Maintenant, où est Paige ?
Son intonation me transperça, aussi impassible et froide que lorsqu’il avait commencé. Je ne m’étais pas vraiment attendue à ce qu’il me serre contre lui pour me souhaiter la bienvenue, mais enfin, j’attendais quelque chose. Je songeai à toutes les heures que nous avions passées ensemble, toutes les fois où je l’avais surveillé, et même encouragé. Et alors que nous nous tenions là, sa main autour de ma gorge, je pris soudain conscience du caractère unilatéral de cette relation.
Sa poigne se raffermit.
— Où est Paige ? Vous êtes peut-être la mère de Savannah, Eve, mais ne croyez pas que ça va m’empêcher de…
— Arrêtez ! C’est le corps de Paige. Si vous me faites du mal, vous allez lui en faire aussi. Elle ne sentira rien, mais quand elle reviendra… Et elle va revenir, je vous le promets, Lucas. Ce n’est que temporaire.
— Ah oui ?
— Absolument. Je ne ferais jamais rien qui risque de blesser Paige. Je la gardais quand elle était petite. Elle vous en a parlé ?
— Elle m’a dit que vous le lui aviez dit… mais qu’elle n’en avait aucun souvenir.
— Toujours pas ? répondis-je sans parvenir à cacher ma déception. Je me demande si sa mère a bloqué ces souvenirs après mon départ du Convent. Pas que j’imagine Ruth faire ces choses-là… Mais bon, je n’imagine pas non plus que Paige m’oublierait d’elle-même. C’est moi qui lui ai appris son premier sort. Un sort de déverrouillage, parce que sa mère passait son temps à enfermer ses jouets préférés…
— Paige m’a parlé d’autre chose, me coupa Lucas. Quand elle vous a rencontrée dans le monde des esprits, vous avez dit plusieurs choses qui l’ont inquiétée. Que vous tentiez de trouver un moyen d’aider Savannah, et que vous paraissiez bien déterminée à le faire.
— Hé, je ne voulais pas vous manquer de respect. Vous faites un boulot génial… (Je m’interrompis.) Vous croyez que c’est ce que je suis en train de faire ? Que j’ai pris le contrôle du corps de Paige pour revenir ? Oh la vache ! Non, non, non. (Je voulus me tortiller pour le regarder mais il me tenait toujours par la gorge et gardait mon visage détourné du sien.) Je suis revenue faire quelque chose de très précis, de très bref et de très important. Et ensuite, je disparaîtrai. Je ne préviendrai même pas Savannah que je suis ici.
Il hésita, puis demanda :
— Et de quoi s’agit-il au juste ?
— Vous me permettez de m’asseoir ? S’il vous plaît ?
Nouvelle hésitation, plus longuement cette fois. Puis ses doigts se détendirent autour de mon cou. Tout en me frottant la gorge, je lui résumai brièvement la situation en omettant un maximum de détails, comme je ne savais pas dans quelle mesure je pouvais ou devais parler.
— Donc vous êtes en train de me dire que Jaime Vegas projette de nous tuer, Paige et moi, et d’en accuser Savannah ?
— Oui.
Il décrocha le téléphone sans fil sur le bureau.
— Vous avez une minute pour rendre son corps à Paige, sinon je vais, d’ici une heure, faire venir le meilleur nécromancien du pays pour vous exorciser… Un processus, je vous l’assure, que vous trouverez extrêmement déplaisant.
— Hum, je crois que je ferais mieux de vous raconter la version longue.
Il me tendit le téléphone.
— Deux minutes.
Quand j’en eus fini, son regard croisa le mien, l’expression insondable.
— Donc ce qui s’est passé au foyer municipal, cette fusillade. C’était cette nixe.
Je hochai la tête mais je savais que j’avais échoué, que mon histoire était trop grotesque et qu’il n’allait pas…
— Nous craignions que ce soit lié à Savannah d’une manière ou d’une autre, dit-il calmement. Nous avons essayé de nous convaincre que nous étions paranoïaques, mais… (Il releva vivement la tête.) Cette nixe est à l’intérieur de Jaime ? En ce moment même ?
— Oui, mais ne vous en faites pas. Nous allons l’intercepter avant qu’elle puisse approcher de…
Lucas s’était déjà relevé et avait franchi la porte à toute vitesse. Je bondis de ma chaise et m’élançai à sa suite.
— Hé ! lui lançai-je tandis qu’il dévalait l’escalier.
Il ne ralentit même pas. Il atteignit la dernière marche et déboula dans la salle à manger où il disparut. J’entrai en courant dans la pièce alors même qu’il pénétrait dans la cuisine, ne s’arrêtant que pour prendre ses clés.
— Oh merde ! m’exclamai-je. Elle est déjà là, c’est ça ? C’est elle qui se trouve avec Savannah.
Je rattrapai Lucas dans l’appentis alors qu’il retirait la bâche de sa moto.
— Attendez, lui dis-je. (Comme il n’écoutait pas, je lui arrachai la clé des mains.) Lucas, attendez ! Elle n’en a pas après Savannah alors si vous foncez les rejoindre, elle va savoir qu’on l’a percée à jour. Si elle doit choisir entre tuer Savannah et renoncer carrément à sa vengeance, je sais quelle option elle prendra.
Il se retourna vers moi, ouvrant la bouche pour dire quelque chose, puis s’arrêta dès qu’il me vit, tandis qu’une expression décontenancée passait dans son regard.
— Jetez ce sort d’illusion, lui dis-je.
— Hmmm ?
— Ça vous dérange – que je ressemble à Paige. Vous savez à quoi je ressemble vraiment, alors jetez ce sort d’illusion, et c’est ce que vous verrez à la place.
Il hocha la tête et s’exécuta. Quand il en eut fini, son regard fila vers moi et ses épaules se raidirent, comme s’il rassemblait son courage. Puis il se détendit.
— C’est mieux comme ça ? lui dis-je.
Il hocha la tête.
— Merci.
— Vous allez devoir l’annuler à leur retour, pour vous rappeler qui je suis censée être. Donc, quand est-ce que Jaime est arrivée ici ?
— Ce matin. Évidemment, Savannah était ravie de la voir, et Paige et moi… (Il secoua la tête.) Nous étions tout aussi ravis, nous nous disions que c’était exactement ce dont Savannah avait besoin, que c’était très attentionné…
Il secoua de nouveau vivement la tête.
— Et elle ne vous a pas paru… bizarre ?
— S’il s’était agi de n’importe qui d’autre, je l’aurais sans doute pensé. Mais les humeurs de Jaime – et son comportement – sont parfois… imprévisibles. Elle nous a appelés après avoir entendu parler de la fusillade en disant qu’elle s’inquiétait pour Savannah, donc cette soudaine visite n’avait rien d’anormal, pas de sa part.
Il regarda les clés dans ma main. J’y refermai les doigts pour les cacher.
— Faites-moi confiance, lui dis-je. J’ai autant envie que vous de me lancer à sa poursuite, mais tant que vous n’avez pas les clés et que je ne sais pas conduire une moto, nous sommes à l’abri. Donc, où est-ce qu’elles sont allées ? Pour combien de temps ?
— Elles sont simplement parties au vidéoclub et faire quelques courses. Elles devraient rentrer d’un instant à l’autre. (Il sortit de l’appentis et jeta un coup d’œil dans l’allée.) Je devrais peut-être les appeler sur mon portable…
— Bonne idée. Dites-leur que vous avez oublié que vous étiez à court de lait, un truc du genre.
Il hocha la tête et passa le coup de fil. À en juger par sa voix, je compris qu’il avait appelé Savannah. Je crois que je n’aurais pas réussi à passer cet appel sans me trahir, voire sans lui hurler de sortir de la voiture et de revenir ici en courant le plus vite possible. Lucas lui parla aussi calmement que s’il lui demandait d’ajouter quelque chose à la liste de courses.
— Tout va bien, dit-il après avoir raccroché. Elles sont en train de finir au magasin, ce qui signifie qu’il nous reste une dizaine de minutes pour mettre un plan au point.
On trouva un scénario correct, dans ses grandes lignes. Enfin, c’est Lucas qui en conçut la majeure partie, mais il était doué pour ça, si bien que je le laissai faire en ajoutant quelques fioritures si nécessaire. Il était toujours impossible de mettre au point une stratégie complète du style « quand elle entre dans la maison, vous l’envoyez à l’étage, où je serai cachée, et alors… ».
Dès l’instant où la nixe comprendrait qu’on l’avait attirée dans un piège, elle allait bondir hors du corps de Jaime. Le coup fatal devait donc la prendre par surprise. Ou, comme nous l’avions décidé, une surprise pas si grande que ça. Il y avait un cas de figure qui nous permettrait de combattre la nixe sans qu’elle puisse comprendre ce qui se passait et filer hors d’atteinte : si elle initiait elle-même le combat. En d’autres termes, nous devions attendre qu’elle tente de tuer l’un d’entre nous. Elle s’attendrait alors à ce que nous nous battions.
— Vite, dit-il lorsque le bruit de la voiture s’éleva depuis l’allée. Montez à l’étage, dans le bureau de Paige, et fermez la porte. Je leur dirai que le site web d’un client a planté et qu’il ne faut pas vous déranger. Je vous apporterai le dîner…
— Holà, un instant. Si je me cache dans le bureau, la nixe va sans doute devoir modifier ses plans.
— C’est un risque à courir.
— Mais plus longtemps ça lui prendra, plus longtemps je resterai ici.
Il hésita.
— Je vous appellerai pour dîner. Mais parlez le moins possible. Je détournerai la conversation dans une autre direction. Après le dîner, nous allons… regarder le film qu’elles auront choisi. (Il hocha la tête.) Oui, c’est parfait. Vous n’aurez pas besoin de parler.
— Hé, ce n’est pas parce que je n’arrive pas à vous embobiner que je ne suis pas capable de faire une très bonne imitation de Paige.
Il me regarda fixement.
— Enfin, une pas trop mauvaise, rectifiai-je.
Il continua à me regarder.
— D’accord, je la boucle.
Une portière de voiture claqua. Savannah cria quelque chose. J’hésitai, mais Lucas rompit le sort d’illusion, puis ouvrit la porte de derrière et me poussa à l’intérieur.
Je passai les trente premières minutes dans le bureau de Paige à inspecter tout le contenu de son ordinateur. Ce n’était pas par curiosité, mais je n’avais rien de mieux à faire. D’accord, c’était peut-être par curiosité… juste un peu. Mais au bout d’une demi-heure, Lucas passa voir comment je me portais et me demanda, très poliment, de ne pas toucher aux affaires de Paige, ferma ses e-mails ainsi que plusieurs fenêtres, et n’en laissa que deux ouvertes – celle du solitaire et un fichier qui ressemblait à du code. Si Savannah ou la nixe entraient par accident, je pouvais passer du jeu au travail et paraître occupée. Pas que je sois capable de faire quoi que ce soit de ce code, cela dit. Lucas avait verrouillé le fichier pour qu’il soit uniquement en lecture. Punaise, à croire que ce type ne me faisait pas confiance.
Cette méfiance me blessait un peu. D’accord, pas qu’un peu. Elle me blessait vraiment, presque autant que celle que m’avait témoignée Paige quand je m’étais occupée d’elle dans le monde des esprits. Est-ce que je leur reprochais de ne pas se fier à moi ? Non, je l’avais mérité, peut-être pas en leur faisant quoi que ce soit personnellement, mais au moins à travers ma réputation. Et j’imagine que si on compte la fois où j’avais cassé le bras de Lucas quand il avait tenté de me prendre mes grimoires, je leur avais fait quelque chose personnellement. Mais malgré tout, j’aurais cru que les tirer du monde des esprits aurait représenté quelque chose. Peut-être était-ce le cas. Sans ça, au lieu d’être assise là avec une partie de solitaire ouverte pour moi, je me serais retrouvée attachée à cette même chaise en attendant l’arrivée d’un exorciste.
Je jouai donc au solitaire en faisant de gros, gros efforts pour ne pas entendre la voix de ma fille en bas, ne pas penser qu’elle était là, enfin à ma portée – physiquement –, que je pouvais descendre, la serrer dans mes bras et lui dire… Mais je n’y pensais pas.
Quarante minutes s’écoulèrent et la porte de derrière claqua en bas. Je regardai par la fenêtre mais personne ne sortit. J’ouvris la fenêtre et tendis l’oreille. Au bout d’un moment, je perçus deux voix : celles de Lucas et de Jaime.
Je m’efforçai d’entendre ce qu’ils disaient.
— … vraiment une belle moto, commenta Jaime. Et vous l’avez restaurée vous-même. C’est impressionnant.
Lucas répondit avec la même aisance que s’il parlait réellement à Jaime. Je compris rapidement qu’ils étaient sortis à l’initiative de la nixe. Allait-elle le tuer dans l’appentis ? Mais comment est-ce que ça accuserait Savannah ? Et moi alors ? Nous n’étions peut-être pas les seuls à improviser. Peut-être qu’en me sachant – en sachant Paige – enfermée dans son bureau, la nixe profitait de notre séparation et comptait s’attaquer d’abord à Lucas. Il fallait que je descende…
Le téléphone sonna.
Je me figeai en plein milieu de la pièce. Bon, Lucas, je suis sûre que vous entendez le téléphone. C’est le prétexte idéal pour rentrer…
La sonnerie s’arrêta. Parfait. Maintenant…
— Paige ! hurla Savannah.
Merde. Qu’est-ce qui se passait maintenant ? Non, un instant, Lucas lui avait dit de me laisser – de laisser Paige – tranquille, donc elle allait prendre un message et…
Des pas résonnèrent bruyamment dans l’escalier. Je ne bougeai pas. Je ne pouvais pas.
La porte s’ouvrit et je vis entrer ma fille. Ma superbe fille de quinze ans. Juste devant moi. Qui me regardait. Moi, pas un espace juste sur la gauche du fantôme invisible de sa mère, mais qui me regardait vraiment, me voyait…
— Le téléphone, dit-elle en l’agitant sous mon nez. T’es sourde ou quoi ? Non mais j’y crois pas.
Je forçai ma main à se tendre. Savannah éleva le téléphone au-dessus de sa tête, hors de ma portée, un sourire espiègle et fugace sur son visage. Puis elle me le donna, articula « Désolée », traversa la pièce à toute allure et se laissa tomber sur l’autre chaise.
Je la regardai fixement un moment, puis arrachai mon regard d’elle et portai le téléphone à mon oreille.
— Paige Winterbourne.
— Oh Dieu merci, vous êtes rentrée, dit une voix féminine. Liza ne savait pas quoi faire, alors je lui ai dit : « Je vais appeler Paige. Elle saura. »
— Ouais. En fait, je suis super occupée, là, tout de suite. Je peux vous rappeler…
— Oh, il n’y en a que pour une seconde. C’est au sujet de la CEM.
— Hum… ?
— La course de l’Elliott Memorial ? (La femme éclata de rire.) J’imagine qu’au bout d’un moment, vous devez confondre toutes vos œuvres de charité.
— Hum, oui.
— Bouteilles ou gobelets ?
— Hein ?
— L’eau. Il nous faut de l’eau pour les participants. Si on se contente d’acheter des carafes et qu’on verse l’eau dans des gobelets, ça nous fera économiser pas mal d’argent. Mais ça nous donnera peut-être l’air radins.
— Radins…
— Oui. Donc, est-ce qu’il vaut mieux qu’on choisisse plutôt des bouteilles individuelles ?
L’espace d’une seconde, je ne pus que rester immobile avec une expression totalement incrédule.
— Paige ?
— Oh et puis merde, achetez de l’Evian. Vous ne dépensez que le fric des donations, de toute façon ?
Silence au bout de la ligne. Je roulai des yeux.
— Des gobelets, évidemment, repris-je. C’est une œuvre de charité. S’ils voulaient de l’eau en bouteille, ils n’avaient qu’à aller courir dans un club de loisirs.
Nouveau silence, puis une voix tremblante reprit :
— D’accord, c’est, hum, je pensais que vous alliez choisir cette option, mais…
— Alors pourquoi vous m’appelez ?
Je raccrochai. Pas croyable. C’est bien beau de donner de son temps aux associations caritatives, mais comment Paige avait-elle la patience de supporter ce genre de conneries ? Elle passait son temps à courir pour sauver le monde des forces du mal, et il fallait en plus qu’elle subisse des débiles qui croyaient que la façon de servir de l’eau était une question de vie ou de mort. Moi, j’appelais ça franchir la ligne entre être bonne et jouer les martyrs.
— Lucas avait raison. T’es d’humeur bizarre, dit Savannah, qui faisait toujours tourner la chaise dans un sens puis dans l’autre. Lucas m’a dit de ne pas t’embêter parce que t’étais débordée. Mais c’est pas moi qui t’ai interrompue. C’est le téléphone. Enfin, tant que tu es interrompue, y a pas de mal à te parler, hein ?
Je pensai à Lucas, en bas, seul avec la nixe.
— Heu, est-ce qu’on pourrait…
— C’est au sujet de Trevor, dit-elle. Il se comporte… Je n’y pige plus rien, tu sais ? Je crois qu’il aime bien être avec moi – mais après, il devient tout… (Elle gémit et arrêta de faire tourner la chaise.) Il recommence à être bizarre.
— Et tu… veux que je te donne des conseils ?
— Ben non. Juste savoir ce que t’en penses. Enfin oui, si tu veux me donner des conseils, je ne vais pas t’en empêcher. Tu le fais toujours, de toute façon. Mais ce n’est pas comme si j’étais obligée de les suivre.
Je restai plantée là, muette. Ma fille voulait des conseils au sujet d’un garçon. Combien de fois avais-je imaginé cette conversation, imaginé ce que je dirais, quelles paroles de sagesse je lui dispenserais ou, compte tenu de mon expérience en la matière, quels avertissements je lui donnerais.
Le rire de Jaime flotta à travers la fenêtre ouverte.
— Merde ! dis-je.
Savannah me regarda en haussant un sourcil.
— Heu, Lucas, lui dis-je. Je vais devoir lui dire… Il est en bas ?
— Nan, dehors. Jaime voulait voir sa moto. Comme si elle ne l’avait pas déjà vue.
— Je dois… Je te réponds dans deux secondes, au sujet de ce garçon. Je reviens tout de suite.
Je fonçai hors de la pièce, puis entendis Savannah me suivre et rectifiai mon allure, choisissant plutôt de descendre les marches au pas rapide jusqu’à la porte de derrière. Jaime se retourna et, l’espace d’une fraction de seconde, un éclat qui ressemblait très peu à Jaime passa dans ses yeux, un grondement mental de dépit.
— Ah, Paige, dit Lucas. Tu arrives au bon moment. On doit parler du dîner.
— Déjà ? répondit Jaime avec un rire forcé. Je me disais que Lucas pourrait peut-être m’emmener faire un tour…
— On ne mange pas du poulet rôti ? demanda Savannah en se glissant derrière moi.
— C’est ce qui était prévu, répondit Lucas. Mais Paige a été tellement occupée à réparer ce site qu’elle n’a pas eu le temps de le préparer, donc il va nous falloir un plan de repli.
— Bon, ben vous n’avez qu’à parler de ça entre vous, dit Savannah. Jaime et moi, faut qu’on discute.
Jaime la regarda en fronçant les sourcils.
— Ben si, tu sais, dit Savannah. Au sujet de ce truc.
— Quoi donc ? demandai-je.
— Du curry, dit Lucas.
Je fronçai les sourcils.
— Elles doivent parler du curry ?
— Non, pour le dîner. On va manger indien. Vous aimez la nourriture indienne, dites-moi, Jaime ?
Elle sourit.
— J’adore.
— Et si on allait en chercher tout de suite, Paige et moi, et qu’on mangeait tôt ?
Savannah tira sur la manche de Jaime et désigna la maison d’un signe de tête. Je les regardai rentrer et j’étais toujours plantée là quand la porte se referma. Tant pis pour la discussion mère-fille. Peut-être plus tard.
Je me retournai vers Lucas.
— Jaime n’aime pas la nourriture indienne, hein ? La vraie Jaime, je veux dire.
— Elle a horreur de ça.
— Ah, donc vous ne me croyez pas tout à fait. Vous auriez pu me le dire, vous savez, et on aurait trouvé un moyen plus simple de la mettre à l’épreuve… qui ne nécessite pas de les laisser seules pour aller acheter à manger.
Il secoua la tête.
— On ne va pas acheter à manger. Cette histoire de nourriture indienne n’était qu’un moyen pratique de nous assurer que la nixe habite toujours bien le corps de Jaime. J’en étais certain quand elle m’a attiré ici, mais ça ne suffit pas d’être « certain », compte tenu de ce que nous avons prévu de faire.
Il me tendit le casque de Paige et prit le sien sur l’étagère.
— Je croyais que vous aviez dit…, commençai-je.
— Nous devons au moins donner l’impression de partir. Ce qui nous fournira aussi l’occasion de revenir furtivement et de découvrir à quoi Savannah faisait référence – ce dont elle devait parler avec Jaime.