EPILOGUE
Les bombardements incessants de Copenhague connurent une conclusion sans surprise. Le 5 septembre, le général Peyman, gouverneur de la ville, hissa le pavillon blanc. Restaient à fixer les termes d’un armistice, en accordant si possible aux valeureux défenseurs les honneurs de la guerre. Mais les combats étaient terminés.
Tandis que Bolitho, avec ses bâtiments, s’occupait de leurs prises et faisait ce qu’il pouvait pour les nombreux morts et blessés, on terminait de rédiger le traité. Ses termes étaient les suivants : le Danemark remettait entre les mains des Anglais toute sa flotte, ainsi que les réserves des arsenaux et les bâtiments en construction ; les troupes de Lord Cathcart prenaient possession de la Citadelle et des autres forteresses pour une durée de six semaines, le temps d’appliquer les mesures prévues. Tels étaient les principaux points de cet armistice. Certains avaient pu douter de la capacité de la Flotte à réussir cette opération difficile dans les délais impartis, mais les critiques les plus sévères durent finalement témoigner de leur admiration et de leur fierté après pareil fait d’armes.
Six semaines plus tard, comme prévu, ce furent seize bâtiments de ligne, des frégates et navires de moindre importance qui rallièrent les ports anglais. Cela mit un terme aux craintes de ceux qui appréhendaient de ne pouvoir maintenir le blocus, faute de moyens.
Les escadres regagnèrent leurs ports d’attache avant de connaître leurs instructions ou furent dissoutes. Après le triomphe éclatant de Trafalgar, le public, affamé de victoires, n’accorda peut-être pas à la seconde bataille de Copenhague tout l’intérêt qu’elle méritait. Mais les résultats obtenus et le grave revers subi par Napoléon étaient bien réels. Napoléon qui voyait disparaître son dernier espoir de briser le blocus des murailles de bois, ces murailles qui s’étiraient de la Manche jusqu’au golfe de Gascogne et de Gibraltar aux rivages de l’Italie.
Puis le Nouvel An était arrivé et quelques-uns des nouveaux vainqueurs purent rentrer chez eux.
On était fin janvier, il faisait singulièrement doux et calme pour la saison dans le petit village cornouaillais de Zennor. D’aucuns disaient que c’était une véritable bénédiction en une telle occasion, car la contrée n’était pas particulièrement réputée pour son climat. Zennor se trouve sur la côte nord de la péninsule et on ne peut imaginer endroit plus différent de Falmouth et de ses collines couvertes de pâturages, de ses estuaires argentés et de ses anses ravissantes. Ici, on avait affaire à des falaises escarpées, à des bancs de sombres récifs aiguisés comme des canines où la mer brisait et grondait sans un instant de répit. En temps normal, cette côte était particulièrement inhospitalière et l’on ne comptait plus les navires qui y avaient fait un dernier et fatal atterrissage.
Le petit village Zennor devait principalement son existence à l’arrière-pays. Seuls des insensés osaient se risquer à y pratiquer la pêche et les nombreuses pierres scellées à l’intérieur de l’église en témoignaient assez.
Il faisait un temps glacial et humide, mais pas un villageois n’aurait voulu manquer ce jour si particulier. L’une des leurs, fille d’un homme respecté exécuté à tort pour avoir défendu la liberté des ouvriers agricoles et de quelques autres, allait se marier.
Le village n’avait jamais connu pareilles festivités. A première vue, il y avait plus de belles voitures et de chevaux que d’habitants. Les tenues bleue et blanche des officiers de marine côtoyaient les tuniques rouges des fusiliers marins ou des officiers de la garnison, les robes des dames étaient d’une élégance et d’un chic guère fréquents dans ce village pauvre mais digne.
La petite église du XIIe siècle, plus habituée aux noces de campagne ou aux fêtes champêtres, était bondée. On avait apporté de la laiterie chaises et bancs supplémentaires, mais cela ne suffisait pas et bon nombre d’assistants avaient dû rester à l’extérieur dans le cimetière sans âge – une part de l’héritage commun aussi précieuse aux habitants que la mer ou les champs qui s’étendaient sans fin aux alentours.
Un jeune enseigne s’inclina en voyant entrer Catherine au bras du capitaine de vaisseau Adam Bolitho.
— Si vous voulez bien me suivre, milady.
Au son de l’orgue qui jouait quelques mesures dans le fond, elle gagna la place qui lui était réservée. Il ne lui avait pas échappé que quelques têtes se penchaient en la voyant passer, que les curieux échangeaient des paroles – ou peut-être quelque remarque peu amène ? – avec leurs voisins.
Cela ne lui faisait ni chaud ni froid. Jetant un coup d’œil dans l’église, elle reconnut quelques-uns des commandants de Bolitho. Pour certains, il n’avait pas dû être facile d’arriver jusqu’à cet endroit perdu. Il y avait quarante milles à parcourir depuis Falmouth, il fallait d’abord partir au nord pour rejoindre la grand-route à Truro puis bifurquer vers l’ouest. A partir de là, les routes étaient de plus en plus étroites et cahoteuses. Elle sourit intérieurement. Le mari de Nancy, le Roi des Cornouailles, avait fait un superbe travail. Tirant parti du prestige attaché à son nom, il avait obtenu bon gré mal gré le plein concours du seigneur de l’endroit. Ce notable avait offert l’hospitalité de sa grande demeure à plusieurs des invités obligés de passer la nuit sur place. Il avait en outre contribué avec Roxby à offrir victuailles et boissons à profusion et on en parlerait certainement encore longtemps.
Elle dit simplement :
— Je suis si heureuse pour eux, c’est un jour merveilleux.
Elle voyait Adam de profil et se souvint de ce que lui avait dit Bolitho, qu’il semblait préoccupé par quelque chose.
— Regarde donc ce malheureux Val, je crois qu’il préférerait encore repartir au combat plutôt que d’être obligé de rester planté comme un piquet.
Keen attendait avec son frère au pied du modeste autel. Tout comme leurs deux sœurs qui avaient pris place dans la nef, son frère était blond. Au milieu de cette assistance colorée, le voir ainsi sans uniforme paraissait bizarre, mais Catherine savait qu’il occupait une situation honorable à Londres où il était avocat. Adam lui dit :
— Je vais devoir m’échapper après la cérémonie, Catherine – il s’était tourné vers elle et elle ne put réprimer un battement de cœur, il ressemblait tellement à Richard. Ou peut-être tous les Bolitho étaient-ils coulés dans le même moule ?
— Déjà ? répondit-elle en posant la main sur son bras.
Ce jeune héros qui disait lui-même que son rêve était comblé et qui, l’espace d’une fraction de seconde, lui avait paru si fragile, comme le petit garçon qu’il avait été.
Il lui fit un sourire – le sourire des Bolitho.
— Ce sont là les servitudes de tous les commandants, comme on dit. Si vous avez le malheur de tourner le dos, un amiral en profite pour vous prendre vos meilleurs matelots et les donner à un autre. Si vous vous absentez trop longtemps, il ne vous reste plus que les raclures de la presse.
C’était une fausse excuse et il savait qu’elle n’était pas dupe. Il se décida enfin :
— J’ai quelque chose à vous dire, Catherine – il lui prit la main : Et vous, plus que tous les autres, je sais que, comment dire, je sais que vous comprenez.
Elle lui rendit son geste.
— Vous me le direz lorsque vous serez prêt, peut-être.
Il y eut quelques murmures près de l’autel. Elle s’assit sans rien ajouter et s’absorba dans la contemplation de la voûte romane. Elle se remémorait la légende qui entourait ces lieux. On racontait qu’une jeune fille avait coutume de venir s’asseoir tout au fond de l’église pour écouter un choriste dont elle était follement éprise. Puis, un jour, elle l’avait entraîné jusqu’au ruisseau qui courait en bas du village avant de se jeter dans la mer, dans l’anse de Pendour. Personne ne les avait plus jamais revus. On racontait encore que, lorsque la mer était calme, on entendait les deux amoureux chanter en duo… comme aujourd’hui.
Elle fit un sourire amical à Keen qui jetait un coup d’œil derrière lui. Éclairé par un rayon de ce soleil hivernal, il avait fière allure dans ce décor de vieilles pierres. Chose étrange, il revivait un peu la même histoire à l’envers : Zéniora, son amoureuse, était allée l’arracher à la mer pour qu’il devienne sien.
Elle aperçut Tojohns, le maître d’hôtel de Keen, très distingué dans sa tenue, veste de sortie et pantalon blanc, qui faisait un signe de la main. C’était l’heure. Un peu plus loin derrière, Allday et sa silhouette familière. Peut-être se sentait-il tenu à l’écart ? Ou bien, tout comme elle, essayait-il de ne pas penser à un autre mariage, à ce mariage impossible que l’on ne célébrerait jamais ? Elle effleura du bout du doigt son annulaire, celui qui avait porté l’alliance de Somervell. Non, ils ne pouvaient perdre un seul jour, une seule heure, lorsqu’ils se retrouvaient. Toutes ces années qu’on leur avait volées, perdues à jamais…
Elle entendit des cris de joie. Quelqu’un faisait sonner une clarine, puis ce fut le grincement des roues sur le chemin empierré. Une bouffée d’orgueil s’empara d’elle, les cris reprenaient de plus belle : ce n’était pas plus la mariée que l’on saluait ainsi maintenant, c’était le héros que reconnaissaient même ceux qui ne l’avaient jamais vu.
Elle avait espéré qu’ils pourraient se retrouver en tête à tête après la cérémonie, qu’ils pourraient aller se réfugier à Falmouth, mais c’était impossible. Quarante milles dans la nuit sur ces routes en mauvais état, c’était le plus sûr moyen de mettre un terme définitif à leur aventure.
Elle se retourna, leurs deux ombres se découpaient dans la lumière du portail. Elle posa la main sur sa poitrine.
— Regardez comme elle est belle, Adam.
Elle allait ajouter autre chose, mais se retourna vers la nef où Zénoria s’avançait lentement au bras de Bolitho. Non, ce n’était pas son imagination. Une autre qu’elle aurait pu se laisser abuser et Catherine espérait de toutes ses forces que ce fût le cas. Mais elle connaissait trop bien cette expression pour l’avoir déjà surprise sur le visage d’Adam, ou sur celui de Bolitho aux heures difficiles.
Adam était amoureux, mais il était amoureux de celle qui allait devenir la femme de Valentine Keen.
Richard Bolitho se tourna vers la jeune femme et lui dit simplement :
— J’ai tenu parole. J’avais promis que je vous abandonnerais un jour. Nous y sommes, mais c’est l’heureuse conclusion de tant d’espoirs !
Mais elle, quelles pensées avait-elle bien pu agiter dans sa tête pendant ce long voyage, puis maintenant, sur ces vieilles dalles de pierre usées par des générations de fidèles ? Tout n’était plus que bonheur.
Bolitho reconnaissait de nombreux visages familiers, sa sœur Nancy qui se tamponnait déjà les yeux – il l’avait prévu –, Ferguson et Grâce, sa femme, des paysans du domaine, des officiers de tous grades. Le major général de Plymouth lui-même, qui n’avait pas hésité à faire le voyage et qui partageait un banc avec l’aspirant Segrave. Segrave, qui avait beaucoup mûri et qui allait être nommé enseigne de vaisseau à son retour à bord.
Il lança un sourire à Allday. Il savait qu’il aurait tant aimé être à la place du maître d’hôtel de Keen, s’occuper de décorer la voiture que les aspirants et officiers mariniers de Keen allaient ensuite tirer jusqu’à la demeure du seigneur.
Il aperçut une ombre qui rasait le mur jusqu’au banc où avaient pris place Catherine et Adam. L’officier s’assit au milieu des autres, le visage à demi dissimulé par le col relevé de son manteau de mer. Il n’était pas difficile de deviner qui était le nouveau venu : Tyacke, qui avait tenu à honorer la journée de sa présence, quoi qu’il pût lui en coûter. Cher vieil ami se dit-il, soudain très ému.
Il effleura son œil malade, mais essaya aussitôt de l’oublier. La fumée des cierges le piquait terriblement.
Perdus dans la pénombre, il y en avait tant d’autres qui se trouvaient parmi eux, murés dans le silence. Des amis qu’il ne reverrait plus jamais, qui ne pourraient plus jamais partager le bonheur qu’il connaissait avec Catherine.
Francis Inch, John Neale, Charles Keverne, Farquhar, Veitch et puis, tout récemment, ce pauvre Browne… avec un « e ». Et tant d’autres encore.
Il songeait aussi à Herrick, convalescent chez lui après sa terrible blessure, mais qui ne se remettrait jamais vraiment.
Il céda la place à Keen. Le prêtre qu’il ne connaissait pas ouvrit son gros missel et sourit d’un air crispé à cette assistance plus nombreuse qu’à l’accoutumée.
Bolitho alla prendre place près de Catherine. Main dans la main, ils écoutèrent les paroles rituelles que les époux répétèrent l’un après l’autre avant d’échanger leurs anneaux.
Les vieilles cloches se mirent à carillonner, les fidèles quittèrent leurs bancs pour aller féliciter le couple qui venait de s’unir.
— Attends-moi un instant, Kate, lui dit Bolitho.
Il avait bien vu qu’Adam s’était éclipsé, Tyacke avait disparu lui aussi. Les cloches tintaient joyeusement, mais on entendait tout de même les claquements de sabots de chevaux lancés au galop. On aurait dit des envoyés du diable qui s’enfuyaient.
— Le Jeune Mathieu va approcher la voiture dès que tout le monde sera parti.
L’église était vide, un enfant avait laissé tomber un gant entre deux piles de missels.
— Qu’y a-t-il donc ? lui demanda-t-elle.
Elle savait bien que la détresse d’Adam ne lui avait pas échappé.
— C’est pour toi, répondit-il.
Il lui prit la main et sortit une alliance, un anneau orné de diamants et de rubis.
— Devant Dieu, Kate chérie, je nous déclare unis par les liens du mariage. L’endroit me paraît convenable.
Allday qui attendait sous le porche les observait. Comme de jeunes amants. Il se mit à sourire. Et pourquoi pas ? Il n’y avait pas de lien plus fort que celui qui s’était créé entre eux.
Il partageait leur bonheur. D’une certaine manière, cela lui faisait oublier la jalousie qu’il aurait pu éprouver.
Fin du Tome 18
[1] « Monsieur », dans le français approximatif d'Allday. (Toutes les notes sont du traducteur.)
[2] En français dans le texte.
[3] Comté d’Irlande du Nord.
[4] Célèbre parc de Londres, créé sous le règne de Charles II et qui restera ouvert jusqu’en 1850.
[5] Pointe extrême nord du Danemark.
[6] Bateaux à fond plat, utilisés aux Pays-Bas et sur la Baltique, parfois armés.