IX
LA RUSE DE PALLISER

Bolitho sentit un morceau de bois appuyer davantage sur sa colonne vertébrale : le tas s’effondrait lentement sous les mouvements de la coque. Il entendit un grand bruit au-dessus de sa tête, l’une des pièces avait rompu ses bragues. La bande s’était accentuée, la mer clapotait de plus en plus fort contre la coque : le bâtiment s’enfonçait inexorablement.

Il distinguait encore de rares coups de feu. Les vainqueurs attendaient sans doute tranquillement que la mer complétât leur ouvrage.

À gestes comptés, désespérés, Bolitho essaya de se dégager de la gangue qui l’entourait. Il s’entendait gémir sous l’effort, murmurer des mots sans suite pour se donner du courage.

Mais c’était sans espoir. Il réussit seulement à faire tomber un morceau pointu qui passa à lui raser la tête.

La panique le saisit. Il entendit tout à coup les bruits d’une embarcation qu’on mettait à l’eau, des cris, des coups de mousquet.

Il serra alors les poings comme un enfant et les pressa à toute force contre son visage, pour s’empêcher de hurler : le navire coulait, Palliser avait ordonné l’évacuation.

Il essaya tout de même de reprendre son sang-froid, de réfléchir calmement. C’était impossible, ses camarades faisaient sûrement tout pour venir à son secours. Mais non, l’heure n’était plus aux sentiments ni aux gestes fous, il était déjà mort, aussi mort que les hommes tués pendant le combat.

Il entendit des voix, quelqu’un l’appeler par son nom. Des rais de lumière, le pont bascula, il eut la force de crier :

— Sauvez-vous, ne vous occupez pas de moi !

La force de sa voix l’étonna lui-même. Il avait désespérément envie de vivre, mais il tenait encore plus à ce que personne ne risquât sa vie en tentant de le sauver.

Puis la voix de Stockdale :

— Eh, pousse-moi donc ce bout de bois !

Et une autre :

— Tu vois bien que c’est trop tard, on ferait mieux de remonter vite fait !

— Prends ce morceau comme je t’ai dit, ordonna Stockdale. Allez, les gars, tous ensemble ! Oh hisse !

Bolitho hurla de douleur, un morceau venait de lui tomber sur le dos. Il entendait des bruits de pieds de l’autre côté du tas, il aperçut Jury qui essayait de le trouver, à genoux sur le pont.

— Ça ne va plus être long, monsieur – il tremblait de peur mais essayait tout de même de sourire. Tenez bon !

Et tout à coup, il se retrouva libre.

Un homme le saisit par les chevilles et le tira rudement. Stockdale avait soulevé le tas de bois à lui tout seul.

— Vivement ! cria Jury.

Il manqua tomber, mais un marin le rattrapa de justesse. Tous deux se débattaient comme des ivrognes qui essayent d’échapper à un détachement de presse.

Bolitho finit par atterrir sur le pont. Quel soulagement !

Il faisait maintenant complètement jour. L’Héloïse était réduite à l’état d’épave, le mât de misaine était tombé et il ne restait guère qu’un moignon du grand mât. Voiles déchirées, espars brisés, cordages emmêlés complétaient cette scène d’horreur.

Les deux embarcations avaient été mises à l’eau, l’une d’entre elles les dominait déjà tant ils s’étaient enfoncés.

Palliser se trouvait à bord du cotre et dirigeait le feu de ses hommes. Le brigantin à l’agonie leur servait de bouclier, seule chance de réussir à gagner le brick pour reprendre le combat.

— Allez, tout le monde embarque ! cria Stockdale.

L’esprit encore tout embrouillé, Bolitho vit que l’un de ceux qui étaient venus à son secours était Olsson, ce paysan qu’il avait recruté à Plymouth.

Jury se débarrassa de ses chaussures d’un coup de pied et les mit à l’abri dans sa chemise. Un peu apeuré, il regardait l’eau bouillonnante qui le séparait du canot.

— Eh, ça va faire un bout à nager !

Bolitho se courba en deux en entendant une balle de mousquet lui frôler les oreilles. Elle alla se loger dans le pont en soulevant une esquille grosse comme un poulet à quelques pas d’eux.

— Allez, c’est maintenant ou jamais !

La mer s’engouffrait déjà dans la descente, un tourbillon entraîna un cadavre.

Bolitho et Jury, poussés par Stockdale, sautèrent à la mer. Il leur fallut une éternité pour parvenir au canot le plus proche, ils se raccrochèrent tant bien que mal au plat-bord en essayant de ne pas gêner les hommes qui faisaient force de rames pour se rapprocher du Rosario, complètement démâté à présent.

Bolitho ne reconnaissait pas grand monde, il s’agissait sans doute des prisonniers que l’on était parvenu à libérer. C’était miracle qu’Olsson ne les eût pas laissés sombrer avec leur navire.

Et ils se retrouvèrent soudain sous le brick. C’était un petit bâtiment, mais vu d’en dessous, il paraissait énorme.

Poussés, tirés, halés, ils finirent par se retrouver à bord où l’équipage les regardait comme s’ils sortaient des abysses.

Palliser ne laissa planer aucun doute : c’est bien lui qui assurait le commandement.

— Little, emmenez les prisonniers et jetez-les aux fers dans la cale. Pearse, occupez-vous de mettre en place un gréement de fortune, il faut absolument que nous arrivions à manœuvrer ! – et découvrant tous ceux qui le regardaient, sans faire le moindre geste : Remuez-vous un peu, chargez-moi ces pièces, non, mais vous entendez ? Bon sang de bois, on dirait un tas de vieilles femmes !

Un homme qui semblait posséder un semblant d’autorité joua des coudes et s’avança devant ses hommes.

— C’est moi le patron, John Mason. Je sais très bien pourquoi vous êtes ici, mais j’en rends grâce au ciel, je savais bien que je ne pouvais pas m’en tirer contre ces pirates !

Palliser lui jeta un regard froid.

— Nous verrons cela plus tard. Pour l’instant, obéissez. Et votre sort dépend de la manière dont vous vous comporterez aujourd’hui, vous et vos hommes.

L’homme essaya de protester :

— Mais je ne comprends pas, enfin, monsieur…

— N’auriez-vous pas un passager du nom de Jonathan Egmont ?

Bolitho était appuyé à la rambarde près d’un canon et avalait de grandes goulées d’air frais. Il avait l’impression que l’eau de mer froide qui dégoulinait de ses vêtements se mêlait à son sang et lui revigorait les membres.

— Certes, monsieur, mais ?…

— Est-il encore en vie ?

— Oui, la dernière fois que je l’ai vu. J’ai mis mes passagers à l’abri dans les fonds au début du combat.

Palliser eut un bref sourire.

— Vous avez bien fait, et autant pour vous que pour moi, j’entends. Assurez-vous qu’Egmont est en sécurité, fit-il à Bolitho, mais ne lui dites rien.

Il allait s’intéresser de nouveau aux deux goélettes quand il aperçut l’Héloïse. C’était la fin. Le brigantin laissa jaillir un dernier jet d’écume par les écoutilles et coula pour de bon.

— J’ai ordonné l’évacuation, mais je suis heureux de vous voir parmi nous – il posa les yeux un court instant sur Jury et Stockdale. Cependant…

Bolitho se dirigea d’un pas hésitant vers la descente, encore tout sonné du spectacle qu’offrait le Rosario.

Le brick avait subi des coups terribles. Canons désemparés, cadavres et débris humains traînant çà et là : visiblement, son équipage avait fait des efforts surhumains pour repousser l’attaque.

— Par ici, lui dit un marin en lui montrant le panneau.

Il avait une main bandée et tenait un pistolet de l’autre.

Bolitho s’engagea dans l’échelle, le cœur au bord des lèvres. Trois hommes étaient allongés là, inanimés ou mourants, on ne savait trop, un autre se traînait un peu plus loin, les vêtements en lambeaux.

Egmont, assis à une table, se frottait rageusement les mains. Un marin tenait une lanterne pour éclairer la scène.

En voyant Bolitho, il laissa échapper un long soupir.

— Je ne m’attendais guère à vous voir ici, lieutenant.

— Vous vous êtes déjà occupé de blessés ? demanda Bolitho.

— Vous connaissez la marine, lieutenant, cela fait bien longtemps que j’ai servi sous les ordres du père de votre capitaine, mais c’est quelque chose que l’on n’oublie jamais.

On entendait le claquement des pompes, des bruits de poulies sur le pont. Les hommes de la Destinée s’étaient mis à l’ouvrage ; Palliser allait avoir besoin de lui là-haut pour houspiller tout ce beau monde, par la force si nécessaire.

— Et votre épouse, reprit Bolitho, est-elle saine et sauve ?

Egmont lui montra une porte :

— Par ici.

Bolitho poussa l’huis d’un coup d’épaule. Il avait toujours cette hantise de se retrouver coincé dans les fonds.

À la lueur de son fanal, il pénétra dans une petite chambre sans air. Il y avait là trois femmes, Aurore Egmont, sa servante et une troisième, sans doute la femme du patron.

— Dieu soit loué, fit-il, vous n’avez rien.

Elle s’avança vers lui comme dans un songe, on aurait dit qu’elle survolait le plancher, puis toucha doucement ses vêtements trempés, son visage.

— Je vous croyais toujours à Rio, fit-elle doucement.

Elle passait très lentement ses mains sur sa poitrine, sur ses bras.

— Mon pauvre petit lieutenant, mais que vous ont-ils donc fait ?

Bolitho sentait la tête lui tourner. Dans cette ambiance de mort et de désolation, il sentait son parfum, il sentait ses doigts sur sa peau. Il avait envie de la serrer contre lui, de lui dire à quel point il s’était inquiété d’elle.

— Je vous en prie – il essaya de reculer. Je suis dégoûtant, je voulais seulement m’assurer que vous n’aviez rien, que vous étiez bien vivante.

Mais elle mit ses mains sur ses épaules en guise de réponse.

— Mon beau lieutenant, si brave ! – et se tournant vers sa servante : Cesse donc de pleurer, petite sotte, tu n’as donc aucune fierté ?

Elle s’était appuyée contre lui, Bolitho sentait la chaleur de ses seins, comme s’il n’y avait aucun vêtement entre eux.

— Je dois y aller, murmura-t-il avec peine.

Elle le regardait intensément, comme pour ne pas en perdre une miette.

— Tu retournes te battre, tu dois vraiment retourner te battre ?

Bolitho sentait une nouvelle vigueur l’envahir. Il réussit même à sourire :

— Mais, Aurore, maintenant, j’ai quelqu’un pour qui me battre !

— Ainsi, tu te souvenais de moi ! s’exclama-t-elle.

Et elle l’embrassa impulsivement sur les lèvres. Elle frissonnait, elle aussi, toute sa colère contre sa servante soudain oubliée.

— Fais attention, Richard, murmura-t-elle à son oreille, prends grand soin de toi. Oh, mon beau, mon joli lieutenant !

Palliser l’appelait en haut. Bolitho réussit enfin à se dégager et se rua dans l’échelle qu’il grimpa quatre à quatre.

Palliser observait les deux goélettes à la lunette. Sans la poser, il demanda sèchement :

— Dois-je supposer que tout se passe bien en bas ?

Bolitho leva la main pour toucher le bord de son chapeau, avant de se souvenir que le couvre-chef avait disparu dans la bagarre.

— Oui monsieur, tout va bien, Egmont s’occupe des blessés.

— Vraiment ?

Palliser replia la lunette d’un coup sec.

— A présent, écoutez-moi bien. Ces diables vont essayer de diviser nos défenses, un de chaque bord – il réfléchissait visiblement tout haut. Nous avons réussi à survivre jusqu’ici, mais ils sont persuadés qu’ils ont remporté une première victoire en coulant l’Héloïse et cette fois-ci, ils ne feront pas de quartier.

Bolitho approuva d’un signe.

— Mais monsieur, nous pouvons espérer les tenir à distance si nous parvenons à armer toutes les pièces.

Palliser était dubitatif.

— Non, je ne crois pas. Nous sommes désemparés et je ne vois guère comment empêcher l’un ou l’autre de nous aborder par l’arrière.

Il jeta un coup d’œil à des marins du brick qui passaient, traînant un lourd cordage.

— Et ces gens-là sont au bout du rouleau, on n’en tirera rien de bon. C’est à nous de jouer – son opinion était faite désormais : Oui, conclut-il, laissons l’un de ces salopards venir à l’abordage, ils seront alors séparés et nous verrons bien ce qui se passera.

Les marins de la Destinée s’activaient parmi les débris et les cadavres comme des vautours sur un champ de bataille. Bolitho passa rêveusement un doigt sur ses lèvres, à l’endroit précis où elle l’avait embrassé avec tant de passion, comme s’il s’attendait à sentir une différence.

— Je vais dire ça aux autres, monsieur.

Palliser le fixait froidement.

— C’est cela, dites-le-leur, mais pas d’explications superflues, ça viendra plus tard. Ils auront toutes les explications de la terre si nous gagnons. Et sinon, c’est que nous aurons perdu.

— Ils sont meilleurs marins que je ne pensais, fit amèrement Palliser en baissant sa lunette.

Bolitho dut se protéger les yeux pour observer les deux goélettes qui venaient se placer au vent sans trop se presser.

La plus grosse des deux, les voiles grêlées de trous par la mitraille, était une goélette à hunier. Bolitho se souvint soudain qu’il l’avait déjà vue quelque part. Oui, il reconnaissait parfaitement le gréement, c’était le bâtiment qu’il avait observé de la terrasse, chez Egmont. Il fit part de sa découverte à Palliser.

— Oui, c’est bien possible, il n’y en pas beaucoup comme cela dans les parages.

Palliser observait la manœuvre. Les deux pirates agissaient avec méthode : l’un restait au vent tandis que l’autre contournait le brick par l’autre bord, au niveau de l’étrave, là où il serait à peu près à l’abri des canons du Rosario. Il ne s’agissait que de pièces de six livres, mais aux mains de Little, elles pouvaient encore causer pas mal de dégâts à quelqu’un qui s’approcherait un peu trop.

— Mais regardez donc vous-même, fit Palliser en tendant la lunette à Bolitho.

Et il le quitta pour aller dire un mot à Slade et au patron qui se tenaient près du compas.

Bolitho bloqua sa respiration pour stabiliser l’instrument. La goélette la plus proche était un vieux bâtiment ; il distinguait très bien son équipage, encore assez nombreux, qui guettait le brick désemparé. Quelques marins agitaient leurs armes ou lançaient des insultes, mais il était trop loin pour les entendre.

Il songea à cette femme réfugiée dans sa chambre, à tout ce qu’ils lui feraient subir et serra convulsivement la poignée de son sabre, à s’en faire mal aux doigts.

— Je ne veux pas discutailler avec un officier du roi, ça c’est sûr, mais je ne réponds pas non plus de ce qui risque d’arriver, disait le patron.

Slade renchérissait :

— Mais monsieur, nous ne leur en avons jamais parlé, et ce n’est vraiment pas le moment de tenter l’expérience !

Palliser gardait pourtant un ton très calme.

— Et alors, que suggérez-vous ? Vous attendez peut-être un miracle ? Vous vous imaginez que la Destinée va arriver par enchantement et nous sauver ? – il ne cherchait plus à contenir ses sarcasmes. Allez au diable, Slade, j’attendais mieux de votre part !

En se retournant, il vit que Bolitho avait les yeux rivés sur le petit groupe.

— D’ici à un quart d’heure, ce coupeur de jarret va nous tomber dessus. Si nous parvenons à le repousser, il restera avec l’autre pour attendre son heure. Et ils recommenceront aussi souvent qu’il faudra, jusqu’à ce qu’ils parviennent à leurs fins. À votre avis, fit-il en lui montrant les hommes épuisés, aux yeux hagards, vous croyez que c’est avec ça que nous en viendrons à bout ?

— Non monsieur, répondit Bolitho, je ne crois pas.

— Parfait, fit Palliser en tournant les talons.

Bolitho avait eu le temps de saisir l’impression fugitive sur son visage : du soulagement à l’idée que quelqu’un partageait son point de vue dans une situation aussi désespérée.

— Je descends, annonça le lieutenant, il faut que j’aille toucher un mot aux prisonniers que nous avons faits sur l’Héloïse.

— Ces fichus incapables ne savent sûrement plus trop de quel bord ils sont, pas vrai ? glissa Little à son voisin, Ellis, le bosco.

Et tous deux de s’esclaffer comme s’il s’agissait d’une grosse plaisanterie.

— Qu’allons-nous faire ? demanda Jury.

— Parlementer ? suggéra Ingrave.

Bolitho ne répondit pas. Il observait la goélette qui approchait, misaine parfaitement établie pour la dernière approche en ligne droite.

— Nous nous défendrons lorsqu’ils viendront à l’abordage.

Les hommes l’avaient entendu. Certains saisissaient leurs couteaux ou leurs haches, tous bandaient leurs muscles dans l’attente imminente du combat. Les marins du brick étaient des mercenaires, pas des marins entraînés et disciplinés comme ceux de la Destinée. Mais les hommes de la frégate étaient épuisés, et ils n’étaient plus assez nombreux pour espérer résister à la horde hurlante qui leur arrivait dessus. On les entendait distinctement à présent, vraie meute d’animaux en furie.

Ils auraient peut-être réussi à s’en sortir contre un seul adversaire. Et il aurait peut-être mieux valu périr à bord de l’Héloïse qu’endurer cet interminable calvaire.

— Little, allez vous mettre aux pièces de l’avant, lui ordonna Palliser. Vous ouvrirez le feu à volonté quand je vous le dirai, mais arrangez-vous pour ne pas faire trop de dégâts.

Little en resta tout éberlué.

— Ensuite, vous chargerez les autres pièces à double charge et à mitraille. Je veux que ces salopards se fassent ratiboiser quand ils monteront à bord – un silence, le temps de laisser les mots bien pénétrer ses méninges, puis : Laissez-y tous vos hommes s’il le faut, mais je veux impérativement que ces canons ouvrent le feu !

Little se gratta lentement la tête et finit par saisir ce que voulait le second. Le pavois du brick n’offrait guère de protection et les assaillants seraient réduits en charpie.

Palliser enleva son fourreau et le jeta loin de lui. L’épée nue, il fit quelques grands moulinets pour admirer l’éclat du soleil sur la lame, comme un gamin.

— La besogne promet d’être rude aujourd’hui !

Bolitho respira profondément, il avait la bouche horriblement sèche. Il sortit son sabre et se débarrassa lui aussi du fourreau, comme il l’avait vu faire à Palliser. Perdre était déjà assez pénible comme cela, se faire tuer parce qu’on s’était entravé dans son fourreau devenait franchement ridicule.

Les deux coques continuaient de se rapprocher, des coups de mousquet éclatèrent et les hommes se courbèrent en deux pour éviter les balles qui venaient se ficher dans la membrure ou miaulaient au-dessus de leurs têtes.

Menaçant un ennemi imaginaire de son épée, Palliser cria enfin :

— Feu !

Les pièces de la première bordée reculèrent violemment dans leurs palans. Dans un nuage de fumée, les hommes de Little se précipitèrent pour recharger.

La misaine de la goélette était maintenant ornée d’un grand trou, mais les autres boulets ratèrent la cible et se contentèrent de l’asperger copieusement.

On entendait des vivats, d’autres coups de feu. Bolitho dut se mordre la lèvre : un homme fut projeté loin de la lisse, une balle de mousquet venait de lui emporter la joue.

— Paré à repousser les assaillants ! cria Palliser.

La goélette leur faisait maintenant face de toute sa longueur et ils étaient pris sous son ombre.

Quelques balles passèrent tout près de Bolitho, un homme se mit à hurler. En entendant le bruit flasque de la balle qui entrait dans la chair, Ingrave se couvrit le visage comme pour échapper au sort qui le guettait lui aussi.

La goélette affala toutes ses voiles d’un coup et les grappins fusèrent, saisissant le Rosario entre leurs dents de fer.

Cependant, quelqu’un à bord de la goélette se méfiait de gens qui savaient se battre de cette manière. Plusieurs coups de feu, deux des servants s’écroulèrent à leur tour.

Bolitho jeta un rapide coup d’œil à Jury. Il tenait son poignard d’une main et son pistolet de l’autre.

— Restez près de moi, lui fit Bolitho entre ses dents, ne perdez pas votre sang-froid et faites ce que vous m’avez vous-même dit de faire – un éclair de terreur passa dans les yeux de l’aspirant. Et tenez bon !

Dans un grand craquement, la goélette les accosta sous le vent et continua à glisser lentement contre la muraille, jusqu’à ce que les grappins soient raidis.

— C’est le moment, cria Palliser en brandissant son épée, feu !

Une longue flamme sortit de la bouche des canons et la charge alla éclater au beau milieu des assaillants massés pour l’abordage. Du sang, des membres disloqués qui volaient de partout. Après une hésitation, la terreur de leurs adversaires se changea en fureur et ils passèrent par-dessus la rambarde.

On entendait le cliquetis de l’acier, des hommes rechargeaient leur mousquet, d’autres se battaient à la pique, essayant de repousser les assaillants dont certains se firent broyer comme des noix entre les deux coques.

— Feu ! cria Palliser.

Mais Little et ses hommes étaient maintenant coupés du château par une masse hurlante et n’avaient plus accès au dernier canon encore chargé. Les servants de cette pièce gisaient tout autour, morts ou blessés. Sans cette dernière décharge de mitraille, ils étaient perdus.

Un marin se mit à ramper vers la pièce, mèche au poing, mais un pirate l’aperçut et le décapita d’un coup de hache. Sous la force du coup, il glissa inexorablement dans le sang de sa victime. Dutchy Vorbink qui se trouvait à côté de Jury l’aperçut, fonça et lui donna un grand coup de couteau qui le scalpa. Avant que Vorbink terminât calmement la besogne, Bolitho eut le temps de voir une oreille tomber sur le pont.

En relevant les yeux, Bolitho vit Stockdale près du canon. Il avait une méchante entaille à l’épaule, mais semblait ne pas même s’en apercevoir. Il approcha sa mèche de la lumière, et boum ! L’explosion fut d’une extrême violence, Bolitho crut même que l’âme avait éclaté. La goélette venait de se faire emporter un grand morceau de pavois et les hommes qui attendaient derrière en réserve périrent tous.

— Sus à eux, mes gaillards ! hurla Palliser.

Et il abattit son épée sur une silhouette tout en déchargeant son pistolet.

Bolitho fut entraîné en avant par la masse. Taillant par-ci, coupant par-là, les poumons en feu. Un coup de pistolet claqua à son oreille, Jury criait à on ne sait qui de prendre garde derrière lui, deux pirates se débattaient à grands coups de pied au milieu des marins. Une pique vola et vint en clouer net un autre qui tentait de suivre ses camarades dans la brèche. Stockdale arracha l’épieu et acheva l’homme au couteau.

L’aspirant Ingrave était allongé sur le pont au milieu des combattants, la tête dans les mains.

— A moi, les gars !

C’était la grosse voix de Palliser qui dominait tout ce vacarme. Il y eut des cris d’enthousiasme, des hurlements, et Bolitho vit surgir avec étonnement une masse compacte de marins équipés d’armes blanches, qui montaient par l’écoutille et couraient rejoindre le second. Ils se mirent à l’ouvrage sans attendre.

— Allez, repoussez-moi tout ça ! criait Palliser pour les encourager.

Bolitho eut à peine le temps de voir une ombre lui tomber dessus de tout son poids. L’homme poussa un Han ! quand la lame lui passa en travers du corps et tomba à genoux, les mains serrées convulsivement sur le sabre. Des matelots l’achevèrent.

Contre toute attente, la situation se renversait, une défaite assurée se transformait en victoire, les pirates commençaient à perdre pied.

Bolitho venait de comprendre que Palliser avait libéré les prisonniers de l’Héloïse. Occupé qu’il était à se battre comme un beau diable, il n’avait pas les idées très claires. Son épaule lui faisait un mal de chien, son bras pesait son poids de plomb. Palliser leur avait certainement promis quelque chose en échange de leur aide, comme Dumaresq l’avait fait avec leur capitaine. Plusieurs d’entre eux étaient déjà tombés, mais leur arrivée totalement inattendue avait redonné du cœur à l’ouvrage aux marins de la Destinée.

Quelques-uns des pirates étaient déjà repassés à leur bord, les grappins avaient été coupés.

Epuisé, Bolitho laissa tomber son bras. La goélette s’éloignait doucement du brick au pont couvert de sang, mais vainqueur.

Des hommes poussaient des hourras, se tapaient mutuellement sur l’épaule. D’autres accouraient au secours des blessés ou appelaient désespérément des camarades qui ne répondraient jamais plus.

L’un des pirates avait fait le mort. Il se leva brusquement, courut à la lisse pour voir son bâtiment s’éloigner. Trop tard. Olsson s’avança et lança son couteau d’un geste précis. L’éclat de la lame – l’homme s’écroula en tournoyant sur lui-même, le couteau vibrant encore entre les deux épaules.

Little arracha le poignard et le lança à Olsson.

— Attrape donc ça !

Puis il balança le cadavre à la mer sans ménagement.

L’épée posée sur l’épaule où elle laissait de grandes traces rouges, Palliser contemplait le pont. Bolitho croisa son regard :

— On les a eus, monsieur, je n’y croyais pas.

Palliser surveillait les prisonniers qui ramassaient leurs armes et se regardaient sans trop comprendre ce qui leur était arrivé.

— Ni moi non plus.

Jury attachait un bandage sur la tête d’Ingrave : ces deux-là avaient survécu au carnage.

— Vous croyez qu’ils vont revenir à l’attaque ? demanda Bolitho à Palliser.

Palliser sourit.

— Nous n’avons plus de mâts, mais eux en ont, et une vigie avec, qui voit beaucoup plus loin que nous. Je suis sûr que la victoire n’est pas seulement due à notre petite ruse.

Et il avait raison, comme toujours. Moins d’une heure plus tard, les voiles de la Destinée apparurent à l’horizon dans le soleil. Ils n’étaient plus seuls.

 

Le feu de l'action
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