ÉPILOGUE
Le retour de Bolitho chez lui dépassa tout ce qu’il avait osé espérer durant ces longs mois passés en mer. D’une certaine façon, pourtant, il se sentait triste et il savait pertinemment que les choses devaient se passer ainsi. Les adieux à Plymouth avaient été émouvants, tout aussi émouvants que l’accueil qui leur avait été réservé lorsque l’Achate, blessé, couvert de cicatrices, avait jeté l’ancre. Leur prise, l’Argonaute, avait été immédiatement confiée au chantier.
Bolitho s’était dit que la Vieille-Katie connaissait là sa plus belle heure. Les pompes étaient toujours en action, comme c’était le cas depuis ce terrible combat. Son gréement de fortune lui donnait un air crâne, avec ce pavillon qui flottait à mi-mât. Elle avait attiré des foules sur le Hœ, des foules comme on en avait rarement vu.
Adam avait remarqué son air grave lorsque Bolitho était sorti de l’arrière dévasté pour monter sur le pont faire ses adieux à ces gens qui lui étaient devenus si familiers depuis qu’ils avaient quitté la rivière de Beaulieu, un an plus tôt.
Scott et Trevenen, Hawtayne et le jeune Ferrier. Et encore Tuson, le chirurgien, qui avait retiré du flanc de Keen un bout de métal gros comme le pouce. Et le petit Evans, qui, à sa manière, était devenu un homme.
Le soixante-quatorze qu’ils avaient capturé allait être enrôlé sous les couleurs britanniques d’ici quelques mois, ce qui constituerait un renfort de prix pour une flotte affaiblie. En revanche, l’Achate avait gravement souffert. Il était fort peu probable qu’il revît jamais les eaux bleues des Antilles et il allait sans doute terminer ses jours comme ponton.
La remontée de la Manche avait été lente et pénible. Ils avaient longé de si près les côtes de Cornouailles qu’Adam avait grimpé jusqu’au croisillon d’artimon avec une lunette pour voir le spectacle de ses propres yeux.
Lorsqu’il était redescendu sur le pont, il avait simplement dit :
— J’ai aperçu le coin de la maison, mon oncle…
Ce simple constat semblait le ramener au fait qu’il aurait fort bien pu ne jamais la revoir.
— Il y a foule sur la pointe et tout le long de la côte, jusqu’à Saint-Anthony.
Leur progression avait été si lente dans cette brise tiède de printemps qu’on avait eu le temps de lui envoyer une voiture pour le prendre à Plymouth.
Il était reconnaissant envers Belinda, qui n’était pas venue l’accueillir. Il le lui avait fait promettre, d’abord à cause d’Allday. Mais si elle avait en outre vu l’état du bâtiment, noirci, donnant de la bande, elle en aurait énormément souffert.
Keen l’avait accompagné une dernière fois dans son canot. La foule rassemblée sur le front de mer poussait des cris d’enthousiasme, les gens jetaient leurs chapeaux en l’air, les femmes tendaient leurs bébés afin qu’ils pussent apercevoir Bolitho. La nouvelle de sa victoire l’avait précédé, comme un arc-en-ciel. Et il avait noté qu’il y avait bien peu d’hommes dans cette foule.
Une fois encore, l’Angleterre était en guerre contre son vieil ennemi. Les détachements de presse n’allaient pas tarder à remettre la main au collet de tous les hommes valides que n’avaient pu enrôler les équipes des bâtiments.
Il avait également fait ses adieux à Tyrrell, et cela avait été plus pénible que ce à quoi il s’attendait. Mais le caractère farouchement indépendant de Tyrrell les forçait à se séparer.
Tyrrell avait pris ses deux mains entre les siennes avant de lui dire :
— Je vais traîner un peu dans le coin, Dick, juste le temps de voir si ce que je trouve ici me plaît.
Bolitho avait pourtant insisté :
— Venez à Falmouth sans tarder, ne nous oubliez pas.
Mais Tyrrell avait jeté son sac sur l’épaule avant de conclure :
— Je ne vous ai jamais oublié, Dick, et je ne vous oublierai jamais, au grand jamais.
Cela se passait une semaine plus tôt. À présent, Bolitho se tenait près d’une fenêtre et admirait les fleurs, les arbres et leurs ombrages. Il ne pouvait y croire.
Leurs retrouvailles s’étaient passées dans la joie et dans les larmes. Belinda avait enfoui son visage contre sa vareuse en murmurant :
— J’ai demandé à Ferguson de me conduire à la pointe, je vous ai vu passer. Ce pauvre bâtiment… J’ai eu si peur et pourtant, j’étais fière.
Elle avait levé les yeux, elle buvait son visage pour y voir les traces d’épuisement.
— Il y avait des gens partout, ils ont commencé à crier de joie. Naturellement, vous ne pouviez les entendre, mais on aurait dit qu’ils voulaient que vous sachiez qu’ils étaient là.
Bolitho aperçut Allday qui discutait avec le valet et le faisait rire en lui racontant une de ses plaisanteries. Encore un autre souvenir qui allait rester fixé dans sa mémoire.
Allday était descendu de voiture, assez gêné, il essayait de ne pas trop tramer la jambe sur les marches de pierre.
Elle était venue à lui, avait passé les bras autour de son cou en lui disant :
— Merci d’avoir ramené mes hommes à la maison, Allday. J’étais sûre que vous le feriez.
Elle l’avait rendu à la vie, comme elle l’avait fait pour cette vieille demeure, songea-t-d. On y sentait désormais la marque de sa présence.
La semaine s’était écoulée à une telle vitesse, et pourtant ils n’avaient pas quitté ces lieux. Sa compréhension, sa douceur après tout ce qu’il avait enduré, la passion avec laquelle elle se donnait sans réserve, tout cela les avait rapprochés comme jamais.
Il songeait également à cette première fois, lorsqu’il avait fait connaissance de leur enfant. Ce souvenir le fit sourire.
Belinda avait éclaté de rire et pleuré en même temps.
— Elle ne va pas se casser, Richard ! Allez, mais prenez-la !
Elizabeth. Un nouvel être humain. Belinda avait choisi son prénom elle-même, comme elle avait tout fait en son absence.
Plus rien ne comptait désormais, en dehors de sa maison et de sa famille. Rivers était parti à Londres dans la même voiture que Jobert. L’amiral français finirait bien par bénéficier d’un échange, le sort de Rivers était plus incertain.
Il se tourna pour regarder par la fenêtre, mais Allday avait disparu. Il était dur de penser que la guerre avait repris. Qu’était-il donc arrivé à cette paix ?
La porte s’ouvrit et elle entra, portant Elizabeth. Bolitho prit sa fille et l’approcha de la fenêtre, tandis que l’enfant jouait avec ses boutons dorés.
Tout était bien. Il songea qu’il aurait dû s’en étonner, alors que tant d’autres n’avaient plus rien, que tant d’autres encore étaient morts.
Adam entra dans la pièce et les regarda. Il se sentait des leurs, c’était eux qui avaient rendu possible ce sentiment d’appartenance.
Allday courut vers la porte d’entrée et Bolitho l’entendit qui disait à l’une des servantes :
— Va vite, ma fille, voilà un courrier qui arrive !
Belinda porta la main à sa poitrine et dit dans un murmure à peine audible :
— Oh non, pas maintenant, pas déjà !
En voyant son désespoir, Bolitho serra plus fort son enfant contre lui.
C’est dans cette pièce même que son père lui avait dit un jour : « L’Angleterre a désormais besoin de tous ses fils. » C’était au cours d’une autre guerre, mais cette phrase était tout aussi pertinente à l’heure qu’il était. C’est là que son père lui avait remis son vieux sabre, et c’était la dernière fois qu’il l’avait vu vivant.
Adam quitta la pièce et revint quelques minutes plus tard, une grosse enveloppe scellée à la main.
— Ce courrier ne vient pas de l’Amirauté. Il vient de Londres, de Saint-James.
Bolitho hocha la tête, incrédule.
— Je vous en prie, Adam, lisez. J’ai trop peur…
Adam ouvrit l’enveloppe et lut ce qu’elle contenait en silence. Puis il dit :
— Dieu soit loué !
Allday rôdait près de la porte avec Ferguson, il vit le jeune officier qui tendait l’imposant document à Belinda. Voyant sa surprise, puis sa joie, il dit :
— Eh bien, Allday, vous devez avoir une certaine influence en haut lieu. Vous avez tout ce que vous vouliez.
Allday fixait Belinda qui s’approchait de la fenêtre. Elle embrassa son mari sur la joue et le serra dans ses bras ainsi que leur enfant. Adam se mit à sourire et dit doucement :
— Je pense que mon oncle est satisfait de sa récompense.
Mais Allday n’entendait plus, les yeux perdus au loin.
— Sir Richard Bolitho – il hocha vigoureusement la tête, ses yeux brillaient comme au vieux temps. C’est pas trop tôt, et c’est moi qui vous le dis !
Fin du Tome 15