CHAPITRE V
Le lendemain, à l'approche de la Citadelle, Finn devint pensif et acariâtre, ce qui ne lui ressemblait pas. Nous nous entendions bien, même si les débuts avaient été difficiles. Je ne voulais pas le perdre. Reconquérir mon trône sans lui me semblait impossible.
Il arrêta soudain sa monture en jurant à voix basse. Puis je vis qu'il conversait avec son lir. Lachlan, en homme avisé, ne dit rien.
Finn rompit enfin le contact avec Storr. Son visage se fit sérieux et inquiet.
— Storr conseille la prudence. Je vais aller devant. Restez ici, et attendez que je vienne vous chercher.
Je ne fus pas dupe de son ton dégagé.
— Que se passe-t-il ? demandai-je en retenant son cheval par les rênes.
— Storr ne peut joindre aucun lir. Ni Alix.
— Mais... elle possède le Sang Ancien...
Je m'interrompis. De toute évidence, la situation était grave.
— Tu seras aussi en danger, dis-je.
— Je sais. Je vais y aller sous ma forme-lir.
Il démonta, et me tendit les rênes de son cheval.
— Tahlmorra lujhalla mei wiccan, cheysu, me dit-il. La forme humaine se brouilla, un vide étincelant la remplaça. Les yeux de Lachlan s'écarquillèrent et son visage pâlit sous le choc. Puis la forme indistincte reparut ; la silhouette d'un loup se solidifia rapidement.
Le mâle roussâtre qui avait les yeux jaunes de Finn agita la queue et partit au trot.
— Inutile d'avoir peur, dis-je au musicien. Si vous êtes vraiment ce que vous prétendez, vous n'avez rien à craindre de Finn.
Mais je savais qu'il n'est pas si facile de conjurer les spectres des craintes enfantines.
— Les loups ne sont pas accessibles au raisonnement, dit-il. Comment sait-il qui vous êtes, sous cette forme ?
— Quand il est loup, tout ce que sait l'homme s'ajoute au savoir de l'animal, ce qui en fait un adversaire redoutable.
Je comprenais la réaction de Lachlan, ayant eu la même les premières fois.
— Ce n'est pas un démon, repris-je. C'est un homme bénéficiant du don des dieux, comme vous. La manifestation en est différente, c'est tout. Ne craignez pas qu'il se retourne contre vous lorsqu'il est un loup. Il ne le fera pas, sauf si vous lui donnez une bonne raison. Mais je suppose que vous n'allez pas me trahir, n'est-ce pas ? Vous avez votre saga à écrire.
Lachlan tenta de sourire.
— C'est vrai, dit-il. Que vous a-t-il dit, avant de se transformer ?
Je me mis à rire.
— C'était de la philosophie cheysulie, et donc incompréhensible pour un Homanan ou un Ellasien. Tahlmorra lujhalla mei wiccan, cheysu. Cela signifie, en gros, que le sort d'un homme est entre les mains des dieux. Ils l'abrègent généralement en tahlmorra, ce qui est plus simple et tout aussi clair.
— Je suis prêtre, ne l'oubliez pas, répliqua Lachlan. Ces concepts ne me sont pas étrangers. Même si nous n'adorons pas le même dieu, je comprends ce qu'est la foi. Nos dons diffèrent, Karyon, mais ils sont aussi puissants. Tahlmorra lujhalla mei wiccan, cheysu.. C'est une phrase très éloquente.
— En avez-vous de semblables ?
Il éclata de rire.
— Oui, mais vous auriez du mal à les prononcer ! Tenez, en voici une pas trop difficile : Yhana Lodhi, yffennog faer. Un homme qui marche humblement aux côtés de Lodhi connaît la fierté véritable.
Soudain Finn fut de retour, livide.
— Tout est détruit, murmura-t-il. Brûlé. Il n'y a plus de Citadelle.
Je galopai d'un trait jusqu'à la Citadelle, forçant mon cheval à sauter les obstacles malgré sa petite taille. Bientôt j'arrivai à l'enceinte semi-circulaire qui protégeait toutes les Citadelles.
Le mur de pierre avait été abattu. Je m'arrêtai, horrifié, contemplant les restes du sanctuaire des Cheysulis. La neige recouvrait la plus grande partie des ruines, mais les charognards avaient fouillé les décombres. Les poteaux des tentes étaient calcinés ou brisés. Des lambeaux de tissu y adhéraient, raides de givre. En esprit, je revis la fière Citadelle comme elle avait été cinq ans plus tôt : la haute enceinte de pierre, les tentes de couleurs variées portant l'image peinte des lirs ; les perchoirs et les fourrures qui accueillaient les lirs, et les enfants qui n'avaient peur de rien — à part ceux qui étaient assez grands pour craindre les Homanans.
Je jurai à voix basse. Je pensai à Duncan, chef du clan, et à l'enfant à naître. Je pensai surtout à Alix. Jamais je n'avais imaginé qu'ils ne soient plus là pour m'accueillir lorsque je reviendrais.
Je chevauchai directement jusqu'à leur tente. J'en connaissais l'emplacement, même si presque rien ne subsistait pour en marquer la présence.
Je descendis de ma monture avec hâte, et je tombai à genoux. J'avisai un morceau de tissu, amidonné de gel et portant les couleurs de Duncan, le gris ardoise de sa tente et l'or et le brun de l'image de Cai, son faucon. Il se brisa dans ma main lorsque je le ramassai.
Au long des années de mon exil, je n'avais jamais pensé que les Cheysulis puissent un jour disparaître. Ils avaient été la seule constante de ma vie, avec Finn. Je me souvenais de la fierté de Duncan, de la force d'Alix ; de la promesse contenue dans l'enfant à naître.
J'entendis un bruit derrière moi. C'était Finn, je le savais. Tremblant, je me levai lentement, comme un vieillard. En moi, le chagrin le disputait à la colère.
Par les dieux... Ils ne peuvent pas être morts !
Lachlan nous rejoignit ; un son étranglé s'échappa de ses lèvres. Je le regardai et je compris ; Finn avait réalisé aussi. Je lui attrapai le bras.
— Il le savait ! cria-t-il.
— Attends ! Ne le tue pas, ou nous ne saurons jamais... Attends, te dis-je !
Lachlan était figé sur place.
— Je vais vous dire ce dont je me souviens, marmonna-t-il en levant une main comme pour se protéger.
— Finn a raison : vous saviez.
— Oui. Mais j'avais presque oublié. C'était il y a longtemps. Trois ans, je crois.
— Trois ans ! Que s'est-il passé ?
— Les Ihlinis, répondit-il simplement.
— Nous sommes en Elias. Prétendez-vous que les Ihlinis dominent aussi ce pays ?
— Je n'ai rien dit de tel, s'insurgea le harpiste. Des Solindiens et des Ihlinis ont poursuivi des Cheysulis au-delà de la frontière. Cela s'est produit une seule fois. Il y a eu des chants à ce sujet, mais je ne les ai jamais chantés. J'avais oublié.
— C'est le moment de te souvenir, harpiste ! dit Finn, menaçant.
— Les Ihlinis ont détruit la Citadelle. Ils ont tué beaucoup de Cheysulis.
— Combien ? siffla Finn.
— Je ne sais. Pas tous, d'après ce qu'on raconte.
Lachlan se frotta les tempes, l'air épuisé.
— Harpiste, vous saviez que nous nous rendions à la Citadelle ! Vous auriez dû parler plus tôt.
— Je ne savais pas qu'il s'agissait de cette Citadelle. Rhodri lui-même, qui donne asile aux Cheysulis, ne sait probablement pas combien ils sont ni combien de Citadelles il y a en Elias.
Le visage de Finn s'empourpra. Puis le masque d'impassibilité dissimula de nouveau son visage.
— Ils sont peut-être tous morts. Il ne resterait que moi...
Lachlan reprit la parole, la voix chevrotante.
— J'ai entendu dire que les survivants sont retournés en Homana. Au nord, au-delà de la rivière Dentbleue.
— C'est trop loin pour appeler les lirs, dit Finn.
— Vous en savez beaucoup pour quelqu'un qui avait oublié, dis-je sarcastiquement. Avez-vous encore d'autres informations qui pourraient nous intéresser ?
— Les harpistes ont accès à nombre d'informations, comme vous devez le savoir.
Finn nous tourna le dos. Je savais qu'il tentait de maîtriser son émotion ; j'espérais qu'il y parviendrait.
— Puis-je suggérer, dit Lachlan, que vous utilisiez ma harpe pour essayer de soulever votre peuple ? Je peux aller dans les tavernes chanter la Ballade d'Homana, pour les tester. Vous verriez ainsi comment ils répondent à l'appel de leur légitime souverain.
— La Ballade d'Homana ? demanda Finn.
— Je l'ai chantée à la taverne, dit Lachlan, et j'ai vu l'effet qu'elle a eu sur vous. C'est un chant magique.
Il avait raison, je le savais. Si mon peuple avait été effrayé par Bellam, il me faudrait du temps pour lui rendre son énergie ; mais s'il était en colère, ce serait plus facile.
Je fis un signe à Lachlan.
— Occupez-vous des chevaux.
Il me regarda un instant, étonné. Puis il comprit et emmena les chevaux, me laissant libre de parler à Finn sans risque d'être entendu.
— Je t'autorise à partir, dis-je à mon homme lige.
— Ce n'est pas nécessaire.
— Si. Tu dois y aller. Ton clan est retourné au nord d'Homana. Tu dois les retrouver, pour que ton esprit connaisse de nouveau la paix.
— Il est plus important de reconquérir Homana que de chercher mon clan.
— Crois-tu ? Tu m'as dit un jour que les liens du clan sont les plus importants dans la culture cheysulie. Je te laisse partir, mais je sais que tu reviendras, l'âme en repos, quand tu auras la réponse.
— Je ne te laisserai pas avec un ennemi pour seule compagnie.
— Nous ne sommes pas sûrs qu'il soit un ennemi.
— Il en sait trop, grommela Finn. Trop et trop peu en même temps. Je n'ai pas confiance en lui.
— Aie confiance en moi. Tu m'as appris à rester en vie dans toutes les circonstances. Tu as dit que mon tahlmorra était de monter sur le trône du Lion. Rien ne pourra l'empêcher, pas même cette séparation.
Il secoua la tête.
— Le tahlmorra peut être déjoué, Karyon. Ne t'abuse pas en pensant que tu es invincible !
— Me prends-tu pour le petit prince sans expérience que j'étais il y a cinq ans ? reprochai-je. Va retrouver Duncan et Alix, et reviens avec eux. ( Je réfléchis un instant. ) Amène-les à la ferme de Torrin. C'est là qu'Alix a été élevée. Si Torrin vit toujours, sa demeure sera un sanctuaire pour les Cheysulis.
Il regarda les restes de la tente enfouis sous la neige. Il soupira.
— Soulève ton peuple, seigneur d'Homana. Je m'occuperai de ramener les Cheysulis.