IV
LE RENDEZ-VOUS

— En route noroît quart nord, commandant !

Le timonier lui-même avait l’air accablé. Sous foc et huniers, l’Achate glissait lentement vers le mouillage.

Il était midi, le soleil brillait haut dans le ciel et brûlait les épaules nues des marins qui attendaient, parés aux bras ou alignés le long des vergues, d’achever les dernières encablures de la traversée.

Bolitho se tenait à l’écart, loin de Keen et de ses officiers. Il observait la ligne de côte qui grandissait et se dessinait progressivement dans la brume vibrante.

Ils avaient passé le travers du cap Cod à l’aube, mais le vent était tombé et, avec cette brise de demoiselle, il leur avait fallu un certain temps pour se rapprocher de terre.

Bolitho leva sa lunette et examina le rivage, l’enchevêtrement des mâts et des voiles ferlées, tous les signes d’une évidente prospérité. Bâtiments et pavillons de toutes nations, allèges accostées le long du bord, embarcations qui faisaient d’incessants allers et retours entre les navires et les quais, comme des araignées d’eau.

Il remarqua la présence de plusieurs bâtiments de guerre. Deux frégates américaines et trois français, dont un gros vaisseau de troisième rang où une marque de contre-amiral claquait au vent en tête d’artimon.

Bolitho fit pivoter sa lunette jusqu’à la pointe de terre qui émergeait lentement à bâbord avant. On y distinguait une impressionnante ligne de fortifications grisâtres surmontées d’un pavillon.

Il réfléchit à ce qu’il ressentait, il avait la bouche sèche. Dix-neuf ans plus tôt, il avait navigué et fait relâche sur ces rivages. C’était une autre guerre alors, les navires étaient différents. Il se demanda ce qui avait changé ici et comment il allait réagir.

Il entendit Keen qui ordonnait d’un ton sec :

— Commencez le tir de salut, monsieur Braxton.

Le fracas des premiers coups de canon gronda à travers la baie du Massachusetts en échos répétés comme des coups de tonnerre. La fumée restait immobile au-dessus de l’eau tranquille, comme incapable de se dissiper. Des mouettes et divers oiseaux de mer quittèrent leurs perchoirs en piaillant. Puis, pièce après pièce, le vaisseau et la terre échangèrent leurs saluts.

Bolitho songeait aux jours qui avaient suivi le coup assené par ce navire non identifié. La colère, l’humiliation avaient cédé chez eux la place à une « farouche détermination à prendre leur revanche », comme disait Allday. Le gréement avait subi davantage d’avaries que la coque, et tout le monde, de Keen au dernier des moussaillons, avait mis la main à l’ouvrage pour achever les réparations avant l’escale de Boston.

Ils avaient établi un mât de hune neuf, monté dans les hauts des gréements et des voiles de rechange alors qu’ils se trouvaient pris au beau milieu d’un coup de chien de nordet. La peinture, le goudron et la sueur avaient mis la dernière touche au miracle.

Cette bonne humeur était contagieuse : Bolitho avait même donné l’ordre de remplacer dans ses appartements les quatre simulacres en bois par les dix-huit-livres. Cela allait certes réduire la place libre, mais devait montrer à tout le monde l’étendue de la résolution dont il était désormais prêt à faire preuve et la fermeté de son refus de baisser sa garde.

Il vit un canot de rade américain qui flottait sur son reflet, avirons immobiles. Il attendait le vaisseau de guerre anglais pour le conduire au poste qui lui était réservé.

Bolitho s’abrita les yeux pour examiner le rivage. Des maisons blanches, plusieurs églises, quelques éclats de lumière sur des voitures et les fenêtres des habitations du bord de l’eau. On imaginait la multitude de paires d’yeux braqués, à l’évidence, sur le bâtiment qui avançait lentement, en se souvenant de la triste époque de la guerre d’Indépendance, de cette guerre fratricide, des haines réciproques.

— Parés, commandant !

— L’équipage aux postes de manœuvre ! répondit Keen.

Quantock réagit comme une détente de pistolet :

— Aux bras sous le vent, vivement ! À empanner !

Bolitho leva les yeux vers le grand hunier. Le vent suffisait à peine à le gonfler. Une minute plus tard, ils n’en auraient même pas eu suffisamment pour manœuvrer.

— Aux écoutes de hunier !

Quantock, penché à la lisse de dunette, faisait de grands moulinets avec son porte-voix en surveillant ses hommes qui s’activaient dans les hauts.

— Aux cargues-fonds des huniers !

— La barre dessous ! ordonna Keen.

L’Achate pivota docilement dans la brise mourante. La petite moustache blanche sous l’étrave disparut quand il eut fini de mourir sur son erre.

— Mouillez !

Keen passa de l’autre bord avant que l’ancre eût plongé.

— Faites établir les tentes et les tauds, monsieur Quantock, ordonna Keen, et vivement ! Il y a tant et plus de lunettes qui nous regardent…

Bolitho se mordit la lèvre : Keen était nerveux, sans doute remâchait-il encore, plus que tout autre à bord, leur brève rencontre avec ce vaisseau inconnu.

Deux de leurs hommes étaient morts ce jour-là. Le premier par noyade, l’autre écrasé sous un monceau d’espars et de toile déchirée. Mais le mal était plus profond chez Keen. La vie du marin est pleine de risques. Les hommes meurent plus souvent en tombant des hauts ou en recevant des espars qui chutent que sous les bordées de l’ennemi.

Keen avait du mal à s’en remettre. En dépit de son expérience, de son talent au combat, il était persuadé qu’il manquait de jugement. Ou peut-être le fait d’être le capitaine de pavillon de Bolitho contribuait-il à l’atteindre encore davantage.

Bolitho, pour avoir été lui-même à différentes reprises capitaine de pavillon, comprenait fort bien ce qu’éprouvait Keen. En une occasion, il avait été reconnaissant à son amiral de le laisser seul pour méditer ses erreurs et remettre ses pensées en ordre. Il comptait bien agir de même avec Keen.

L’Achate dansait doucement sur son câble. Sur le pont, sur les passavants, les hommes s’activaient comme de beaux diables pour mettre les embarcations à la mer et tendre les tauds afin de tempérer les effets de la chaleur.

Bolitho aperçut Knocker, le maître pilote, qui libérait les timoniers. Il examinait en se frottant le menton, qu’il avait fort long, les calculs faits par un aspirant sur l’ardoise pendue près de l’habitacle.

Bolitho se dit qu’il devait être assez content de lui. En dépit de tout, l’Achate avait mis le temps record de seize jours pour effectuer la traversée du Hampshire jusqu’à la baie du Massachusetts. Pour un deux-ponts, qui avait dû en outre réparer ses avaries en cours de route, l’exploit n’était pas mince. Il échafauda l’idée d’en féliciter le pilote mais, lorsqu’il leva les yeux, l’homme avait disparu dans la chambre des cartes.

Il se dirigea vers les filets pour observer les embarcations qui s’approchaient lentement du nouvel arrivant. Des visages hâlés, des robes éblouissantes, des regards curieux. Boston avait vu passer toutes les espèces imaginables de navires, mais les vaisseaux du roi s’étaient faits rares depuis les « événements ».

Il entendit un bruit de pas sur le pont et vit son neveu qui arrivait, des liasses de papiers sous le bras.

— Je vois que vous prenez votre rôle au sérieux, Adam.

Le lieutenant de vaisseau lui répondit d’un sourire.

— C’est vrai, amiral. Je ne voudrais à aucun prix me hisser au-dessus de ma condition présente si ceci en est la récompense !

Bolitho se sentait d’aussi bonne humeur que lui. Ils n’avaient guère eu le temps d’évoquer le geste qui les avait rendus encore plus proches l’un de l’autre. Mais c’était un fait, ce lien existait, presque impossible à défaire.

Une fois que le vaisseau eut remis le cap sur Boston, Adam prit ce pli de lui rendre visite dans ses appartements, alors que Bolitho savait fort bien que la chaleur du carré convenait davantage à un jeune officier de son âge. Au fil des jours, pourtant, Bolitho songeait à Belinda et se demandait comment elle se comportait alors que le terme approchait. Adam avait deviné son inquiétude et avait essayé de la partager, voire de la chasser.

Bolitho savait bien que, s’il avait été à la place de Keen, le travail et les exigences de son bâtiment lui auraient évité ces préoccupations personnelles. Au lieu de cela, forcé à la solitude pendant de longs intervalles de temps, ou au mieux ayant Allday et son secrétaire pour interlocuteurs, en tout et pour tout, il n’avait que trop le loisir de se faire du souci pour Belinda.

À présent que le vaisseau était à l’ancre, sa mission accomplie, c’était à son tour d’agir et d’honorer la confiance que Sheaffe avait placée en lui.

Le lieutenant de vaisseau Mountsteven, officier de quart, salua :

— Un canot approche, commandant, annonça-t-il.

Keen hocha la tête et se tourna vers Bolitho :

— Des visiteurs, amiral.

Bolitho savait que c’était sa manière à lui de demander poliment d’aller voir ailleurs.

— Je suis dans ma chambre, si vous avez besoin de moi.

Il se dirigea vers l’arrière et entendit les fusiliers qui se hâtaient vers la coupée, les ordres aboyés. L’Achate se préparait à recevoir une visite de la terre.

Ozzard était occupé à briquer la grand-chambre, alors que Bolitho la trouvait déjà impeccable, comme toujours. Il jeta un coup d’œil à la forme ramassée d’un dix-huit-livres et se félicita de l’avoir fait remettre à sa place. Ce serait comme un pense-bête. La tâche qu’on lui avait confiée n’était pas facile. Il essaya de chasser son amertume : si la mission avait été de routine, on aurait envoyé un officier plus haut placé que lui pour l’exécuter. Mais si la chose tournait mal, ils auraient comme d’habitude un bouc émissaire tout trouvé dans les antichambres de l’Amirauté.

Il entendit les trilles des sifflets à la coupée et imagina sans peine le spectacle des visiteurs que l’on accueillait avec le protocole de rigueur.

S’approchant des fenêtres de poupe, il aperçut un canot qui dansait sous la grande ombre de l’Achate. Ses passagers montraient du doigt le tableau et la poupe dorée.

Se dire que son frère avait appareillé de ce port, avait arpenté les rues de la ville avec des gens comme ceux-ci l’agaçait. À cette époque, il ignorait l’existence d’Adam. Et maintenant, Adam avait sa place à ce bord. Cette pensée le mit mal à l’aise : peut-être avait-il eu tort de l’emmener, intérêt de carrière ou non.

La porte s’ouvrit, livrant passage à Adam, qui resta planté là, une grosse enveloppe scellée à la main.

— Nous sommes conviés à une réception ce soir, mon oncle, fit-il en lui tendant l’enveloppe. On vient de me dire que le président des États-Unis a dépêché ici l’un de ses plus proches conseillers pour vous rencontrer.

Bolitho eut un petit sourire amer.

— Dans ce cas, le monde entier saura ce que nous sommes venus faire, Adam. S’ils nous attendaient, il n’est pas étonnant que nous ayons subi cette rencontre désagréable huit jours après avoir quitté l’Angleterre.

— On dirait que nous avons donné un coup de pied dans la fourmilière, acquiesça Adam – son visage s’éclaira d’un grand sourire. Peut-être veulent-ils payer l’arriéré d’impôts qu’ils doivent au roi George !

— Adam, fit Bolitho en prenant un air sévère, si vous vous permettez ce genre de mot quand nous serons à terre, attendez-vous à être le fauteur d’une seconde guerre !

Un peu plus tard, offrant, allongé dans un fauteuil, ses joues à raser à Allday, il réfléchit à la nature de ses responsabilités.

La frégate l’Epervier allait arriver incessamment. Le commandant Duncan était encore moins diplomate que lui. Il irait faire son rapport au gouverneur de San Felipe avant de relâcher à Boston pour y prendre ses ordres, mais ne laisserait pas planer de grands doutes sur l’issue.

Il pouvait paraître inhumain, insensé, de rendre cette île aux Français, quoi qu’en eût dit Sheaffe. Ce n’était pas affaire de politique ou de stratégie, c’était une question d’humanité. L’île s’était défendue à mainte reprise contre les assauts de l’ennemi, elle avait envoyé ses propres navires faire des prises ou attaquer îles et vaisseaux au nom du roi.

À Londres, à Paris, on voyait les choses différemment. Mais ici, alors que le rasoir d’Allday passait sur sa gorge, l’affaire devenait un vrai casse-tête chinois.

 

L’air du soir était divinement frais, après la chaleur qui régnait à bord du vaisseau au mouillage. Bolitho descendit dans son canot assez excité, comme quelqu’un qui saute dans l’inconnu.

— Avant partout, grogna Allday.

Les avirons entrèrent lentement dans l’eau, le canot s’éloigna des cadènes et vira majestueusement pour se diriger vers le rivage.

Le vaisseau avait été laissé à la garde du second et Bolitho songea que la pilule avait dû lui sembler assez amère, dans une aussi jolie ville. Il jeta un coup d’œil à Keen qui l’accompagnait à cette réception et se demanda s’il s’était un peu calmé. Il avait été occupé plus que quiconque depuis qu’ils avaient jeté l’ancre : en plus des affaires du bâtiment, il avait fallu accueillir des visiteurs qui arrivaient sans discontinuer et qu’on devait honorer conformément à leur rang : les commandants des frégates américaines, quelques-uns de leurs subordonnés, l’officier de garde, et un jeune homme très séduisant qui se trouvait être le fils de leur hôte ce soir.

Le canot passa sous le boute-hors effilé et Bolitho ne put s’empêcher de regarder pour voir s’il restait des traces apparentes de leurs avaries. Mais il ne distingua rien du tout, ce qui dormait bonne opinion des talents du charpentier et de ses hommes.

Il admira la figure de proue, toute blanche, un bras tendu et l’autre qui pointait un sabre court. Achate, le meilleur ami et l’écuyer d’Énée. Sous la peinture, le bois était lisse et patiné par le temps. Il avait vu bien plus d’horizons que n’importe qui dans l’équipage et enduré toutes sortes de tempêtes.

Le canot longea un gros vaisseau de la Compagnie des Indes qui chargeait encore, en dépit de l’heure tardive. Un officier se précipita au tableau et agita sa coiffure pour saluer le vice-amiral qui passait sur son arrière.

Il était assez insolite de penser qu’une dispute avec la Compagnie à propos de thé eût attisé les premières flammes de la révolution, songeait Bolitho. À présent, les vaisseaux de guerre restaient dans leurs zones d’action respectives, tandis que les gros vaisseaux marchands allaient et venaient comme bon leur semblait.

Allday lança un ordre bref, le brigadier se leva de son banc, gaffe mâtée, paré à crocher dans la chaîne.

Des habitants de la ville étaient massés sur le quai, beaucoup d’entre eux donnant l’impression d’avoir passé la journée à regarder l’Achate au mouillage. Les bateliers de Boston avaient dû faire fortune avec tous ces passagers assoiffés de nouveauté.

Keen, le capitaine des fusiliers Dewar, deux lieutenants de vaisseau et Adam Bolitho étaient les invités d’un marchand influent de Boston, du nom de Jonathan Chase. Certains des autres officiers avaient été conviés à un autre endroit. Keen leur avait ordonné de tenir leurs langues et de noter toute mention qui serait faite de leur rencontre avec ce bâtiment inconnu, prouvant que la nouvelle avait précédé leur arrivée.

Bolitho admirait les jeunes femmes qui se tenaient sur le quai. Quelques marins de toute confiance et des fusiliers avaient aussi reçu l’autorisation de descendre à terre. À voir les sourires des femmes, les marins anglais auraient du mal à « tenir leurs langues ». Mais il fallait que tout parût normal, détendu, et qu’on ne laissât pas paraître une animosité qui n’était peut-être pas oubliée.

L’armement fit lève-rames, Allday se découvrit et s’assura que Bolitho n’allait pas glisser sur les marches de pierre.

— Très bon armement, Allday, fit Bolitho dans un sourire.

Allday lui-même avait dû admettre que le canot amiral faisait honneur au bâtiment. Avec leurs chemises à carreaux et leurs chapeaux de toile cirée, leurs catogans ajustés exactement à la même longueur, les hommes n’auraient pu être mieux choisis.

Le fils de leur hôte, Timothy, les attendait près de deux élégantes voitures. Bolitho s’avança au milieu de gens qui se pressaient pour mieux voir les arrivants et Timothy Chase lui tendit la main.

— Vous êtes le bienvenu chez nous, amiral. Ma mère dit que c’est de bon augure pour l’avenir.

Le capitaine Dewar descendit en souplesse du canot et la vue de sa tunique rouge arracha des cris à la foule :

— Eh, regardez, les gars, les tuniques rouges reviennent !

Mais c’était dit sans hostilité et cette arrivée ne suscita guère plus que quelques lazzis chez les spectateurs.

Le trajet jusqu’à la résidence des Chase passa trop vite au gré de Bolitho. Le fils de son hôte lui montra les sites remarquables et les demeures qui bordaient la route sur laquelle roulait leur voiture. Il était visiblement très fier de la ville qui l’avait vu naître et dans laquelle il avait grandi. Il devait avoir sensiblement le même âge qu’Adam. Il se montra moins réservé que lui en décrivant les principales demeures et leurs occupants.

— Dans l’ensemble, amiral, les maisons de Boston sont de plus belle apparence que tout ce que l’on peut voir dans n’importe quelle ville de la Nouvelle-Angleterre.

Bolitho remarqua que si la plupart d’entre elles étaient construites en bois, quelques-unes avaient des façades en fausse pierre.

Il sourit tout seul : son hôte avait bien fait les choses. Mais ses instructions secrètes lui avaient appris que Chase avait bâti sa fortune en faisant la course aux Anglais pendant la guerre d’Indépendance.

Boston avait toujours été un vrai nid de corsaires, comme plusieurs autres ports du nord jusqu’à Portland.

Les deux voitures quittèrent la route pour s’engager dans une longue allée qui conduisait à une demeure de belles proportions à deux étages. Comme de nombreuses autres maisons, elle était blanche avec de grands volets verts à toutes les fenêtres, dont quelques-unes étaient déjà brillamment éclairées.

— Alors, Adam, lui dit doucement Bolitho, qu’en pensez-vous ?

Tout aussi impassible, son neveu répondit :

— Amiral, je crois que je saurais m’habituer au luxe.

On imaginait sans peine ce qu’avait été leur hôte se tenant sur le pont de son corsaire. Il avait une grosse voix de basse qui avait dû lui servir pour crier des ordres dans la tempête ou dans le tonnerre des canons. Jonathan Chase était un homme trapu et solidement bâti, à la chevelure grisonnante ; sa peau ressemblait à un cuir bien tanné.

— Eh bien, amiral, quel plaisir… – il prit la main de Bolitho tout en le regardant attentivement – et quel honneur également de recevoir dans ma demeure un marin d’une telle qualité !

— C’est gentil à vous d’avoir proposé votre demeure pour cette rencontre, lui renvoya Bolitho avec chaleur.

Chase se mit à rire :

— Lorsque Thomas Jefferson « suggère » quelque chose, il n’est guère question de discuter, cher ami ! Il n’est peut-être président que depuis un an, mais il a vite appris que le pouvoir est un médicament qui vous monte à la tête !

La chose semblait l’amuser.

Les nègres qui tenaient l’emploi de laquais firent disparaître les chapeaux des invités, puis Bolitho suivit Chase dans un grand hall rempli de monde. Son hôte lui montra du menton un plateau chargé de verres :

— J’espère que le vin est à votre goût, amiral. Il vient de France.

— C’est parfait, fit Bolitho avec un léger sourire.

Des gens passaient sans cesse dans un tourbillon, et Chase le présenta à ses associés et à ses amis. Bolitho comprit vite qu’il avait affaire à un homme avec lequel on devait compter.

Keen s’était fait immédiatement accoster par deux beautés, une troisième entraîna le capitaine Dewar sur la terrasse en le crochant de son bras comme si elle avait peur de devoir partager sa prise.

Chase posa son verre et observa Adam pendant de longues secondes.

— Votre aide de camp, amiral, est-ce votre fils, ou bien votre frère cadet ?

— Mon neveu.

Le visage de Chase s’éclaira d’un grand sourire :

— Nous allons passer ailleurs et partager une bouteille d’un excellent cognac – il se tapota l’aile du nez. Cela nous permettra de causer un peu avant l’arrivée du représentant du gouvernement.

Puis il eut un petit geste brusque :

— Votre neveu, je vois. J’aurais dû le deviner – et, haussant la voix : Robina, viens par ici. J’aimerais te présenter quelqu’un.

La dénommée Robina était une ravissante créature. Mince, gracieuse, des yeux éclatants à chavirer tous les cœurs.

— Ma nièce, amiral, fit Chase en rougissant de fierté.

Elle passa son bras sous celui d’Adam et lui dit :

— Je vais vous faire visiter les jardins, monsieur – et, lui montrant son oncle d’un signe du menton : Laissons-les radoter sur le bon vieux temps.

Bolitho eut un sourire. Adam était visiblement subjugué et il se laissa entraîner sans piper.

Chase riait :

— Ils sont bien assortis, ces deux-là, hein ? – et, jetant un regard circulaire à ses invités en grande conversation : Je vous propose de passer dans mon bureau. Ils ont oublié notre existence.

Cette grande pièce était entièrement lambrissée, on eût dit un musée de la jeune histoire de l’Amérique. Chase avait rassemblé de nombreux souvenirs de mer, de bâtiments, peut-être les symboles d’une vie qui avait autrefois bourlingué.

Des dents de cachalot, un harpon, ce n’était qu’un faible échantillon de ce qui se trouvait rassemblé là.

— Cela me rappelle les jours anciens, dit-il, montrant des tableaux de batailles où l’on voyait un vaisseau anglais en feu sur le point d’amener son pavillon. Eh non, amiral, ajouta-t-il sur un ton badin, vous ne remportez pas tous vos combats en mer – puis, redevenant sérieux : Samuel Fane, l’envoyé du président, est un négociateur redoutable. Je l’aime bien, enfin, pour un politicien je veux dire, mais il déteste les Britanniques. J’ai jugé bon de vous mettre au courant – il arborait un large sourire – encore que, avec tout ce que l’on dit et écrit à votre sujet, vous soyez sans doute capable de vous débrouiller tout seul.

— J’apprécie votre franchise, répondit Bolitho en souriant.

Chase servit le cognac dans deux verres géants.

— Détrompez-vous. J’ai combattu le roi George, et c’est un métier que j’ai plutôt bien pratiqué. Mais la paix, tout comme la guerre, vous fait des compagnons étranges. Il faut s’en accommoder, ou laisser périr le monde dans lequel nous vivons.

Dans les jardins situés derrière la grande demeure, les arbres et les buissons commençaient à être noyés d’une pénombre pourpre. Bras dessus, bras dessous, Adam s’y promenait avec la jeune fille. Il osait à peine ouvrir la bouche, de peur de se montrer d’une gaucherie qui eût gâché à jamais ces instants. C’était sans conteste la plus jolie fille sur laquelle il eût de sa vie posé les yeux.

Elle s’arrêta et, prenant ses mains dans les siennes, l’obligea à se tourner pour la regarder.

— Allez, à vous, monsieur. Je n’ai pas cessé de parler, je mérite bien ma réputation de commère… J’ai envie de tout savoir de vous. Vous vous appelez Adam, vous êtes l’aide de camp de l’amiral. Racontez-moi tout.

À son grand étonnement, Adam n’éprouva aucune difficulté à lui faire la conversation. Tandis qu’ils se promenaient parmi les ombres, il lui parla de son existence d’officier de marine, décrivit sa maison de Cornouailles. Et pendant tout ce temps, il sentait sa main posée sur son bras. Elle lui demanda soudain :

— Vous êtes le neveu de l’amiral, Adam ?

Sa façon de prononcer son nom était à elle seule une véritable musique.

— Oui.

— Je n’habite pas Boston, reprit-elle. Ma famille demeure à Newburyport, qui se trouve à environ trente milles d’ici. Mon père parle parfois d’un homme qui vivait dans notre ville. Il s’appelait lui aussi Bolitho.

Adam dut faire un effort pour comprendre :

— Vous avez dit Newburyport ?

— Oui – elle serra son bras un peu plus fort. On dirait que cela vous rappelle quelque chose ?

Il la regarda, mourant d’envie de la prendre dans ses bras.

— Je pense qu’il s’agissait de mon père.

La réponse allait la faire éclater de rire, mais elle perçut brusquement le sérieux qu’il y avait mis et mesura l’importance de cette découverte pour lui.

— Mon oncle, enchaîna-t-elle, m’a dit que votre bâtiment allait passer plusieurs semaines à Boston. Vous devriez venir à Newburyport, je vous présenterais à ma famille – elle se mit sur la pointe des pieds et effleura sa joue de sa main gantée. Ne soyez pas si triste, Adam. Si vous avez un secret, je peux le partager. Mais vous me le direz seulement lorsque vous en aurez envie.

— J’en ai envie.

Il s’aperçut qu’il prononçait ces mots avec une totale sincérité.

Bolitho, qui par la fenêtre du bureau pouvait les voir sur la terrasse, était ému du spectacle.

Il était temps pour Adam de prendre un peu de distraction, fût-ce pour un instant fugace. Il n’avait jamais rien connu d’autre que la guerre et la dure existence à bord des vaisseaux du roi, depuis le jour où il était arrivé à pied de Penzance pour prendre sa place dans la famille Bolitho. Bolitho le revoyait encore : un jeune garçon efflanqué, terrorisé, mais qui montrait déjà l’ardeur d’un poulain. Cette jeune fille, Robina, il l’avait entendue éclater de rire. Oui, il était content pour Adam.

Un laquais ouvrit à deux battants la porte de la bibliothèque et un homme de grande taille en manteau vert bouteille et bas blancs fit son entrée dans le bureau.

Chase dit précipitamment :

— Voici Samuel Fane qui arrive de la capitale.

Fane avait un visage étroit où seuls vivaient deux yeux profondément enfoncés de chaque côté d’un fort nez en bec d’aigle.

— Amiral… – il salua d’une inclination de tête. Eh bien, venons-en aux choses sérieuses.

Bolitho laissa retomber son bras. Peut-être Fane ne voulait-il pas serrer la main d’un vieil ennemi. Mais, délibéré ou pas, le geste était un affront.

Bizarrement, cette attitude le rendit plus calme. Un peu comme lorsqu’on engage un duel et qu’il n’y a plus moyen de reculer.

Fane poursuivit du même ton égal :

— San Felipe. J’aimerais bien que vous m’expliquiez, amiral, comment votre gouvernement s’arroge le droit de s’emparer d’un peuple et de son territoire ou de l’abandonner, sans se préoccuper des conséquences. De quel droit ?

— Calmez-vous, Sam, fit Chase, mal à son aise. Vous savez bien que les choses ne se passent pas ainsi.

— Vraiment ?

Ses yeux sombres n’avaient pas quitté Bolitho.

— Ceci a été convenu à la conférence de paix, répondit Bolitho – il esquissa un sourire. Et je suis certain que vous êtes au courant. Puis-je faire l’hypothèse que le gouvernement français s’est rapproché du vôtre à ce sujet ?

Chase le coupa sans manières :

— Bien sûr qu’ils nous en ont parlé. Dites-le-lui, Sam, descendez un peu de votre grand destrier. La guerre est finie, on ne vous l’a pas dit ?

Fane le regarda sans faiblir :

— Peut-être, mais je ne vois qu’elle lorsque je constate la fortune que certains se sont bâtie sur le sang que d’autres ont versé.

Bolitho vit des éclairs briller dans les yeux de Chase et laissa seulement tomber :

— Je croyais que les Français étaient vos amis…

Fane haussa les épaules.

— Ils l’ont été, ils le seront peut-être encore. Mais lorsqu’il s’agit de San Felipe et de nos approches dans le sud-ouest, la chose est différente.

— Les habitants de San Felipe sont sujets britanniques, répondit Bolitho.

— Comme nous l’étions nous aussi, remarqua Chase en souriant. Nous l’avons été.

Fane fit comme s’il n’avait pas entendu.

— Voici quelque temps, j’ai reçu une dépêche du gouverneur de San Felipe. Il était préoccupé, naturellement, par l’intransigeance du gouvernement britannique. Il n’avait aucune envie d’accepter le choix qui lui était laissé, ou abandonner une île prospère aux mains des Français ou bien rester sous des couleurs étrangères.

— Je le comprends.

— Croyez-vous, amiral ? Cela me rassure légèrement. En tout cas, le gouvernement américain n’est pas prêt à rester sans rien faire et à laisser des êtres humains servir de monnaie d’échange comme du bétail dans un village africain.

Bolitho se dressa d’un bond sans même s’en rendre compte et répliqua, la voix remplie de colère :

— Dans ces conditions, monsieur Fane, vous perdez votre temps et vous me faites perdre le mien !

— Calmez-vous tous les deux, fit Chase. Sam, l’amiral est mon hôte. Je ne vous laisserai pas vous hurler à la face comme des chats sauvages !

Fane se radoucit :

— Nous pourrions trouver un compromis.

— Et quel compromis ? lui demanda Bolitho en se rasseyant.

— Notre gouvernement est disposé à accepter la requête de San Felipe qui demande à se mettre sous la protection des États-Unis.

— C’est impossible.

— Si les Français l’acceptaient, amiral, feriez-vous de même ?

Bolitho chercha les yeux de Chase, mais l’autre s’était détourné et admirait une dent de cachalot.

Il était lui aussi au courant, ils étaient tous au courant. Ce n’était plus un compromis, c’était du chantage pur et simple.

Il essaya de maîtriser le ton de sa voix.

— Le gouverneur n’avait pas le pouvoir de faire une telle requête, pas plus auprès de vous que de n’importe qui. Nous sommes tous entraînés par la tragédie de l’histoire, personne n’y peut rien.

— C’est ce que nous verrons, répliqua Fane en le regardant d’un air glacial. Votre bâtiment, ajouta-t-il, peut rester ici tant que cela vous conviendra. Cette affaire ne saurait se régler en quelques minutes. Nous devons réfléchir.

Bolitho hocha la tête. Fane avait tenté de le jauger, de le titiller, pour des raisons qu’il ne perçait pas totalement. Il ne put se retenir de répondre :

— Votre gouvernement a également proposé d’accueillir un autre de mes bâtiments, monsieur Fane, l’Epervier. Il doit me rallier prochainement.

— Oui, grommela Fane, je suis au courant – et, mettant ses mains sous les basques de sa redingote : Je dois vous quitter, conclut-il.

Il fit un bref salut :

— Amiral !

Chase quitta la pièce en sa compagnie et Bolitho s’approcha de la fenêtre. Mais l’endroit où se tenaient l’officier et la jeune fille aux cheveux blonds était plongé dans l’obscurité. Il se retourna vers la porte en entendant le pas pesant de Chase.

Par bien des côtés, ce qu’il avait à faire était beaucoup plus difficile que mener une bataille, se dit-il. Et moins satisfaisant.

 

Honneur aux braves
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