XII
SECRETS
Les journées qui suivirent le retour progressif de Bolitho à la vie furent proprement paradisiaques. Depuis ses douze ans, depuis qu’il avait pris la mer, il n’avait connu que les sévères exigences de la vie à bord. Nuit et jour, à toute heure, par tous les temps, il fallait se tenir prêt à courir avec les autres là où l’on vous l’ordonnait, et gare à qui manifestait le moindre petit signe de désobéissance !
Mais à présent, alors que la Destinée taillait sa route cap au nord dans la mer des Caraïbes, il était bien obligé d’accepter cette inactivité forcée, de rester tranquille et de se contenter de saisir quelques bruits familiers, loin au-dessus de sa tête.
Et tout cela, mon Dieu, était rendu très supportable grâce à la présence d’Aurore. Des éclairs de douleur le transperçaient encore de temps à autre, mais elle les apaisait, tout comme elle feignait de ne pas voir les efforts dérisoires qu’il faisait pour les lui cacher.
Elle lui prenait alors la main, lui essuyait doucement le front d’un linge humide. Lorsque la douleur devenait trop vive et qu’il avait le sentiment qu’on lui transperçait le crâne au fer rouge, elle mettait son bras sous ses épaules et pressait doucement son visage sur sa poitrine, en murmurant des mots incompréhensibles qui apaisaient ses tourments.
Chaque fois qu’il le pouvait, il la contemplait sans se lasser. Lorsque son état le lui permettait, il lui décrivait par le menu tous les bruits du bord, il lui expliquait comment fonctionne un équipage et comment il réussit à faire d’un navire un être vivant.
Il lui raconta aussi sa vie à Falmouth, il lui parla de son frère et de ses sœurs, de ses ancêtres qui étaient marins depuis la nuit des temps.
Tout en prenant garde à ne pas l’épuiser de questions, elle le laissait parler tout son soûl. Elle le nourrissait elle-même, avec cependant tant de délicatesse qu’il n’en ressentait aucune humiliation.
Un jour, il parla de se raser et elle perdit son sérieux.
— Mais, cher Richard, j’ai l’impression que tu n’en as pas besoin !
Il rougit, sachant pertinemment que c’était bien vrai. D’ordinaire, il ne se rasait qu’une fois par semaine.
— Ce n’est pas grave, allez, je vais faire ça pour toi, ajouta-t-elle.
Elle maniait le rasoir avec beaucoup de soin, s’appliquant à rendre aussi léger que possible chaque passage de la lame. De temps en temps, elle jetait même un coup d’œil par la grande fenêtre pour vérifier que le bâtiment n’avait pas trop de gîte.
Bolitho essaya de se détendre, ravi à l’idée de ce qu’elle imaginait, la peur d’un coup de rasoir intempestif. Mais il appréciait par-dessus tout le fait qu’elle soit tout près de lui. Il sentait la douce pression de ses seins lorsqu’elle se penchait sur lui, le contact excitant de son visage sur sa gorge.
— Et voilà.
Elle se recula légèrement pour admirer son œuvre.
— Tu as l’air, comment dire – elle cherchait ses mots… extrêmement distingué.
— Je peux voir, s’il te plaît ? demanda Bolitho – il se rendit compte qu’elle hésitait soudain : Je t’en prie !
Elle prit un miroir dans le coffre de la chambre.
— Tu es assez fort maintenant, fit-elle, tu supporteras le spectacle.
Bolitho se regarda dans la glace : c’est bien simple, il ne se reconnaissait pas. Le chirurgien l’avait rasé sur tout le côté droit, et là où il avait encore quelques cheveux, c’était un magma de chairs noires et rougeâtres. Pourtant, Bulkley avait paru satisfait lorsqu’il lui avait retiré ses pansements, mais, aux yeux de Bolitho, cette horrible cicatrice, rendue plus laide encore par les fils de suture, était tout bonnement repoussante.
— Cela doit te rendre malade, fit-il enfin d’une voix trop calme.
Elle lui prit le miroir.
— Je suis fière de toi, rien ne pourra jamais te rendre laid à mes yeux. Je ne t’ai pas quitté une seconde depuis qu’on t’a ramené, je t’ai veillé sans relâche, et je connais maintenant ton corps comme le mien.
Elle le fixa fièrement.
— Cette cicatrice restera à jamais, mais c’est une marque d’honneur, non d’infamie.
Dumaresq la faisait appeler, et elle le quitta.
Macmillan annonça à Bolitho que la Destinée serait en vue de Saint-Christophe le lendemain. C’était sans doute la raison pour laquelle le capitaine voulait mettre au clair la déposition d’Egmont et s’assurer qu’il s’y tiendrait.
Cette chasse au trésor ou à ce qu’il en restait depuis que Garrick s’en était emparé importait désormais assez peu à Bolitho. Il avait eu largement le temps de souffrir mille morts ou de se réconforter dans ses bras, sûrement trop de temps.
L’idée de la voir descendre à terre pour rejoindre son mari là où il l’ordonnerait, cette idée lui était proprement insupportable.
Signe indubitable de sa convalescence, il reçut plusieurs visites. Rhodes, qui ne pouvait cacher son plaisir de le revoir, lui lança, aussi pince-sans-rire que jamais :
— Tu as vraiment l’air d’une terreur, Richard ; les poules vont sursauter en te voyant !
Mais il prit grand soin de ne pas faire mention d’Aurore.
Palliser vint aussi le voir, pour lui faire quelque chose qui, chez lui, pouvait ressembler à des excuses.
— Si j’avais envoyé un détachement de fusiliers, comme Colpoys l’avait suggéré, rien de tout cela ne serait arrivé…
Il haussa les épaules et inspecta rapidement la chambre : un vêtement féminin était soigneusement plié près de la fenêtre.
— … mais la chose a aussi ses bons côtés !
Bulkley et le secrétaire de Dumaresq l’aidèrent à faire ses premiers pas. Pieds nus, il sentait tous les mouvements du navire, mais il restait très faible et réussissait mal à le dissimuler, en dépit de ses efforts.
— J’ai peut-être une fracture, s’enquit-il auprès de Spillane.
— Vous dites n’importe quoi, répondit Bulkley, mais ce ne sont que les tout premiers jours de convalescence, et c’est parfaitement normal.
Bolitho, qui s’était attendu à mourir, ne parvenait pas à imaginer que son sort était encore en balance. Il risquait d’être rapatrié par le premier bâtiment regagnant l’Angleterre, d’être rayé des listes et de se retrouver en demi-solde, dans l’espoir incertain d’un nouvel embarquement.
Il aurait bien aimé manifester sa gratitude à Stockdale, mais le gaillard, malgré toute sa débrouillardise, ne parvint jamais à franchir le barrage du factionnaire.
Tous les aspirants étaient passés le voir, à l’exception notable de Cowdroy. Ils regardaient sa blessure avec un mélange d’horreur et de pitié. Jury n’avait pu cacher son admiration :
— Et quand je pense que j’ai pleuré comme un bébé, avec ma misérable égratignure !
Il était déjà tard lorsqu’elle vint le retrouver. Elle n’était plus la même ; elle mit un soin inhabituel à remettre en place son oreiller et à vérifier que son pichet était plein d’eau.
— Je dois te quitter demain, Richard, annonça-t-elle tranquillement, mon mari a signé tous les documents. C’est terminé. Ton capitaine nous a promis qu’il nous rendrait notre liberté dès qu’il aurait vu le gouverneur de Saint-Christophe. Ensuite, je ne sais pas ce qui arrivera.
Bolitho lui saisit la main, en essayant de ne pas penser à une autre promesse de Dumaresq, celle qu’il avait faite au patron de l’Héloïse avant sa mort. Et il était mort de la main de Bolitho.
— Je vais peut-être débarquer, moi aussi.
Elle se pencha sur lui, inquiète, comme si elle oubliait ses propres soucis.
— Mais que dis-tu ? Tu vas partir, toi aussi ?
Il l’attira tendrement à lui pour lui caresser les cheveux. On eût dit de la soie.
— Cela n’a plus aucune importance désormais, Aurore.
Elle passa tendrement le doigt sur son épaule.
— Mais comment peux-tu dire une chose pareille ? Bien sûr, que cela importe. La mer est ton univers ; tu as déjà fait beaucoup de choses, mais tu as toute la vie devant toi.
Bolitho frissonna en sentant ses cheveux lui effleurer la peau.
— Je vais quitter la marine, déclara-t-il d’une voix ferme, ma décision est prise.
— Après tout ce que tu m’as raconté des traditions de ta famille, tu renoncerais à ce métier ?
— Pour toi, oui, je le ferais.
Elle hocha tristement la tête.
— Non, tu n’as pas le droit de parler ainsi !
— Mon frère est le préféré de notre père, et il en a toujours été ainsi.
Il avait dit cela sans aucune amertume, et il savait pourtant que ce n’était que trop vrai.
— Je suis capable de transgresser les traditions, c’est toi que je veux et c’est toi que j’aime.
C’était dit avec tant de détermination qu’elle en fut toute bouleversée.
Elle avait posé la main sur sa gorge, une petite veine battait à son cou, trahissant le mensonge qu’elle se forçait à commettre.
— C’est pure folie ! Je te connais par cœur, alors que tu ne sais rien de moi. Imagine ce que sera ton existence, tu me regarderas vieillir en regrettant chaque jour davantage les bateaux. Tu vas mettre une croix sur toutes tes espérances.
Elle lui posa la main sur le front.
— C’est comme la fièvre, Richard. Tu dois lutter, sans quoi tu feras notre malheur à tous les deux !
Bolitho enfonça son visage dans l’oreiller, ses yeux le piquaient.
— Mais je saurai bien te rendre heureuse, Aurore !
Elle lui prit le bras, désespérée.
— Je n’en ai jamais douté, mais la vie n’est pas faite que de cela, tu peux m’en croire !
Elle s’éloigna de lui.
— Je te l’ai déjà dit, j’aurais pu t’aimer. Quand je repense à tous ces jours, à toutes ces nuits que j’ai passés près de toi. Je t’ai regardé, je t’ai touché. Toutes mes pensées étaient pour toi, tu m’as attendrie plus que je ne saurais l’avouer – elle hocha la tête. Je t’en prie, ne me regarde pas ainsi. Cette traversée a peut-être été trop longue, et il est trop tard. Je ne sais rien d’autre.
Et elle se détourna, son visage se découpait en ombre chinoise contre la croisée.
— Je ne t’oublierai jamais, Richard, et je m’en voudrai sans doute toute ma vie de t’avoir repoussé. Mais j’ai besoin que tu m’aides, je ne peux pas y arriver seule.
Macmillan arriva avec le plateau du souper.
— Vous d’mande pardon, madame, mais le capitaine et ses officiers vous envoient leurs hommages, ils aimeraient que vous soupiez avec eux ce soir. C’est la dernière fois, si j’ose dire.
À vrai dire, Macmillan était un peu trop vieux pour exercer son office et il servait son capitaine à la façon d’un vieux majordome. L’atmosphère qui régnait lui échappait totalement et il ne saisit même pas sa tension lorsqu’elle répondit :
— J’en serai très honorée.
Il ne vit pas non plus le désespoir du lieutenant lorsqu’elle s’éloigna pour rejoindre le coin de la chambre masqué par une toile où sa servante passait la plus grande partie de la journée.
Elle s’arrêta.
— Le lieutenant a repris ses forces, à présent, il va s’en sortir – elle se détourna et conclut d’une voix brisée : Tout seul.
Aidé par Bulkley qui le tenait par le coude, Bolitho s’aventura sur la dunette. On apercevait la terre au bout du pont.
Il faisait terriblement chaud, le soleil de midi lui était insupportable et il comprit à quel point il était encore faible. Il se sentit tout perdu en voyant les marins torse nu qui s’activaient aux manœuvres avant le mouillage. Il était devenu étranger à tout ce qui avait fait sa vie jusqu’alors.
— J’ai déjà fait escale à Saint-Christophe, fit Bulkley, voici Bluff Point, continua-t-il en désignant la pointe. Plus loin, vous avez Basse-Terre et son mouillage. C’est sans doute rempli de bâtiments du roi. Et il y a bien quelque officier oublié qui a envie de dire à notre capitaine ce qu’il doit faire.
Quelques fusiliers passèrent près d’eux, engoncés dans leur lourd équipement et leurs vestes rouges.
Bolitho dut s’agripper à un filet pour observer le rivage. C’était une petite île, mais elle constituait un maillon important dans la chaîne de commandement des Britanniques. Dans d’autres circonstances, ce spectacle l’aurait enthousiasmé. Pour l’instant, la vue de ces palmiers, des embarcations indigènes, ne lui faisait rien. Il savait seulement ce que signifiait cette escale : c’est ici qu’ils allaient être séparés. Quel que dût être son sort, tout était fini entre eux. À voir comment Rhodes et les autres évitaient d’aborder le sujet, ils croyaient sans doute qu’il rendait grâce au ciel de s’en être sorti et d’avoir été dorloté par une aussi jolie femme, toutes choses qui auraient fait le bonheur de n’importe qui. Mais ce n’était pas le cas.
Dumaresq arriva sur le pont et jeta son coup d’œil habituel au compas et aux voiles.
Gulliver le salua :
— En route nord-nordet, monsieur.
— Parfait. Monsieur Palliser, faites préparer le salut. Nous serons à Fort Londonderry dans moins d’une heure.
Il leva la main en apercevant Bolitho et s’approcha de lui.
— Restez ici, si cela vous fait plaisir.
Il le regardait droit dans les yeux, ce qui était difficile car l’horrible balafre attirait irrésistiblement le regard.
— Vous êtes vivant, soyez-en reconnaissant. Grimpez, ordonna-t-il à Lovelace qui était aspirant de quart, et regardez donc ce qui se passe au mouillage de la flotte. Comptez les bâtiments et rendez-moi compte lorsque vous aurez terminé.
Il regarda le jeune homme escalader les enfléchures.
— Comme tous les autres, ce garçon a bien grandi depuis l’appareillage – et à Bolitho : Cela s’applique d’ailleurs à vous, tout particulièrement.
— J’ai l’impression d’avoir cent ans, monsieur.
— J’espère bien.
Dumaresq lui fit un grand sourire.
— Lorsque vous commanderez à votre tour, vous vous souviendrez des épines, mais je doute fort que vous manifestiez autant de pitié que moi pour les jeunes lieutenants.
Sur ce, il tourna les talons, mais Bolitho eut le temps de voir son œil s’allumer. Sans regarder, il sut qu’elle était là. Elle était montée sur le pont pour admirer l’île. Que voyait-elle au juste ? Un refuge temporaire, une prison ?
Egmont n’avait pas l’air trop éprouvé par son interrogatoire. Il s’avança près du pavois et remarqua simplement :
— Les lieux ont passablement changé.
— Vous êtes certain que Garrick sera là-bas ? lui demanda Dumaresq d’une voix neutre.
— Aussi sûr qu’on peut l’être.
Et, remarquant Bolitho, il s’inclina.
— Je vois que vous êtes remis, lieutenant.
Bolitho eut un sourire forcé.
— Je vous remercie, monsieur. Oui, je souffre encore, mais je suis en un seul morceau.
Aurore s’approcha de son mari et dit tranquillement à Bolitho :
— Nous vous remercions tous deux, lieutenant, nous vous devons la vie, et c’est une dette dont nous vous serons éternellement redevables.
Dumaresq les observait chacun à son tour, comme un chasseur.
— C’est là notre rôle, mais certains devoirs sont plus agréables que d’autres. Voir Garrick tomber entre nos mains est la seule chose qui m’importe, qu’il aille au diable. Trop d’hommes sont morts à cause de sa félonie, et son ambition a fait bien trop de veuves.
Palliser mit ses mains en porte-voix :
— A rentrer la misaine !
Dumaresq commençait à perdre son calme.
— Mais bon sang, monsieur Palliser, que fait ce Lovelace là-haut ?
Palliser leva les yeux vers le chouque du grand mât, où Lovelace se tenait perché comme un singe.
Egmont avait bien vu le changement d’humeur subit du capitaine et il en oublia Bolitho et sa femme.
— Pourquoi vous faites-vous tant de souci ?
Dumaresq avait les doigts crispés sur la lisse.
— Je ne me fais pas de souci, monsieur, je suis seulement, comment dire ? intéressé.
L’aspirant Lovelace se laissa glisser le long d’un hauban et atterrit sur le pont comme une bombe. Il avait le souffle court et la vue de tout ce monde l’intimidait énormément.
— Devons-nous attendre encore, monsieur Lovelace ? lui demanda Dumaresq d’une voix suave, ou bien avez-vous vu des choses si étonnantes que vous n’ayez pu nous le crier de là-haut ?
Lovelace ne savait plus où se mettre.
— M… mais, monsieur, vous m’avez dit de compter les bâtiments – il dut s’y reprendre : J’ai vu un seul bâtiment de guerre, une frégate.
Dumaresq fit quelques pas pour s’éclaircir les idées.
— Un bâtiment, dites-vous ? – il regarda Palliser. L’escadre a sans doute été appelée ailleurs, peut-être à l’est d’Antigua pour renforcer l’amiral.
— Il y a peut-être un officier supérieur sur place, répondit le second, sans doute à bord de cette frégate.
Il était resté impassible en prononçant ces mots : Dumaresq n’allait pas trop apprécier de se retrouver face à un capitaine plus ancien.
Bolitho n’avait cure de tout cela. Il s’approcha de la lisse de dunette, sur laquelle elle avait posé la main.
— Mais où est donc ce foutu scribouillard de malheur ? Envoyez-moi Spillane, immédiatement ! Et se tournant vers Egmont : Je souhaite vous entretenir de quelques points de détail avant notre arrivée au mouillage, venez avec moi, je vous prie.
Bolitho s’approcha d’elle et lui effleura furtivement la main. Elle était tendue, comme si elle partageait sa douleur.
— Mon amour, fit-elle doucement, j’ai l’impression d’être en enfer.
Elle regardait droit devant elle.
— Tu m’as promis de l’aider, je t’en prie, la honte retombera sur nous deux si tu continues.
Elle tourna lentement la tête pour le regarder, les yeux calmes mais trop brillants.
— Tout sera perdu si tu dois être malheureux et si tu gâches ta vie pour quelque chose qui nous tient à cœur tous les deux.
— Monsieur Vallance, cria Palliser, paré à effectuer le salut !
Les servants se précipitèrent à leur pièce alors que la frégate entrait lentement dans la baie.
Bolitho la prit par le bras et la guida vers la descente.
— Il va y avoir de la fumée et de la poussière, il vaudrait mieux que tu descendes en attendant que nous soyons plus près du rivage.
Mais comment parvenait-il à parler si calmement de choses aussi insignifiantes ?
— Il faut que je te parle, ajouta-t-il.
Elle avait déjà disparu dans la pénombre.
Bolitho revint à l’avant. Stockdale, posté près de la coupée tribord, l’observait. Sa pièce ne participait pas au salut, mais il manifestait sa curiosité habituelle.
— On dirait que je ne trouve jamais le mot juste, Stockdale, lui dit Bolitho. Comment vous remercier après ce que vous avez fait pour moi ? Si je vous avais offert une récompense, j’imagine que vous en auriez été blessé. Les mots ne peuvent exprimer ce que je ressens.
Stockdale lui sourit.
— Vous voir de retour parmi nous est la plus belle des récompenses. Un jour, vous aussi, vous serez capitaine, ça me fait bien plaisir. Et vous aurez besoin d’un bon cuistot.
Il lui montra du menton Johns, le cuisinier du capitaine, impeccablement mis dans son gilet à boutons et son pantalon rayé.
— C’est comme ce vieux Dick, regardez, il a trouvé une vraie sinécure !
Il semblait s’amuser follement, mais la fin de sa phrase se perdit dans le fracas des coups de canon.
Palliser attendit la réponse du fort.
— Mr Lovelace avait raison, pour cette frégate.
Il reposa sa lunette et regarda Bolitho.
— Seule erreur, il n’a pas remarqué qu’elle portait les couleurs espagnoles. Et je serais fort étonné que le capitaine trouve cela très drôle !
— Je crois que vous devriez vous reposer, lui dit Bulkley, préoccupé. Vous avez passé des heures sur le pont. Que cherchez-vous au juste, vous avez envie de mourir ?
Bolitho contemplait les maisons serrées autour du mouillage, les deux forts placés à merveille comme des sentinelles.
— Je suis désolé. Je pensais à autre chose.
Il passa la main sur sa blessure. Ses cheveux auraient peut-être suffisamment repoussé pour en cacher une partie, avant les retrouvailles avec sa mère. Un mari avec un bras en moins, un fils défiguré, elle allait avoir bien des choses à endurer.
— Vous avez fait beaucoup pour moi, vous aussi.
— Moi aussi ?
Le chirurgien écarquilla les yeux derrière ses lunettes.
— Oui, je crois que je comprends.
— Monsieur Bolitho !
C’était Palliser.
— Vous sentez-vous assez bien pour descendre à terre ?
— Il est de mon devoir de protester ! fit Bulkley en s’avançant, il tient à peine debout !
Palliser était campé devant eux, les poings sur les hanches. Depuis que l’ancre était tombée à l’eau et que les embarcations avaient été mises à la mer, on n’avait cessé de l’appeler pour une affaire urgente ou pour une autre, surtout en bas, à vrai dire. Dumaresq était fou de rage et du coup, Palliser n’était pas d’humeur à discuter.
— Mais bon sang, laissez-le donc décider tout seul ! Je n’ai pas trop de monde sous la main, continua-t-il en s’adressant à Bolitho, mais pour une raison que j’ignore, le capitaine désire que vous descendiez à terre avec lui. Vous vous souvenez de notre première rencontre ? J’ai besoin de chaque officier, de chaque marin à bord de ce bâtiment. Je ne veux pas savoir comment vous vous sentez, vous faites votre devoir. Jusqu’à ce que vous ayez débarqué, ou tant que vous êtes capable de vous remuer, vous êtes toujours l’un de mes lieutenants. Est-ce clair ?
Bolitho fit signe que oui, assez content finalement de cet accès d’humeur.
— Je suis prêt.
— Bien. Allez vous changer – et, comme se ravisant : À propos, vous pourriez mettre une coiffure !
Bulkley attendit qu’il se soit éloigné pour exploser.
— Cela dépasse l’entendement ! Par Dieu, Richard, si vous vous sentez trop faible, j’exige que vous restiez à bord ! Le jeune Stephen peut parfaitement prendre votre place.
Bolitho essaya de faire non de la tête, mais la douleur l’arrêta aussitôt.
— Ça ira, merci quand même.
Et il ajouta en se dirigeant vers la descente :
— J’imagine qu’il a ses raisons pour m’emmener avec lui.
— Vous commencez à bien connaître le capitaine, Richard : il ne fait jamais rien sans raison, il n’offre jamais une guinée si elle ne doit pas lui en rapporter deux autres !
Il poussa un profond soupir.
— Cela dit, la simple pensée de renoncer à le servir est pire que continuer à subir ses insultes. Quand on a connu Dumaresq, le reste paraît bien terne !
La nuit allait tomber lorsque Dumaresq se décida enfin à descendre à terre. Il avait envoyé Colpoys en éclaireur chez le gouverneur, mais l’officier était revenu pour lui annoncer que seul le gouverneur par intérim était présent.
— Alors, ça recommence comme à Rio ? laissa tomber le capitaine d’un ton acerbe.
Assis à l’arrière de son canot, Dumaresq observait le rivage, les deux mains posées sur la garde de son épée.
Bolitho était assis à côté de lui, uniquement occupé à surmonter la souffrance et la fatigue. Il essayait de se concentrer sur les bâtiments au mouillage, sur les embarcations de la Destinée qui faisaient des allées et venues incessantes pour transporter malades et blessés à terre ou rapporter à bord les vivres du commis.
— Une épave à tribord, Johns ! fit brusquement Dumaresq en s’adressant à son cuisinier.
Sans même ciller, le cuisinier donna un coup de barre.
— Vous avez encore bonne vue, monsieur, murmura-t-il entre ses dents.
Dumaresq poussa Bolitho du coude.
— Sacré lascar, pas vrai ? Il me connaît mieux que je ne fais !
Ils passèrent sous la poupe de l’espagnol et Bolitho put l’observer à loisir. En fait, il était plus proche d’un vaisseau de quatrième rang que d’une frégate. De facture ancienne, les sculptures dorées de la poupe étaient particulièrement soignées. En tout cas, il était soigneusement entretenu, avec un air d’efficacité plutôt rare chez un bâtiment de cette nation.
Dumaresq se faisait les mêmes réflexions. Il murmura :
— Le San Agustin. Ce n’est pas l’une de ces reliques locales de La Guaira ou de Porto Bello, je parierais plutôt pour Cadix ou Algésiras.
— Et quelle est la différence, monsieur ?
Dumaresq se tourna brusquement vers lui, avant de se radoucir.
— Je ne suis pas quelqu’un de bonne compagnie, j’en ai bien peur. Après ce que vous venez d’endurer sous mes ordres, je peux bien me montrer civil, après tout.
Il examina le bâtiment avec un intérêt tout professionnel.
— Au bas mot quarante-quatre canons.
Il sembla soudain se rappeler la question de Bolitho.
— Cela pourrait bien faire la différence, en effet. Voilà seulement quelques mois, pour ne pas dire quelques semaines, les Espagnols suspectaient qu’il existait une preuve leur permettant de récupérer le trésor de l’Asturias. À présent, on dirait bien qu’ils ont plus que des soupçons. Le San Agustin est ici pour pister la Destinée à la trace et pour l’empêcher d’agir. Sa Majesté Très Catholique risque fort de se fâcher si nous ne partageons pas nos petits secrets – il sourit. Mais nous verrons cela plus tard. À coup sûr, une bonne douzaine de lunettes sont pointées sur nous en ce moment, alors, regardez ailleurs. Laissons-les se faire de la bile.
Ils n’étaient plus qu’à cinquante yards de la rive.
— Si je vous ai emmené avec moi, c’est afin que le gouverneur puisse voir votre cicatrice. C’est la meilleure preuve que nous travaillons bien pour nos seigneurs de l’Amirauté. Et personne n’a besoin de savoir que vous avez récolté cette glorieuse blessure en allant chercher de l’eau !
Un petit groupe les attendait à l’embarcadère, dont quelques soldats en uniforme rouge. C’était chaque fois la même chose, les nouvelles du pays, de ce pays qui les avait envoyés si loin de chez eux. Tout ce qui pouvait maintenir ce lien fragile et précieux était bon à prendre.
— Les Egmont vont-ils être autorisés à reprendre leur liberté, monsieur ? demanda Bolitho.
Mais il baissa aussitôt la tête, surpris de sa propre impudence. Dumaresq lui jeta un regard glacé. Il insista pourtant :
— J’aimerais bien savoir, monsieur.
Dumaresq l’examina gravement plusieurs secondes.
— En effet, je vois que cela présente pour vous une certaine importance.
Il ôta son épée d’entre ses jambes pour descendre à terre.
— C’est assurément une femme très désirable, fit-il sans plus de façons, j’en conviens volontiers.
Il se leva et ajusta sa coiffure avec un soin étudié.
— Vous n’avez pas à vous sentir gêné comme ça, je ne suis pas insensible à ce point. Non, je vous envie.
Il lui donna une tape sur l’épaule.
— Maintenant, allons rendre visite au gouverneur de ce fleuron de notre empire, Sir Jason Fitzpatrick. Quand ce sera fait, je m’occuperai de votre problème !
Le chapeau dans une main et l’épée dans l’autre, Bolitho suivit son capitaine. Cette façon qu’avait eue Dumaresq de considérer son amour pour la femme d’un autre comme parfaitement naturel le laissait désemparé. Le chirurgien avait bien raison, il était difficile d’imaginer capitaine plus imprévisible.
Un jeune officier de la garnison les salua. En voyant Bolitho, il s’exclama :
— Seigneur tout-puissant, quelle sale blessure !
Dumaresq jeta un regard à son lieutenant qui était visiblement gêné de cette remarque et lui fit un petit clin d’œil.
— C’est là le prix du devoir. Et je m’entends, cela peut se comprendre de bien des manières.