CHAPITRE XI
Liam me fit dire de le rejoindre dans une des salles d'audience de Kilore. Pourtant, quand j'y arrivai, je me retrouvai seul. Le feu était éteint. Le soleil d'hiver atteignait à peine le centre de la pièce. Plus forteresse que palais, Kilore n'était pas un nid d'aigle très luxueux. Pourtant, peu m'importait : c'était ici que Deirdre avait été élevée. Cela seul comptait.
La porte s'ouvrit avec un grincement et j'entendis un bruit de pas.
— Niall.
Ce n'était pas Liam. Je me tournai pour faire face au visiteur.
— Rowan !
Le compagnon le plus proche de mon père, le général cheysuli des armées homananes, me regarda comme s'il n'en croyait pas ses yeux, ce qui était sans doute le cas : près d'un an s'était écoulé.
Un sourire naquit sur son visage.
Rowan commençait à accuser le poids des ans. Les années ne marquant pas autant les Cheysulis que les Homanans, je n'aurais su dire exactement l'âge de Rowan, mais je savais qu'il avait depuis longtemps passé la cinquantaine.
— Les dieux ont été plus cléments que nous l'espérions, dit-il avec un soupir de soulagement. Je m'attendais à te trouver faible comme un veau albinos !
— Non.
Je sentis une vague d'émotion naître en moi, si intense que je craignis de me ridiculiser. Le visage de Rowan me révéla qu'il menait une lutte similaire pour cacher ses sentiments.
Pourquoi pas ? Lui et moi partageons la même mauvaise fortune.
Il était sans lir, comme moi. Dans son cas, l'explication était simple. Devenu orphelin lors de la « purification » de Shaine, il avait été adopté par des immigrants ellasiens venus vivre à Homana. Il n'osa jamais divulguer son ascendance, car aucun métamorphe n'était en sécurité en ces temps troublés. Aussi, quand vint le moment de nouer le lien avec le lir qui lui était destiné, il ne le fit pas. Le lir mourut. Rowan resterait sans lir jusqu'à la fin de sa vie.
Et moi ? Peut-être est-il temps que j'apprenne à vivre avec ce que je suis, comme Rowan l'a fait.
Je fis un grand geste.
— Ce que tu vois est ma prison. Elle n'a pas été trop déplaisante.
Il fronça les sourcils.
— T'ont-ils suborné avec tout cela ?
— Non. Mais je mentirais en prétendant que Shea a été dur et inhumain avec moi, alors qu'il m'a honoré et m'a offert son affection.
— Depuis huit mois ? En supposant que le voyage t'ait pris trois mois, comme à moi. Nous t'avons peut-être mal jugé. Aislinn disait que le petit-fils de Karyon essaierait aussitôt de trouver un moyen de partir. Donal pensait que tu me laisserais ce soin. Pourtant, tu ne parles pas de départ...
Le petit-fils de Karyon... Même maintenant, elle ne parle pas de moi comme son fils, mais comme l'héritier de la légende...
— Je n'ai rien à dire, répondis-je sèchement. Shea ne me laissera pas partir tant qu'Alaric n'aura pas cédé à ses exigences.
— Quelles sont-elles ?
— Je ne suis pas dans la confidence.
— Il me semble peu probable qu'Alaric ait du temps à perdre avec Shea et ses demandes. Il est trop occupé à lever une armée pour aider Strahan contre Homana.
— Mais... l'alliance ?
— Elle dépendait de ton mariage avec sa fille. Certes, la cérémonie par procuration vous fait mari et femme aux yeux de la loi homanane ; jusqu'à ce que tu aies épousé Gisella et qu'elle soit la princesse d'Homana, l'alliance n'existera pas. A présent, il semble peu probable qu'elle existe jamais. En tout cas. pas tant que Shea te gardera prisonnier. Alaric a le droit de considérer que les fiançailles ont été rompues, donc de déclarer la guerre au nom de sa fille spoliée. Tu sais que l'annulation d'un mariage par procuration salit la réputation de l'homme aussi bien que celle de la femme. Après cela, qui voudrait de toi ?
Deirdre...
— Qui apporterait le sang nécessaire à la prophétie ? continua Rowan.
Deirdre ne le peut pas...
— Je n'ai pas demandé à être prisonnier ici !
— Je sais... Niall, il se passe des choses graves chez nous.
— Mes parents ? Ont-ils...
— Ils vont bien tous deux, dit-il aussitôt. Non. c'est... autre chose.
— Strahan, n'est-ce pas ?
— Pas uniquement.
Il se redressa et marcha jusqu'à la cheminée. Pour la première fois, je remarquai qu'il boitait, comme si ses os et ses muscles vieillissant lui rappelaient qu'il avait livré trop de batailles. La plupart avec Karyon, qu'il avait suivi vingt-cinq ans durant. Depuis vingt ans, il servait mon père, mais je savais que leur lien n'était pas de la même nature.
— Non, reprit Rowan, cela te concerne. Toi et Karyon.
— Comment cela peut-il concerner un homme mort depuis vingt ans ?
— Parce que, de son vivant, il a engendré des enfants.
— Oui. Sinon, je ne vois pas comment je serais son petit-fils.
— J'ai dit « des » enfants.
J'eus soudain froid dans le dos.
— Un fils...
— Un bâtard. Nous ne savons pas grand-chose à son sujet. Il a trente-cinq ans. Sa mère était une des Homananes qui suivait l'armée de Karyon quand elle allait d'Elias vers Mujhara. Karyon n'était pas homme à changer de femme tous les soirs. Je me souviens d'elle. Sarne était... une femme qui valait la peine qu'on la garde.
— Pourtant, il ne l'a pas gardée, n'est-ce pas ? Quand il a su qu'elle portait un bâtard.
— Non. Quand Electra est arrivée, c'est Sarne qui a demandé à partir. Elle est venue me voir et m'a dit qu'elle attendait un enfant et préférait rentrer chez elle. Je lui ai donné de l'argent, un cheval, et un ancien fermier l'accompagne. Découvrant qu'il préférait la faucille à l'épée, il l'a épousée.
— Comment savez-vous qu'il est le fils de Karyon ? Si elle a épousé ce fermier...
— II est ton portrait en plus âgé, Niall. Ou celui de Karyon, en plus jeune. Un prêtre homanan et un shar tahl cheysuli en ont témoigné.
— Ils l'ont vu ? Comment ose-t-il fonder ses exigences sur le fait qu'il est un bâtard de Karyon, alors que je suis son héritier légitime ?
— Certains Homanans préféreraient voir sur le trône un descendant de Karyon qui ne soit pas cheysuli.
— Je le suis si peu ! Je n'ai pas de lir, pas de magie, je ne peux pas me métamorphoser...
— On prétend que tu caches tes dons, pour faire croire aux Homanans que tu es l'un d'eux. Je répète ce que disent les fanatiques.
— S'ils savaient que certains Cheysulis pensent de même... Dieux, je crois que je n'étais pas fait pour hériter du Lion !
— Tu l'es. Tu en hériteras.
— Et toi, as-tu vu l'usurpateur ?
— Non. Il est trop bien gardé par ses partisans homanans. Selon eux, Donal le ferait tuer s'il savait où le trouver. Ils attendent de réunir des hommes pour sa cause. S'ils ont autorisé le prêtre et le shar tahl à le voir, pour prouver qu'il existe, ils ne les ont pas laissés lui parler.
— Comment allons-nous nous sortir de ça ? grognai-je.
— La seule solution est que tu partes pour Atvia et que tu ramènes Gisella. Nous avons besoin de toi. De toi et de Ian. Je pense qu'il est le seul à pouvoir arranger les choses avec les a'saii, puisque c'est lui qu'ils veulent mettre sur le trône.
Je me levai d'un bond.
— Tu n'es pas au courant ! Rowan, Ian n'est plus ! Il est mort dans la tempête !
Rowan pâlit. Un tel chagrin s'inscrivit sur son visage que j'aurais voulu me jeter à la mer et rejoindre mon frère.
Puis mon compagnon se racla la gorge.
— Je dois envoyer ce message à Donal.
— Porte-le toi-même. Je crois que ce serait préférable. Et dis-lui que je suis vivant, et que je reviendrai aussi vite que possible, avec Gisella.
— Et si Shea ne te laisse pas partir ?
— Je serais obligé de renier ma parole.
Rowan me regarda.
— Je ne sais pas ce que cette captivité t'a fait d'autre, mais elle a trempé ton caractère. Que les dieux soient avec toi, Niall.
— Ce sont eux qui ont forgé mon tahlmorra, répondis-je.
Je ne parvenais pas à dormir. Pourtant, j'essayai de penser à autre chose qu'à la guerre, aux bâtards et aux a'saii. En vain.
Jusqu'à ce que Deirdre vienne me rejoindre.
— Je t'ai entendu parler à l'envoyé de ton père, dit-elle. Ainsi, voilà à quoi ressemble un vrai Cheysuli ? Il a l'air si solennel, si dangereux... Je crois que je te préfère en Homanan !
— Tu m'as espionné !
— Il y a des passages secrets à Kilore que même Shea ne connaît pas, ou qu'il a oubliés. Ne t'inquiète pas. Personne d'autre ne sait que tu as parlé de rompre ta promesse. Je n'ai pas l'intention de le dire à mon père ou à mon frère.
La pièce n'était pas si sombre que je ne puisse y voir un peu. Deirdre s'était assise sur le lit. Je tendis la main pour l'attirer à moi. Elle se débarrassa de sa chemise de lin et vint entre mes bras, nue.
— Dieux, tu me rends fou..., grognai-je contre sa gorge. Deirdre...
Je glissai ma main dans sa chevelure. J'adorais toucher cette masse soyeuse.
— Ne parle pas, dit-elle. Je ne suis pas venue pour ça. Je crois qu'il y a plus que cela entre nous.
— Je ne te contredirai pas... Mais sais-tu ce que tu fais ?
— Il est rare que je l'ignore, mon seigneur, dit-elle.
Je l'allongeai près de moi, frissonnant de plaisir en sentant sa peau nue contre la mienne.
— Meijha... Tu me ferais croire que tu n'es pas jalouse de Gisella.
— Je le suis, mais je sais quand j'ai perdu. Comment m'as-tu appelée ?
— Meijha, soufflai-je. C'est un mot cheysuli. Il signifie « maîtresse ». Ne nous juge pas trop vite. Dans les clans, les guerriers peuvent avoir une épouse et une maîtresse, une cheysula et une meijha. La femme qui n'est pas l'épouse ne souffre d'aucun déshonneur. Je te le jure sur les dieux d'Erinn et d'Homana.
— Ne jure pas sur des dieux que tu ne connais pas. C'est grave, quand ils s'en rendent compte...
— Gisella est cheysulie. Je pense qu'elle comprendrait la coutume, quand je la lui aurai expliquée.
— Ainsi, c'est ce que je serai ? Ta meijha ?
— Si tu le désires, Deirdre.
Moi, je le désire !
— J'aurais préféré être ton épouse..., commença-t-elle.
— Deirdre...
— Mais si je ne peux pas t'avoir de cette façon, je prendrai l'autre. Assez parlé, Niall. Célébrons notre alliance personnelle entre Erinn et Homana.
En riant de bonheur, je couvris du mien son corps voluptueux.