The Project Gutenberg EBook of Mademoiselle de la Seiglière, Volume II (of 2), by Jules Sandeau

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Title: Mademoiselle de la Seiglière, Volume II (of 2)

Author: Jules Sandeau

Release Date: December 19, 2010 [EBook #34693]

Language: French

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MADEMOISELLE DE LA SEIGLIÈRE

PAR
JULES SANDEAU
II
PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS

1847

I

Mademoiselle de La Seiglière veillait seule. Accoudée sur l'appui d'une fenêtre ouverte, le front appuyé sur sa main, dont les doigts se perdaient sous les nattes de sa chevelure, elle écoutait d'un air distrait les confuses rumeurs qui montaient des champs endormis, concert de l'eau, du feuillage et des brises, nocturne de la création, langage harmonieux des nuits étoilées et sereines. À toutes ces voix et à tous ces murmures, mademoiselle de La Seiglière mêlait les premiers tressaillements d'un cœur où la vie commençait à poindre et à se révéler. Il se faisait en elle comme un bruit de source cachée, près de sourdre, et soulevant déjà la mousse et le gazon qui la couvrent. Hélène s'était élevée dans un monde gracieux, élégant et poli, mais peu accidenté, froid, correct, compassé, nous n'avons pas dit ennuyeux. Ses entretiens avec le vieux Stamply, les lettres de Bernard, l'image et le souvenir d'un mort qu'elle n'avait jamais connu, avaient été tout le poème de sa jeunesse. À force d'entendre parler de ce mort, à force de lire et relire ces lettres qui respiraient toutes une adorable piété filiale unie aux exaltations de la gloire, lettres d'enfant autant que de héros, caressantes et chevaleresques, toutes écrites dans l'ivresse du triomphe, le lendemain d'un jour de combat, elle en était venue à se prendre pour lui de cette poétique affection qui s'attache à la mémoire des jeunes amis moissonnés avant l'âge. Peu à peu, ce sentiment étrange avait germé et s'était épanoui dans son sein comme une fleur mystérieuse: petite fleur bleue de l'idéal qui parfume le fond des âmes, aux heures solitaires Hélène se penchait sur son cœur pour la voir et pour la respirer. Comment se serait-elle défiée d'un rêve dont elle n'avait jamais entrevu la réalité? comment aurait-elle pu s'effaroucher d'une ombre dont le corps dormait au tombeau? Parfois elle emportait ces lettres dans ses excursions, comme elle aurait pu faire d'un livre aimé, et ce matin même, sur la pente des coteaux, assise sous un bouquet de trembles, elle en avait relu la plus touchante, celle dans laquelle Bernard envoyait à son vieux père le premier bout de ruban rouge qui avait brillé sur sa poitrine. Le bout de ruban s'y trouvait encore, terni par la fumée de la poudre et par les baisers du vieux Stamply. Hélène n'avait pu s'empêcher de songer que cela valait bien, à tout prendre, les œillets, les roses ou les camélias que M. de Vaubert portait toujours à sa boutonnière. Elle était donc revenue la tête et l'esprit tout remplis d'expressions de flamme, et de retour au château, à peine entrée dans le salon, on lui avait montré Bernard, Bernard ressuscité, Bernard debout et vivant devant elle. C'était plus qu'il n'en fallait à coup sûr pour surprendre vivement une imagination oisive, qui ne s'était jusqu'à présent exaltée que pour des chimères. L'apparition miraculeuse de ce jeune homme, qui ne ressemblait à rien de ce qu'elle avait vu jusqu'alors, et qui ne répondait pas trop mal au type qu'elle s'en était formé confusément, la position de ce fils qu'elle croyait déshérité par la probité de son père, son air triste et grave, son attitude digne et fière, le belliqueux éclat de son front et de son regard, ce qu'il avait enduré et souffert, enfin tous les détails de cette étrange journée avaient produit sur la belle enfant une impression romanesque et profonde; mais, trop loin de soupçonner ce qui se passait dans son être pour pouvoir s'en alarmer, mademoiselle de La Seiglière s'abandonnait sans trouble aux sensations qui affluaient en elle comme les flots d'une nouvelle vie. Cependant elle comprit que, puisque Bernard vivait, elle n'avait plus le droit de garder les lettres que le vieux Stamply lui avait confiées à son lit de mort. Près de s'en séparer, son cœur se serra; elle les prit toutes une à une, les relut toutes une dernière fois, puis elle les glissa sous une même enveloppe, après avoir dit un silencieux adieu à ces amies de sa solitude, à ces compagnes de son désœuvrement. Cela fait, la jeune fille revint au balcon, et s'y tint quelque temps encore à regarder les étoiles qui scintillaient au ciel, la blanche vapeur qui traçait dans l'air le cours invisible du Clain, et la lune pareille à un disque de cuivre dont l'horizon rongeait les bords.

* * * * *

Quoiqu'il fît jour depuis plusieurs heures, Bernard se réveilla dans l'obscurité; seulement un rayon de soleil, venant on ne sait d'où, coupait en deux l'appartement par une bande lumineuse dans laquelle tournoyait follement un essaim de petites mouches mêlées à un million d'atomes, poussière d'or dans un sillon de feu. Après être resté quelques instants plongé dans cet état de bien-être et de nonchalance qui n'est ni la veille ni le sommeil, tout à coup, au mugissement sourd de la réalité qui commençait à lui arriver comme le bruit de la marée montante, il se dressa sur son séant, prêta l'oreille, et promena autour de lui un regard étonné. Le bruit se rapprochait, la marée montait toujours. Inquiet, éperdu, il se jeta à bas du lit, tira les rideaux, ouvrit les volets, et, l'esprit et les yeux illuminés en même temps, il vit clair à la fois dans sa chambre et dans sa destinée. L'aigle qui, après s'être endormi libre dans son aire, se réveillerait sur un perchoir, dans une cage de ménagerie, n'éprouverait pas un sentiment de rage et de stupeur plus sombre ni plus terrible que ne le fut celui de Bernard au souvenir de ce qui s'était passé la veille. Il se pressa le front avec désespoir, et se prodigua les noms de lâche, de parjure et d'infâme. Il fut tenté de jeter par la fenêtre les vases du Japon, la coupe aux pièces d'or, les babouches turques, le plateau de cigares, et de consommer l'expiation en se précipitant lui-même. Il voulut aller tordre le col à la baronne; il chercha quel châtiment il infligerait au marquis; Hélène elle-même ne trouva point grâce devant sa colère. Immobile devant une glace, il se demandait si c'était bien son image qu'il y voyait se refléter. Était-ce donc lui en effet? Traître en un jour à tous ses instincts, traître à ses opinions, à ses sentiments, à son origine, à ses devoirs, à ses résolutions, à ses intérêts même, il avait frayé avec la noblesse, accepté l'hospitalité des spoliateurs et des assassins de son père! Par quel charme funeste? par quel enchantement ténébreux? Indigné de s'être fait jouer comme un enfant, convaincu que le marquis n'était qu'un vieux roué, sa fille qu'une jeune intrigante élevée à l'école de madame de Vaubert, dégagé de tous les liens dont on l'avait insidieusement enlacé, honteux et furieux à la fois de s'être laissé enchaîner, comme Gulliver, par des nains, il prit sa cravache, enfonça son chapeau sur sa tête, et, sans vouloir seulement prendre congé de ses hôtes, il sortit du château, décidée n'y plus rentrer que lorsqu'il en aurait chassé la race des La Seiglière.

* * * * *

En traversant une cour plantée de figuiers, de marronniers et de tilleuls, pour gagner les écuries et seller lui-même le cheval qui l'avait amené, il fut rencontré par mademoiselle de La Seiglière, qui sortait de son appartement, en simple négligé de matin, encore plus belle ainsi qu'il ne l'avait vue la veille, le front si pur et si serein, la démarche si calme, le regard si limpide, que Bernard, en l'apercevant, sentit sa conviction s évanouir avec sa colère, de même qu'au soleil levant se disperse et se fond la brume des collines. Soupçonner cette fière et suave créature de ruse, de mensonge, d'intrigue et de duplicité, autant aurait valu accuser de meurtre et de carnage les palombes au plumage ardoisé qui se becquetaient sur le toit du colombier voisin. La jeune fille alla droit au jeune homme.

—Monsieur, je vous cherchais, dit-elle.

À ce timbre de voix plus doux et plus frais que l'haleine embaumée du printemps, plus franc, plus loyal et sincère que le son de l'or sans alliage, Bernard tressaillit, et le charme recommença. Hélène et lui se trouvaient en cet instant près d'une petite porte qui donnait sur la campagne. Hélène l'ouvrit, et, passant sa main sur le bras de Bernard:

—Venez, ajouta-t-elle. Il est encore de bonne heure, et mon père s'est vanté hier soir en vous offrant d'aller battre avec vous, ce matin, nos landes et nos guérets. Vous serez obligé de vous contenter d'une promenade avec moi à travers champs. Vous y perdrez; mais les lièvres y gagneront.

—Tenez, Mademoiselle, dit Bernard d'une voix tremblante en se dégageant doucement de la main d'Hélène, je vous vénère et vous honore. Je vous crois aussi noble que belle; je sens que douter de vous, ce serait douter de Dieu même. Vous avez aimé mon père; vous avez été l'ange gardienne sa vieillesse. Vous l'avez assisté souffrant; vous vous êtes assise à son chevet; vous l'avez aidé à mourir. Soyez-en remerciée et bénie. Vous avez rempli les devoirs de l'absent; je vous en garderai dans mon cœur une reconnaissance éternelle. Cependant laissez-moi partir. Je ne saurais vous expliquer les motifs impérieux qui m'en font une loi; mais puisque je la subis, cette loi, puisque j'ai la force de m'arracher à la grâce de vos instances, vous devez comprendre, Mademoiselle, que les motifs qui me commandent sont bien impérieux en effet.

—Monsieur, répondit mademoiselle de La Seiglière, qui croyait connaître ces motifs dont parlait Bernard; si vous êtes seul ici-bas, si vous n'avez point d'affection sérieuse qui vous appelle ailleurs, si votre cœur est libre de tout lien, je ne sais rien qui vous puisse dispenser de vivre au milieu de nous.

—Je suis seul ici-bas, et mon cœur est libre de tout lien, répliqua tristement le jeune homme; mais songez que je ne suis qu'un soldat de mœurs rudes et sans doute grossières. Je n'ai ni les goûts, ni les habitudes, ni les opinions de monsieur votre père. Étranger au monde où vous vivez, j'y serais importun, et moi-même j'y souffrirais peut-être.

—N'est-ce que cela, monsieur? dit Hélène. Mais songez donc à votre tour que vous êtes ici sur vos terres, et que nul ne songera jamais à contrarier vos goûts, vos habitudes et vos opinions. Mon père est un esprit aimable, indulgent et facile. Vous nous verrez à vos heures; si vous le préférez, vous ne nous verrez jamais. Vous choisirez le genre de vie qui vous conviendra le mieux, et, à part la température, dont nous ne saurions disposer, il ne tiendra qu'à vous de vous croire encore en pleine Sibérie. Seulement vous ne gèlerez pas, et vous aurez la France à votre porte.

—Soyez sûre, mademoiselle, répondit Bernard, que ma place n'est point chez le marquis de La Seiglière.

—C'est me faire entendre, monsieur, que ce n'est point ici notre place, répondit mademoiselle de La Seiglière, car nous sommes ici chez vous.

Ainsi ces deux cœurs honnêtes et charmants abdiquaient chacun de son côté pour ne pas s'humilier l'un l'autre. Bernard rougit, se troubla et se tut.

—Vous voyez bien, monsieur, que vous ne pouvez pas partir, et vous ne partirez pas. Venez, ajouta Hélène en reprenant le bras du jeune homme. Je vous ai hier transmis, pour ainsi dire, les derniers jours de votre père; il me reste encore un dépôt qu'il m'a confié à son lit de mort, et que je tiens à vous remettre.

À ces mots, elle entraîna Bernard qui la suivit encore une fois, et tous deux s'enfoncèrent dans un sentier couvert qui courait à travers les terres entre deux haies d'épines et de troënes. Il faisait une de ces riantes matinées que n'ont point encore voilées les mélancolies de l'automne. Bernard reconnaissait les sites au milieu desquels il s'était élevé; à chaque pas, il éveillait un souvenir; à chaque détour de haie, il rencontrait une fraîche image de ses jeunes années. Ainsi marchant, tous deux s'entretenaient des jours écoulés. Bernard disait son enfance turbulente; Hélène racontait sa jeunesse grave et sérieuse. Parfois ils s'arrêtaient, soit pour échanger une idée, une observation ou un sentiment, soit pour cueillir les menthes et les digitales qui bordaient les marges du chemin, soit pour admirer les effets de lumière sur les prés et sur les coteaux; puis, tout surpris de quelque révélation sympathique, ils poursuivaient leur route en silence jusqu'à ce qu'un nouvel incident vînt interrompre le langage muet de leurs âmes. S'il paraissait étrange, disons le mot, inconvenant, à quelques esprits rigoristes et timorés que la fille du marquis de La Seiglière se promenât, en toilette de matin, au bras de ce jeune homme qu'elle avait vu la veille pour la première fois, c'est que ces esprits, dont nous respectons d'ailleurs les susceptibilités exquises, oublieraient que mademoiselle de La Seiglière était trop chaste et trop pure pour avoir la pudeur et la retenue que le monde enseigne à ses vestales; nous leur rappellerions aussi qu'Hélène avait grandi dans la solitude et dans la liberté, et qu'enfin, en suivant le secret penchant de son cœur, elle croyait accomplir un devoir. Au bout d'une heure de marche, ils arrivèrent, sans y songer et sans l'avoir cherchée, à la ferme où Bernard était né. À la vue de cette humble habitation où rien n'avait changé, Bernard ne put retenir son émotion. Il voulut tout revoir et tout visiter; puis il alla s'asseoir auprès d'Hélène, dans la cour, sur ce même banc où son père s'était assis quelques jours avant d'expirer. Tous deux étaient attendris, et ils restèrent silencieux. Quand Bernard releva sa tête, qu'il avait tenue longtemps entre ses mains, son visage était mouillé de larmes.

—Mademoiselle, dit-il en se tournant vers Hélène, j'ai raconté hier devant vous six années d'exil et de dur esclavage. Vous êtes bonne, je le sais, je le sens. Peut-être avez-vous plaint mon martyre, et pourtant, dans ce récit indiscret de mes maux et de mes misères, je n'ai pas fait entrer la plus cruelle de mes tortures. Cette torture n'a point cessé, je la porte en moi comme un vautour qui me ronge le sein. Quand je quittai mon père, il était vieux déjà et seul au monde. Vainement m'objecta-t-il qu'il n'avait plus que moi sur la terre. Je le délaissai sans pitié pour courir après ce fantôme qui s'appelle la gloire. Au milieu du bruit des camps et des enivrements de la guerre, je ne songeais pas que j'étais un ingrat; dans le silence de la captivité, je me sentis écrasé tout d'un coup sous le poids d'une pensée terrible. Je me représentai mon vieux père sans parents, sans amis, sans famille, frappé d'abandon, pleurant ma mort, mais accusant ma vie. Dès-lors, cette pensée qu'il se plaignait de moi et qu'il accusait ma tendresse ne me donna ni trève ni merci; ce devint le mal de mon cœur, et je me demande encore à cette heure s'il m'a pardonné en mourant.

—Il est mort en bénissant votre mémoire, répondit la jeune fille; il est parti joyeux, avec le doux espoir d'aller vous embrasser là-haut.

—Jamais ne parla-t-il de moi avec amertume?

—Il ne parla jamais de vous qu'avec amour, avec enthousiasme.

—Jamais n'a-t-il maudit mon départ?

—Il n'a jamais que tressailli d'orgueil à l'idée de vos glorieux travaux. Vous n'étiez plus pour lui, et cependant vous étiez encore sa vie tout entière. Il vous pleurait, et cependant il n'existait qu'en vous et que par vous. Près d'expirer, il me livra vos lettres comme ce qui lui restait de plus cher et de plus précieux à léguer. Ces lettres, les voici, dit Hélène en les tirant d'un sac de velours et en les remettant à Bernard; elles m'ont appris à connaître et à aimer la France, et j'ai vu souvent votre père les tremper de ses pleurs et de ses baisers.

—Mademoiselle, dit Bernard d'une voix émue, vous qui avez aidé le père à mourir et qui aidez le fils à vivre, soyez remerciée et bénie encore une fois.

Ils s'en retournèrent plus silencieux qu'ils n'étaient venus. Encore sous le coup du rêve affreux qu'il avait fait la nuit, M. de La Seiglière reçut cordialement Bernard, qui ne put se dispenser de s'asseoir à la table du déjeuner, entre le marquis et sa fille. Livré à lui-même, le marquis fut charmant, et s'il lui échappa quelques imprudences, ces étourderies eurent un caractère de franchise et de loyauté qui ne déplut pas à la nature loyale et franche de son hôte. Le repas achevé, la journée s'écoula comme un rêve, Bernard toujours prêt à partir, et toujours empêché par quelque nouvel épisode. Il feuilleta des albums avec Hélène, passa dans la salle de billard avec le marquis, se laissa promener en calèche découverte, visita les écuries du château, parla de chevaux avec le vieux gentilhomme qui les aimait et prétendait s'y connaître. Dans l'après-midi survint madame de Vaubert, qui déploya toutes les chatteries de sa grâce et de son esprit. Le dîner fut presque joyeux. Le soir, au coin du feu, Bernard s'oublia encore une fois à raconter ses batailles. Bref, sur le coup de minuit, après avoir serré la main du marquis, il se retira dans son appartement, et, tout en se promettant de s'éloigner le lendemain, il fuma un cigare, se coucha et fit de doux songes.

* * * * *

Que devenait cependant notre jeune baron? Dans la matinée de ce même jour, madame de Vaubert, qui avait détourné son fils de se présenter, la veille, au château, le fit appeler auprès d'elle.

—Raoul, lui dit-elle aussitôt, m'aimez-vous?

—Quelle question, ma mère! répondit le jeune homme.

—M'êtes-vous dévoué corps et âme?

—En avez-vous jamais douté?

—Si de graves intérêts qui me concernent vous obligeaient de partir pour Paris?

—Je partirais.

—Immédiatement?

—Je vais partir.

—Sans perdre une heure?

—Je pars, dit Raoul en prenant son chapeau.

—C'est bien, dit madame de Vaubert. Cette lettre renferme mes instructions; vous ne l'ouvrirez qu'à Paris. La malle de Bordeaux passera à Poitiers dans deux heures. Voici de l'or. Embrassez-moi. Maintenant, partez.

—Sans présenter mes adieux au marquis et mes hommages à sa fille? demanda Raoul hésitant.

—Je m'en charge, dit la baronne.

—Cependant…

—Raoul, m'aimez-vous?

—Que penseront?…

—M'êtes-vous dévoué?

—Ma mère, je suis parti.

* * * * *

Trois heures après, M. de Vaubert roulait vers Paris, moins perplexe et moins intrigué qu'on ne pourrait se l'imaginer, et convaincu que sa mère l'envoyait tout simplement acheter les présents de noce. À peine arrivé, il brisa le cachet de l'enveloppe qui renfermait les instructions de la baronne, et il lut les instructions suivantes:

«Amusez-vous, voyez le monde, ne fréquentez que des gens de votre rang, ne dérogez en rien ni jamais, ménagez votre jeunesse, ne songez à revenir que lorsque je vous rappellerai, et reposez-vous sur moi du soin de votre bonheur.»

Raoul ne comprit pas et ne chercha point à comprendre. Le lendemain, il marchait gravement sur le boulevard, l'air froid et compassé, et, au milieu des splendeurs de ce Paris qu'il voyait pour la première fois, aussi peu curieux de voir et d'observer que s'il se promenait sur ses terres.

II

Des semaines, des mois s'écoulèrent. Toujours prêt à partir, Bernard ne partit pas. La saison était belle; il chassa, monta les chevaux du marquis, et finit par se laisser aller au courant de cette vie élégante et facile qui s'appelle la vie de château. Les saillies du marquis lui plaisaient; bien qu'il conservât encore auprès de madame de Vaubert un sentiment de vague défiance et d'inexplicable malaise, il avait subi, cependant, sans chercher à s'en rendre compte, le charme de sa grâce et de son esprit. Les repas étaient gais, les vins étaient exquis; les promenades, à la nuit tombante, sur le bord du Clain ou sous les arbres du parc effeuillé par l'automne, les causeries autour de l'âtre, la discussion, les longs récits, abrégeaient les soirées oisives. Lorsqu'il échappait au marquis quelque aristocratique boutade qui éclatait comme une obus sous les pieds de Bernard, Hélène, qui travaillait sous la lueur de la lampe à quelque ouvrage d'aiguille, levait sa blonde tête et fermait avec un sourire la blessure que son père avait faite. Mademoiselle de La Seiglière, qui continuait de croire que ce jeune homme était au château dans une position pénible, humiliante et précaire, n'avait d'autre préoccupation que de la lui faire oublier, et cette erreur valait à Bernard de si doux dédommagements, qu'il supportait avec une héroïque patience dont il était étonné lui-même les étourderies de l'incorrigible vieillard. D'ailleurs, quoiqu'ils ne s'entendissent sur rien, Bernard et le marquis en étaient arrivés à se prendre d'une espèce d'affection l'un pour l'autre. Le caractère ouvert du fils Stamply, sa nature franche et loyale, son attitude ferme, sa parole brusque et hardie, l'exaltation même de ses sentiments toutes les fois qu'il était question des batailles de l'empire et de la gloire de son empereur, ne répugnaient pas au vieux gentilhomme. D'un autre côté, les chevaleresques enfantillages du grand seigneur agréaient assez au jeune soldat. Ils chassaient ensemble, couraient à cheval, jouaient au billard, discutaient sur la politique, s'emportaient, bataillaient, et n'étaient pas loin de s'aimer.—Ma foi! pensait le marquis, pour un hussard, fils de manant, ce brave garçon n'est vraiment pas trop mal.—Eh bien! se disait Bernard, pour un marquis, voltigeur de l'ancien régime, ce vieux bonhomme n'est pas trop déplaisant.—Et le soir en se quittant, le matin en se retrouvant, ils se serraient cordialement la main.

L'automne tirait à sa fin; l'hiver fit sentir plus vivement encore à Bernard les joies du foyer et les délices de l'intimité. Depuis son installation au château, on avait cru devoir éloigner par prudence la tourbe des visiteurs. On vivait en famille: les fêtes avaient cessé. Bernard, qui avait passé le précédent hiver dans les steppes hyperborées ne songea plus à résister aux séductions d'un intérieur aimable et charmant. Il reconnut qu'en fin de compte ces nobles avaient du bon et qu'ils gagnaient à être vus de près; il se demanda ce qu'il serait devenu, triste et seul, dans ce château désert; il se dit qu'il manquerait de respect à la mémoire de son père en agissant de rigueur contre les êtres qui avaient égayé la fin de ses jours, et que, puisqu'on ne lui contestait pas ses droits, il devait laisser au temps, à la délicatesse et à la loyauté de ses hôtes, le soin de terminer convenablement cette étrange histoire, sans secousses, sans luttes et sans déchirements. Bref, en s'abandonnant mollement à la dérive du flot qui le berçait, il ne manqua pas de bonnes raisons pour excuser à ses propres yeux et pour justifier sa faiblesse. Il en était une qui les valait toutes; ce fut la seule qu'il ne se donna pas.

* * * * *

Le temps fuyait, pour Hélène, léger et rapide; pour Bernard, rapide et léger. Il n'était pas besoin d'une bien grande perspicacité pour prévoir ce qui s'allait passer entre ces deux jeunes cœurs; mais notre gentilhomme, qui s'entendait en amour comme en politique, ne devait pas aborder l'idée que son sang pût s'éprendre pour celui de son ancien fermier. D'une autre part, madame de Vaubert, qui, avec toutes les finesses de l'esprit, n'avait jamais soupçonné les surprises de la passion, ne pouvait pas raisonnablement supposer que la présence de Bernard dût éclipser l'image de Raoul. Mademoiselle de La Seiglière ne le supposait pas davantage. Cette enfant se doutait si peu de l'amour, qu'elle croyait aimer son fiancé; et, se reconnaissant devant Dieu l'épouse de M. de Vaubert, vis-à-vis de Bernard croyant n'être que généreuse, elle s'abandonnait sans défiance au courant mystérieux qui l'entraînait vers lui.

Elle comparait bien parfois la jeunesse héroïque de celui-ci à l'existence oisive de celui-là; parfois, à la lecture des lettres de Raoul, songeant aux lettres de Bernard, elle s'étonnait bien de trouver la tendresse de l'amant moins brûlante et moins exaltée que ne l'était la tendresse du fils; quand, l'œil étincelant, le front illuminé de magiques reflets, Bernard parlait de gloire et de combats, ou qu'assis auprès d'elle il la contemplait en silence, Hélène sentait bien remuer dans son sein ému quelque chose d'étrange qu'elle n'avait jamais éprouvé en présence de son beau fiancé; mais comment aurait-elle pu deviner l'amour aux tressaillements de son être, elle qui, jusqu'alors, avait pris pour l'amour un sentiment tiède et paisible, sans trouble et sans mystère, sans douleur et sans joie? Enfin, Bernard lui-même s'enivrait à son insu du charme qui l'enveloppait, et c'est ainsi que ces deux jeunes gens se voyaient chaque jour, en toute liberté comme en toute innocence, s'efforçant de se faire oublier l'un à l'autre leur position respective, Hélène, redoublant de grâce, Bernard d'humilité, et ne comprenant pas l'un et l'autre que, sous ces adorables délicatesses, l'amour s'était déjà glissé. Cependant il arriva qu'un jour ils en eurent simultanément une vague révélation.

* * * * *

Peu de temps avant l'arrivée de Bernard, par une de ces fantaisies de jeunesse assez familières à la vieillesse du marquis, celui-ci avait fait l'acquisition d'un jeune cheval pur sang limousin qui passait pour indomptable, et que nul encore n'avait pu monter. Hélène l'avait appelé Roland, par allusion sans doute au Roland furieux. Un pauvre diable, qui se donnait pour un centaure, s'étant avisé de vouloir le soumettre, Roland l'avait désarçonné, et le centaure s'était cassé les reins. Dès-lors, personne n'avait osé se frotter au rude jouteur, qu'on vantait d'ailleurs à dix lieues à la ronde pour sa merveilleuse beauté et pour la pureté de sa race. Un jour qu'il en était question, Bernard se fit fort de le mater, de le soumettre et de le rendre, en moins d'un mois, doux et docile comme un mouton bridé. Madame de Vaubert l'encouragea à le tenter; le marquis s'efforça de l'en dissuader; Hélène le supplia de n'en rien faire. Piqué d'honneur, Bernard courut aux écuries et parut bientôt sous le balcon où se tenaient la baronne, M. de La Seiglière et sa fille, en selle sur Roland magnifique et terrible. Indigné du frein, la bouche écumante, les naseaux en feu et les yeux sanglants comme une cavale sauvage qui sentirait la sangle et le mors, le superbe animal bondissait avec une incroyable furie, se cabrait, pirouettait et se dressait debout sur ses jarrets d'acier, le tout à la visible satisfaction de madame de Vaubert, qui semblait prendre le plus vif intérêt à cet exercice, et aux applaudissements du marquis qu'émerveillaient la grâce et l'adresse de l'écuyer.

—Ventre-saint-gris! jeune homme, vous êtes du sang des Lapithes, s'écria-t-il en battant des mains.

Quand Bernard rentra dans le salon, il aperçut Hélène plus pâle que la mort. Le reste de la journée, mademoiselle de La Seiglière ne lui adressa pas un mot ni un regard; seulement, à la veillée, comme Bernard, qui craignait de l'avoir offensée, se tenait auprès d'elle, triste et silencieux, tandis que le marquis et madame de Vaubert étaient absorbés par une partie d'échecs:

—Pourquoi jouez-vous follement votre vie? dit à voix basse et froidement Hélène, sans lever les yeux et sans interrompre son ouvrage de broderie.

—Ma vie? répondit Bernard en souriant; c'est un bien pauvre enjeu.

—Vous n'en savez rien, dit Hélène.

—Croyez que nul ne s'en soucie, répliqua Bernard d'une tremblante voix.

—Vous n'en savez rien, dit Hélène. D'ailleurs, c'est une impiété de disposer ainsi d'un don de Dieu.

—Échec et mat! s'écria le marquis. Jeune homme, ajouta-t-il en se tournant vers Bernard, je vous répète que vous êtes du sang des Lapithes.

—À la façon dont il s'y prend, dit à son tour madame de Vaubert, je veux qu'avant huit jours monsieur Bernard soit maître de Roland et le mène comme un agneau.

—Vous ne monterez jamais ce cheval, dit d'un ton de froide et calme autorité mademoiselle de La Seiglière, les yeux toujours baissés sur son ouvrage et de manière à n'être entendue que du jeune homme, qui se retira presque aussitôt pour cacher le trouble de son cœur.

III

Les choses en étaient là, et rien ne faisait présumer qu'elles dussent prendre de longtemps ni jamais une face nouvelle. Carrément établie, la position de Bernard paraissait inattaquable, et tout ce que le marquis pouvait raisonnablement espérer, c'était qu'il plût à ce jeune homme de n'y rien changer et de s'y tenir. À parler net, le marquis était aux champs. Instinctivement entraîné vers Bernard, il l'aimait ou plutôt il le tolérait volontiers, toutes les fois qu'emporté par la légèreté de son naturel, il oubliait à quel titre le fils Stamply s'asseyait à sa table et à son foyer; mais aux heures de réflexion, aussitôt qu'écrasé sous le sentiment de sa dépendance, il retombait dans le vrai de la situation, le marquis ne voyait plus en lui qu'un ennemi à domicile, une épée de Damoclès suspendue par un fil et flamboyant au-dessus de sa tête. Il y avait pour lui deux Bernard, l'un qui ne lui déplaisait pas, l'autre qu'il aurait voulu voir s'abîmer à cent pieds sous terre. Il n'avait plus, quand il en parlait avec madame de Vaubert, ces jolies colères et ces charmants emportements que nous lui voyions autrefois. Ce n'était plus ce marquis pétulant et fringant, rompant à chaque instant son attache, et s'échappant par sauts et par bonds dans les champs de la fantaisie. La réalité l'avait dompté, et si parfois encore il essayait de se dérober, la rude écuyère l'arrêtait court en lui enfonçant dans les flancs ses éperons de fer. Madame de Vaubert était loin elle-même de cette mâle assurance qu'elle avait montrée d'abord. Non qu'elle eût abandonné la partie: madame de Vaubert n'était point femme à si tôt se décourager; mais, quoi qu'elle pût dire pour le rassurer, le marquis la sentait hésitante, incertaine, troublée, irrésolue. Le fait est que la baronne n'avait plus cette confiante intrépidité qui l'avait longtemps soutenue, et qu'elle était longtemps parvenue à faire passer dans le cœur du vieux gentilhomme. En étudiant Bernard, en l'observant de près, en le regardant vivre, elle avait su se convaincre que ce n'était là ni un esprit ni un caractère avec lesquels il fût permis d'entrer en accommodements; elle comprenait qu'elle avait affaire à une de ces âmes susceptibles et fières qui imposent des conditions, mais qui n'en reçoivent pas, qui peuvent abdiquer, mais qui ne transigent jamais. Or, comme il s'agissait ici d'une abdication d'un million, il n'était pas vraisemblable que Bernard s'y résignât aisément, quelque désintéressé qu'on le supposât. Mademoiselle de La Seiglière pouvait seule tenter d'accomplir un pareil miracle; elle seule pouvait consommer l'œuvre de séduction qu'avaient, à l'insu d'elle-même, commencée victorieusement sa beauté, sa grâce et sa jeunesse. Malheureusement Hélène n'était qu'un esprit simple et qu'une âme honnête. Si elle avait le charme qui fait les lions amoureux, elle ignorait l'art de leur limer les dents et de leur rogner les griffes. Par quels détours, par quels enchantements amener ce noble cœur à devenir, sans qu'il s'en doutât, l'instrument de la ruse et le complice de l'intrigue? Tel était le secret que tout le génie de madame de Vaubert s'épuisait vainement à chercher. Ses entretiens avec le marquis n'avaient plus la verve et l'entrain qui les animaient naguère. Ce n'étaient plus ce haut dédain, ce mépris superbe, cette verte allure qui, plus d'une fois peut-être, ont fait sourire le lecteur. Quand le chasseur part le matin, aux premières blancheurs de l'aube, rempli d'ardeur et d'espérance, il aspire l'air à pleins poumons, et trempe avec délices ses pieds dans la rosée des champs et des guérets. À le voir ainsi, le fusil sur l'épaule, escorté de ses chiens, on dirait qu'il marche à la conquête du monde. Cependant, sur le coup de midi, quand les chiens n'ont fait lever ni perdreaux ni lièvres, et que le chasseur prévoit qu'il rentrera le soir, au gîte, le carnier vide, sans avoir brûlé une amorce, à moins qu'il ne tire sa poudre aux linots: à travers les ronces qui déchirent ses guêtres, sous le soleil en feu qui tombe d'aplomb sur sa tête, il ne va plus que d'un pas boudeur, et s'assied découragé sous la première haie qu'il rencontre. C'est un peu là l'histoire du marquis et de la baronne. Ils en sont à l'heure de midi sans avoir pris le moindre gibier; plus à plaindre même que le chasseur, c'est le gibier qui les a pris.

* * * * *

—Eh bien! Madame la baronne? demandait parfois le marquis en secouant la tête d'un air consterné.

—Eh bien! marquis répondait madame de Vaubert, il faut voir, il faut attendre. Ce Bernard n'est pas précisément le drôle sur lequel nous avions compté. Feinte ou réelle, ça ne manque ni d'une certaine élévation dans les idées ni d'une certaine distinction dans les sentiments. Aujourd'hui tout le monde s'en mêle. Grâce aux bienfaits d'une révolution qui a confondu toutes les classes et supprimé toutes les lignes de démarcation, la canaille a la prétention d'avoir le cœur au niveau du nôtre; il n'est pas de gens si piètres qui ne se crussent déshonorés, s'ils n'affichaient la fierté d'un Rohan et l'orgueil d'un Montmorency. Cela fait pitié, mais cela est. Ces gens-là finiront par blasonner leur crasse et par avoir des armoiries.

—Toujours est-il, madame la baronne, ajoutait le marquis, que nous jouons un vilain jeu, et que nous n'avons même pas la chance pour excuse; grâce à vos conseils, je suis en passe de perdre du même coup ma fortune et mon honneur: c'est trop de deux. Comment finira cette comédie? Vous me répétez sans cesse que nous tenons notre proie; c'est, par Dieu! bien plutôt notre proie qui nous tient. C'est un rat que nous avons emprisonné dans un fromage de Hollande.

—Il faut voir, il faut attendre, répétait madame de Vaubert. Henri IV n'a pas conquis son royaume en un jour.

—Il l'a conquis à cheval, à la pointe d'une épée sans tache.

—Vous oubliez la messe.

—C'était une messe basse; celle que j'entends dure depuis trois mois, et je n'en suis encore qu'à l'Introït.

Quoiqu'il lui en coûtât de mettre des étrangers dans le secret de cette aventure, qui n'était d'ailleurs un secret pour personne, quelque répugnance qu'il éprouvât à se commettre avec des gens de loi, le marquis en était arrivé à un tel état de perplexité, qu'il se décida à prendre l'avis d'un célèbre jurisconsulte qui florissait alors à Poitiers, où il passait pour le d'Aguesseau de l'endroit. M. de La Seiglière doutait encore de la validité des droits de son hôte; il se refusait à croire qu'un législateur, fût-il Corse, eût poussé l'iniquité au point d'encourager et de légitimer des prétentions si exorbitantes. Au risque de perdre sa dernière espérance, il fit appeler un matin dans son cabinet le d'Aguesseau poitevin, et lui expliqua nettement la chose, à cette fin de savoir s'il était un moyen honnête de se débarrasser de Bernard, ou du moins de l'amener forcément à une transaction qui ne compromettrait ni l'honneur ni la fortune de sa race. Ce célèbre jurisconsulte, il se nommait Des Tournelles, était un petit vieillard fin, spirituel et goguenard, d'une bonne noblesse de robe, à ce titre estimant peu la noblesse d'épée et n'aimant point en particulier les La Seiglière, qui avaient de tout temps traité de bourgeoisie les fourrures et les mortiers. En outre, il avait gardé mémoire d'une rencontre dans laquelle notre gentilhomme l'avait reçu du haut en bas, incident sans portée qui remontait à plus de trente ans, depuis plus de trente ans oublié de l'offenseur, mais dont le souvenir saignait encore au cœur de l'offensé. M. Des Tournelles fut secrètement charmé de voir le marquis dans un si mauvais cas. Après avoir approfondi l'affaire, après s'être assuré qu'aux termes même de l'acte de donation passé entre le vieux Stamply et son ancien maître, les droits du donataire étaient révoqués dans leur intégrité par le seul fait de l'existence du fils du donateur, il prit un malin plaisir à démontrer au gentilhomme que non seulement la loi ne lui offrait aucun moyen d'expulser Bernard, mais encore qu'elle autorisait celui-ci à le mettre, lui et sa fille, littéralement à la belle étoile. Le vieux renard ne s'en tint pas là. Sous forme d'argumentation, il défendit le principe qui réintégrait Bernard dans la propriété de son père; il développa la pensée du législateur; il soutint qu'en ceci, loin d'être inique, ainsi que l'affirmait M. de La Seiglière, la loi n'était que juste, prévoyante, sage et maternelle. Vainement le marquis se récria, vainement il accusa la république d'exaction, de violence, et d'usurpation, vainement il essaya d'établir qu'il tenait ses biens non de la libéralité, mais de la probité de son ancien fermier, vainement il tenta encore une fois de s'esquiver par les mille et un détours qu'il connaissait si bien; le légiste lui prouva poliment qu'en s'appropriant les biens territoriaux des émigrés, la république n'avait fait qu'user d'un droit légitime, et qu'en lui restituant le domaine de ses pères, son ancien fermier n'avait fait qu'accomplir un acte de munificence. Sous prétexte d'éclairer la question, il écrasa complaisamment le grand seigneur sous la générosité du vieux gueux. Doué d'une inépuisable faconde, les paroles s'échappaient de sa bouche comme d'un carquois une nuée de flèches, si bien que le pauvre marquis, criblé de piqûres et pareil à un homme qui se fût jeté étourdiment dans un essaim d'abeilles, suait à grosses gouttes et s'agitait dans son fauteuil, maudissant l'idée qu'il avait eue de faire venir cet impitoyable bavard, et n'ayant même pas la ressource de l'emportement et de la colère, tant le bourreau s'y prenait avec grâce, politesse et dextérité. Il y eut un instant où, poussé à bout:

—Assez! monsieur, assez! s'écria-t-il; ventre-saint-gris! vous abusez, ce me semble, de l'érudition et de l'éloquence. Je suis suffisamment instruit, et ne désire pas en savoir davantage.

—Monsieur le marquis, répliqua sévèrement le madré vieillard qui prenait goût au jeu et ne devait lâcher la partie qu'après s'être gorgé du sang de sa victime, je suis ici le médecin de votre fortune et de votre honneur, et je me croirais indigne de la confiance que vous m'avez témoignée en ce jour, si je n'y répondais par une franchise pour le moins égale. Le cas est grave; ce n'est ni avec des restrictions de votre part, ni avec des ménagements de la mienne que vous pouvez espérer en sortir.

Ces derniers mots tombèrent comme une rosée bienfaisante sur le cœur ulcéré du marquis.

—Ah çà! Monsieur, demanda-t-il d'un air hésitant et soumis, tout n'est donc pas désespéré?

—Non, sans doute, répondit en souriant le rusé Des Tournelles, pourvu toutefois que vous vous résigniez à tout avouer et à tout entendre. Je vous le répète, monsieur le marquis, vous ne devez voir en moi qu'un médecin venu pour étudier votre mal et pour tenter de le guérir.

Amolli par la crainte, alléché par l'espoir, encouragé d'ailleurs par l'apparente bonhomie sous laquelle le vieux serpent cachait ses perfides desseins, le marquis se laissa aller à des épanchements exagérés. Pour nous en tenir à la comparaison du jurisconsulte, il lui arriva ce qui arrive aux gens qui, après avoir passé leur vie à se railler de la médecine, se jettent aveuglément entre les bras des médecins aussitôt qu'ils ont cru sentir à leur chevet le souffle glacé de la mort. À part quelques détails qu'il crut devoir omettre, il dit tout, son retour, l'arrivée de Bernard, et de quelle façon ce jeune homme était installé au château. Poussé par le diabolique Des Tournelles, qui l'interrompait çà et là en s'écriant:—Très bien! c'est très bien! c'est moins grave que je ne l'avais d'abord imaginé; du courage, monsieur le marquis! cela va bien, nous en sortirons—il mit sa position à nu et se déshabilla, c'est le mot, tandis que, le menton appuyé sur le bec à corbin de sa canne, le vieux roué étouffait de joie dans sa peau de voir l'orgueilleux gentilhomme étalant ses infirmités et découvrant sans pudeur les plaies de son égoïsme et de son orgueil. Quand celui-ci fut au bout de ses confidences, M. Des Tournelles prit un air soucieux et hocha tristement la tête.

—C'est grave, dit-il, c'est très grave, c'est plus grave que je ne le croyais tout-à-l'heure. Monsieur le marquis, il ne faut pas vous dissimuler que vous êtes dans la plus fâcheuse position où se soit jamais trouvé gentilhomme d'aucun temps et d'aucun pays. Vous n'êtes plus chez vous. Ce n'est pas vous qui tolérez Bernard, c'est lui qui vous tolère. Vous êtes à sa merci; vous dépendez d'un de ses caprices. Ce garçon peut, d'un jour à l'autre, vous signifier votre congé. C'est grave, c'est très grave, c'est excessivement grave.

—Je le sais pardieu bien, que c'est grave! s'écria le marquis avec humeur; vous me répéterez cela cent fois que vous ne m'apprendrez rien de nouveau.

—Je n'ignore pas, poursuivit tranquillement M. Des Tournelles sans s'arrêter à l'interruption du marquis, je suis loin d'ignorer que ce jeune homme a tout intérêt à vous conserver sous son toit, vous et votre aimable fille; je sais qu'il se procurerait difficilement des hôtes aussi distingués et qui lui fissent plus d'honneur. Je vais plus loin: je prétends qu'il est de son devoir de chercher à vous retenir; je soutiens que la piété filiale lui commande impérieusement de vous enchaîner à sa fortune. Vous avez été si bon pour son père! On a dit avec raison que ce vieillard s'était enrichi en se dépouillant, tant vous l'avez entouré, sur la fin de ses jours, d'attentions, de soins, de tendresse et d'égards! Spectacle charmant! Il est beau de voir ainsi la main qui donne vaincue en générosité par la main qui reçoit. Quoique je n'aie pas l'avantage de connaître M. Bernard, je ne doute point de ses pieuses dispositions jusqu'à présent, tout révèle en lui un noble cœur, un esprit élevé, une âme reconnaissante. Mais, outre qu'il ne convient pas qu'un La Seiglière accepte une condition humiliante, la vie est semée d'écueils contre lesquels viennent nécessairement se briser tôt ou tard les intentions les plus pures, les résolutions les plus honnêtes. Bernard est jeune, il se mariera, il aura des enfants. Monsieur le marquis, je vous dois la vérité: c'est tout ce qu'on peut imaginer de plus grave.

—Que diable! Monsieur, s'écria M. de La Seiglière, qui sentait son sang lui chauffer les oreilles, je vous ai fait venir, non pour calculer la profondeur de l'abîme où je suis tombé, mais pour m'indiquer un moyen d'en sortir. Commencez par m'en tirer, vous le mesurerez ensuite.

—Permettez, Monsieur, permettez, répliqua M. Des Tournelles; avant de vous tendre une échelle, il est bon pourtant que je sache de quelle longueur il vous la faut. Monsieur le marquis, l'abîme est profond… Quel abîme!… si vous en revenez, vous pourrez vous flatter, comme Thésée, d'avoir vu les sombres bords. Et quelle histoire, Monsieur, que la vôtre! quels bizarres jeux du sort! quelles étranges vicissitudes! Le marquis de La Seiglière, un des plus grands noms de l'histoire, un des premiers gentilshommes de France, rappelé de l'exil par un de ses vieux serviteurs! Ce digne homme qui se dépouille pour enrichir son seigneur d'autrefois! Ce fils qu'on croyait mort et qui revient un beau matin pour réclamer son héritage! C'est un drame, c'est tout un roman; nous n'avons rien de plus intéressant dans les annales judiciaires. Convenez, monsieur le marquis, que vous avez été bien surpris en voyant apparaître devant vous ce jeune guerrier, tué à la bataille de la Moscowa! Quoique son retour dût jeter quelque trouble dans votre existence, je jurerais que ça ne vous a pas été désagréable de voir vivant et bien portant le fils de votre bienfaiteur.

—Au fait, Monsieur, au fait! s'écria le marquis, près d'éclater et plus rouge qu'une pivoine. Savez-vous un moyen de me tirer de là?

—Vertudieu! monsieur le marquis, s'écria l'impitoyable vieillard, il faudra bien que nous en trouvions un. Vous ne pouvez pas rester dans un si cruel embarras. Il ne sera pas dit qu'un marquis de La Seiglière et sa fille auront vécu à la charge du fils de leur ancien fermier, exposés chaque jour à se voir renvoyés honteusement, comme des locataires qui n'auraient pas payé leur terme. Cela ne doit pas être, cela ne sera pas.

À ces mots, M. Des Tournelles parut se plonger dans une méditation savante. Il resta bien un bon quart d'heure à tracer avec le bout de sa canne des ronds sur le parquet, ou, le nez en l'air, à regarder les moulures du plafond, tandis que le marquis l'examinait en silence avec une anxiété impossible à décrire, mais facile à comprendre, cherchant à lire sa destinée sur le front de ce diable d'homme, et passant tour à tour du découragement à l'espoir, selon l'expression inquiète ou souriante que le perfide Des Tournelles donnait au jeu de sa physionomie.

—Monsieur le marquis, dit-il enfin, la loi est formelle; les droits du fils Stamply sont incontestables. Cependant, comme il n'est rien en droit qui ne puisse être contesté, j'ai la conviction qu'avec beaucoup de ruse et d'adresse vous pourrez réussir à faire débouter le fils Stamply de ses prétentions. Mais voici le diable! pour en venir là, il faudra recourir aux subtilités de la loi, et vous, marquis de La Seiglière, vous ne consentirez jamais à vous engager dans les détours de la chicane.

—Jamais, Monsieur, jamais! répliqua le marquis avec fierté; mieux vaut sauter par la fenêtre, que d'essuyer la boue des escaliers.

—J'en étais sûr, reprit M. Des Tournelles. Ces sentiments sont trop chevaleresques pour que je veuille les combattre. Permettez-moi seulement de vous faire observer qu'il s'agit du domaine de vos ancêtres, d'un million de propriétés, de l'avenir de votre fille et des destinées de votre race. Tout cela est à prendre en quelque considération. Je ne parle pas de vous, monsieur le marquis; vous avez le cœur le plus désintéressé qui ait jamais battu dans une poitrine humaine, la ruine vous effraie moins qu'une tache à votre blason. La misère ne vous fait pas peur; vous vivriez au besoin de racines et d'eau claire. C'est noble, c'est grand, c'est beau, c'est héroïque! Je vous vois déjà reprenant sans pâlir le chemin de la pauvreté. À ce tableau, mon cœur s'émeut et mon imagination s'exalte; car, on l'a dit avec raison, le plus magnifique spectacle qui se puisse voir, est la lutte de l'homme fort aux prises avec l'adversité. Mais votre fille, Monsieur, votre fille, car vous êtes père, monsieur le marquis! s'il vous plaît d'accepter le rôle d'Œdipe, imposerez-vous à cette aimable enfant la tâche d'Antigone? Que dis-je! aussi impitoyable qu'Agamemnon, la sacrifierez-vous, nouvelle Iphigénie, sur l'autel de l'orgueil, à l'égoïsme de l'honneur? Je conçois qu'il vous répugne de traîner votre nom devant les tribunaux, et d'arracher par ruse à la justice la consécration de vos droits. Cependant, songez-y, un million de propriétés! Monsieur le marquis, vous êtes bien ici, ce luxe héréditaire vous sied à ravir et vous va comme un gant. Et puis, voyons, entre vous et moi, est-il plus honteux de chercher à frapper son adversaire au défaut de la loi, qu'il ne l'était autrefois, entre chevaliers, de se viser, la lance au poing, au joint de la visière et au défaut de la cuirasse?

—Allons, Monsieur, dit le marquis après quelques instants d'hésitation silencieuse, si vous croyez pouvoir répondre du succès, par dévouement aux intérêts de ma chère et bien-aimée fille, je me résignerai à vider jusqu'à la lie le calice des humiliations.

—Triomphe de l'amour paternel! s'écria M. Des Tournelles. Ainsi, c'est convenu, nous plaidons. Il ne nous reste plus qu'à trouver par quelles délicatesses nous arrivons à dépouiller légalement de ses droits légitimes le fils du bonhomme qui vous a donné tous ses biens.

—Eh bien! Monsieur? demanda-t-il.

—Eh bien! monsieur le marquis, répondit M. Des Tournelles en prenant tout d'un coup un air piteux et consterné, vous êtes perdu, perdu sans ressource, perdu sans espoir. Tout considéré, tout pesé, tout calculé, plaider serait un pas de clerc: vous y compromettriez votre réputation sans y sauver votre fortune. Je me ferais fort de tourner la loi et de vous arracher aux étreintes de l'article 960 du chapitre des donations; avec le Code, il y a toujours moyen de s'arranger. Malheureusement, les termes de l'acte qui vous a réintégré dans vos biens sont trop nets, trop précis et trop explicites, pour qu'il soit permis, avec la meilleure volonté du monde, d'en altérer et d'en dénaturer le sens; un avoué lui-même y perdrait sa peine et son temps. Le vieux Stamply ne vous a fait don de sa fortune que dans la conviction que son fils était mort; le fils vit: donc le père ne vous a rien donné. Tirez-vous de là.—Mais je voudrais bien savoir, s'écria-t-il d'un air vainqueur, pourquoi nous nous amusons, vous et moi, à chercher si loin un dénoûment fâcheux, s'il n'était impossible, lorsque nous en avons un là, tout près, sous la main, honorable autant qu'infaillible. Pour peu que vous possédiez vos auteurs comiques, vous n'êtes pas sans avoir remarqué sans doute que toutes les comédies finissent par un mariage, si bien qu'il semble que le mariage ait été spécialement institué pour l'agrément et pour l'utilité des poètes. Le mariage, monsieur le marquis! c'est le grand ressort, c'est le Deus ex machina, c'est l'épée d'Alexandre tranchant le nœud gordien. Voyez Molière, voyez Regnard, voyez-les tous: comment sortiraient-ils de leurs inventions, s'ils n'en sortaient par un mariage? Dans toutes les comédies, qui rapproche les familles divisées? qui termine les différends? qui clôt les procès, éteint les haines, met fin aux amours? Le mariage, toujours le mariage. Eh! vertu-dieu! s'il est vrai que le théâtre soit la peinture et l'expression de la vie réelle, qui nous empêche, nous aussi, de finir par un mariage? Mademoiselle de La Seiglière est jeune, on la dit charmante; de son côté, M. Bernard est jeune encore, et, dit-on, passablement tourné. Mariez-moi ces deux jeunesses: Molière lui-même, à cette aventure, n'eût pas cherché un autre dénoûment.

À ces mots, malgré la gravité de la situation, le marquis fut pris d'un tel accès d'hilarité, qu'il resta près de cinq minutes à se tenir les côtes et à se tordre dans son fauteuil en riant aux éclats.

—Par Dieu! Monsieur, s'écria-t-il enfin, depuis deux heures que vous me tenez sur la sellette, vous me deviez ce petit dédommagement. Répétez-moi cela, je vous prie.

—J'ai l'honneur de vous répéter, monsieur le marquis, repartit le malin vieillard avec un imperturbable sang-froid, que le seul moyen de concilier en cette affaire le soin de votre réputation et celui de vos intérêts, est d'offrir mademoiselle de La Seiglière en mariage au fils de votre ancien fermier.

Pour le coup, le marquis n'y tint plus. Il se renversa sur son fauteuil, se leva, fit deux fois le tour de la chambre, et vint se rasseoir, en proie aux convulsions de ce rire maladif qu'excite le chatouillement. Quand il se fut un peu calmé:

—Monsieur, s'écria-t-il, on m'avait bien dit que vous étiez un habile homme, mais j'étais loin de vous soupçonner de cette force-là. Ventre-saint-gris! comme vous y allez! Quel coup-d'œil prompt et sûr! quelle façon d'arranger les choses! Pour en être, à votre âge, arrivé à ce point de savoir et d'érudition, il faut qu'on vous ait envoyé bien jeune à l'école. Monsieur votre père était sans doute procureur. Vous auriez rendu des points à Bartole, et maître Cujas n'eût pas été digne de serrer le nœud de votre catogan. Vive Dieu! quel puits de science! Madame Des Tournelles, quand vous la promenez le dimanche à Blossac, doit porter un peu haut la tête.—Monsieur le jurisconsulte, ajouta-t-il en changeant brusquement de ton, vous avez oublié que je vous ai fait appeler pour vous demander une consultation, et non pas un conseil.

—Mon Dieu! monsieur le marquis, reprit sans s'émouvoir M. Des Tournelles, je comprends parfaitement qu'une pareille proposition révolte vos nobles instincts. Je me mets à votre place; j'accepte toutes vos répugnances, j'épouse toutes vos rébellions. Cependant, pour peu que vous daigniez y réfléchir, vous comprendrez à votre tour qu'il est des nécessités auxquelles l'orgueil le plus légitime est obligé parfois de se plier.

—Brisons là, Monsieur, dit le marquis d'un ton sévère qui n'admettait pas de réplique, ce qui n'empêcha pas le vieux fourbe de répliquer.

—Monsieur le marquis, reprit-il avec fermeté, le sincère intérêt, les vives sympathies que m'inspire votre position, le respectueux attachement que j'ai voué de tout temps à votre illustre famille, la franchise et la loyauté bien connues de mon caractère, tout me fait une loi d'insister; j'insisterai, dussé-je, pour prix de mon dévoûment, encourir vos railleries ou votre colère. Je suppose qu'un jour le pied vous manque et que vous tombiez dans le Clain: ne serait-il pas criminel devant Dieu et devant les hommes, celui qui, pouvant vous sauver, ne vous tendrait pas une main secourable? Eh bien! vous êtes tombé dans un gouffre cent fois plus profond que le lit de notre rivière, et je croirais faillir à tous mes devoirs, si je n'employais, au risque de vous blesser et de vous meurtrir, tous les moyens humainement possibles pour essayer de vous en arracher.

—Eh! Monsieur, s'écria le marquis, si c'est leur bon plaisir, laissez les gens se noyer en paix. Mieux vaut se noyer proprement dans une eau pure et transparente que de se retenir au déshonneur et de se cramponner à la honte.

—Ces sentiments vous honorent; je reconnais là le digne héritier d'une race de preux. Je crains seulement que vous ne vous exagériez les dangers d'une mésalliance. Il faut bien reconnaître qu'à tort ou à raison, les idées se sont singulièrement modifiées là-dessus. Monsieur le marquis, les temps sont durs. Quoique restaurée, la noblesse s'en va; sous le factice éclat qu'on vient de lui rendre, elle a déjà la mélancolie d'un astre qui pâlit et décline. J'ai la conviction qu'elle ne pourra retrouver son antique splendeur qu'en se retrempant dans la démocratie, qui déborde de toutes parts. J'ai mûrement réfléchi sur notre avenir, car, moi aussi, je suis gentilhomme, et ce qui prouve à quel point je suis pénétré de la nécessité où nous sommes de nous allier à la canaille, c'est que je me suis résigné tout récemment à marier ma fille aînée à un huissier. Que voulez-vous? Il en est aujourd'hui de l'aristocratie comme de ces métaux précieux qui ne peuvent se solidifier qu'en se combinant avec un grain d'alliage. Dans notre époque, une mésalliance n'est autre chose qu'un pare-à-tonnerre. Déroger, c'est prendre un point d'appui, c'est se prémunir contre la tempête. Il se prépare à cette heure un jeu de bascule curieux à observer: avant qu'il soit vingt ans, le gentilhomme bourgeois aura remplacé le bourgeois gentilhomme. Voulez-vous, monsieur le marquis, connaître toute ma pensée?

—Je n'y tiens pas, dit le marquis.

—Je vais donc vous la dire, reprit avec assurance l'abominable petit vieillard. Grâce à votre grand nom, à votre grande fortune, à votre grand esprit, grâce enfin à vos grandes manières, il se trouve naturellement que vous êtes peu aimé dans le pays. Vous avez des ennemis: quel homme supérieur n'en a pas? Plaignons l'être assez déshérité de la terre et du ciel pour n'en point avoir deux ou trois. À ce compte, vous en avez beaucoup; pourrait-il en être autrement? Vous n'êtes pas populaire: quoi de plus simple, la popularité n'étant en toutes choses que le cachet de la sottise et la couronne de la médiocrité? Bref, vous avez l'honneur d'être haï.

—Monsieur!…

—Trève de modestie! on vous hait. Vous servez de point de mire aux boulets ramés d'un parti cauteleux dont l'audace grandit chaque jour, et qui menace de bientôt devenir la majorité de la nation. Je me garderai bien de vous rapporter les basses calomnies que ce parti sans foi ni loi ne se lasse pas de répandre, comme un venin, sur votre noble vie. Je sais trop quel respect vous est dû pour que je consente jamais à me faire l'écho de ces lâches et méchants propos. On vous blâme hautement d'avoir déserté la patrie au moment où la patrie était en danger; on vous accuse d'avoir porté les armes contre la France.

—Monsieur, répliqua M. de La Seiglière avec une vertueuse indignation, je n'ai jamais porté les armes contre personne.

—Je le crois, monsieur le marquis, j'en suis sûr; tous les honnêtes gens en sont convaincus comme moi; malheureusement les libéraux ne respectent rien, et les honnêtes gens sont rares. On se plaît à vous signaler comme un ennemi des libertés publiques; le bruit court que vous détestez la charte; on insinue que vous tendez à rétablir dans vos domaines la dîme, la corvée et quelque autre droit du seigneur. On assure que vous avez écrit à sa majesté Louis XVIII pour lui conseiller d'entrer dans la chambre des députés éperonné, botté, le fouet au poing, comme Louis XIV dans son parlement; on affirme que vous fêtez chaque année le jour anniversaire de la bataille de Waterloo; on vous soupçonne d'être affilié à la congrégation des jésuites; enfin on va jusqu'à dire que vous insultez ostensiblement à la gloire de nos armées en attachant chaque jour à la queue de votre cheval une rosette tricolore. Ce n'est pas tout, car la calomnie ne s'arrête pas en si beau chemin: on prétend que le vieux Stamply a été victime d'une captation indigne, et que, pour prix de ses bienfaits, vous l'avez laissé mourir de chagrin. Je ne voudrais pas vous effrayer; cependant je dois vous avouer qu'au point où en sont les choses, si une seconde révolution éclatait, et Dieu seul peut savoir ce que l'avenir nous réserve, il faudrait encore une fois vous empresser de fuir, sinon, monsieur le marquis, je ne répondrais pas de votre tête.

—Savez-vous bien, Monsieur, que c'est une infamie? s'écria M. de la Seiglière, à qui les paroles du satanique vieillard venaient de mettre la puce à l'oreille; savez-vous que ces libéraux sont d'affreux coquins? Moi, l'ennemi des libertés publiques! Je les adore, les libertés publiques; et comment m'y prendrais-je pour détester la charte? je ne la connais pas. Les jésuites! mais, ventre-saint-gris! je n'en vis jamais la queue d'un. Le reste à l'avenant; je ne daignerai pas répondre à des accusations qui partent de si bas. Quant à une seconde révolution, ajouta gaîment le marquis comme les poltrons qui chantent pour se rassurer, j'imagine, Monsieur, que vous voulez rire.

—Vertudieu, Monsieur, je ne ris point, répliqua vivement M. des Tournelles. L'avenir est gros de tempêtes; le ciel est chargé de nuages livides: les passions politiques s'agitent sourdement; le sol est miné sous nos pas. En vérité, je vous le dis, si vous ne vouiez être surpris par l'ouragan, veillez, veillez sans cesse, prêtez l'oreille à tous les bruits, soyez nuit et jour sur vos gardes, n'ayez ni repos, ni trève, ni répit, et puis tenez vos malles prêtes, afin de n'avoir plus qu'à les fermer au premier coup de tonnerre qui partira de l'horizon.

M. de La Seiglière pâlit, et regarda M. Des Tournelles avec épouvante. Après avoir joui quelques instants de l'effroi qu'il venait de jeter dans le cœur de l'infortuné:

—Sentez-vous maintenant, monsieur le marquis, l'opportunité d'une mésalliance? Commencez-vous d'entrevoir qu'un mariage entre le fils Stamply et mademoiselle de La Seiglière serait, de votre part, un acte de politique haute et profonde? Comprenez-vous qu'ainsi faisant, vous changez la face des choses? On vous soupçonne de haïr le peuple; vous donnez votre fille au fils d'un paysan. On vous signale comme un ennemi de notre jeune gloire; vous adoptez un enfant de l'empire. On vous accuse d'ingratitude; vous mêlez votre sang à celui de votre bienfaiteur. Ainsi, vous confondez la calomnie, vous désarmez l'envie, vous ralliez à vous l'opinion, vous vous créez des alliances dans un parti qui veut votre ruine, vous assurez contre la foudre votre tête et votre fortune; enfin, vous achevez de vieillir au sein du luxe et de l'opulence, heureux, tranquille, honoré, à l'abri des révolutions.

—Monsieur, dit le marquis avec dignité, s'il en est besoin, ma fille et moi, nous monterons sur l'échafaud. On peut répandre notre sang, mais on ne le souillera pas tant qu'il coulera dans nos veines. Nous sommes prêts; la noblesse de France a prouvé, Dieu merci! qu'elle savait mourir.

—Mourir n'est rien, vivre est moins facile. Si l'échafaud était dressé à votre porte, je vous prendrais par la main et vous dirais: Montez au ciel! mais d'ici là, monsieur le marquis, que de mauvais jours à passer! Songez…

—Pas un mot de plus, je vous prie, dit M. de La Seiglière en tirant du gousset de sa culotte de satin noir une petite bourse de filet qu'il glissa furtivement entre les doigts de M. Des Tournelles.—Vous m'avez singulièrement diverti, ajouta le marquis; il y a longtemps que je n'avais ri de si bon cœur.

—Monsieur le marquis, répliqua M. Des Tournelles en laissant tomber négligemment la bourse sur le parquet, je suis suffisamment récompensé par l'honneur que vous m'avez fait en me jugeant digne de votre confiance; d'ailleurs, s'il est vrai que j'aie réussi à vous faire rire dans la position où vous êtes, c'est mon triomphe le plus beau, et je reste votre obligé. Toutes les fois qu'il vous plaira de recourir à mes faibles lumières, sur un mot de vous je viendrai, trop heureux si, comme aujourd'hui, je puis faire descendre dans votre esprit quelque confiance et quelque sérénité.

—Vous êtes trop bon mille fois.

—Comment donc! vous avez beau ne plus être ici chez vous, et n'avoir désormais en propre ni château, ni parc, ni forêts, ni domaines, pas même un pauvre coin de terre à vous où vous puissiez dresser votre tente, vous êtes encore et serez toujours pour moi le marquis de La Seiglière, plus grand peut-être dans l'infortune que vous ne le fûtes jamais au faîte de la prospérité. Je suis fait ainsi; l'infortune me séduit, l'adversité m'attire. Si mes opinions politiques me l'eussent permis, j'aurais accompagné Napoléon à Sainte-Hélène. Veuillez croire que mon dévoûment et mon respect vous suivront partout, et que vous trouverez en moi un fidèle courtisan du malheur.

—De votre côté, monsieur, soyez persuadé que votre respect et votre dévoûment me seront d'un bien précieux secours et d'une bien douce consolation, répondit le marquis en tirant le cordon d'une sonnette.

M. Des Tournelles s'était levé. Près de se retirer, il s'arrêta, promena autour de lui un regard complaisant, et considéra dans tous ses détails le luxe de l'appartement où il se trouvait.

—Séjour délicieux! réduit enchanté! murmura-t-il comme se parlant à lui-même. Tapis d'Aubusson, damas de Gênes, porcelaines de Saxe, meubles de Boule, cristaux de Bohême, tableaux de prix, objets d'art, fantaisies charmantes… Monsieur le marquis, vous êtes ici comme un roi. Et ce parc! c'est un bois, ajouta-t-il en s'approchant d'une croisée. Vous devez, au printemps, du coin de votre feu, entendre chanter la nuit le rossignol.