XIII
CARTES SUR TABLE
— Le capitaine monte, monsieur ! murmura le bosco.
Bolitho avait pourtant l’impression que l’homme avait presque crié, tant cette soudaine remarque troublait la tranquillité de l’aube.
Il se retourna et essaya de distinguer la haute silhouette de Pears qui se dirigeait vers le compas. Le capitaine glissa quelques mots à Sambell, pilote de quart, avant de se diriger vers la lisse de dunette.
Bolitho n’avait qu’une seule envie, se taire. Il était encore tôt, le Trojan piquait lourdement du nez en route au sud sous focs et huniers. Ils étaient apparemment au plein milieu d’une dépression tropicale. La pluie qui était tombée dru en mitraillant la toile avait cessé depuis une heure. Des gouttes ruisselaient toujours des voiles et du gréement avant de se rassembler en ruisselets qui dégoulinaient par les dalots. Dès que le soleil serait levé, ils seraient pris dans un véritable bain de vapeur.
Pears savait tout cela, il était inutile de lui en parler davantage. Il avait vu suffisamment d’aubes sur toutes les mers du globe pour avoir besoin qu’un simple lieutenant lui raconte sa vie.
Le pont supérieur était encore plongé dans l’obscurité, mais Bolitho savait pertinemment que les canons étaient prêts à entrer en action dès que les premiers feux auraient été allumés aux cuisines. Cette pensée sinistre le mettait mal à son aise : ce gros vaisseau qui taillait sa route comme une ombre dans la nuit, les voiles qui claquaient dans une brise assez faiblarde, les grincements de la roue sous les efforts des timoniers pour conserver le cap.
L’objectif de Coutts se trouvait quelque part sur leur avant. Un petit îlot perdu sur lequel il espérait, ou plutôt sur lequel il avait la ferme intention de trouver tant de choses. L’île San Bernardo, tout juste un point sur la carte d’Erasmus Bunce. On racontait que quelques frères s’y étaient réfugiés cent ans plus tôt. Bunce, toujours pince-sans-rire, avait fait remarquer qu’ils avaient dû échouer là par accident en croyant atterrir sur le continent. La chose paraissait vraisemblable. Le détroit entre Saint-Domingue et Porto Rico fait environ quatre-vingt-dix milles de large, autant dire un océan pour des marins peu expérimentés. Apparemment, les frères s’étaient fait massacrer par des pirates, par des esclaves marrons ou encore par les quelques poignées de brigands qui continuaient d’écumer les Antilles à cette époque.
Le Spite était retourné devant l’île, paré à bloquer l’entrée du mouillage. Cunningham devait se frotter les mains en pensant déjà à l’entrefilet qui signalerait son exploit dans la Gazette.
Mais Pears s’approchait de lui, il était temps.
— Le vent est stable monsieur : noroît.
Et il attendit, mais le capitaine restait muet.
— Très bien, monsieur Bolitho, murmura enfin Pears. Il va bientôt faire jour.
Et il leva la tête pour observer les mâts, les grands rectangles de toile blanche, les étoiles qui pâlissaient.
Bolitho essayait de pénétrer le cours de ses pensées. Il était commandant, il endosserait le prix de la victoire comme il supporterait la responsabilité d’une défaite. Cairns lui semblait tout à fait prêt pour ce rôle, mais il ne comprenait apparemment pas très bien ce que pouvait éprouver son capitaine. Le second allait sans doute les quitter sous peu. Cela le rapprocherait-il un peu de Pears ? Il en doutait.
Et ledit Cairns surgit de l’obscurité comme un fantôme, fidèle à son habitude. Après avoir salué Pears, il s’approcha de Bolitho.
— Je viens d’aller faire un tour au pont inférieur. Il nous manque du monde mais peu importe : nous ne sommes pas partis pour nous battre contre une flotte entière !
Bolitho ne put s’empêcher de sourire. Il se souvenait encore de l’excitation qui se saisissait de Cairns dès qu’il s’agissait d’une vulgaire goélette…
— Avec l’aide du Spite, je pense que nous devrions nous en sortir !
Pears se retourna violemment, visiblement excédé.
— Montez donc là-haut, monsieur Bolitho, cela vous permettra de faire meilleur usage de votre subtilité. Et rendez-moi compte de ce que vous verrez dans la hune ! À moins que vous ne manifestiez encore votre peu de goût pour l’escalade !
Les timoniers de quart et les canonniers avaient été témoins de cette scène pénible. Bolitho en était consterné. Un fusilier se détourna pour étouffer un fou rire.
— Voilà qui vous donnera une petite idée de sa propre inquiétude, Dick, lui glissa Cairns.
Cette petite phrase de réconfort mit un peu de baume au cœur de Bolitho qui entreprit de grimper. Il fit exprès de dédaigner le trou de hune et passa directement des enfléchures au mât de hune par les gambes de revers, ce qui l’obligea à basculer à l’horizontale, le dos au-dessus du pont. Sa hargne envers Pears l’aida ainsi à rejoindre le perroquet sans ressentir la moindre nausée. Il atteignit enfin les élongis, le souffle court, plus vite qu’il ne l’avait jamais fait et vint s’installer à côté de la vigie.
— Le jour se lève, m’sieur, fit l’homme, j’crois bien que nous allons avoir une belle journée.
Bolitho le regarda. Il le connaissait bien, un vieux gabier du nom de Buller. Enfin, il était vieux au sens où l’entendait la marine, car il ne devait guère avoir plus de trente ans. Mais il était marqué par le vent et par la mer, par les batailles incessantes qu’il avait menées à s’en déchirer les mains pour rentrer la toile dans la tempête. L’homme serait sans doute bientôt affecté à des tâches plus paisibles sur la dunette ou à l’artimon.
Buller semblait on ne peut plus à son aise, confortablement installé sur son perchoir. En outre, l’arrivée inattendue du lieutenant ne semblait lui faire ni chaud ni froid. Bolitho voyait encore ce fusilier qui s’était permis de sourire. Il n’y avait pourtant pas mis de malice et n’éprouvait visiblement aucun plaisir à le voir traiter de la sorte par le capitaine.
— Oui, il va faire chaud, répondit-il en lui montrant le mât : de misaine ; dites-moi donc, Buller, vous avez déjà fréquenté ces eaux ?
L’homme réfléchit un moment.
— J’en suis pas si sûr, m’sieur, mais p’t-êt’ben qu’oui. Pour un marin, tout ressemble à tout. Sauf quand il est à terre, pour sûr, se corrigea-t-il en riant.
Bolitho se souvenait de ce bordel, à New York, de cette femme qui lui crachait des obscénités, de cette jeune morte au sein encore tiède.
Tout ressemble à tout, c’était bien vrai. Chaque embarquement pouvait être le dernier, encore une campagne, un peu d’argent mis patiemment de côté, et vous aviez de quoi acheter un bistrot ou une boutique. Pourtant, cela n’arrivait guère, sauf si la paix survenait ou si l’homme se faisait estropier. La mer avait presque toujours le dernier mot.
La ralingue du perroquet de misaine pâlissait doucement sous les premières lueurs de l’aube. Bolitho se pencha pour observer ce qui se passait au-dessous de lui : le pont, comme rayé de noir par les affûts, paraissait si loin sous ses jambes qui pendaient dans le vide ! Il finissait par s’y faire, alors qu’il n’avait jamais rien tant détesté que de monter dans les hauts depuis qu’il avait pris la mer pour la première fois, à l’âge de douze ans.
Les mâts et les haubans vibraient de partout. Il avait embarqué comme aspirant en 1768, l’année même où le Trojan avait été lancé. Il y avait déjà pensé souvent, mais ce matin-là, seul et perdu en haut du mât, il en fut plus particulièrement frappé. Cela sonnait comme une sorte de menace, un avertissement. Il frissonna : décidément, il devenait aussi médiocre que ce malheureux Quinn.
Et pendant ce temps-là, Pears arpentait la dunette, indifférent aux rêveries de son second lieutenant. Cairns l’observait du coin de l’œil, D’Esterre était debout un peu à l’écart, bras croisés. Il songeait à Fort Exeter, à Bolitho, à ses fusiliers disparus là-bas.
Une porte claqua, il y eut un peu de remue-ménage et quelqu’un annonça l’arrivée de l’amiral qui fit son apparition suivi d’Ackermann, apparemment frais et dispos.
Coutts s’arrêta près de la barre pour dire quelques mots à Bunce, fit un signe de tête à Cairns et, s’adressant enfin à Pears :
— Bonjour, capitaine, tout est paré ?
Cairns eut un sourire : lorsqu’il était chargé de quelque chose, Pears était toujours paré.
— Oui, amiral, répondit Pears très calmement, paré au combat, mais je n’ai pas fait charger les pièces ni mettre en batterie.
— Je vois. Le Spite doit avoir gagné sa position à présent. Je vous suggère d’envoyer davantage de toile, capitaine, l’heure est venue d’agir.
Cairns fit passer la consigne et les gabiers s’empressèrent dans les hautes vergues. Le Trojan gagna un peu de vitesse.
— J’ai consulté la carte une nouvelle fois, reprit Coutts en surveillant vaguement ce qui se passait sur le pont. Il semble bien qu’il n’y ait pas d’autre mouillage, l’eau est profonde au sud et il existe un ou deux récifs tout près du rivage. Cunningham a débarqué ses gens dans ce coin-là, voilà qui est bien pensé. Il a toujours la bonne idée, celui-là.
Pears observait les gabiers qui redescendaient.
— Je crois que c’était de toute manière le seul endroit possible, amiral.
— Ah, vraiment ?
Et il s’éloigna en compagnie d’Ackermann.
Quelques mouettes se laissaient dériver entre les mâts, sans trop s’intéresser à eux : cela signifiait que la terre était proche et qu’elles avaient d’autres sources de nourriture beaucoup plus tentantes. Bolitho observait les oiseaux, qui lui en rappelaient d’autres, à Falmouth. Les petits villages de pêcheurs blottis dans les rochers de la côte de Cornouailles, les bateaux qui rentraient, les goélands qui criaient.
Buller le sortit de ses pensées.
— Eh, m’sieur, le Spite n’est pas où il devrait être ! – il était tout excité : Il va avoir du mal à remonter, à présent !
Bolitho était émerveillé par la finesse et la précision du marin. Coutts allait être furieux, il faudrait encore une journée au Trojan pour revenir en arrière et donner une deuxième chance à Cunningham.
— Il vaut mieux que je descende pour annoncer ça au capitaine.
Tiens, pourquoi avait-il dit cela, pourquoi l’avait-il seulement pensé ? Peut-être pour parer à la déception qui allait s’emparer des hommes, pour protéger la crédibilité de Coutts ?
— Il a probablement un homme à la mer, grommela Buller.
Bolitho ne répondit pas. Il espérait que Cunningham était le genre d’homme à perdre un temps précieux à repêcher un homme à la mer, sans en être trop sûr. Il coinça sa lunette dans le creux de son bras et se cala les épaules contre les haubans.
— Je vais vous laisser, Buller. Quand je serai en bas, appelez-moi pour me dire ce qui se passe.
Et il essaya de ne pas penser à la longue descente qui l’attendait, à ce qui se passerait si le bâtiment faisait une embardée. Il avait le sentiment de regarder à travers un verre de bouteille, quelques moutons se détachaient sur le fond noir de la mer. Il finit par distinguer les voiles qui émergeaient de la nuit comme des icebergs.
Le Spite avait considérablement changé son cap. Il se dirigeait toujours vers le mouillage caché, mais il aurait dû être beaucoup plus près. Buller avait raison, ils auraient du mal à combler leur retard. Cela serait… Il se raidit soudain, oubliant même sa position précaire.
— Qu’est-ce qui s’passe, m’sieur ?
Buller avait senti qu’il se passait quelque chose.
Bolitho centra les voiles dans sa lunette, puis la baissa légèrement. Sa blessure lui faisait mal.
Non, ce n’était pas possible, il espérait que c’était un défaut de la lunette, l’effet de son imagination. Ce n’était pas le Spite, mais quelque chose de beaucoup plus gros. Il tendit l’instrument à Buller et héla le pont :
— Ohé, du pont ! Voile sur tribord avant !
Il hésita une seconde :
— Bâtiment de ligne !
— Ça alors, s’exclama Buller, vous l’avez fameusement repéré, çui-ci, m’sieur !
Bolitho dévalait les enfléchures, avec encore dans les yeux la vision de cette silhouette menaçante.
Coutts l’attendait sur le pont.
— Vous en êtes sûr ?
Pears arriva, regarda brièvement Bolitho :
— Il en est certain, amiral.
— Eh bien, fit tranquillement Cairns, voilà une bonne nouvelle, Dick : ce n’est sûrement pas l’un des nôtres.
L’amiral qui l’avait entendu le coupa sèchement :
— Je me moque de savoir qui c’est, monsieur Cairns. S’il se met en travers de notre route, eh bien, c’est un ennemi, un point c’est tout ! Faites charger les pièces, capitaine. Nous allons enfin voir de quoi est capable votre bâtiment !
Les équipes de pièces s’activaient aux palans et aux anspects pour haler les affûts contre les mantelets encore fermés. Bolitho se trouvait près des chantiers, surveillant ses chefs de pièce et attendant qu’ils lui rendissent compte. La tête de l’aspirant Huss émergea de la grande descente :
— Batterie inférieure parée, monsieur !
Bolitho imaginait Dalyell en train de s’activer dans l’entrepont, avec ses énormes trente-deux-livres. Comme tous les membres du carré, il avait été promu, mais n’en avait pas acquis plus d’expérience pour autant. Il savait pertinemment que, si le Trojan devait livrer bataille, tous à bord seraient sollicités au-delà de leurs limites.
Quinn arrivait de l’autre bord.
— Mais que se passe-t-il, Dick ?
Un mousse qui passait chargé de boulets pour les neuf-livres de la dunette faillit presque le renverser.
Bolitho leva les yeux vers la pomme du grand mât ; il voyait encore ce bâtiment inconnu sorti soudain de sa lunette. Cela ne datait guère que d’un quart d’heure, mais la lumière mettait quelque coquetterie à se montrer. Seuls les vigies et les fusiliers perchés dans les hunes parvenaient à le voir encore.
— Il s’agit peut-être d’un bâtiment en transit qui se dirige vers un port des Antilles.
Il avait dit cela pour répondre quelque chose, mais savait pertinemment qu’il essayait peut-être de se tromper lui-même ou de tranquilliser Quinn. Ce navire-là ne ressemblait pas à un vaisseau anglais, un bâtiment de cette taille appartenait forcément à une escadre, afin de parer à l’entrée éventuelle des Français dans la guerre. Un espagnol était également peu probable, leurs unités d’importance se consacraient uniquement à l’escorte des galions dans ces mers infestées de pirates, jusqu’à Santa Cruz. Non, il s’agissait bel et bien d’un français.
Bolitho se sentait tout excité. Il avait vu un certain nombre de bâtiments français, des vaisseaux très bien conçus, solidement construits et dont les équipages avaient fort bonne réputation.
Coutts, les mains dans le dos, se tenait sur la dunette et discutait avec Pears et ce vieux Bunce. Les trois hommes semblaient très calmes, encore que, avec Pears, personne ne fût jamais sûr de rien. Le spectacle de la dunette avait quelque chose d’irréel, avec tous ces hommes qui s’entassaient de toute part : les canonniers près de leurs pièces, les fusiliers rescapés de D’Esterre. Il aperçut Libby qui attendait près d’un neuf-livres. D’aspirant chargé des signaux, il était devenu lieutenant en cinquième. Que ressentait-il, se demandait Bolitho ? Il avait dix-sept ans, mais si une charge de mitraille balayait le château, il pourrait très bien se retrouver commandant jusqu’à ce que quelqu’un de plus ancien prît la suite. Frowd était également là : lui était passé sixième lieutenant. C’était parfaitement fou, même pour un homme qui avait un ou deux ans de plus que Cairns. Mais les choses étaient ainsi faites. Avant la mort de Sparke puis la capture de Probyn, tout le monde les appelait Jack et Arthur. Et à présent, voilà qu’on leur donnait du monsieur.
— Abattez d’un quart ! cria Cairns.
— En route au nouveau cap, monsieur ! répondit le timonier : sud-sudet !
Les gabiers halaient sur les écoutes et les bras. Hormis le grondement du vent dans les voiles, tout n’était que silence.
Bolitho essayait de repasser la carte dans sa tête, d’imaginer l’île telle qu’elle allait bientôt apparaître entre les bossoirs : une pointe à tribord, derrière laquelle se trouvait l’entrée du mouillage. En principe, c’est là que se trouvait le Spite. Seigneur tout-puissant, il allait avoir une sacrée surprise en voyant se pointer le nouvel arrivant ! Et selon toute vraisemblance, les veilleurs de Cunningham croiraient d’abord qu’il s’agissait du Trojan.
— Ohé, du pont ! – c’était la grosse voix de Buller : L’autre réduit sa toile, m’sieur !
— M’est avis qu’il a vu le Spite, grommela un homme.
La batterie bâbord était au ras de l’eau, les canons luisaient dans l’ombre, doucement éclairés par les rais de lumière qui filtraient entre les haubans. Les couleurs retrouvaient leurs teintes familières, les visages prenaient forme humaine. Çà et là, des hommes rectifiaient la tension d’un palan, rajustaient un accessoire, vérifiaient que haches et couteaux étaient à portée de main. Les aspirants et les officiers mariniers s’étaient disposés à intervalles réguliers, taches bleues et blanches au milieu de l’équipage.
Loin au-dessus des têtes, la longue flamme rouge s’entortillait comme un serpent. Le vent restait stable, mais ils n’avaient pourtant aucune chance de passer au vent de l’inconnu.
— Mais que va faire l’amiral ? demanda Quinn. Nous ne sommes pas en guerre avec la France !
L’aspirant Forbes arrivait en courant, enjambant palans et manœuvres comme un jeune lapin. Il ôta son chapeau et dit d’un seul souffle :
— Le capitaine vous présente ses compliments, monsieur, il voudrait que vous fassiez venir le lieutenant français à l’arrière.
— J’y vais, proposa Quinn.
Bolitho lui fit signe que non, songeant amèrement à l’absurdité de la situation. Cairns était occupé sur la dunette, c’était donc à lui, le plus ancien, à aller chercher le Français. Aux portes de la mort, il fallait encore maintenir l’étiquette.
Il trouva l’officier dans l’entrepont, assis en compagnie de Thorndike à la porte de l’infirmerie, tandis que les aides du chirurgien disposaient les instruments sur la table d’opération.
— Par tous les diables, mais qu’est-ce qu’on fabrique ? lui demanda Thorndike, visiblement énervé – et, montrant ses assistants : Tout ce qu’ils savent faire, c’est perdre leur temps à salir mes affaires !
— Le capitaine désire vous voir, annonça Bolitho à Contenay.
Ils montèrent ensemble jusqu’à la batterie basse dont les sabords étaient toujours fermés. On apercevait dans l’ombre la lueur rougeâtre des mèches allumées dans leurs baquets.
— Cher ami, il y a un problème ? demanda Contenay.
— Un bâtiment. L’un des vôtres.
C’est étrange, se dit Bolitho, il m’est plus facile de lui parler qu’au chirurgien.
— Mon Dieu[3] * !
Contenay rendit son saint au fusilier de faction en haut de la descente, avant d’ajouter :
— Il va falloir que je pèse soigneusement mes mots, j’imagine.
Il faisait complètement jour sur le pont, il était même difficile de croire que la lumière avait tant changé en aussi peu de temps.
— M’sieu Contenay, monsieur, annonça Bolitho en arrivant sur la dunette.
— Venez par ici, ordonna Pears en se dirigeant vers les filets à côté desquels Coutts et son aide de camp observaient l’ennemi à la lunette.
Bolitho jeta un rapide coup d’œil à l’intrus, qui avait fière allure. Tribord amure, voiles parfaitement bordées, il avait ferlé perroquets et grand-voile et se préparait à embouquer l’entrée de la petite baie. On apercevait nettement la ligne de son bouchain.
— Le prisonnier, amiral, annonça Pears, qui observait également le bâtiment.
Coutts abaissa sa lunette et se tourna vers le Français.
— Ah, oui ! Ce bâtiment que voici, m’sieu, est-ce bien l’un des vôtres ?
Contenay commença par faire la moue, comme s’il hésitait à répondre. Il finit pourtant par hausser les épaules :
— Il s’agit de l’Argonaute.
— C’est bien ce que je pensais, amiral, approuva Ackermann, je l’ai déjà vu au large de la Guadeloupe. Un soixante-quatorze, et un bien joli bâtiment.
— Et qui porte également une marque de contre-amiral, nota Pears en se tournant vers Contenay.
— C’est exact, répondit l’officier français, contre-amiral* André Lemercier.
— Et vous étiez l’un de ses officiers ? lui demanda Coutts avec un brin de soupçon dans la voix.
— Je suis l’un de ses officiers, m’sieu – il jeta un coup d’œil au bâtiment : À présent, je n’ai pas l’intention d’en dire davantage, et vous ne pouvez l’exiger de moi.
Cette remarque fit exploser Pears :
— Faites attention à votre attitude, monsieur ! Nous n’avons pas besoin d’en entendre davantage. Vous aidiez les ennemis du roi, vous soutenez une rébellion illégale au dernier degré et, maintenant, vous voudriez être traité comme un spectateur innocent !
Coutts parut surpris de ce soudain accès de colère.
— C’est bien dit, capitaine, mais je pense que le lieutenant est conscient de ce qu’il a fait et sait bien où il se trouve.
Fasciné, Bolitho observait la scène en espérant que Pears ne s’apercevrait pas de sa présence et ne le renverrait pas illico sur le pont. Ils étaient les témoins privilégiés de ce petit drame qui pouvait avoir tant de conséquences.
— Voilà qui pose un gros problème à notre amiral, Dick, lui glissa Cairns. Essaie-t-il simplement de nous mettre pat, ou serons-nous contraints d’imposer nos vues au français ?
Bolitho observait le profil si jeune de Coutts. À présent, l’amiral devait amèrement regretter d’avoir transféré sa marque. Les quatre-vingt-dix pièces du Resolute seraient aisément venues à bout des soixante-quatorze canons du français et l’on ne pouvait assurément en dire autant du Trojan : à peu près la même taille que l’Argonaute et seulement deux pièces de plus, un équipage clairsemé, des officiers qui manquaient d’expérience.
Si Contenay était représentatif du carré de l’Argonaute, l’adversaire allait se montrer coriace. Et que faisait ce Cunningham ? Une corvette ne pouvait se mesurer avec un bâtiment de ligne, mais montrer un supplément de force, fût-il minime, était toujours précieux.
— Faites raccompagner le prisonnier, ordonna Coutts à D’Esterre, mais je peux avoir besoin de lui à tout moment – et à Bolitho : Dites à la vigie de surveiller le Spite et de me prévenir du moindre de ses mouvements.
Bolitho se précipita dans l’échelle de dunette. Comme tout le monde à bord, la vigie devait se concentrer sur le français, au point d’en oublier totalement le Spite.
Le Trojan maintenait le même cap, toutes les lunettes disponibles rivées sur le bâtiment qui leur coupait la route à angle droit et passait maintenant entre leurs bossoirs. Il continuait de se rapprocher de la pointe.
Coutts devait être bien ennuyé. Il ne pouvait mouiller et, s’il dépassait la pointe, il perdrait l’avantage du vent qu’il mettrait ensuite des heures à regagner. S’il décidait de rester au large, la situation n’était pas meilleure. La seule solution consistait à suivre le français, qui avait visiblement décidé de ne pas tenir compte des intentions du Trojan et faisait même exactement comme s’il n’existait pas.
La pointe défilait plus vite à présent et l’autre cap apparut soudain. Cela faisait comme deux grands bras verts, tendus pour les accueillir. Le soleil tapait de plus en plus fort, Bolitho avait la gorge en feu. La vigie cria soudain :
— Ohé, du pont ! Le Spite s’est échoué, monsieur !
Il y eut comme une plainte sourde chez tous ceux qui se trouvaient sur le pont. Comme comble de malchance, on ne pouvait imaginer pire. Cunningham avait peut-être mal estimé la manœuvre d’embouquement ou s’était fait surprendre par les courants. La chose était assez humiliante pour Coutts, mais pour Cunningham c’était une catastrophe.
— Et maintenant, lui glissa Stockdale, le français peut agir à sa guise.
Le mouillage était de plus en plus visible, Bolitho aperçut d’abord les eaux calmes de la baie derrière les remous du goulet, puis les mâts légèrement inclinés et immobiles du Spite. Au-delà encore, un paysage vert sombre et une goélette mouillée à toucher le rivage.
— Ils essayent de le touer, m’sieur ! héla la vigie.
Bolitho ne voyait pas grand-chose sans lunette et, comme tous les marins qui se trouvaient autour de lui, ne pouvait guère compter que sur la hune pour savoir ce qui se passait. Cunningham avait mis ses embarcations à l’eau et tentait sans doute de porter une ancre pour se déhaler.
— Que fait le français ? demanda Quinn.
Il paraissait mort d’inquiétude.
— Il va sûrement venir mouiller, James. Il a réussi à arriver avant nous dans l’île et, si nous l’attaquons, nous allons déclencher la guerre.
Et il détourna les yeux. Il se sentait soudainement découragé, amer. Quoi qu’ils fissent maintenant, si juste que fût leur cause, le sort avait décidé de s’acharner sur eux.
Selon toute vraisemblance, l’Argonaute était venu livrer une cargaison de poudre et de munitions, destinées en partie à être transbordées à bord de la goélette et, pour le reste, à rester stockées sur place dans l’attente d’un corsaire ou d’un transport. Contenay devait être familier de ce genre d’opération et cela expliquait qu’il n’eût pas eu trop de mal à trouver Fort Exeter.
Un nouvel appel de la vigie le sortit de ses pensées :
— Voile tribord avant, monsieur !
Sur la dunette, des silhouettes se précipitaient pour tenter de découvrir le nouvel arrivant, lunettes braquées dans la direction indiquée. La vigie hélait de nouveau :
— C’est un brick, m’sieur, route au près !
Quinn était tout pâle.
— Je prends les paris, James, lui dit Bolitho, il ne va pas traîner dans le coin en nous voyant ! Il a dû venir chercher une partie de la cargaison du français !
— Mais nous ne pouvons donc rien faire ?
Mais Quinn leva les yeux en entendant Buller :
— Hé, du pont ! Le Spite a réussi à se dégager, m’sieur ! Je vois ses huniers !
Quinn prit le bras de Bolitho, des cris de joie fusaient de partout.
À l’arrière, les timoniers de l’aspirant Weston envoyaient des volées de pavillons.
Bolitho hocha la tête de contentement : voilà qui arrivait à point nommé. Coutts venait d’ordonner au Spite de quitter le mouillage pour donner la chasse à l’intrus. Il y avait fort à parier que Cunningham ne traînerait pas à remonter ses embarcations. Le vent était pour lui, son honneur était en jeu, il aurait mis la main sur le brick avant midi.
Et il y avait encore cette goélette au mouillage. S’il s’agissait d’un corsaire, le français ne pourrait pas contrer Coutts au cas où il voudrait l’empêcher de s’enfuir d’une façon ou d’une autre.
Bolitho dut s’abriter les yeux. La corvette envoyait toute sa toile, il imaginait aisément l’enthousiasme qui devait régner à bord.
— Le Spite fait l’aperçu, monsieur !
L’aspirant Couzens passa en courant, appelé par on ne sait quelle mission urgente.
— Maintenant, lui cria-t-il au vol, c’est au tour du français de jouer les spectateurs !
Mais Bolitho fit volte-face en entendant une déflagration qui venait du mouillage. La fumée s’étalait sur l’eau calme et cacha même un instant le soleil.
Les hommes criaient, hurlaient, excités par la brutale évolution de la situation. Le Spite virait afin de tirer sa bordée, mais il était en limite de portée. Les coups de l’Argonaute s’abattirent sur lui comme un ouragan de fer, abattant mâts et gréement, et le réduisirent en un rien en une épave incontrôlable. Le mât de misaine était tombé, le mât de hune s’effondra dans une grande gerbe d’eau au milieu d’un magma de cordages emmêlés. Le Spite s’arrêta net, Bolitho soupçonnait qu’il s’était de nouveau échoué sur un banc de sable. Ce spectacle d’un être vivant frappé à mort était tout bonnement insupportable.
L’Argonaute avait visiblement voulu s’assurer que le brick ne serait pas capturé. Il revenait dans le vent, son long boute-hors perçait dans la fumée de sa bordée.
— Regardez, fit Quinn d’une voix altérée, ils sortent !
Bolitho se retourna en entendant Cairns crier dans son porte voix :
— Du monde en haut, à réduire la toile ! Monsieur Tolcher, frappez-moi vos filets !
Le pavillon écarlate montait à la corne, Stockdale cracha un bon coup dans ses mains : ils montraient leurs couleurs, Coutts était décidé à engager le combat.
Les hommes s’activaient à frapper les filets au-dessus du pont, comme à l’exercice. La silhouette de l’Argonaute diminuait rapidement, il se dirigeait vers l’entrée de la baie. Lui aussi avait envoyé ses couleurs, le pavillon blanc de France : l’heure n’était plus à la ruse.
Plus tard, d’éminentes autorités s’emploieraient à présenter des excuses. Mais, pour le moment, chacun des deux capitaines avait de bonnes raisons d’engager l’ennemi.
— Ouvrez les sabords !
Dans un tintamarre de palans, les deux rangées de mantelets se levèrent lentement, en parfait synchronisme avec ceux de la batterie basse.
— En batterie !
Bolitho devait s’obliger à respirer profondément. Ses pièces s’ébranlèrent lentement dans un énorme grondement, leurs grosses gueules noires pareilles à celles d’animaux dans le soleil.
Les deux vaisseaux de ligne étaient désormais face à face, seuls, sans personne pour admirer le spectacle de leur énorme puissance. Ils se rapprochaient lentement l’un de l’autre, sans hâte aucune, dans un silence total.
Coutts leva les bras : le cuisinier du capitaine lui passait son ceinturon et fixait son épée. Bolitho comprit soudain que l’amiral ne céderait pas, il n’oserait plus à présent. Ce jour devait être un jour de victoire ou rien.
— Batterie tribord, parée !
Bolitho dégaina son sabre et baissa son chapeau pour s’abriter les yeux.
— Prêts les gars !
Un coup d’œil à gauche, un coup d’œil à droite, tous ces visages si familiers qui se brouillaient soudain. Il se tourna enfin vers l’ennemi.
— Attendez la crête !
Un homme fut pris d’une toux violente, un autre dessinait machinalement des signes incompréhensibles sur le pont.
— Feu !