IX

De la fumée monta de l’enluminure tandis que l’acide brûlait le vélin. L’encre noire s’enfonça dans le parchemin passé au lavis noir, se glissant à travers les fibres telle une panthère dans la nuit. Des poils se détachèrent du pinceau, une goutte de bave se forma sous le menton d’Ederius. Le soleil filtrait par des trous de mite dans la toile de la tente, semant des points de lumière sur le bureau.

Ederius ne perçut rien de tout cela. La seule fumée qu’il voyait était celle du camp rhaize incendié par les harras, qui avaient mis le feu à une colline dont Izgard avait remarqué la sécheresse une semaine plus tôt. « Ces herbes s’enflammeront à la moindre étincelle, avait-il dit. Faisons en sorte que Sandor ait envie d’y établir son campement. »

Les troupes de Garizon avaient mis deux jours à débarrasser la colline de ses rochers et autres obstacles. Il leur avait fallu encore un jour pour construire un barrage à cinq lieues en aval du torrent. Le trop-plein avait été détourné vers le nord, transformant un mince ruisseau d’été en rivière assez grosse pour abreuver une armée. De l’eau fraîche, un versant dégagé et un point de vue imprenable sur le terrain menant au camp du Garizon avaient suffi à emporter la décision de Sandor. Izgard n’avait pas même haussé le sourcil en apprenant la veille à midi que les troupes de Rhaize plantaient des pieux tout autour de leur camp. C’était ce qu’il avait prévu depuis le début. Cela, ainsi que le vent de sud-ouest qui rabattrait les flammes vers le camp et noierait le champ de bataille sous d’épaisses colonnes de fumée noire.

Ederius voyait, flairait et goûtait la fumée désormais. Il observait la confusion qu’elle engendrait, et tout en notant ses effets sur l’avant-garde du Rhaize, il y fit avancer les harras comme des pièces sur un échiquier. Du noir à travers la noirceur : ils savaient ce que tous savaient, voyaient ce que tous voyaient, obéissaient aux ordres comme un seul homme. Leurs terribles braiments inhumains résonnaient aux oreilles d’Ederius. En toute autre circonstance, ce son lui aurait glacé le sang ; là, pourtant, il sentit ses lèvres s’ouvrir et se fermer malgré lui, imitant leur appel. Il était des leurs. Il était chacun d’entre eux. Leur chef, leur créateur, le lien qui les unissait à la Ronce.

Ederius ressentait des besoins si profonds, si élémentaires qu’ils ne pouvaient s’exprimer qu’en images et non en mots. Et bien qu’une part de lui-même soit terrifiée et révulsée devant les horreurs qui s’offraient à lui, sa main ne tremblait pas sur le parchemin et pas un seul instant il ne perdit de vue l’enluminure.

Le noir s’enfonçait dans la noirceur. Les harras dévalaient la pente incendiée, à grands moulinets de leurs longues lames, bousculant devant eux les forces confuses et terrorisées du Rhaize. La fumée piquait les yeux, remplissait les poumons, les flammes léchaient les talons. Le vacarme était assourdissant, étourdissant. Il interdisait toute pensée rationnelle.

Encadrés comme du bétail, les soldats de Rhaize fuyaient vers la vallée. La plupart portaient une armure complète. Tous avaient une épée. S’ils avaient pris le temps de s’arrêter, de réfléchir et de tenir conseil, ils auraient fait face aux harras et se seraient battus – ils étaient dix fois plus nombreux. Pourtant, il n’y eut pas de conseil. Ou s’il y en eut un, personne ne l’écouta au milieu du grondement de l’incendie et des hululements des harras. La panique s’était emparée du camp, ainsi qu’Izgard l’avait dit. Ainsi qu’il l’avait prévu.

Voyant les troupes adverses s’engager au pas de charge dans la vallée, Ederius prit le risque de ramener son attention à l’intérieur de sa tente. Sa vision se brouilla momentanément puis retrouva soudain sa netteté. La Ronce d’or trônait devant lui sur son bureau, plus vivace et dorée que dans son souvenir. Elle ne brillait plus comme du métal poli, elle rayonnait. Un seul regard lui suffit. Izgard lui avait donné des ordres. La Ronce d’or lui offrait le moyen de les exécuter. Ederius retourna bien vite à son enluminure, avec une ardeur nouvelle.

L’encre brûlait le vélin tandis que les harras formaient un demi-cercle derrière l’ennemi : à le pousser, l’aiguillonner pour finalement le précipiter dans le piège de la vallée. Silhouettes sombres qui filaient à travers une pluie de cendres tièdes et des volutes de fumée. Du noir en mouvement à travers le noir.

 

« Ce fut Hierac qui découvrit la Ronce d’or, déclara Avaccus. La légende raconte que le jeune roi bataillait contre les Venns dans le Haut Vjorhad à l’époque. Il n’avait que dix-sept ans. Ce n’était pas un grand stratège, paraît-il, mais un combattant tenace. Il était parti mener une expédition punitive contre un village vennique à la suite d’un massacre de marchands garizons, l’été précédent. Il s’agissait d’une bourgade de montagne, nichée dans les replis des grands glaciers du nord. Les Venns avaient l’avantage du terrain et avaient appris depuis longtemps à repousser leurs envahisseurs sur le glacier. Ils en connaissaient les moindres failles et faiblesses, voyez-vous. Rien qu’à la texture de la neige, ils savaient en quel endroit il était susceptible de s’effondrer. »

Avaccus s’interrompit le temps de siroter une gorgée dans son bol. Il faisait sombre dans la cave à présent, et Tessa ne distinguait plus clairement le visage du vieux moine. Elle n’aurait su dire quelle heure il était. Peut-être le soleil avait-il tout simplement cessé de briller sur l’entrée de la grotte. À moins que le ciel ne se soit couvert. Peut-être faisait-il nuit.

Avaccus leur avait préparé un dîner léger de fromage doux, de pain gris et d’eau. Malgré son manque d’appétit, Tessa se força à manger un peu. Le pain, sec et sans goût comme du papier de riz, eut bien du mal à passer. Avaccus avait sorti une grosse bougie blanche de derrière un rocher et consacré plusieurs minutes à l’allumer. En voyant ses efforts pour frapper le silex selon l’angle correct pour faire jaillir une étincelle, Tessa avait deviné qu’il ne l’allumait que pour elle ; que, par choix ou frugalité, il passait d’ordinaire ses longues soirées dans le noir.

La bougie brûlait désormais, à même le sol, diffusant une lumière pâle à travers la grotte. Sous cet éclairage tamisé, les meules de fromages évoquaient les cratères de quelque paysage fantastique. En les contemplant depuis sa position reculée contre la paroi, Tessa avait le sentiment de flotter dans l’obscurité au-dessus d’un autre monde. Un amas d’algues séchées fumait dans le coin le plus éloigné derrière Avaccus, dégageant ce fumet douceâtre de décomposition de la grève à marée basse. Selon Avaccus, l’odeur éloignait les chauves-souris.

Tessa se demanda ce qui était le pire : les algues fumantes ou le fromage.

Étrangement, elle ne se sentait plus fatiguée. Meurtrie et endolorie de partout, grelottant au moindre courant d’air, mais parfaitement alerte. Elle ne voulait rien manquer de ce que lui racontait Avaccus.

Posant son bol, ce dernier prit sa respiration, remua les épaules comme s’il portait un fardeau encombrant, puis continua son récit.

« Les Venns rabattirent les pillards garizons vers le glacier, en les acculant contre le bord. La croûte de neige sur laquelle ils se replièrent se disloqua sous leur poids. Tous périrent à l’exception d’Hierac ; leurs corps rebondirent le long de la paroi de glace, avant de s’écraser sur les rochers figés dans la neige gelée.

« Hierac était tombé avec les autres. Sur quelle hauteur, je l’ignore. Mais il fut projeté vers l’extérieur et, par miracle, se réceptionna dans une congère ramollie par la pluie. Il eut la jambe brisée en deux endroits, la cage thoracique enfoncée. Il resta inconscient pendant une nuit et un jour. Quand il ouvrit enfin les yeux, il aperçut un scintillement d’or au fond d’un torrent de lait glacial, incrusté dans le lit de gravier, d’argile et de sable. La Ronce d’or. Elle avait été mise au jour par l’effondrement qui avait envoyé les hommes d’Hierac à la mort. »

En écoutant Avaccus, Tessa frémit si profondément qu’elle ressentit le tremblement jusque dans son cœur.

« Il en va toujours ainsi avec les éphémères. Elles n’apparaissent jamais de manière discrète, en soufflant des baisers ; elles se frayent un chemin sanglant en pleine lumière, en modifiant le cours d’une vie, de l’histoire ou du monde même. Elles se plaisent à soigner leur entrée. »

Tessa acquiesça. Elle le savait. Un long trajet en voiture qui l’avait mise à la torture, la tête sur le point d’exploser, et trois cents vies dévoilées devant elle grâce à deux cambrioleurs qui avaient dû se croire maudits quand le coffre principal avait refusé de s’ouvrir, les obligeant à se rabattre sur la salle des coffres personnels. Jusqu’où pouvait-on suivre le fil ? Pendant combien de temps la bague l’avait-elle attendue ? Pas une seule seconde, peut-être. Elle avait peut-être patienté jusqu’au dernier instant avant de se glisser entre les plis de l’enveloppe.

Avaccus émit un petit bruit qui ramena sur lui l’attention de Tessa. « Hierac rapporta la Ronce d’or avec lui en Garizon. La manière dont il parvint à rentrer constituerait un récit en soi, mais je ne vois guère quel profit vous pourriez en tirer. Les choses ne furent jamais plus les mêmes pour lui par la suite. Jusqu’à ce jour sur le glacier, il n’avait été qu’un duc guerrier, dur au mal et entêté, mais aux ambitions modestes et dont la vision étriquée ne s’étendait pas au-delà des expéditions frontalières et des conflits de succession. Le Garizon était alors un petit duché, aux idées étroites et aux projets plus minces encore. Hierac changea tout cela.

« Un mois après s’être couronné de la Ronce d’or, il remportait sa première guerre. En conflit avec le Balgedis dans le nord, il réussit à conquérir l’ensemble des pâturages des Berrains. À compter de ce jour, il ne regarda plus jamais en arrière. La victoire embrasa et inspira l’armée garizonne ; son appétit grandit, ses ambitions s’élevèrent, les possibilités se déroulèrent devant elle comme les champs de blé en été.

« Le gros du continent se trouvait encore sous tutelle istanienne à cette époque. Les infidèles istaniens avaient conquis le Rhaize, le Medran, le Drokho, l’ouest du Balgedis et le sud de la Maribane. Ils contrôlaient la baie de l’Abondance, le golfe, la mer Fougueuse ainsi que tout le Moyen-Orient. Le Terhas, le royaume des sables d’où ils étaient originaires, était à eux, ainsi que l’Harassi, le Ranypt, l’Arpur. Jamais le monde n’avait connu un empire pareil. Les infidèles n’accordaient aucune valeur à la vie. Lorsqu’ils envahissaient un pays, ils en massacraient les hommes et les femmes et le pillaient jusqu’à la moelle. Seules les richesses avaient grâce à leurs yeux : le blé, la soie, l’or, la laine, les pierres précieuses et la chair humaine. Ils embarquèrent des centaines de milliers d’enfants drokhos ou medrains à bord de leurs bateaux d’esclaves et les envoyèrent dans l’est. Les adultes étaient trop âgés, disaient-ils, trop figés dans leurs habitudes occidentales pour se plier à la servitude auprès d’une cour infidèle.

« Les hommes en âge de se battre qui n’avaient pas été tués furent mutilés – les infidèles ne voulaient pas voir une armée se constituer dès qu’ils auraient le dos tourné. Ils aimaient ainsi leur verser de l’huile bouillante dans les canaux de l’oreille, ruinant leurs sens de l’ouïe et de l’équilibre, ce qui les rendait inaptes au combat. L’opération est douloureuse à l’extrême et, lorsqu’elle n’est pas menée à bien correctement, peut occasionner des dommages au cerveau, la folie, ou la mort. Les infidèles istaniens n’en avaient cure. Selon un de leurs dictons : Le sang occidental se lave fort bien de la lame.

« Le printemps même où Hierac trouva la Ronce, les Istaniens décidèrent d’envahir le Garizon. D’aucuns prétendent qu’ils étaient devenus faibles, qu’ils avaient pris l’habitude de ne rencontrer aucune ou très peu de résistance, et qu’ils se lancèrent mal préparés à l’assaut du Garizon. »

Avaccus se racla bruyamment la gorge. « Ils se trompent. Les troupes istaniennes franchirent le Veize à la fin du printemps. Elles savaient qu’Hierac l’avait emporté sur le Balgedis dans le nord. Elles s’attendaient à une opposition.

« Et elles l’obtinrent. Une opposition comme elles n’en avaient pas connu depuis un siècle. Hierac avait été transfiguré par le port de la Ronce d’or. Elle lui avait révélé des visions de guerre, fait naître en lui des talents insoupçonnés et lui avait apporté l’assurance indispensable au commandement. Elle l’avait transformé en roi guerrier.

« Non seulement Hierac réussit à bloquer l’invasion istanienne, mais il la repoussa. De l’autre côté du Veize, en Rhaize et en Balgedis. Trois mois plus tard, il s’emparait du Balgedis. Un an après, il prenait le Rhaize. Rien ne pouvait l’arrêter. Ses armées ne cessaient de se renforcer. Ses stratégies étaient hardies, ingénieuses. Les Istaniens pouvaient rivaliser sur le plan de la force brute, mais pas sur celui de l’acharnement. Nul ne pouvait tenir contre lui. Il poussait toujours plus loin, prenant champ après champ, village après village. Il bouleversa la manière de faire la guerre. Il ne planifiait pas une bataille ou même une campagne, mais prévoyait deux, voire trois coups à l’avance ; il planifiait la guerre du début à la fin.

— Il a brisé leur empire ? » Tessa posa cette question davantage pour entendre le son de sa voix que pour obtenir une réponse qu’elle connaissait déjà. À mesure qu’Avaccus déroulait son récit, elle se sentait de plus en plus insignifiante. Les choses prenaient d’avantage d’ampleur à chacun de ses mots. Cinq cents ans. Des empires. Des milliers de morts, d’innombrables générations. Elle ne voulait pas y penser. Qu’elle ait abouti là, dans cette histoire, lui semblait une épouvantable méprise.

« Il suffit à Hierac d’une décennie pour accomplir ce qu’aucune autre armée n’avait réussi en un siècle. » Avaccus énonça cela avec le calme d’un historien récitant des dates. « Les infidèles furent chassés de l’Occident ; du Rhaize, du Medran, de la Maribane, du Drokho et même de la majeure partie de la péninsule istanienne. Les forces de Garizon les traquèrent dans le sud, puis dans l’est, et finirent par les annihiler. Lors de l’ultime bataille, sur les berges de sable rouge du Medi, l’armée d’Hierac massacra cent mille hommes. La Ronce d’or eut sa part dans chacune de ces morts. »

Tessa ferma les yeux. Le silence qui suivit les paroles d’Avaccus pesa contre ses paupières. Elle refusa de les rouvrir ; cela signifierait affronter en face une réalité dont elle ne voulait pas. Plusieurs secondes s’écoulèrent et, les yeux toujours clos, elle lâcha un petit soupir de défaite en disant : « C’est pour cela que l’éphémère est venue en ce monde, n’est-ce pas ? Pour démanteler l’Empire istanien... »

Derrière ses paupières closes, Tessa sentit Avaccus acquiescer. « Je crois que vous avez raison.

— Sauf que, pour une raison ou pour une autre, elle s’est attardée plus que de coutume ? Elle a échoué à repartir ?

— Oui. Oui. » Un changement subtil fut perceptible dans la voix d’Avaccus. « Quoique échoué ne soit pas le mot juste. » Il croisa le regard de Tessa et, en cet instant, elle comprit aussitôt le poids immense des responsabilités qui accompagnaient ses connaissances. Lorsqu’il reprit la parole, elle sentit une partie de ce poids se transférer sur ses épaules. La responsabilité était partagée, à présent.

« La Ronce d’or fut empêchée de quitter ce monde, corrigea Avaccus. Sur ordre d’Hierac. »

Tessa remonta ses genoux contre sa poitrine et posa la tête dessus. Son corps lui semblait lourd, friable comme de l’ardoise. Tout autour d’elle, les parois de la grotte buvaient la lueur de la bougie, convertissant sa minuscule flammèche en une douzaine de nuances de rouge. On aurait dit qu’elle se tenait au milieu d’un brasier rougeoyant. Sauf qu’il n’y avait aucune chaleur.

« Voilà donc pourquoi je suis là ? s’enquit-elle en regardai !. Avaccus droit dans les yeux. Non pas pour débarrasser le monde des harras ou de leur chef, mais pour renvoyer la Ronce d’or ? »

Avaccus commença à lever la main puis s’interrompit abruptement, comme s’il avait eu l’intention de la toucher avant de réaliser qu’elle se trouvait hors de sa portée. « Oui, confirma-t-il en laissant retomber son bras. Je crois que c’est la raison qui vous a conduite ici. La bague et la couronne sont deux éphémères jumelles. La bague est sœur de la Ronce d’or, et se sert de vous afin de la libérer.

— Dites-moi ce que je dois faire. »

Avaccus ouvrit de grands yeux, et Tessa se rendit compte qu’elle lui avait intimé cela comme un ordre. Il la dévisagea longuement puis hocha la tête. Ce qu’elle demandait ne lui plaisait pas, mais il en reconnaissait la justesse. « Pour comprendre ce qu’il vous reste à faire, vous devez d’abord apprendre comment et pourquoi la Ronce fut retenue. »

Quelque chose dans la voix d’Avaccus fit bondir le pouls de Tessa. Elle posa la main sur sa poitrine afin de se calmer. En pressant sa paume contre ses côtes, elle remarqua que le vieux moine regardait par-dessus son épaule vers l’entrée de la grotte. En direction de l’abbaye.

Avaccus reprit la parole, d’une voix suffisamment basse pour murmurer un secret, en jetant régulièrement des regards fugitifs vers l’entrée. « Après avoir écrasé les infidèles au fleuve Medi, Hierac retourna dans l’ouest afin de consolider ses conquêtes. Il entreprit une longue tournée de trois ans de tous les territoires, villes et duchés qu’il avait pris. Il voulait que l’on sache qu’il était le roi. Il voulait qu’on le voie sur son puissant destrier, l’épée à la main et la Ronce d’or sur la tête, et que l’on comprenne à quel point il serait futile de s’opposer à lui. Des troupes entraînées tout spécialement passaient dans les villes après son départ pour éliminer les rebelles, incendier leurs maisons et lieux de réunion, saisir les biens, l’or – tout ce qui avait de la valeur – au nom du roi. Ceux qui refusaient de coopérer voyaient leur foyer se faire arroser de naphte puis brûler.

« C’est de là que vient le nom des harras : les incendiaires d’Hierac, ses messagers de l’horreur. Ses harras. »

Tessa sentit une main glacée descendre le long de son dos. Se recroquevillant en boule le plus serrée possible, elle écrasa ses genoux contre sa poitrine.

« Pendant ce temps, Hierac s’employait à consulter tous les érudits des villes qu’il traversait, car il brûlait d’en apprendre davantage au sujet de sa couronne. Il veillait sur elle avec un soin jaloux, sans jamais la confier à personne ou la quitter des yeux. Car il savait, voyez-vous ; il savait à quoi il devait ses victoires. Et il tenait à découvrir pourquoi.

— Il est venu ici, n’est-ce pas ? » Tessa se surprit à l’interrompre. Des bribes de conversation lui revinrent en mémoire, dévoilant un lien à mesure qu’elle parlait. Il y avait un motif là-dessous. Elle le sentait. « Hierac s’est rendu sur l’île Ointe pour aller trouver les moines. Ils savaient ce qu’était la Ronce d’or. Ils l’ont aidé à la retenir dans ce monde en échange de... » Tessa ne précisant pas sa pensée, Avaccus lâcha le mot pour elle :

« L’immunité. » Son corps entier s’inclina vers l’avant en disant cela, comme si quelqu’un, loin au-dessus de lui, entassait du poids sur ses épaules. Il examina Tessa un moment, ses yeux clairs emplis de souffrance, puis dit : « Oui, c’est bien ce qui se passa. Hierac vint ici, attiré par les rumeurs de reliques saintes et de manuscrits irremplaçables, ainsi que par la réputation d’érudition de l’île Ointe. Il venait piller l’or ou le savoir – ce qu’il trouverait en premier. Les saints pères se portèrent à sa rencontre sur les rochers. Ils tremblaient de peur. Ils avaient entendu nombre de récits concernant Hierac et ses harras. Ils craignaient de le voir brûler l’abbaye, emporter tous ses trésors et les passer au fil de l’épée.

« Au lieu de quoi, il leur présenta la Ronce. Étudiez-la, leur ordonna-t-il. Dites-moi quelle est sa nature, quelle est son histoire. Donnez-moi une raison d’épargner vos vies.

« Et ils le firent. Un groupe de scribes fut convoqué au scriptorium de l’abbaye et entreprit aussitôt un motif destiné à dévoiler les mystères de la Ronce. Ils étaient douze ; douze hommes qui travaillèrent pendant douze heures, tout au long de la nuit, chacun apportant son motif à l’ensemble. Ce n’était pas comme aujourd’hui, où l’obtention de connaissances par le biais d’une enluminure est vue comme un péché, un empiétement sur le domaine divin. Pour les saints pères de l’époque, c’était au contraire une bénédiction, un don que Dieu avait accordé à leurs scribes. »

Avaccus secoua la tête. « Je ne saurais dire qui a tort ou raison. Je suis plus mal placé que quiconque pour en juger. » Sa tête retomba contre sa poitrine et sa respiration devint difficile. Après avoir lutté quelques instants pour reprendre le contrôle de lui-même, il continua d’une voix ferme. « À l’aube, les scribes avaient leur réponse. Ils appelèrent les saints pères et leur apprirent ce qu’avaient révélé leurs motifs. Ils savaient tout. Ils savaient que la Ronce d’or était l’une de ces éphémères qui voyageaient de monde en monde dans un but précis. Son but était de gagner des guerres, et puisqu’elle venait de remporter un triomphe aussi éclatant, elle ne tarderait sûrement pas à repartir.

« Les saints pères prirent une décision. Je crois qu’ils se dirent que, même sans la Ronce, Hierac resterait le même démon, que le monde et eux continueraient à pâtir du poison distillé par ses barbillons. » Avaccus haussa les épaules. « Quelles qu’aient pu être leurs raisons, ils allèrent trouver le roi dans l’heure et lui exposèrent les découvertes des scribes.

Hierac fut aussitôt frappé d’une terreur profonde à l’idée de perdre la Ronce. Il exigea des saints pères qu’ils trouvent un moyen de la retenir, de l’empêcher de quitter ce monde. Il menaça de raser l’abbaye et de massacrer les moines un à un.

« Les saints pères refusèrent. En toute conscience, ils ne pouvaient accepter.

« Frustré par leur refus même face à la menace, Hierac leur promit alors un cadeau suprême. Enchaînez la Ronce pour moi, leur dit-il, et tant que durera le Garizon ou que son souvenir se perpétuera, l’île Ointe sera défendue contre toute invasion. Votre monastère ne sera pas démantelé tant que la Ronce d’or restera dans ce monde. Vous serez dispensés de tout impôt ou taxe garizonne, et mes troupes se retireront pour ne plus jamais revenir, sinon pour votre protection et à votre demande. Par tout le sang répandu grâce à la Ronce d’or, j’en fais le serment.

« Et les saints pères s’exécutèrent. Oh, pas sur le moment, pas tout de suite. Mais une promesse fut donnée, un contrat signé et Hierac tint sa parole. Retirant ses troupes le matin même, il prévint tous ceux qui s’étaient rassemblés à sa rencontre sur la plage que dorénavant personne ne devrait plus poser le pied sur l’île Ointe à moins de venir en paix. Le Garizon défendrait l’abbaye comme si elle était sienne.

« De leur côté, les moines chargèrent leur scribe le plus talentueux de se pencher sur la question de lier la Ronce. Le frère Ilfaylen consacra six mois à concevoir l’enluminure qui retiendrait l’éphémère en place. Inventant de nouvelles formes et de nouvelles métaphores au fur et à mesure, il étudia d’abord sur l’île Ointe puis en Garizon même. Au cours du dernier mois, il ne fit rien d’autre que retranscrire directement les motifs de la Ronce. Elle en est couverte, voyez-vous. Chacun de ses brins d’or est gravé de formes et de dessins. Je ne les ai jamais contemplés de mes yeux, mais je crois qu’il y a un grand pouvoir à retirer de telles inscriptions. »

À ces mots d’Avaccus, Tessa ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil à sa bague. Les fils d’or étaient parfaitement lisses à l’exception des barbillons. Il n’y avait rien de gravé dans le métal.

Avaccus continua à parler. « Quand Ilfaylen se jugea enfin prêt à commencer l’enluminure, il se présenta devant Hierac. Le roi était comme possédé à cette époque ; il s’obligeait à rester éveillé plusieurs jours de rang, craignant de voir la Ronce lui échapper s’il s’endormait. Et lorsqu’il dormait, c’était toujours avec la Ronce posée sur sa poitrine et un serviteur debout près de lui, chargé de l’alerter au plus infime changement. Il enjoignit à Ilfaylen de se mettre à l’œuvre sans attendre et, pendant cinq jours et cinq nuits, le scribe travailla sur une enluminure qui n’était autre qu’une cage.

« Tissant des liens à coups de pinceau, clouant la Ronce sous le poids des pigments, Ilfaylen exécuta une enluminure qui défiait toute la magie du Dépouillement. La Ronce d’or, cette puissante éphémère qui volait de monde en monde comme une catin passe de bras en bras, n’était plus qu’un insecte sous une cloche de verre. Ilfaylen la dompta, la brida ; il lui mit la main sur la nuque et lui écrasa le nez dans la poussière.

« Au cours de ces cinq jours, on raconte que la lune n’apparut pas dans la nuit étoilée, que les femelles mirent bas avant l’heure et que la marée monta comme jamais sur les plages, tandis que le niveau descendait dans les puits. Les enfants atteints de jaunisse et les vieillards hydropiques moururent en nombre sans précédent, et toutes les villes du continent connurent une affluence record de mouches.

« Ilfaylen fit ce pour quoi on l’avait désigné : il boucla ses fers autour de la Ronce d’or et l’enchaîna ici-bas. Lorsqu’il en eut terminé, l’éphémère n’était plus qu’un bœuf à l’attache, contraint de retracer toujours le même sillon, encore et encore. »

Plusieurs secondes s’écoulèrent. Le silence qui suivit le récit d’Avaccus avait une dimension d’attente, comme celui qui clôt une pièce de théâtre lorsque la dernière tirade a été dite et que les acteurs tiennent la pose en attendant les applaudissements du public.

N’y tenant plus, Tessa dit : « Ainsi donc, elle n’est jamais repartie. » Soudain lasse de rester assise, elle fit un effort pour se lever. Une douleur traversa sa cuisse droite. Sa plaie au mollet se rouvrit, et du sang coula le long de sa cheville. La frustration que lui inspirait sa faiblesse lui donna la force de lutter contre ses genoux flageolants et de se redresser malgré le vertige qui l’envahissait. Elle avait besoin de réfléchir. Une plaie située derrière son épaule, hors de son champ de vision, se rappela à elle quand le tissu rêche de sa tunique frotta contre la croûte. Adossée à la paroi de la grotte, elle demanda : « Qu’est devenue l’enluminure d’Ilfaylen ? »

Avaccus émit un petit bruit de gorge entre le rire et le sanglot. « Eh bien, jeune fille. Vous vous y entendez pour aller droit au but. » Il gratta ses cheveux coupés ras. « Elle fut scellée dans un coffre doublé de plomb et enfouie en un lieu inconnu, à Veizach. Les trois hommes qui avaient creusé la tombe furent massacrés avant d’avoir pu nettoyer la terre qu’ils avaient sous les ongles. »

L’usage que fit le moine du mot tombe donna le frisson à Tessa. « En existerait-il des copies ?

— Des copies ? » Avaccus secoua non seulement la tête, mais son corps entier. « Non. Hierac l’avait interdit depuis le premier jour. Ilfaylen ne quittait jamais le scriptorium sans surveillance. Chaque soir, avant qu’il se retire, on le fouillait de la tête aux pieds, on lui confisquait son matériel de scribe, on inspectait ses quartiers et le parchemin lui-même était examiné à la lumière à la recherche de trous d’épingles.

— Qui auraient constitué un signe qu’Ilfaylen effectuait un double ?

— Oui. Mais conformément aux ordres d’Hierac, le manuscrit demeura intact. Aucune copie n’en fut jamais faite.

— Qu’en est-il des croquis d’Ilfaylen, de ses esquisses ?

— Il dut les tracer sur des tablettes de cire. Hierac avait insisté pour qu’il ne se serve pas de parchemin. Une fois l’enluminure achevée, Hierac en personne vint se placer derrière le scribe et le regarda fondre la cire de deux douzaines de tablettes. »

Tessa hocha la tête. Après un moment de réflexion, elle observa : « Deux douzaines de tablettes de cire représentent un lourd fardeau pour un homme seul. Ilfaylen était-il accompagné d’un assistant ?

— Oui. C’est grâce à lui que nous en savons aussi long. Son assistant tint un journal dans lequel il raconta le voyage de son maître en Garizon, et son retour : les étapes de son trajet, les repas qu’on lui servit, ce genre de choses.

— Y aurait-il inclus des détails relatifs à l’enluminure ?

— Guère plus que ce que je vous ai raconté. Il était soumis aux mêmes contraintes que son maître. Il ne pouvait rien écrire sur le contenu de l’enluminure. »

Tessa sentit ses jambes se dérober sous elle. Incapable de se rappeler pourquoi elle avait jugé si important de se mettre debout, elle se laissa glisser jusqu’au sol. Elle atterrit durement, en se tordant une cheville déjà douloureuse. La soif lui brûlait la gorge, mais elle rechignait à réclamer à boire à Avaccus. Elle ne voulait plus de ses potions dans des bols en os. « Ce récit du voyage d’Ilfaylen existe-t-il encore ? »

Durant tout le temps où Tessa s’efforçait de se lever et de rester debout, Avaccus n’avait pas bougé de sa position en tailleur. À voir son expression impassible, elle eut la sensation qu’il était habitué à rester assis au même endroit pendant de longues périodes de temps. « Hélas, ce livre a disparu, répondit-il. Un incendie s’était déclaré dans la tour ouest de l’abbaye voilà vingt ans, et bon nombre d’ouvrages et de parchemins furent perdus. »

Il ne subsistait donc plus aucune piste. Pas de copie de l’enluminure, aucun document relatif à son élaboration. Tessa soupira longuement. Si une enluminure avait pu lier la Ronce d’or, il en faudrait une autre pour la libérer. Une qui intégrerait tous les éléments de l’œuvre originale et les retournerait contre elle dans l’encre.

« Qu’est devenu Ilfaylen après son retour sur l’île ? »

Avaccus fit claquer sa langue contre son palais. « Eh oui. Tout est là. L’homme ne fut plus jamais le même. Il était tombé malade sur le chemin du retour depuis Veizach, et il dut se reposer plusieurs jours avant de pouvoir entreprendre la traversée de Bay’Zell à Kilgrim. Lorsqu’il débarqua enfin sur l’île Ointe, il avait beaucoup changé. Je crois que peindre l’enluminure l’avait usé plus que n’importe quelle maladie. Mais quelle qu’en soit la cause, quelque chose s’était brisé en lui. Il ne peignit jamais plus d’autres enluminures. Pendant des années il mena la vie retirée d’un érudit, à lire, écrire, apprendre, et à reconstituer ses forces.

« Onze ans plus tard, à la mort du vieil abbé, Ilfaylen se présenta pour lui succéder. Les saints pères pensaient trouver en lui un homme timide, malléable, attaché à défendre les pratiques anciennes. Pourtant, ces onze années de silence l’avaient endurci. Du jour où il devint abbé, il changea tout. Il dissout les groupes de scribes, interdit toute peinture des anciens motifs et fit jeter à la mer toutes les enluminures qui en comportaient des éléments. Il ramena l’abbaye dans le giron des croyances traditionnelles et consacra le restant de ses jours à œuvrer pour la paix.

— Il n’a jamais cherché à revenir sur son travail ?

— Non. Ce qui était fait était fait. Il avait prêté un serment terrible de ne jamais retoucher à ses travaux sur la Ronce. Et il tint parole. Il vécut longtemps et apporta de nombreux changements, mais c’est la seule chose qu’il n’essaya pas de modifier.

— Et la Ronce d’or ? » Tessa commençait à s’endormir. L’engourdissement du froid regagnait lentement ses membres douloureux. « Est-elle toujours restée en Garizon depuis ?

— Oui. » Avaccus se leva. Il se faufila entre les fromages en direction de la bougie. « Depuis cinq cents ans, la Ronce d’or règne dans l’ombre sur le Garizon. Les rois qui la portent ont soif d’invasions et de pillages ; ils sont avides de terres, de victoires et de victimes. Pourtant, leurs ambitions ne sont pas les leurs. On attribue toujours au Garizon ou à ses rois cet appétit insatiable de conquêtes, mais on se trompe. C’est la couronne elle-même qui dirige chaque bataille, enfonce chaque lame, se niche au cœur de toutes les ambitions. Même ligotée, elle ne saurait aller contre sa nature. La guerre est sa mission et la restera toujours. »

Désormais glacée jusqu’aux os, Tessa se recroquevilla entre les rochers. Lorsqu’elle parla, sa fatigue s’entendit dans sa voix. Elle ne voulait plus que dormir. Peut-être qu’en se réveillant au matin, elle s’apercevrait que tout cela n’avait été qu’un mauvais rêve.

« Et si la Ronce continue à s’attarder dans ce monde ? » Avaccus s’agenouilla devant la chandelle, dont il masqua presque toute la lumière. « Le continent entier sera détruit, je le crains. La Ronce d’or est un chien enragé en train de ronger sa laisse. Elle est demeurée assoupie, inutilisée, pendant les cinquante dernières années. Izgard est le premier roi à la porter depuis un demi-siècle. Elle a beaucoup de temps et de batailles à rattraper. Sa sphère d’influence grossit. Son pouvoir grandit. » Il se pencha en avant et souffla la bougie. « Et dans dix jours, cela fera cinq cents ans tout rond qu’elle se trouve sur cette terre. *

Le silence qui suivit cette déclaration d’Avaccus fut brisé par le carillon d’une cloche dans le lointain. Ces longues notes assourdies firent résonner l’air de la grotte. Tessa eut la sensation que les ténèbres vibraient contre sa peau. Il n’y avait plus aucune lumière, mais elle entendit Avaccus regagner sa place au fond de la grotte. Ses articulations craquaient avec un son terne évoquant des coups de masse. La cloche continuait à carillonner. Au cinquième coup, Avaccus s’arrêta et dit : « Il y a du pouvoir dans le chiffre cinq. Un pouvoir très ancien, taillé à la convenance des choses anciennes. »

La cloche sonna encore trois coups, marquant le commencement de la huitième heure, et le vieux moine ne prononça plus un mot.

 

Camron cracha du sang. Paupières plissées, il scruta l’obscurité. Quelque chose bougea. Son pouce droit relâcha la détente, et un carreau jaillit de l’arbalète. Le trait ne toucha rien ; il fila au loin, frôlant un banc de fumée, une ombre projetée par la lune ou une simple particule de cendre prise dans l’œil de Camron. Il ne restait plus la moindre cible. Les harras étaient tous morts. Il leur avait fallu treize heures pour mourir. Néanmoins, Camron conserva sa position à flanc de colline et continua son guet. Et même quand le carreau résonna en pure perte sur le sol, il en sortit un autre du carquois, l’encocha et mit en joue. Il ne parvenait pas à croire que les harras étaient enfin partis.

Les doigts croûtés de sang séché, les mains tremblantes, les yeux à vif au point de lui faire mal à chaque clignement de paupières, Camron resta couché à plat ventre et attendit. Son corps était bardé d’entailles, noirci par les coups. L’épuisement sapait ses forces et jetait un voile noir sur ses pensées.

Il était seul, cela au moins était clair. La bataille était perdue.

La puanteur était abominable. Le moindre coup de vent apportait des relents de sang frais, sec ou calciné. L’odeur de fauves des harras flottait partout. Elle se mêlait au sang dans la bouche de Camron. La fumée se traînait en filaments paresseux, trop lourds pour être dispersés par la brise. Il n’y avait plus de cendres ou de braises incandescentes en suspension dans l’air ; elles s’étaient posées au sol avant la nuit, noircissant les collines environnantes. La lune était pleine mais les nuages l’occultaient presque entièrement. Curieusement, il faisait aussi chaud qu’en plein jour.

Ce qui valait aussi bien, songea Camron, que ses idées traînaient en trébuchant d’un sujet à l’autre comme un aveugle qui avance pas à pas. Car son manteau avait brûlé sur son dos voilà plusieurs heures. À moins qu’il n’ait été déchiqueté par la lame d’un harrar ? Camron ne s’en souvenait plus.

Fronçant les sourcils, il se passa les doigts dans les cheveux. Il ramena une pleine poignée de boucles noircies, cassantes comme des cadavres d’insectes, qu’il jeta par terre. Une seconde plus tard, son doigt revenait se poser sur la détente. Quelqu’un approchait.

Le nouveau venu arrivait par l’arrière, ce qui l’obligea à se retourner dans la boue. Alors qu’il se tortillait, le manche de son arme cogna contre une pierre, ce qui fit tomber le carreau. Camron jura. Il détestait les arbalètes. Il ne se souvenait plus dans quelques circonstances il avait ramassé celle-là. N’avait-il pas un arc court au début de la bataille ? Secouant la tête, il remit le carreau en place.

Une silhouette sombre se précisa. Camron la mit en joue. Son doigt lui paraissait énorme et malhabile sur la détente. Il ne cessait de trembler.

« Qui va là ? » Le ton était agressif, vibrant de défi, mais on ne pouvait se tromper sur l’accent du Rhaize. « Nommez-vous sans quoi je vous embroche. »

Camron ne fit pas un geste. Il savait qu’il aurait dû ôter son doigt de la détente, mais une part de lui s’y refusait. En raison du sang qui coulait d’une plaie à sa gencive, il eut du mal à répondre : « Camron de Thorn. »

Un hoquet de surprise suivit l’annonce de son nom. « Si vous êtes blessé, messire, je vais vous ramener. » Le nouveau venu fit un pas en avant. Il était jeune, avec les cheveux bruns. Ses grands yeux se détachaient sur son visage souillé de sang et de suie. Il se pencha vers Camron. « Là, laissez-moi vous aider à vous relever. » Camron tressaillit.

Le jeune homme se recula aussitôt, levant sa lance pardessus ses épaules en signe d’apaisement. « Y a-t-il d’autres personnes avec vous ? »

Camron secoua la tête. Il n’était pas sûr de grand-chose, mais cela, il le savait. « Ils ont été dispersés. La plupart sont morts. » Le jeune homme hocha la tête. « Je crois que vous devriez lâcher cette détente et venir avec moi jusqu’à la rivière. »

La rivière ? Camron ne comprenait pas. Il se sentit perdre connaissance.

Lorsqu’il reprit ses esprits, on lui versait un liquide dans la bouche. Sa plaie à la gencive le picota. « Buvez, dit le jeune homme. Cela vous fera du bien, »

Camron avala. Le liquide, froid et brûlant à la fois, lava le goût du sang. En s’arrachant à la boue, il remarqua l’absence du poids familier de l’arbalète au creux de son bras. Regardant autour de lui, il l’avisa un peu plus loin, jetée dans l’herbe calcinée.

Suivant son regard, le jeune homme eut un sourire las et lui dit : « Pendant un instant, j’ai cru que vous alliez vous en servir contre moi. »

Camron ne pouvait le nier. Il acquiesça. L’alcool l’aidait peu à peu à rassembler ses idées. Différentes douleurs en profitèrent pour se manifester un peu partout. Avec une grimace, il prit une autre gorgée à la flasque. Puis, en s’essuyant les lèvres, il demanda : « Combien y a-t-il de survivants ? » Le jeune homme baissa les yeux. Quand il voulut parler, un muscle qui palpitait dans sa joue le trahit. Il secoua la tête. Il avait des traces de griffes le long de la gorge. Camron lui tendit la flasque, mais il la refusa. Au bout d’un moment, il répondit : « Cinq cents. Peut-être moins. »

Camron ferma les yeux. Il était trop épuisé pour ressentir le moindre choc. « Que s’est-il passé ?

— Comment pouvez-vous l’ignorer ? » La voix du jeune homme était rude. Quelque chose brillait dans ses yeux. « Sans vos archers et vous, tout le monde aurait péri, y compris le sire. Vous les avez abattus. Vous avez abattu les harras. Il vous restait moins d’une douzaine d’hommes à la fin – je vous observais depuis mon poste. Les harras fondaient sur nous sans relâche, en nous repoussant dans la vallée. Nous n’avions aucune solution de repli. Ils nous coupaient la retraite. On voyait de la fumée partout. Des flammes. » Le jeune homme frémit. « Balanon a brûlé vif. »

Toujours aucun choc. Camron se sentait mort à l’intérieur. La survie du sire avait moins d’importance à ses yeux que la perte de son arbalète.

« Vous nous avez ouvert un chemin. » Le jeune homme continua son récit. Camron percevait presque de l’admiration dans sa voix mais n’en comprenait pas la raison. « Vous étiez le seul à combattre les harras. Le sire menait la charge dans la vallée. Nous n’étions pas prêts. Le temps nous manquait. Les harras étaient sur nos talons. » Chassant cette image d’une violente secousse de la tête, le jeune homme s’écria : « C’était comme se retrouver en enfer. La fumée. Les harras. Les hurlements. »

Camron aurait voulu trouver les mots pour le réconforter, mais n’en avait aucun. Des souvenirs lui revinrent en mémoire : le froissement léger du naphte qui s’enflammait dans son dos. L’explosion de chaleur contre sa nuque. Une voix rauque en train d’aboyer des ordres – se pouvait-il que ce soit la sienne ? Des cris. Des pieds qui couraient dans la boue. Des flèches et des carreaux d’arbalète arrachés désespérément aux carquois des morts. La gueule béante d’un harrar se refermant sur sa joue.

Spontanément, la main de Camron se porta à son visage. Du sang coagulé s’écailla entre ses doigts.

Ils étaient tombés à court de flèches. Noyés dans la fumée, les harras faisaient des cibles difficiles. Ils pouvaient se faire toucher une douzaine de fois avant de s’écrouler. Avec un arc court, il fallait viser soigneusement pour infliger de vrais dégâts et, hormis les archers de Segwin le Nez, aucun des hommes de Camron n’était expert dans le maniement de l’arc.

Gênés par la fumée, à court d’armement, ils avaient été submergés deux fois. Le combat au corps à corps avait été le pire. Camron avait vu s’enfuir une vingtaine des hommes de Balanon. Il ne les blâmait pas. Il en aurait fait autant s’il avait pris le temps de réfléchir. Étrangement, les harras ne se battaient pas avec autant de férocité que dans la vallée des Pierres brisées. À un certain moment, Camron se souvint avoir eu l’impression de constituer un obstacle plutôt qu’une cible. Les harras avaient une mission spécifique : semer la terreur parmi l’armée de Rhaize et la pousser dans la vallée. Des archers l’y attendaient par compagnies entières, calmes, disciplinés, parés.

Camron sentit une nausée lui tordre l’estomac. Tendant la main au jeune homme, il demanda : « Comment t’appelles-tu ? »

Les doigts du jeune homme se refermèrent autour des siens. « Pax.

— Aide-moi à me relever, Pax. Conduis-moi dans la vallée.

— Mais le sire s’est replié au bord de la rivière, pour attendre les survivants. Tous ceux qui sont dans la vallée sont... » La voix de Pax faiblit un instant, mais il en reprit vite le contrôle. « Morts. Les troupes d’Izgard sont en train de piller les cadavres. Nous ne pouvons pas aller là-bas. C’est trop dangereux. »

Camron était sur le point d’objecter, de dire à Pax que l’obscurité les protégerait, mais quelque chose dans l’expression du jeune homme l’en dissuada. Il n’était pas le seul à s’être battu aujourd’hui. « Alors, emmène-moi le plus près possible sans prendre de risque. »

Pax jeta un coup d’œil en arrière, réfléchit un moment, puis hissa Camron sur ses pieds. Il ne posa aucune question, ce dont Camron lui fut reconnaissant. Ils descendirent la colline ensemble. Des corps jonchaient l’herbe calcinée. Beaucoup avaient succombé à des blessures étonnamment légères. Ralentis par leurs plaies, ils avaient été pris dans la fumée et forcés de respirer l’air chaud et suffocant. Certains avaient brûlé, d’autres saigné à mort. Beaucoup portaient des traces de crocs ou de griffes des harras sur la nuque.

Dans l’obscurité, les visages étaient difficiles à reconnaître. Camron se découvrit incapable de passer devant un cadavre sans l’avoir examiné de ses yeux. Pax l’aida à les retourner.

Parfois, des lambeaux de peau leur collaient aux doigts. D’autres corps étaient encore tièdes et poissés de sang. Tous paraissaient légers ; ils se laissaient retourner sans effort, en lâchant leurs arcs et leurs épées. Pax travaillait en silence. Il respirait sans bruit, comme s’il avait honte du bruit de son corps encore en vie. Camron savait ce qu’il ressentait, mais il savait aussi que les morts ne pouvaient plus entendre, et pour sa part il soufflait comme un bœuf.

Camron mit un nom sur de nombreux visages. Ceux qu’il ne reconnaissait pas le perturbaient. Il se penchait plus longuement sur eux, les étudiait de près, afin de ne pas les oublier.

Chaque fois que Pax et lui retournaient un corps, un spasme lui tenaillait brièvement la poitrine. Il avait peur de découvrir Broc parmi les tués. De tous ceux qui avaient combattu là ce jour-là, Broc était le moins apte à échapper à la fumée et aux flammes. Ses blessures n’étaient pas encore complètement guéries. Camron s’efforça de se rappeler la dernière fois qu’il l’avait vu, les dernières paroles, le dernier regard qu’ils avaient échangé. N’y parvenant pas, il sentit les muscles de sa poitrine se serrer une fois de plus ; et cette fois-ci, rien ne put les dénouer. C’est uniquement lorsque Pax et lui atteignirent enfin la lisière de la vallée qu’il comprit que la sensation qu’il éprouvait n’avait rien de physique, en fin de compte.

C’était de la colère.

Les harras l’avaient volé une fois de plus. Ils lui avaient d’abord pris son père, puis le bourg de son enfance. Et voilà qu’ils l’avaient dépouillé de ses souvenirs. Il ne se rappelait plus la dernière fois qu’il avait vu Broc, pas plus que ce qu’il avait pu dire à ses hommes au cours de la bataille. Leur avait-il crié des encouragements avec ses ordres ? Les avait-il prévenus de couvrir leurs arrières ? De rester loin de la fumée ? De se replier lorsqu’ils étaient blessés ? Avait-il pris le temps de presser la main des mourants ? Ou d’aider à emporter les blessés ?

Camron serra les dents si fort qu’il en eut mal à la mâchoire. Il se souvenait de la bataille et des ordres, mais de rien d’autre.

« Messire. Nous ne devrions pas aller plus loin. »

Camron leva les yeux vers Pax. On ne lisait aucune peur dans les yeux du jeune homme, seulement de l’inquiétude. S’occuper des morts l’avait transformé. « J’ai besoin de voir la vallée de mes yeux, lui expliqua Camron. Il faut que je voie les corps. »

Après un long moment, Pax acquiesça. Il fit un petit geste de la main, indiquant une rangée d’arbres à l’est. « À couvert sous les branches, nous devrions pouvoir nous rapprocher sans nous faire repérer. »

Camron hocha la tête. Il se sentait soudain très heureux de ne pas être seul. « Allons-y. »

Ils se faufilèrent entre les arbres, silhouettes furtives auxquelles le sang séché sur leurs vêtements et leurs visages offrait un camouflage idéal dans la nuit. Aucune chouette ne hulula ; aucun renard, aucun campagnol ne fit entendre le moindre craquement de brindille ou froissement de feuilles sur leur passage. Des cendres recouvraient les branches et les buissons comme un tapis de neige noire. La lune se dévoilait puis s’éclipsait. Camron avait mal dans tous les muscles. Une molaire bougeait sous sa langue. Ayant passé depuis longtemps les limites de l’épuisement, son corps en était ressorti gratifié d’un sursaut d’énergie farouche. Il avait le sentiment d’avoir été déshabillé, pelé, puis rogné jusqu’à l’os.

La rangée d’arbres qui les dissimulait s’enfonçait dans la vallée. Camron et Pax ralentirent le pas. Le champ de bataille s’étendait désormais sous leurs yeux. De prime abord, Camron ne distingua pas grand-chose. La lune avait disparu derrière un banc de nuages, et la vallée se trouvait plongée dans le noir. Quelques détails émergèrent peu à peu de l’obscurité : les mouvements du terrain, la ligne brisée d’un torrent, les squelettes calcinés des buissons. La couverture nuageuse s’éclaircit quelque peu et Camron put apercevoir des silhouettes ondulantes à travers la vallée. Les hommes d’Izgard. Ils pillaient les formes noires étendues au sol.

Une petite brise balaya la vallée. Les cheveux de Camron furent chassés de son visage. Les derniers nuages repassèrent devant la lune, et le champ de bataille se retrouva soudain inondé de lumière argentée.

Camron entendit Pax retenir son souffle. Le jeune soldat le précédait de quelques pas. Le bout de sa lance traînait dans la poussière sur ses talons. Ses phalanges craquèrent en se resserrant autour de la hampe.

La veillée était jonchée de cadavres. Têtes, membres, torses, mains, nuques et épaules s’entassaient pêle-mêle, à tel point qu’ils cessaient d’appartenir à des individus pour devenir autre chose. Les éléments d’un tout. Les morts du Rhaize se fondaient dans une seule et même masse. Noirs de suie et de sang coagulé, leurs cadavres ne formaient plus qu’une couche uniforme de bras, de jambes, de doigts et de pieds. Pareils aux décombres semés par un ouragan, ils tapissaient le fond de la vallée de restes épars. Comme un seul homme. Un seul cadavre.

Une seule et même mort.

Camron laissa le menton retomber sur sa poitrine. Il n’avait jamais rien vu de tel de toute sa vie. Il ne trouvait pas de mots pour le décrire, ni d’images auxquelles le comparer. Il contemplait la mort, voilà tout ce que son esprit lui soufflait.

Directement devant lui, Pax tomba à genoux. Camron lui-même demeura figé. Il se sentait perdu. Depuis la nuit de la mort de son père, il essayait de trouver sa voie. Découvrir tous ces corps était un pas de plus en arrière.

Ils pouvaient appartenir à n’importe quel camp, songea-t-il. Au Rhaize, au Garizon. Ce pouvait être n’importe qui.

« Dix mille hommes, murmura Pax, brisant un silence si absolu que parler semblait presque blasphématoire. Dix mille hommes sont morts là aujourd’hui. »

C’est alors, en entendant les paroles de Pax, que Camron comprit ce qu’il faisait là. Il était venu pour être témoin. Berick de Thorn avait vu périr cinquante mille hommes sur le mont Credo, et désormais, son fils avait contemplé dix mille cadavres dans une vallée au nord de la Crosse.

Camron embrassa la scène d’un regard dur. Ses yeux, encore irrités par la fumée, le piquaient et larmoyaient. Mais il ne cilla pas. Il regardait ce que son père avait vu cinquante ans plus tôt. Les cadavres étaient recouverts de cendres au lieu de neige ; la brise était tiède, et non froide comme en altitude ; pourtant, cela ne faisait aucune différence. La vérité restait la même.

Non. Camron ne sut pas s’il avait dit ou pensé ce mot, s’il s’agissait d’une dénégation ou d’une promesse. Il savait seulement qu’il avait eu tort. Peu importait qui l’avait emporté en ce jour, lui avait perdu. Tout comme son père au mont Credo, il se retrouvait pris au milieu. Ses compatriotes étaient tombés des deux côtés. Lentement, sans chercher à se dérober au spectacle étalé sous ses yeux, Camron se mit à secouer la tête. Il comprenait désormais pourquoi son père s’était disputé avec lui ce jour funeste. Il ne tenait pas à ce que son fils répète les mêmes erreurs que lui.

Faisant un pas en avant, Camron posa la main sur l’épaule de Pax. Il avait eu l’intention de le réconforter, mais quand ses doigts se refermèrent sur l’omoplate du jeune homme, il réalisa qu’il avait besoin de soutien. Il avait toutes les peines du monde à rester debout. Ses forces l’abandonnaient un peu plus à chaque souffle. Depuis le début il n’avait fait que courir, chercher à se battre, sans s’arrêter une seule fois pour réfléchir à l’avenir ou au passé.

La comtesse Lianne s’imaginait que Berick aurait voulu voir son fils livrer bataille au Garizon pour s’emparer de la couronne. Mais elle se trompait. Berick ne voulait plus de guerres. « À quoi bon la victoire, lorsque tous les fils du pays sont morts ? » C’étaient pratiquement ses dernières paroles.

Camron eut un sourire sans joie. Quel imbécile il avait fait.

« Viens, Pax, dit-il d’une voix plus calme qu’il n’aurait osé l’espérer. Partons d’ici. Nous en avons assez vu. »

Pax se redressa. Comme Camron, il ne parvenait pas à s’arracher à la vue des cadavres. Quand il parla, ce fut d’une voix de petit garçon apeuré : « Ce n’est que le commencement, n’est-ce pas ?

— Non. » Camron voulut détourner les yeux et s’en découvrit incapable. « C’est la fin. »

La Peinture De Sang
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