Project Gutenberg's Les contemporains, première série, by Jules Lemaître
This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org
Title: Les contemporains, première série Études et portraits littéraires
Author: Jules Lemaître
Release Date: September 5, 2006 [EBook #19186]
Language: French
*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES CONTEMPORAINS, PREMIÈRE SÉRIE ***
Produced by Mireille Harmelin, Keith J. Adams and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
LES CONTEMPORAINS
Études et portraits littéraires
JULES LEMAÎTRE
Première série
Théodore
de Banville
Sully-Prudhomme
François
Coppée
Édouard
Grenier
Madame
Adam
Madame
Alphonse Daudet
Ernest
Renan
Ferdinand
Brunetière
Émile
Zola
Guy
de Maupassant
J.-K.
Huysmans
Georges
Ohnet
Paris
Librairie
H. Lecène et H. Oudin
17,
Rue Bonaparte, 17
1886
Voici quelques-uns des articles que j'ai fait paraître dans la Revue bleue. Je ne pense pas qu'il s'en dégage encore ni une doctrine littéraire, ni une philosophie, ni une vue d'ensemble sur la littérature contemporaine. Ce ne sont que des impressions sincères notées avec soin. Il sera toujours temps, quand elles seront beaucoup plus nombreuses, d'en tirer des conclusions. En attendant j'ai le plus possible sous les yeux cette aimable définition:
«L'esprit critique est de sa nature facile, insinuant, mobile et compréhensif. C'est une grande et limpide rivière qui serpente et se déroule autour des oeuvres et des monuments de la poésie, comme autour des rochers, des forteresses, des coteaux tapissés de vignobles et des vallées touffues qui bordent ses rives. Tandis que chacun des objets du paysage reste fixe en son lieu et s'inquiète peu des autres, que la tour féodale dédaigne le vallon et que le vallon ignore le coteau, la rivière va de l'un à l'autre, les baigne sans les déchirer, les embrasse d'une eau vive et courante, les comprend, les réfléchit, et, lorsque le voyageur est curieux de connaître et de visiter ces sites variés, elle le prend dans une barque; elle le porte sans secousse et lui développe successivement tout le spectacle changeant de son cours.»
(Sainte-Beuve, Pensées de Joseph Delorme.)
J. L.
LES CONTEMPORAINS
THÉODORE DE BANVILLE[1]
[Note 1: Les Cariatides; les Exilés; Odes funambulesques; Nous tous; Comédies; Riquet à la Houppe; Esquisses parisiennes; Contes pour des femmes; Contes féeriques; Contes héroïques; Mes souvenirs; la Lanterne magique; Paris vécu; Petit traité de poésie française.—G. Charpentier.]
M. Théodore de Banville est un poète lyrique hypnotisé par la rime, le dernier venu, le plus amusé et dans ses bons jours le plus amusant des romantiques, un clown en poésie qui a eu dans sa vie plusieurs idées, dont la plus persistante a été de n'exprimer aucune idée dans ses vers.
I
Son meilleur titre de gloire, c'est d'avoir repris, perfectionné et baptisé «l'ode funambulesque». C'était, assurément une idée: et l'on peut dire que toutes les autres idées de M. de Banville dérivent de celle-là ou s'y rattachent.
Lui-même a défini l'ode funambulesque «un poème rigoureusement écrit en forme d'ode, dans lequel l'élément bouffon est étroitement uni à l'élément lyrique et où, comme dans le genre lyrique pur, l'impression comique ou autre que l'ouvrier a voulu produire est toujours obtenue par des combinaisons de rimes, par des effets harmoniques et par des sonorités particulières.»
Notons dès maintenant que toute la poétique de M. de Banville est implicitement contenue dans cette définition. Pour lui, même dans la poésie sérieuse, c'est uniquement par des arrangements de mots que «l'impression est obtenue», non par la qualité des idées ou des sentiments, ni même par le mouvement de la phrase ou par le choix des mots considérés en dehors de «l'effet harmonique». Ou, s'il repousse peut-être ces conséquences extrêmes, tout au moins la rime, ses pompes et ses oeuvres, ses éclats, ses entrelacements et ses surprises, c'est-à-dire la forme du vers dans ce qu'elle a de plus spécial, dans ce qui la distingue expressément de la prose, est bien pour lui l'essentiel de la poésie, et la poésie même. Théorie louche qui fuit et se dérobe quand on essaie de la préciser. Mais, si la théorie est obscure, la tendance est assez claire.
Il n'est pas étonnant que, après quelques essais de beaucoup d'éclat et de beaucoup de jeunesse (les Cariatides, les Stalactites), cette façon de concevoir la poésie ait conduit M. de Banville tout droit au genre funambulesque; car c'est là seulement que sa théorie est vraie et qu'elle peut être appliquée tout entière. Seulement il me paraît se méprendre un peu sur sa part d'invention. Il prétend être le premier qui ait «cherché à traduire le comique non par l'idée (comme il nous le dit dans une langue un peu douteuse), mais par des harmonies, par la virtualité des mots, par la magie toute-puissante de la rime». Il a voulu montrer que «la musique du vers peut éveiller tout ce qu'elle veut dans notre esprit et créer même cette chose surnaturelle et divine, le rire», et que «l'emploi d'un même procédé peut exciter la joie comme l'émotion dans les mêmes conditions d'enthousiasme et de beauté».
Ces derniers mots, qui sont d'un assez mauvais style (et, si je le remarque, c'est que l'impuissance à exprimer les idées abstraites fait partie de l'originalité de M. de Banville), ces derniers mots sont peut-être excessifs; mais le reste revient à dire qu'il a voulu tirer de la rime et du rythme des effets comiques et réjouissants. Or cela est évidemment possible; mais aussi cela avait été fait bien avant lui. D'autres avaient soupçonné que la rime n'est point seulement capable d'être grave ou tragique et que, prise en soi et cultivée pour elle-même, elle est surtout divertissante. Villon (pour ne pas remonter plus haut) a connu la rime opulente et comique par son opulence même. Et Régnier non plus ne l'a point ignorée, ni les poètes du temps de Louis XIII, ni Scarron ou Saint-Amant, ni Racine dans les Plaideurs (c'est, du reste, M. de Banville qui nous en avertit), ni J.-B. Rousseau dans ses détestables Allégories, ni Piron dans les couplets de ses pièces de la Foire, ni même Voltaire! Ce rimeur, le plus indigent des rimeurs, dans ses Poésies fugitives ou dans ses lettres mêlées de vers, a parfois de longues suites de rimes difficiles et produit par l'accumulation des assonances un effet assez semblable à celui qu'obtient M. de Banville par leur qualité.
Le genre «funambulesque» est donc en grande partie ce qu'était autrefois le «burlesque». La richesse amusante de la rime est un de leurs éléments communs. M. de Banville n'a fait qu'y joindre les procédés de versification et le vocabulaire particulier de la poésie contemporaine: encore avait-il déjà pour modèles certaines bouffonneries lyriques de Victor Hugo et surtout le quatrième acte de Ruy Blas. Le genre funambulesque, tel qu'il l'a pratiqué, c'est simplement le «burlesque» romantique, comme le burlesque serait le «funambulesque» classique.
Mais enfin, si d'autres ont aimé la rime, si d'autres l'ont rentée et lui ont appris des tours, nul n'a plus fait pour elle que M. de Banville. Il a été son amant de coeur et son protecteur en titre. Il l'a mise en valeur et magnifiquement lancée. Il en a fait une lionne riche à faire pâlir Rothschild, une gymnaste agile à décourager les Hanlon-Lee.—Sans doute il n'a point créé le genre funambulesque et ne l'a même pas renouvelé tout seul; mais il l'a cultivé avec prédilection et bonheur; il l'a enrichi, amplifié, élevé, autant qu'il se pouvait, jusqu'au grand art; il en a fait sa chose et son bien et, s'il va à la postérité, comme je l'espère, c'est de ce tremplin que son bond partira.
On sait que les Odes funambulesques et les Occidentales sont d'inoffensives satires des hommes et des ridicules du jour dans les dernières années du règne de Louis-Philippe et pendant le second Empire. Je remarque en passant que les Odes et le Commentaire donnent l'idée d'un Paris autrement agréable que celui d'à présent. C'était un Paris plus parisien. Il y avait encore des «coins» où tout le monde se rencontrait. Aujourd'hui il n'y a plus de coins, les distances sont démesurées, Paris devient une immense ville américaine. Il faudrait le rapetisser, résolument; mais je suis sûr que le conseil municipal n'aura pas cette pensée si simple.
Si maintenant l'on recherche les procédés de ce genre spécial, on verra qu'ils consistent presque tous dans des contrastes et des surprises. L'ode funambulesque est la parodie d'une ode connue (Voyez le Mirecourt, Véron le baigneur, l'Odéon, Nommons Couture, Nadar, etc.), ou c'est une parodie de l'ode en général (Voyez la Tristesse d'Oscar, le Critique en mal d'enfant, la Pauvreté de Rothschild, Molière chez Sardou, etc.); et dans les deux cas le comique naît, très clair et très gros, d'une disproportion prodigieuse entre le fond et la forme. Voici une constatation qui fera peut-être de la peine à M. de Banville; mais c'est, en somme, transporté de l'épopée dans l'ode et beaucoup plus accentué, le comique du Lutrin. Si Boileau a qualifié son poème d'«héroï-comique», l'épithète de «lyrico-comiques» ne conviendrait pas mal aux Odes funambulesques.
L'effet est donc produit d'abord par ce sentiment de disproportion et de disconvenance générale; mais il est vrai que, chez M. de Banville, il tient peut-être encore plus à la forme même, au rythme, à la rime, aux mots.
Il provient souvent d'hyperboles démesurées (comique élémentaire que goûtent et pratiquent même les petits enfants):
Le mur lui-même semble enrhumé du
cerveau.
Bocage a passé là[2]. L'Odéon, noir caveau,
Dans ses vastes dodécaèdres
Voit verdoyer la mousse. Aux fentes des pignons
Pourrissent les lichens et les grands champignons,
Bien plus robustes que des
cèdres…
[Note 2: «Les Turcs ont passé là.» (V. Hugo).]
—ou d'une macédoine d'idées, d'images, de noms propres étonnés de se voir ensemble:
Tobolsk, la rue aux Ours qui n'a pas de
Philistes,
L'enfer où pleureront les matérialistes,
La Thrace aux vents glacés, les monts Himalaïa,
L'hôtel des Haricots, Saint-Cloud, Batavia,
Mourzouk où l'on rôtit l'homme comme une dinde,
Les mines de Norvège et les grands puits de l'Inde,
Asile du serpent et du caméléon,
L'Etna, Botany-Bay, l'Islande et l'Odéon
Sont des Edens charmants et des pays de Tendre
À côté de l'endroit où nous allons nous rendre…
—ou du mélange audacieux de toutes les langues, de celle des poètes lyriques, de celle des bourgeois, de celle des boulevardiers et de beaucoup d'autres:
Ami, n'emporte plus ton coeur dans une
orgie;
Ne bois que du vin rouge, et surtout lis Balzac.
Il fut supérieur en physiologie
Pour avoir bien connu le fond de notre sac…
—ou de bouffonneries aboutissant à un vers grave et d'allure pédantesque (à moins que ce ne soit le contraire):
Oui, je parle à présent. Je fume des
londrès.
Tout comme Bossuet et comme Gil-Pérès,
J'ai des transitions plus grosses que des câbles,
Et je dis ma pensée au moyen des vocables…
—ou de la dignité d'une périphrase déguisant une locution triviale:
Ah! pour te voir tordu par ce rire
usité
Chez les hommes qu'afflige une gibbosité,
Parle, que veux-tu? Dis-le
vite!…
—ou bien enfin de tous ces artifices réunis, sans compter ceux que j'oublie.
Mais ce qui soutient, double et triple tous ces effets comiques, c'est la rime, somptueuse, imprévue, retentissante, fantastique.
J'en vois de deux sortes. D'abord la rime millionnaire, la rime-calembour, qui fait toujours plaisir et par sa richesse harmonique, et par la petite surprise qu'elle cause, et par le sentiment de la difficulté heureusement vaincue, de l'effort dissimulé et tourné en grâce. Ainsi marionnettes et les filles qu'on marie honnêtes; Belmontet et Babel montait; la Madeleine et damas de laine; l'Himalaya et les pièces que lima Laya; poliment et Paul y ment, etc. Ajoutez d'autres rimes qui ne vont pas jusqu'au calembour, mais qui ont aussi leur charme parce qu'elles sont excessivement rares: par exemple, absurde et Kurde.
L'autre espèce de rime que M. de Banville affectionne, c'est celle qui tombe sur des prépositions, des pronoms relatifs ou des adjectifs possessifs. Cette rime est comique parce qu'elle impose au lecteur une prononciation anormale, parce qu'elle le contraint à mettre un accent très fort sur des syllabes non accentuées et à donner, dans la phrase mélodique, une grande importance à des mots qui n'en ont aucune dans la phrase grammaticale:
Danser toujours, pareil à madame
Saqui!
Sachez-le donc, ô Lune, ô Muses, c'est ça
qui
Me fait verdir
comme de l'herbe.
Tous ces rapprochements singuliers d'idées ou de mots, non seulement l'opulence ou la bizarrerie de la rime en double l'effet, mais c'est presque toujours la rime qui les suggère. Voici les premiers vers de la Ballade des célébrités du temps jadis, parodie de la ballade de Villon:
Dites-moi sur quel Sinaï
Ou dans quelle manufacture
Est le critique Dufaï.
Sinaï, manufacture, cet accouplement est drôle; mais visiblement Sinaï a été suggéré par Dufaï, et manufacture par la Caricature, qui est plus loin. Lisez la pièce, qui est charmante: vous reconnaîtrez qu'elle a été faite tout entière pour et par ces trois rimes: Dufaï, la Caricature (ou peut-être Couture) et les neiges d'antan. On pourrait en suivre pas à pas la genèse, montrer quels vers ont dû être faits les premiers, quels les derniers, et pourquoi. Si donc M. de Banville a enrichi la rime, elle n'a pas été ingrate. Tandis qu'il lui donnait de la sonorité, elle lui apportait des idées, et même il n'en a jamais eu d'autres que celles qui lui sont venues ainsi. Dans les Odes funambulesques, les Occidentales et Nous tous, l'invention du fond n'est rien: ce ne sont que des lieux communs de satire facile, et la rime est vraiment tout—puisque le reste en dépend ou en provient.
II
La seconde «idée» de M. de Banville, ç'a été de ressusciter les anciens petits poèmes à forme fixe, le triolet, le rondeau (déjà repris par Musset), le rondel, la ballade, le dizain marotique, même la double ballade, la villanelle, le virelai et le chant royal. Du moment qu'il était né ou qu'il s'était fait servant de la rime et son homme-lige, il était inévitable qu'il nous rendît ces bagatelles compliquées, d'une symétrie difficile, minutieuse et quelque peu enfantine et barbare, où la rime est en effet reine, maîtresse et génératrice.
Pour moi, je ne m'en plains pas; mais il est certain que ces tentatives peuvent être appréciées fort diversement. La rime a un charme propre et qui se suffit: on le voit par certaines chansons populaires et par ces rondes d'enfants où il n'y a que des assonances et aucune idée suivie. (Ainsi la poésie savante rejoint la plus élémentaire.) Ceux qui sentent profondément ce charme aimeront ces bijoux poétiques où un goût raffiné, une grâce moderne peut se mêler aux complications sauvages de la forme. Mais les honnêtes gens nés prosateurs n'y comprendront jamais rien et il se trouvera même, je crois, des poètes authentiques qui, tout en s'expliquant la prédilection de M. de Banville, ne la partageront point.
—La rime, diront-ils, est chose adorable, mais non peut-être en soi. Il faut que les divers arrangements de rimes vaillent ce qu'ils ont coûté. Il faut que la rime ne soit là que pour ajouter à la force du sentiment ou de la pensée, non pour les éliminer ou, à tout mettre au mieux, pour les susciter au hasard. Le plaisir que donnent l'entrelacement des belles consonances et la difficulté vaincue ne saurait compenser tout seul ni l'absence d'idée ou d'émotion, ni le manque de dessein, d'ordre et d'enchaînement.
Il faut aussi que les combinaisons de rimes aient une raison d'être. On comprend pourquoi les rimes se croisent ou s'embrassent dans le quatrain ou le sixain; on comprend la constitution du sonnet: il y a là des symétries fort simples. Mais pourquoi le rondeau a-t-il treize vers? Pourquoi le second couplet du rondeau n'en a-t-il que trois? Pourquoi, à la fin du rondel, ne répétez-vous que le premier vers du refrain? On avait réponse à cela autrefois, s'il est vrai que ces petites pièces se chantaient: elles étaient calquées sur une mélodie, sur un air de danse. Mais, maintenant qu'on ne les chante plus, ces combinaisons nous semblent absolument arbitraires. Ce sont tours de force gratuits.
Et ces tours de force sont tels qu'on ne peut presque jamais les exécuter avec assez de perfection pour exciter l'applaudissement. La petite ballade a quatorze, six et cinq rimes semblables; la double ballade en a vingt-quatre, douze et sept; la grande ballade, onze, neuf, six et cinq; le chant royal, dix-huit, douze, dix et sept; le rondeau, huit et cinq; le rondel, cinq et cinq. Qu'en résulte-t-il? Dans la plupart des ballades il n'y a de vers «nécessaires», de vers dictés, imposés par une idée ou un sentiment initial, que celui du refrain et un vers, au plus, pour chacune des autres rimes, en tout trois ou quatre vers. (Et que dire de la villanelle ou du rondeau?) Les autres vers, étant commandés par la rime, sont ce qu'ils peuvent, se rattachent tant bien que mal à l'idée principale. Et ainsi la tâche, à force d'être difficile, redevient facile. Ces cadres bizarres sont tellement malaisés à remplir qu'on permet au rimeur d'y mettre n'importe quoi; et dès lors c'est la cheville légitimée, glorifiée, triomphante. Il n'y a pas là de quoi être si fier. Prenez une ballade de M. de Banville, une ballade sonore, à rimes éclatantes, mais où tous les vers, sauf deux ou trois, pourraient être changés; prenez d'autre part une «tirade» de Racine avec ses rimes banales, effacées, aux sonorités modestes (aimer, charmer, maîtresse, tristesse), mais où tous les vers sont «nécessaires», où il semble qu'on n'en pourrait enlever ni modifier un seul: même à ne considérer les deux morceaux que comme des «réussites», quelle est, à votre avis, la plus étonnante, la plus incroyable, la plus merveilleuse?
Mais le philistin qui parlerait ainsi prouverait simplement qu'il a du bon sens et qu'il préfère à tout la raison. Que de choses M. de Banville aurait à répondre! Quand, il y a dans un morceau trop de «vers nécessaires», c'est donc que toute fantaisie en est absente. Ce n'est plus de la poésie, c'est de l'éloquence, c'est ce que Buffon appelait des vers beaux comme de belle prose. Il faut en effet de l'imprévu et du hasard dans la poésie lyrique; il y faut de l'inutile, du surabondant, une floraison de détails aventureux. Et justement c'est la détermination rigoureuse de la forme prosodique qui permet l'imprévu des pensées et des images: et de là un double plaisir. Le poète qui commence sa ballade ne sait pas trop ce qu'il y mettra: la rime, et la rime toute seule, lui suggérera des choses inattendues et charmantes, auxquelles il n'aurait pas songé sans elle, des choses unies par des rapports lointains et secrets, et qui s'enchaîneront avec un peu du désordre d'un rêve. En somme, rien de plus suggestif que ces obligations étroites des petits poèmes difficiles: ils contraignent l'imagination à se mettre en campagne et, tandis qu'elle cherche dans tout l'univers le pied qui peut seul chausser l'invraisemblable pantoufle de Cendrillon, elle fait, chemin faisant, de délicieuses découvertes.
III
Nous arrivons ainsi à la troisième «idée» de M. de Banville, à sa théorie de la rime, si spirituellement exposée dans son Petit traité de versification française. En voici les axiomes essentiels:
La rime est l'unique harmonie des vers et elle est tout le vers… On n'entend dans un vers que le mot qui est à la rime… Si vous êtes poète, vous commencerez par voir distinctement dans la chambre noire de votre cerveau tout ce que vous voudrez montrer à votre auditeur et, en même temps que les visions, se présenteront spontanément à votre esprit les mots qui, placés à la fin du vers, auront le don d'évoquer ces mêmes visions pour vos auditeurs… Si vous êtes poète, le mot type se présentera à votre esprit tout armé, c'est-à-dire accompagné de sa rime… Ceci est une loi absolue, comme les lois physiques: tant que le poète exprime véritablement sa pensée, il rime bien; dès que sa pensée s'embarrasse, sa rime aussi s'embarrasse, traînante et vulgaire, et cela se comprend du reste, puisque pour lui pensée et rime ne sont qu'un… Le reste, ce qui n'a pas été révélé, trouvé ainsi, les soudures, ce que le poète doit rajouter, pour boucher les trous avec sa main d'artiste et d'ouvrier, est ce qu'on appelle les chevilles… Il y a toujours des chevilles dans tous les poèmes.
Voilà qui est explicite et radical. La poésie est un exercice de bouts-rimés, mais de bouts-rimés choisis par le poète au moment de l'inspiration—et reliés par des chevilles, mais par des chevilles intelligentes.
La rime est si bien, pour M. de Banville, «tout le vers», qu'il abolit, afin qu'elle reste toute seule sur les décombres de l'alexandrin, les antiques et vénérables règles du rythme, et qu'il supprime le repos même de l'hémistiche, si normal, si légitime, si nécessaire (à de certaines conditions qu'il serait trop long de déterminer). Et cela lui permet d'écrire avec une liberté tout olympienne:
. . . . . . . . Et je les vis, | assises
Dans leur gloi | re, sur leurs trônes d'or | ou debout,
|
Reines de clarté | dans la clarté. | Mais surtout,
etc…
ou bien:
. . . . . . . . Et, triomphant sans
vaines
Entra | ves, ses beaux seins aigus montraient leurs
veines
D'un pâle azur…
ou encore:
Et, secouant ses lourds cheveux épars,
| aux fines
Lueurs d'or, | elle dit ces paroles divines.
Et il ne s'aperçoit pas qu'à moins d'une accentuation iroquoise, qui amuse dans des vers burlesques mais qui serait déplaisante ici, la rime, à laquelle il a tout sacrifié, disparaît elle-même par cette suppression du rythme traditionnel.
Il y a pourtant, dans cette paradoxale théorie sur la rime, sur son rôle, sur la manière dont elle nous vient, une assez grande part de vérité. Ou plutôt cette théorie est vraie pour M. de Banville: c'est sa propre pratique érigée en précepte. Mais aussi je conçois très bien une marche de composition absolument inverse: la rime trouvée la plupart du temps à la fin, non au commencement; les «vers nécessaires» surgissant d'abord en grand nombre et presque sans préoccupation de la rime, puis accouplés ou reliés par un travail de patience et d'adresse. La rime alors ne joue qu'un rôle subordonné. Tous les mots éclatants ne sont pas à la fin du vers. Même les classiques y plaçaient volontiers des mots effacés, estimant que la poésie est dans le vers tout entier et dans le rythme aussi bien que dans la rime, et craignant sans doute que la rime ne tirât tout le vers à elle, ne le dévorât, et aussi que son opulence ne sentît trop le tour de force. Quand La Harpe condamnait chez Roucher, comme rimes trop voyantes, flèche et brèche, je foule et en foule, il était en plein dans la tradition classique. On laissait ces amusettes au genre burlesque: Racine ne se les permettait que dans la farce des Plaideurs. La rime, pour ces patriarches, ne servait qu'à marquer la mesure: M. de Banville leur ferait l'effet d'un musicien qui, pour la marquer plus fortement, mettrait à chaque fois un point d'orgue et un coup de grosse caisse, et qui, dans les intervalles, soignerait médiocrement sa phrase mélodique.
Ces anciens hommes auraient tort. La vérité, c'est qu'il y a au moins deux manières de faire les vers (et qui se peuvent combiner): une à l'usage des poètes dramatiques, élégiaques, philosophes, et, en général, des poètes qui analysent et qui pensent: et une autre pour les poètes qui n'ont que des yeux, pour les lyrico-descriptifs. Et c'est celle-là que M. de Banville a merveilleusement définie.
IV
Et voyez comme tout se tient. Il n'y a que le lyrisme descriptif où soient applicables les procédés de composition que M. de Banville croit universels; où la rime soit, en effet, l'alpha de l'inspiration poétique, les belles chevilles en étant l'oméga. L'exclusive adoration de la rime le condamnait donc à ce genre et, comme il n'avait d'ailleurs pour toute idée et pour toute philosophie qu'un grand amour de la beauté plastique, les sujets s'imposaient d'eux-mêmes.
Quelles sont les plus belles choses et les plus dignes d'être rajeunies et «illustrées»? Ce sont évidemment les adorables histoires de la mythologie grecque; ce sont les dieux et les déesses antiques. Mais l'art grec vaut surtout par la pureté des lignes: la Renaissance a mieux connu la magie des couleurs. M. de Banville fera donc passer la procession des dieux par l'atelier de Titien et par le vestiaire de Rubens. Et quelle est la façon la plus pittoresque de comprendre et de mener la vie? N'est-ce pas celle des comédiens ambulants, des poètes aventuriers et, par delà, des gymnastes étincelants de paillons, vainqueurs des lois de la pesanteur? Et quelle est la plus reluisante image d'un poète? N'est-ce pas celle d'un beau jeune homme en pourpoint, couronné de roses, armé d'une vraie lyre, entouré de belles femmes, et en qui réside un dieu? La comédie italienne aussi est une fort jolie chose. Et les contes et les féeries sont de délicieux divertissements. Paris enfin et ses Champs-Élysées offrent, certains soirs, des spectacles glorieux, et la vie moderne et les «hétaïres» d'aujourd'hui ne sont point dépourvues d'élégance. M. de Banville devait donc écrire les Cariatides, les Stalactites, les Exilés, les Princesses, Florise, Riquet à la Houppe et la Malédiction de Cypris.
Il n'a pas inventé tous les cultes qu'il célèbre. Si pourtant on cherchait quelles sont ses prédilections les plus originales au moins par le degré, on trouverait que c'est l'adoration de Ronsard transfiguré, une profonde estime pour Tabarin, beaucoup de considération pour les poètes inconnus du temps de Louis XIII, et l'admiration des comédiens errants, des clowns et des danseuses de corde. Il déplore aussi que le théâtre moderne n'ait point gardé la parabase et qu'il admette des personnages en habit noir; il pense que la comédie sera lyrique ou ne sera pas; il compose des odes dialoguées en rimes riches qu'il prend pour du théâtre; et un beau jour il écrit une féerie pour le plaisir de mettre dans la bouche de Riquet à la Houppe et de la princesse Rose des stances imitées de celles du Cid et de Polyeucte. Enfin, pour noter en passant ses antipathies essentielles, il a manifesté toute sa vie, à l'endroit de «monsieur Scribe» et des «normaliens», un mépris souverain et qui vous désarme à force d'être sincère et naturel, un mépris de poète lyrique.
Ses poésies sont donc des suites d'apothéoses, de «gloires», comme on disait autrefois. Sa vocation de «décorateur» éclate dès son premier volume: voyez, dans la Voie lactée, l'apothéose des poètes, et, dans le Songe d'hiver, celle des don Juan et des Vénus. Et dans les Exilés, son meilleur recueil, ce sont encore les mêmes procédés et les mêmes effets, avec plus de sûreté et de maîtrise. Des tableaux éclatants et monotones; une façon de décrire qui ne ramasse que les tons et les traits généraux, mais qui les met en pleine lumière, avec une insistance, une surabondance, une magnificence hyperboliques. Cela est souvent très beau et donne vraiment l'impression d'un monde surhumain, d'un Olympe ou d'un Éden nageant dans la gloire et dans la clarté. Ces deux mots reviennent souvent, et aussi les ors, les pourpres, les lis, les roses, le lait, le sang, la flamme, la neige, les diamants, les perles, les étoiles. Je ne parle pas des «seins», généralement «aigus» ou «fleuris» ou «étincelants»: il en a de quoi meubler tous les harems de l'Orient et de l'Occident. Il fait certainement de tous ces mots ce que d'autres n'en feraient pas: il y fait passer, comme dit Joubert, «le phosphore que les grands poètes ont au bout des doigts». Il a eu même la puissance d'imposer à certains mots un sens nouveau et splendide. Ainsi: extasié (dont il abuse), vermeil, sanglant, farouche, etc. Par cette magie des mots on peut dire qu'il a «polychromé» les dieux grecs, qu'il a animé la noblesse de leurs contours de la vie ardente des couleurs et qu'il leur a soufflé une ivresse.
Des pièces comme l'Exil des Dieux et le Banquet des Dieux sont peut-être ce qui dans notre poésie rappelle le mieux les grandes et somptueuses compositions de Véronèse. Hercule «effrayant d'un sourire vermeil» le sanglier d'Erymanthe et le traînant de force à la lumière (le Sanglier); l'Amour malade à qui Psyché souffle son âme dans un long baiser et qui, tandis qu'elle en meurt, s'élance dans le bois sans se soucier d'elle (la Mort de l'Amour):
. . . . . . . . . . . . . Et,
touchant
Les flèches dont Zeus même adore la brûlure,
Il marchait dans son sang et dans sa chevelure;
l'Amour encore, le chasseur impitoyable, demandant au poète: «Veux-tu m'adorer, vil esclave? Par moi tu souffriras, par moi tu seras lâche et déshonoré», et le poète répondant: «Je t'adore» (la Fleur de sang); et la rose naissant du désir d'Eros devant la grande Cythérée endormie (la Rose):
Eros la vit. Il vit ces bras que tout
adore,
Et ces rongeurs de braise et ces clartés d'aurore.
Il contempla Cypris endormie, à loisir.
Alors de son désir, faite de son désir,
Toute pareille à son désir, naquit dans l'herbe
Une fleur tendre, émue, ineffable, superbe,
Rougissante, splendide, et sous son fier dessin
Flamboyante, et gardant la fraîcheur d'un beau
sein;
tous ces tableaux, et bien d'autres, forment une galerie flamboyante, une galerie de Médicis, et peut-être la plus haute en couleur qu'un poète ait jamais brossée.
V
Ainsi se précise l'originalité de M. de Banville. L'idolâtrie de la rime implique une âme uniquement sensible au beau extérieur et s'accorde exactement avec la théorie de «l'art pour l'art»; et le plus singulier mérite de M. de Banville est peut-être d'avoir, entre tous les poètes, appliqué cette étroite théorie avec une rigueur absolue.
Essayons de voir clair dans cette fameuse formule. Comme elle est quelque peu équivoque, je n'ose dire inintelligible, on l'a réduite à cette autre: «L'art pour le beau.» Mais celle-ci à son tour est trop simple et trop large: il n'est presque point d'oeuvre à laquelle elle ne convienne; car il y a le beau de l'idée, celui du sentiment, celui de la sensation, et le beau de la forme, qui est intimement mêlé aux autres et qui n'en est séparable que par un difficile effort d'analyse. «L'art pour l'art», ce sera donc «l'art pour le beau plastique», sans plus. Et cette formule ainsi interprétée, il me paraît qu'aucun poète n'y a été plus fidèle que l'auteur des Exilés, non pas même le ciseleur d'Émaux et Camées.
On voit maintenant dans quel sens je disais que l'idée la plus persistante de M. de Banville a été de n'exprimer aucune idée dans ses vers. Je voulais dire qu'il n'en a jamais exprimé que de fort simples et de celles qui revêtent naturellement et qui appellent une forme toute concrète; et c'est à multiplier et à embellir ces images, à les traduire elles-mêmes par des arrangements harmonieux de mots brillants, qu'a tendu tout son effort. Et l'on pourrait presque dire aussi qu'il n'a jamais exprimé de sentiments, sinon le sentiment de joie, d'allégresse, de vie divine qui répond à la perception abondante et aisée des belles lignes et des belles couleurs.
J'ai tenu bien haut dans ma main
Le glaive éclatant de la rime…
Et j'ai trouvé des mots vermeils
Pour peindre la couleur des roses.
C'est fort bien dit; et c'est parce qu'il n'a jamais aspiré à peindre autre chose qu'il a été l'esclave à la fois et le dompteur de la rime et qu'il n'a guère été que cela. Cherchez un poète qui ait plus purement, plus exclusivement aimé et rendu le beau plastique, qui par conséquent ait pratiqué «l'art pour l'art» avec plus d'intransigeance et une conscience plus farouche: vous n'en trouverez point.
Prenez Théophile Gautier; outre qu'il est un peintre beaucoup plus exact et minutieux que M. de Banville, il se mêle d'autres sentiments à son adoration de la beauté physique. Au fond, les deux Muses d'Émaux et Camées sont la Mort et la Volupté, tout simplement.
D'un linceul de point d'Angleterre
Que l'on recouvre sa beauté.
Beauté, linceul, point d'Angleterre; ivresse des sens, peur de la mort et fanfreluches, il y a au moins cela dans Gautier. Prenez même Armand Silvestre: vous découvrirez, dans ses grands vers mélodieux, monotones et tout blancs, un panthéisme bouddhique et le désir et la terreur du par-delà. Mais M. Théodore de Banville célèbre uniquement, sans arrière-pensée—et même sans pensée—la gloire et la beauté des choses dans des rythmes magnifiques et joyeux. Cela est fort remarquable, et surtout cela l'est devenu, par ce temps de morosité, d'inquiétude et de complication intellectuelle. Vraiment il plane et n'effleure que la surface brillante de l'univers, comme un dieu innocent et ignorant de ce qui est au-dessous ou plutôt comme un être paradoxal et fantasque, un porte-lauriers pour de bon qui se promène dans la vie comme dans un rêve magnifique, et à qui la réalité, même contemporaine, n'apparaît qu'à travers des souvenirs de mythologie, des voiles éclatants et transparents qui la colorent, et l'agrandissent. Sa poésie est somptueuse et bienfaisante. Et, comme le sentiment de la beauté extérieure et le divin jeu des rimes, s'ils ne sont pas toute la poésie, en sont du moins une partie essentielle, M. de Banville a été à certaines heures un grand poète et a plusieurs fois, comme il le dit volontiers, heurté les astres du front.
Il nous offre, dans un siècle pratique et triste, l'exemple extravagant d'un homme qui n'a vécu que de mots, comme les divines cigales se nourrissent de leur chant. Mais la vertu du Verbe, célébrée par Victor Hugo dans une pièce fameuse, est telle que, pour l'avoir adoré, même sans grand souci du reste, on peut être grand. Le clown sans passions humaines, sans pensées, sans cerveau, évoque des idées de grand art rien que par la grâce ineffable des mouvements et par l'envolement sur les fronts de la foule:
Enfin, de son vil échafaud
Le clown sauta si haut, si haut,
Qu'il creva le plafond de toiles
Au son du cor et du tambour,
Et, le coeur dévoré d'amour,
Alla rouler dans les étoiles.
P-S.—J'ai omis à dessein, parmi les «idées» de M. de Banville, celle qui lui est venue un jour de mêler la vie et la mythologie grecques à la vie moderne (la Malédiction de Cypris). Mais cette idée, c'est surtout dans ses Contes qu'il a tenté de la réaliser, et Banville prosateur voudrait peut-être une étude à part.
SULLY-PRUDHOMME
Une tête extraordinairement pensive, des yeux voilés—presque des yeux de femme—dont le regard est comme tourné vers le dedans et semble, quand il vous arrive, sortir «du songe obscur des livres» ou des limbes de la méditation. On devine un homme qu'un continuel repliement sur soi, l'habitude envahissante et incurable de la recherche et de l'analyse à outrance (et dans les choses qui nous touchent le plus, et où la conscience prend le plus d'intérêt) a fait singulièrement doux, indulgent et résigné, mais triste à jamais, impropre à l'action extérieure par l'excès du travail cérébral, inhabile au repos par le développement douloureux de la sensibilité, défiant de la vie pour l'avoir trop méditée. Spe lentus, timidus futuri. Il est certain qu'il a plus pâti de sa pensée que de la fortune. Il nous dit quelque part que, tout enfant, il perdit son père, et il nous parle d'un amour trahi: ce sont misères assez communes et il ne paraîtrait pas que sa vie eut été exceptionnellement malheureuse si les chagrins n'étaient à la mesure du coeur qui les sent. S'il a pu souffrir plus qu'un autre de la nécessité de faire un métier pour vivre et du souci du lendemain, une aisance subite est venue l'en délivrer d'assez bonne heure. Mais cette délivrance n'était point le salut. La pensée solitaire et continue le prit alors dans son engrenage. Vint la maladie par l'excessive tension de l'esprit; et la nervosité croissante, féconde en douleurs intimes; et le tourment de la perfection, qui stérilise. Au reste, il aurait le droit de se reposer s'il le pouvait: son oeuvre est dès maintenant complète et plus rien ne saurait augmenter l'admiration de ses «amis inconnus».
I
Je crois que M. Sully-Prudhomme fût devenu ce qu'il est, de quelque façon qu'eussent été conduites ses premières études. Pourtant il est bon de constater que le poète, qui représente dans ce qu'il a de meilleur l'esprit de ce siècle finissant, a reçu une éducation plus scientifique que littéraire par la grâce de la fameuse «bifurcation», médiocre système pour la masse, mais qui fut bon pour lui parce qu'il avait en lui-même de quoi le corriger. Il quitta les lettres, dès la troisième, pour se préparer à l'École polytechnique, passa son baccalauréat ès sciences et fit une partie des mathématiques spéciales; une ophtalmie assez grave interrompit ses études scientifiques. Il revint à la littérature librement, la goûta mieux et en reçut des impressions plus personnelles et plus profondes, n'ayant pas à rajeunir et à vivifier des admirations imposées et n'étant pas gêné par le souvenir de sa rhétorique. Il passa son baccalauréat ès lettres pour entrer ensuite à l'École de droit. En même temps il se donnait avec passion à l'étude de la philosophie. Sa curiosité d'esprit était dès lors universelle.
Préparé comme il l'était, il ne pouvait débuter par de vagues élégies ni par des chansons en l'air: sa première oeuvre fut une série de poèmes philosophiques. Je dis sa première oeuvre; car, bien que publiés avec ou après les Stances, les Poèmes ont été composés avant. C'est ce que notre poète a écrit de plus généreux, de plus confiant, de plus «enlevé». Un souffle de jeunesse circule sous la précoce maturité d'une science précise et d'une forme souvent parfaite. Dès ce moment il trace son programme poétique et l'embrasse avec orgueil, étant dans l'âge des longs espoirs:
Vous n'avez pas sondé tout l'océan de
l'âme,
Ô vous qui prétendez en dénombrer les flots…
Qui de vous a tâté tous les coins de l'abîme
Pour dire: «C'en est fait, l'homme nous est connu;
Nous savons sa douleur et sa pensée intime
Et pour nous, les blasés, tout son être est à nu?»
Ah! ne vous flattez pas, il pourrait vous
surprendre[3]…
[Note 3: Encore.]
Voyez-vous poindre les Stances, les Épreuves, les Solitudes, les Vaines tendresses et toutes ces merveilles de psychologie qui durent surprendre,—car la poésie ne nous y avait pas habitués, et un certain degré de subtilité dans l'analyse semblait hors de son atteinte?
Le pinceau n'est trempé qu'aux sept
couleurs du prisme.
Sept notes seulement composent le clavier…
Faut-il plus au poète? Et ses chants, pour matière,
N'ont-ils pas la science aux sévères beautés,
Toute l'histoire humaine et la nature
entière[4]?
[Note 4: Encore.]
N'est-ce pas l'annonce de plusieurs sonnets des Épreuves, des Destins, du Zénith et de la Justice?
En attendant, le poète jette sur la vie un regard sérieux et superbe. Il voit le mal, il voit la souffrance, il s'insurge contre les injustices et les gênes de l'état social (le Joug); mais il ne désespère point de l'avenir et il attend la cité définitive des jours meilleurs (Dans la rue, la Parole). Même le poème grandiose et sombre de l'Amérique, cette histoire du mal envahissant, avec la science, le nouveau monde après l'ancien et ne laissant plus aucun refuge au juste, finit par une parole confiante. Le poète salue et bénit les Voluptés, «reines des jeunes hommes», sans lesquelles rien de grand ne se fait, révélatrices du beau, provocatrices des actes héroïques et instigatrices des chefs-d'oeuvre. Lui-même sent au coeur leur morsure féconde; il se sait poète, il désire la gloire et l'avoue noblement, comme faisaient les poètes anciens (l'Ambition). Enfin, dans une pièce célèbre, vraiment jeune et vibrante et d'une remarquable beauté de forme, il gourmande Alfred de Musset sur ses désespoirs égoïstes et pour s'être désintéressé de la chose publique; il exalte le travail humain, il prêche l'action, il veut que la poésie soit croyante à l'homme et qu'elle le fortifie au lieu d'aviver ses chères plaies cachées. «L'action! l'action!» c'est le cri qui sonne dans ces poèmes marqués d'une sorte de positivisme religieux.
Une réflexion vous vient: était-ce bien la peine de tant reprocher à Musset sa tristesse et son inertie? Y a-t-il donc tant de joie dans l'oeuvre de Sully-Prudhomme? Et qu'a-t-il fait, cet apôtre de l'action, que ronger son coeur et écrire d'admirables vers? Il est vrai que ce travail en vaut un autre. Et puis, s'il n'est pas arrivé à une vue des choses beaucoup plus consolante que l'auteur de Rolla, au moins est-ce par des voies très différentes; sa mélancolie est d'une autre nature, moins vague et moins lâche, plus consciente de ses causes, plus digne d'un homme.
La forme des Poèmes n'est pas plus romantique que le fond. Les autres poètes de ces vingt dernières années tiennent, au moins par leurs débuts, à l'école parnassienne, qui se rattache elle-même au romantisme. M. Sully-Prudhomme semble inaugurer une époque. Si on lui cherche des ascendants, on pourra trouver que, poète psychologue, il fait songer un peu à Sainte-Beuve, et, poète philosophe, à Vigny vieillissant. Mais on dirait tout aussi justement que son inspiration ne se réclame de rien d'antérieur, nul poète n'ayant tant analysé ni tant pensé, ni rendu plus complètement les délicatesses de son coeur et les tourments de son intelligence, ni mieux exprimé, en montrant son âme, ce qu'il y a de plus original et de meilleur dans celle de sa génération. Il y fallait une langue précise: celle de Sully-Prudhomme l'est merveilleusement. Elle semble procéder de l'antiquité classique, qu'il a beaucoup pratiquée. On trouve souvent dans les Poèmes le vers d'André Chénier, celui de l'Invention et de l'Hermès.—Mais le style des Poèmes, quoique fort travaillé, a un élan, une allure oratoire que réprimeront bientôt le goût croissant de la concision et l'enthousiasme décroissant. Le poète, très jeune, au sortir de beaux rêves philosophiques, crédule aux constructions d'Hegel (l'Art) et, d'autre part, induit par la compression du second Empire aux songes humanitaires et aux professions de foi qui sont des protestations, se laisse aller à plus d'espoir et d'illusion qu'il ne s'en permettra dans la suite et, conséquence naturelle, verse çà et là dans l'éloquence.
J'avais tort de dire qu'il ne doit rien aux parnassiens. C'est à cette époque qu'il fréquenta leur cénacle et qu'il y eut (si on veut croire la modestie de ses souvenirs) la révélation du vers plastique, de la puissance de l'épithète, de la rime parfaite et rare. Si donc le Parnasse n'eut jamais aucune influence sur son inspiration, il put en avoir sur la forme de son vers. Il accrut son goût de la justesse recherchée et frappante. Ce soin curieux et précieux qu'apportaient les «impassibles» à rendre soit les objets extérieurs, soit des sentiments archaïques ou fictifs, M. Sully-Prudhomme crut qu'il ne serait pas de trop pour traduire les plus chers de ses propres sentiments; que l'âme méritait bien cet effort pour être peinte dans ses replis; que c'est spéculer lâchement sur l'intérêt qui s'attache d'ordinaire aux choses du coeur que de se contenter d'à peu près pour les exprimer. Et c'est ainsi que, par respect de sa pensée et par souci de la livrer tout entière, il appliqua en quelque façon la forme rigoureuse et choisie du vers parnassien à des sujets de psychologie intime et écrivit les stances de la Vie intérieure.
II
On pourrait dire: Ici commencent les poésies de M. Sully-Prudhomme. J'avoue que j'ai de particulières tendresses pour ce petit recueil de la Vie intérieure, peut-être parce qu'il est le premier et d'une âme plus jeune, quoique douloureuse déjà. Par je ne sais quelle grâce de nouveauté, il me semble que la Vie intérieure est à peu près, à l'oeuvre de notre poète, ce que les Premières Méditations sont à celle de Lamartine. Et le rapprochement de ces deux noms n'est point si arbitraire, en somme. À la grande voix qui disait la mélancolie vague et flottante du siècle naissant répond, après cinquante années, une voix moins harmonieuse, plus tourmentée, plus pénétrante aussi, qui précise ce que chantait la première, qui dit dans une langue plus serrée des tristesses plus réfléchies et des impressions plus subtiles. Trois ou quatre sentiments, à qui va au fond, défrayaient la lyre romantique. L'aspiration de nos âmes vers l'infini, l'écrasement de l'homme éphémère et borné sous l'immensité et l'éternité de l'univers, l'angoisse du doute, la communion de l'âme avec la nature, où elle cherche le repos et l'oubli: tels sont les grands thèmes et qui reviennent toujours. M. Sully-Prudhomme n'en invente pas de nouveaux, car il n'y en a point, mais il approfondit les anciens. Ces vieux sentiments affectent mille formes: il saisit et fixe quelques-unes des plus délicates ou des plus détournées. La Vie intérieure, ce n'est plus le livre d'un inspiré qui, les cheveux au vent, module les beaux lieux communs de la tristesse humaine, mais le livre d'un solitaire qui vit replié, qui guette en soi et note ses impressions les moins banales, dont la mélancolie est armée de sens critique, dont toutes les douleurs viennent de l'intelligence ou y montent.—«Pourquoi n'est-il plus possible de chanter le printemps?—J'ai voulu tout aimer et je suis malheureux…—Une petite blessure peut lentement briser un coeur.—C'est parfois une caresse qui fait pleurer: pourquoi?—Je voudrais oublier et renaître pour retrouver des impressions neuves, et que la terre ne soit pas ronde, mais s'étende toujours, toujours…—Je bégayais étant enfant et je tendais les bras. Aujourd'hui encore; on n'a fait que changer mon bégayement…» Voilà les sujets de quelques-unes de ces petites pièces «qu'on a faites petites pour les faire avec soin».
Lamartine s'extasiait en trois cents vers sur les étoiles, sur leur nombre et leur magnificence, et priait la plus proche de descendre sur la terre pour y consoler quelque génie souffrant. M. Sully-Prudhomme, en trois quatrains, songe à la plus lointaine, qu'on ne voit pas encore, dont la lumière voyage et n'arrivera qu'aux derniers de notre race; il les supplie de dire à cette étoile qu'il l'a aimée; et il donne à la pièce ce titre qui en fait un symbole: l'Idéal. On voit combien le sentiment est plus cherché, plus intense (et notez qu'il implique une donnée scientifique).—De même, tandis que le poète des Méditations s'épanche noblement sur l'immortalité de l'âme et déploie à larges nappes les vieux arguments spiritualistes, le philosophe de la Vie intérieure écrit ces petits vers:
J'ai dans mon coeur, j'ai sous mon
front
Une âme invisible et présente…..
Partout scintillent les couleurs.
Mais d'où vient cette force en elles?
Il existe un bleu dont je meurs
Parce qu'il est dans les prunelles.
Tous les corps offrent des
contours.
Mais d'où vient la forme qui touche?
Comment fais-tu les grands amours,
Petite ligne de la bouche?…
Déjà tombent l'enthousiasme et la foi des premiers poèmes. Toutes ces petites «méditations» sont tristes, et d'une tristesse qui ne berce pas, mais qui pénètre, qui n'est pas compensée par le charme matériel d'une forme musicale, mais plutôt par le plaisir intellectuel que nous donne la révélation de ce que nous avons de plus rare au coeur. Sans doute les souffrances ainsi analysées se ramènent, ici tout comme chez les lyriques qui pensent peu, à une souffrance unique, celle de nous sentir finis, de n'être que nous; mais, comme j'ai dit, M. Sully-Prudhomme n'exprime que des cas choisis de cette maladie, ceux qui ne sauraient affecter que des âmes raffinées. Il vous définit tel désir, tel regret, tel malaise aristocratique plus clairement que vous ne le sentiez; nul poète ne nous fait plus souvent la délicieuse surprise de nous dévoiler à nous-mêmes ce que nous éprouvions obscurément.
Je voudrais pouvoir dire qu'il tire au clair la vague mélancolie romantique: il décompose en ses éléments les plus cachés «cette tendresse qu'on a dans l'âme et où tremblent toutes les douleurs» (Rosées). De là le charme très puissant de cette poésie si discrète et si concise: c'est comme si chacun de ces petits vers nous faisait faire en nous des découvertes dont nous nous savons bon gré et nous enrichissait le coeur de délicatesses nouvelles. Jamais la poésie n'a plus pensé et jamais elle n'a été plus tendre: loin d'émousser le sentiment, l'effort de la réflexion le rend plus aigu. On éprouve la vérité de ces remarques de Pascal (je rappelle que Pascal emploie une langue qui n'est plus tout à fait la nôtre): «À mesure que l'on a plus d'esprit, les passions sont plus grandes…—La netteté d'esprit cause aussi la netteté de la passion,» etc. Ajoutez à ce charme celui de la forme la plus savante qui soit, d'une simplicité infiniment méditée, qui joint étroitement, dans sa trame, à la précision la plus serrée la grâce et l'éclat d'images nombreuses et courtes et qui ravissent par leur justesse: forme si travaillée que souvent la lecture, invinciblement ralentie, devient elle-même un travail:
Si quelqu'un s'en est plaint, certes ce n'est pas moi.
III
M. Sully-Prudhomme me semble avoir apporté à l'expression de l'amour le même renouvellement qu'à celle des autres sentiments poétiques. Jeunes filles et Femmes sont aussi loin du Lac ou du Premier regret que la Vie intérieure l'était de l'Épître à Byron. Elvire a pu être une personne réelle; mais dans les Méditations Elvire idéalisée est une vision, une fort belle image, mais une image en l'air, comme Laure ou Béatrix. Qui a vu Elvire? Demande-t-on sa main? L'épouse-t-on? Elvire a «des accents inconnus à la terre». Elvire n'apparaît que sur les lacs et sous les clairs de lune. Mais, quelque discrétion que le poète y ait mise et quoique des pièces d'un caractère impersonnel se mêlent à celles qui peuvent passer pour des confessions, on sent à n'en pouvoir douter que les vers de Jeunes filles et Femmes nous content par fragments une histoire vraie, très ordinaire et très douloureuse, l'histoire d'un premier amour à demi entendu, puis repoussé. Et la femme, que font entrevoir ces fines élégies, n'est plus l'amante idéale que les poètes se repassent l'un à l'autre: c'est bien une jeune fille de nos jours, apparemment une petite bourgeoise (Ma fiancée, Je ne dois plus), et l'on sent qu'elle a vécu, qu'elle vit encore peut-être. Sans doute Sainte-Beuve, dans ses poésies, avait déjà particularisé l'amour général et lyrique et raconté ses sentiments au lieu de les chanter; mais sa «note» n'est que familière à la façon de Wordsworth et son style est souvent entaché des pires affectations romantiques. L'analyse est autrement pénétrante chez M. Sully-Prudhomme. On n'avait jamais dit avec cette tendresse et cette subtilité l'aventure des coeurs de dix-huit ans, et d'abord l'éveil de l'amour chez l'enfant, son tressaillement sous les caresses d'une grande fille, «les baisers fuyants risqués aux chatons des bagues» (Jours lointains), et plus tard, quand l'enfant a grandi, ses multiples et secrètes amours (Un sérail), puis la première passion et ses délicieux commencements (le Meilleur moment des amours), et la grâce et la pureté de la vraie jeune fille, puis la grande douleur quand la bien-aimée est aux bras d'un autre (Je ne dois plus), et l'obsession du cher souvenir:
… Et je la perds toute ma vie
En d'inépuisables adieux.
Ô morte mal ensevelie,
Ils ne t'ont pas fermé les yeux.
Le poète, à l'affût de ses impressions, les aiguise et les affine par la curiosité créatrice de ce regard intérieur et parvient à de telles profondeurs de tendresse, imagine des façons d'aimer où il y a tant de tristesse, des façons de se plaindre où il y a tant d'amour, et trouve pour le dire des expressions si exactes et si douces à la fois, que le mieux est de céder au charme sans tenter de le définir. N'y a-t-il pas une merveilleuse «invention» de sentiment dans les stances de Jalousie et dans celles-ci, plus exquises encore:
Si je pouvais aller lui dire:
«Elle est à vous et ne m'inspire
Plus rien, même plus d'amitié;
Je n'en ai plus pour cette ingrate.
Mais elle est pâle, délicate.
Ayez soin d'elle par pitié!
«Écoutez-moi sans jalousie.
Car l'aile de sa fantaisie
N'a fait, hélas! que m'effleurer.
Je sais comment sa main repousse.
Mais pour ceux qu'elle aime elle est douce;
Ne la faites jamais pleurer!…»
Je pourrais vivre avec l'idée
Qu'elle est chérie et possédée
Non par moi, mais selon mon coeur.
Méchante enfant qui m'abandonnes,
Vois le chagrin que tu me donnes:
Je ne peux rien pour ton bonheur!
IV
Je dirai des Épreuves à peu près ce que j'ai dit des recueils précédents: M. Sully-Prudhomme renouvelle un fonds connu par plus de pensée et plus d'analyse exacte que la poésie n'a accoutumé d'en porter. «Si je dis toujours la même chose, c'est que c'est toujours la même chose», remarque fort sensément le Pierrot de Molière. La critique n'est pas si aisée, malgré l'axiome que l'on sait; et il faut être indulgent aux répétitions nécessaires. En somme, une étude spéciale sur un poète—et sur un poète vivant dont la personne ne peut être qu'effleurée et qui, trop proche, est difficile à bien juger—et sur un poète lyrique qui n'exprime que son âme et qui ne raconte pas d'histoires—se réduit à marquer autant qu'on peut sa place et son rôle dans la littérature, à chercher où gît son originalité et des formules qui la définissent, à rappeler en les résumant quelques-unes de ses pièces les plus caractéristiques. Ainsi une étude même consciencieuse, même amoureuse, sur une oeuvre poétique considérable peut tenir en quelques pages, et fort sèches. Le critique ingénu se désole. Il voudrait concentrer et réfléchir dans sa prose comme dans un miroir son poète tout entier. Il lui en coûte d'être obligé de choisir entre tant de pages qui l'ont également ravi; il lui semble qu'il fait tort à l'auteur, qu'il le trahit indignement; il est tenté de tout résumer, puis de tout citer et, supprimant son commentaire, de laisser le lecteur jouir du texte vivant. Cela ne vaudrait-il pas mieux que de s'évertuer à en enfermer l'âme, sans être bien sûr de la tenir, dans des formules laborieuses et tâtonnantes? On les sent si incomplètes et, même quand elles sont à peu près justes, si impuissantes à traduire le je ne sais quoi par où l'on est surtout séduit! À quoi bon définir difficilement ce qu'il est si facile et si délicieux de sentir? L'excuse du critique, c'est qu'il s'imagine que son effort, si humble qu'il soit, ne sera pas tout à fait perdu, c'est qu'il croit travailler à ce que Sainte-Beuve appelait l'histoire naturelle des esprits, qui sera une belle chose quand elle sera faite. C'est qu'enfin une piété le pousse à parler des artistes qu'il aime; qu'à chercher les raisons de son admiration, il la sent croître, et que son effort pour la dire, même avorté, est encore un hommage.
Les Épreuves, si on en croit le sonnet qui leur sert de préface, n'ont pas été écrites d'après un plan arrêté d'avance. Mais il s'est trouvé que les sonnets où le poète, à vingt-cinq ans, contait au jour le jour sa vie intérieure pouvaient être rangés sous ces quatre titres: Amour, Doute, Rêve, Action; et le poète nous les a livrés comme s'ils se rapportaient à quatre époques différentes de sa vie. La vérité est qu'il a l'âme assez riche pour vivre à la fois de ces quatre façons.
Les sonnets d'Amour sont plus sombres et plus amers que les pièces amoureuses du premier volume: le travail de la pensée a transformé la tendresse maladive en révolte contre la tyrannie de la beauté et contre un sentiment qui est de sa nature inassouvissable. (Inquiétude, Trahison, Profanation, Fatalité, Où vont-ils? L'Art sauveur.)—Les sonnets du Doute marquent un pas de plus vers la poésie philosophique. Voyez le curieux portrait de Spinoza:
C'était un homme doux, de chétive santé…
et le sonnet des Dieux, qui définit le Dieu du laboureur, le Dieu du curé, le Dieu du déiste, le Dieu du savant, le Dieu de Kant et le Dieu de Fichte, tout cela en onze vers, et qui finit par celui-ci:
Dieu n'est pas rien, mais Dieu n'est personne: il est tout.
et le Scrupule, qui vient ensuite:
Étrange vérité, pénible à concevoir, Gênante pour le coeur comme pour la cervelle, Que l'Univers, le Tout, soit Dieu sans le savoir
D'autres sonnets expriment le doute non plus philosophant mais souffrant. Jusque-là les «angoisses du doute», même sincère, avaient eu chez les poètes quelque chose d'un peu théâtral: ainsi les Novissima Verba de Lamartine; ainsi dans Hugo, les stances intitulées: Que nous avons le doute en nous. Ajoutez que presque toujours, chez les deux grands lyriques, le doute s'éteint dans la fanfare d'un acte de foi. Musset est évidemment plus malade dans l'Espoir en Dieu; mais son mal vient du coeur plutôt que du cerveau. Ce qu'il en dit de plus précis est que «malgré lui, l'infini le tourmente». Sa plainte est plutôt d'un viveur fourbu qui craint la mort que d'un homme en quête du vrai. Il ne paraît guère avoir lu les philosophes qu'il énumère dédaigneusement et caractérise au petit bonheur. Pour sûr, ce n'est point la Grande Ourse qui lui a fait examiner, à lui, ses prières du soir; et la ronflante apostrophe à Voltaire, volontiers citée par les ecclésiastiques, ne part pas d'un grand logicien. M. Sully-Prudhomme peut se rencontrer une fois avec Musset et, devant un Christ en ivoire et une Vénus de Milo (Chez l'antiquaire), regretter «la volupté sereine et l'immense tendresse» dans un sonnet qui contient en substance les deux premières pages de Rolla. Mais son doute est autre chose qu'un obscur et emphatique malaise: il a des origines scientifiques, s'exprime avec netteté et, pour être clair, n'en est pas moins émouvant. Et comme il est négation autant que doute, le vide qu'il laisse, mieux défini, est plus cruel à sentir. Les Werther et les Rolla priaient sans trop savoir qui ni quoi; le poète des Épreuves n'a plus même cette consolation lyrique:
Je voudrais bien prier, je suis plein
de soupirs…
J'ai beau joindre les mains et, le front sur la
Bible,
Redire le Credo que ma bouche épela:
Je ne sens rien du tout devant moi. C'est
horrible.
Ce ne sont plus douleurs harmonieuses et indéfinies. Le poète dit la plaie vive que laisse au coeur la foi arrachée, la solitude de la conscience privée d'appuis extérieurs et qui doit se juger et s'absoudre elle-même (la Confession):
Heureux le meurtrier qu'absout la main
d'un prêtre…
J'ai dit un moindre crime à l'oreille divine…
Et je n'ai jamais su si j'étais pardonné.
Il dit les involontaires retours du coeur, non consentis par la raison, vers les croyances d'autrefois (Bonne mort):
Prêtre, tu mouilleras mon front qui te
résiste.
Trop faible pour douter, je m'en irai moins triste
Dans le néant peut-être, avec l'espoir
chrétien.
Il dit les inquiétudes de l'âme qui, ayant répudié la religion de la grâce, aspire à la justice. Il entend, bien loin dans le passé, le cri d'un ouvrier des Pyramides; ce cri monte dans l'espace, atteint les étoiles:
Il monte, il va, cherchant les dieux et
la justice,
Et depuis trois mille ans, sous l'énorme bâtisse,
Dans sa gloire Chéops inaltérable dort.
Le dernier livre de M. Sully-Prudhomme sera la longue recherche d'une réponse à ce Cri perdu.
Puis viennent les Rêves, le délice de s'assoupir, d'oublier, de boire la lumière sans penser, de livrer son être «au cours de l'heure et des métamorphoses», de se coucher sur le dos dans la campagne, de regarder les nuages, de glisser lentement à la dérive sur une calme rivière, de fermer les yeux par un grand vent et de le sentir qui agite vos cheveux, de jouir, au matin, de «cette douceur profonde de vivre sans dormir tout en ne veillant pas» (Sieste, Éther, Sur l'eau, le Vent, Hora prima). Impossible de fixer dans une langue plus exacte des impressions plus fugitives. Rêvait-on, quand on est capable d'analyser ainsi son rêve? C'est donc un rêve plus attentif que bien des veilles. Loin d'être un sommeil de l'esprit, il lui vient d'un excès de tension; il n'est point en deçà de la réflexion, mais on le rencontre à ses derniers confins et par delà. Il finit par être le rêve de Kant, qui n'est guère celui des joueurs de luth.
Ému, je ne sais rien de la cause émouvante. C'est moi-même ébloui que j'ai nommé le ciel, Et je ne sens pas bien ce que j'ai de réel.
Déjà dans une pièce des Mélanges (Pan), par la même opération paradoxale d'une inconscience qui s'analyse, M. Sully-Prudhomme avait merveilleusement décrit cet évanouissement de la personnalité quand par les lourds soleils la mémoire se vide, la volonté fuit, qu'on respire à la façon des végétaux et qu'on se sent en communion avec la vie universelle…
Mais c'est assez rêver, il faut agir. Honte à qui dort parmi le travail de tous, à qui jouit au milieu des hommes qui souffrent! Il y a, dans ce psychologue subtil et tendre, un humanitaire, une sorte de positiviste pieux, un croyant à la science et au progrès—un ancien candidat à l'École polytechnique et qui a passé un an au Creusot, admirant les machines et traduisant le premier livre de Lucrèce. Nul ne saurait vivre sans les autres (la Patrie, Un songe); salut aux bienfaiteurs de l'humanité, à l'inventeur inconnu de la roue, à l'inventeur du fer, aux chimistes, aux explorateurs (la Roue, le Fer, le Monde à nu, les Téméraires)! Tous ces sonnets d'ingénieur-poète étonnent par le mélange d'un lyrisme presque religieux et d'un pittoresque emprunté aux engins de la science et de l'industrie et aux choses modernes. Voici l'usine, «enfer de la Force obéissante et triste», et le cabinet du chimiste, et le fond de l'Océan où repose le câble qui unit deux mondes. Tel sonnet raconte la formation de la terre (En avant!); tel autre enferme un sentiment délicat dans une définition de la photographie (Réalisme). On dirait d'un Delille inspiré et servi par une langue plus franche et plus riche. Parlons mieux: André Chénier trouverait réalisée dans ces sonnets une part de ce qu'il rêvait de faire dans son grand Hermès ébauché. Ils servent de digne préface au poème du Zénith.
Ainsi les Épreuves nous montrent sous toutes ses faces le génie de M. Sully-Prudhomme: j'aurais donc pu grouper son oeuvre entière sous les quatre titres qui marquent les divisions de ce recueil. Plutôt que de la ramasser de cette façon, j'ai cédé au plaisir de la parcourir, fût-ce un peu lentement.
L'optimisme voulu et quasi héroïque de la dernière partie des Épreuves rappelle celui des premiers Poèmes, mais est déjà autre chose. Il semble que le poète ait songé: Je souffre et je passe mon temps à le dire et je sens que la vie est mauvaise et pourtant je vis et l'on vit autour de moi. D'où cette contradiction? Il faut donc que la vie ait, malgré tout, quelque bonté en elle ou que la piperie en soit irrésistible. Un instant de joie compense des années de souffrance. La science aussi est bonne, et aussi l'action, qui nous apporte le même oubli que le rêve et a, de plus, cet avantage d'améliorer d'une façon durable, si peu que ce soit, la destinée commune. Mais le poète n'y croit, j'en ai peur, que par un coup d'État de sa volonté sur sa tristesse intime et incurable; et voici ses vers les plus encourageants, qui ne le sont guère.
Pour une heure de joie unique et sans
retour,
De larmes précédée et de larmes suivie,
Pour une heure tu peux, tu dois aimer la vie:
Quel homme, une heure au moins, n'est heureux à son
tour?
Une heure de soleil fait bénir tout le jour
Et, quand ta main ferait tout le jour asservie,
Une heure de tes nuits ferait encore envie
Aux morts, qui n'ont plus même une nuit pour
l'amour…
Hé! oui, mais que prouve cela, sinon que l'homme est une bonne bête vraiment et que la nature le dupe à peu de frais? Ils manquent de gaîté, les sonnets optimistes du maître. À beau prêcher l'action, qui retombe si vite, avec les Solitudes, dans les suaves et dissolvantes tristesses du sentiment.
V
Est-ce un souvenir d'enfance? on le dirait. Je ne crois pas qu'une mère puisse entendre sans que les larmes lui montent aux yeux les vers de Première solitude sur les petits enfants délicats et timides mis trop tôt au collège.
Leurs blouses sont très bien
tirées,
Leurs pantalons en bon état,
Leurs chaussures toujours cirées;
Ils ont l'air sage et délicat.
Les forts les appellent des filles
Et les malins des innocents:
Ils sont doux, ils donnent leurs billes,
Ils ne seront pas commerçants…
Oh! la leçon qui n'est pas sue
Le devoir qui n'est pas fini!
Une réprimande reçue!
Le déshonneur d'être puni!…..
Ils songent qu'ils dormaient
naguères
Douillettement ensevelis
Dans les berceaux, et que les mères
Les prenaient parfois dans leurs lits…
Deux ou trois autres pièces de M. Sully-Prudhomme ont eu cette bonne fortune de devenir populaires, je veux dire de plaire aux femmes, d'arriver jusqu'au public des salons. Peut-être a-t-il été agacé parfois de n'être pour beaucoup de gens que l'auteur du Vase brisé: mais qui sait si ce n'est pas le Vase brisé qui l'a fait académicien et qui a servi de passeport aux Destins et à la Justice?
Aussi bien son âme tient presque toute dans ce vase brisé. C'est encore de «légères meurtrissures» devenues «des blessures fines et profondes» qu'il s'agit dans les Solitudes. Impressions quintessenciées, nuances de sentiment ultra-féminines dans un coeur viril, une telle poésie ne peut être que le produit extrême d'une littérature, suppose un long passé artistique et sentimental. Imaginez une âme qui aurait traversé le romantisme, connu ce qu'il a de passion ardente et de belle rêverie, qu'auraient ensuite affinée les curiosités de la poésie parnassienne, qui aurait étendu par la science et par la réflexion le champ de sa sensibilité et qui, recueillie, attentive à ses ébranlements et habile à les multiplier, les dirait dans une langue dont la complexité et la recherche toutes modernes s'enferment dans la rigueur et la brièveté d'un contour classique… Glisserais-je au pathos sous prétexte de définition? Est-ce ma faute si cette poésie n'est pas simple et si (à meilleur droit que les Précieuses) «j'entends là-dessous un million de choses»?
Le mal que fait la lenteur des adieux prolongés; la paix douloureuse des âmes où d'anciennes amours sont endormies, où les larmes sont figées comme les longs pleurs des stalactites, mais où quelque chose pleure toujours; les «joies sans causes», bonheurs égarés qui voyagent et semblent se tromper de coeur; la mélancolie d'une allée de tilleuls du siècle passé où, dans un temple en treillis, rit un Amour malin; la solitude des étoiles; l'isolement croissant de l'homme, qui ne peut plus, comme le petit enfant, vivre tout près de la terre et presser de ses deux mains la grande nourrice; le doute sur son coeur; la peur, en sentant un amour nouveau, de mal sentir, car c'est peut-être un ancien amour qui n'est pas mort; la solitude de la laide «enfant qui sait aimer sans jamais être amante»; l'espèce de malaise que cause, en mars, la renaissance de la nature au solitaire qui a trop lu et trop songé; l'exil moral et la nostalgie de l'artiste que la nécessité a fait bureaucrate ou marchand; la solitude du poète, au théâtre, parmi les gaîtés basses de la foule; l'âcreté des amours coupables et hâtives dans les bouges ou dans les fiacres errants; la solitude des âmes, qui ne peuvent s'unir, et la vanité des caresses, qui ne joignent que les corps; la solitude libératrice de la vieillesse, qui affranchit de la femme et qui achève en nous la bonté; le désir de s'éteindre en écoutant un chant de nourrice «pour ne plus penser, pour que l'homme meure comme est né l'enfant…»: je ne puis qu'indiquer quelques-uns des thèmes développés ou plutôt démêlés, dans les Solitudes, par un poète divinement sensible. Et ce sont bien des «solitudes»: c'est toujours, sous des formes choisies, la souffrance de se sentir seul—loin de son passé qu'on traîne pourtant et seul avec ses souvenirs et ses regrets,—loin de ce qu'on rêve et seul avec ses désirs,—loin des autres âmes et seul avec son corps,—loin de la Nature même et du Tout qui nous enveloppe et qui dure et seul avec des amours infinies dans un coeur éphémère et fragile… C'est comme le détail subtil de notre impuissance à jouir, sinon de la science même que nous avons de cette impuissance.
Les Vaines tendresses, ce sont encore des solitudes. Le plus grand poète du monde n'a que deux ou trois airs qu'il répète, et sans qu'on s'en plaigne (plusieurs même n'en ont qu'un) et, encore une fois, toute la poésie lyrique tient dans un petit nombre d'idées et de sentiments originels que varie seule la traduction, plus ou moins complète ou pénétrante. Mais les Vaines tendresses ont, dans l'ensemble, quelque chose de plus inconsolable et de plus désenchanté: ses chères et amères solitudes, le poète ne compte plus du tout en sortir. Le prologue (Aux amis inconnus) est un morceau précieux:
Parfois un vers, complice intime, vient
rouvrir
Quelque plaie où le feu désire qu'on l'attise;
Parfois un mot, le nom de ce qui fait souffrir,
Tombe comme une larme à la place précise
Où le coeur méconnu l'attendait pour guérir.
Peut-être un de mes vers est-il venu
vous rendre
Dans un éclair brûlant vos chagrins tout entiers,
Ou, par le seul vrai mot qui se faisait attendre,
Vous ai-je dit le nom de ce que vous sentiez,
Sans vous nommer les yeux où j'avais dû
l'apprendre?
C'est vrai, jamais ses vers ne nous ont mieux nommé ni plus souvent les plus secrètes de nos souffrances. Mais pourquoi ajoute-t-il:
Chers passants, ne prenez de moi-même
qu'un peu,
Le peu qui vous a plu parce qu'il vous ressemble;
Mais de nous rencontrer ne formons point le voeu:
Le vrai de l'amitié, c'est de sentir ensemble;
Le reste en est fragile: épargnons-nous
l'adieu!
Il y a je ne sais quelle dureté dans cette crainte et dans ce renoncement. Le pessimisme gagne. Certaines pages portent la trace directe de l'année terrible. L'amour de la femme, non idyllique, mais l'amour chez un homme de trente ans, tient plus de place que dans les Solitudes, et aussi la philosophie et le problème moral. Le Nom, Enfantillage, Invitation à la valse, l'Épousée, sont de pures merveilles et dont le charme caresse; mais que l'amour est tourmenté dans Peur d'avare! et, dans Conseil (un chef-d'oeuvre d'analyse), quelle expérience cruelle on devine, et quelle rancoeur!
Jeune fille, crois-moi, s'il en est
temps encore,
Choisis un fiancé joyeux, à l'oeil vivant,
Au pas ferme, à la voix
sonore,
Qui
n'aille pas rêvant…
Les petites filles mêmes l'épouvantent (Aux Tuileries):
Tu les feras pleurer, enfant belle et
chérie,
Tous ces bambins, hommes
futurs…
Çà et là quelques trêves par l'anéantissement voulu de la réflexion:
S'asseoir tous deux au bord d'un flot
qui passe,
Le
voir passer;
Tous deux, s'il glisse un nuage en l'espace,
Le
voir glisser…..
Ce qu'il faut surtout lire, c'est cette surprenante mélodie du Rendez-vous, où l'inexprimable est exprimé, où le poète, par des paroles précises, mène on ne sait comment la pensée tout près de l'évanouissement et traduit un état sentimental que la musique seule, semble-t-il, était capable de produire et de traduire, en sorte qu'on peut dire que M. Sully-Prudhomme a étendu le domaine de la poésie autant qu'il peut l'être et par ses deux extrémités, du côté du rêve, et du côté de la pensée spéculative, empiétant ici sur la musique et là sur la prose. Mais tout de suite après ce songe, quel réveil triste et quels commentaires sur le Surgit amari aliquid (la Volupté, Évolution, Souhait)! La première partie de la Justice pourrait avoir pour conclusion désespérée les stances du Voeu, si belles:
Quand je vois des vivants la multitude
croître
Sur ce globe mauvais de fléaux infesté,
Parfois je m'abandonne à des pensers de cloître
Et j'ose prononcer un voeu de chasteté.
Du plus aveugle instinct je me veux
rendre maître,
Hélas! non par vertu, mais par compassion.
Dans l'invisible essaim des condamnés à naître,
Je fais grâce à celui dont je sens l'aiguillon.
Demeure dans l'empire innommé du
possible,
Ô fils le plus aimé qui ne naîtras jamais!
Mieux sauvé que les morts et plus inaccessible,
Tu ne sortiras pas de l'ombre où je dormais!
Le zélé recruteur des larmes par la
joie,
L'Amour, guette en mon sang une postérité.
Je fais voeu d'arracher au malheur cette proie:
Nul n'aura de mon coeur faible et sombre
hérité.
Celui qui ne saurait se rappeler
l'enfance,
Ses pleurs, ses désespoirs méconnus, sans trembler,
Au bon sens comme au droit ne fera point l'offense
D'y condamner un fils qui lui peut ressembler.
Celui qui n'a pas vu triompher sa
jeunesse
Et traîne endoloris ses désirs de vingt ans
Ne permettra jamais que leur flamme renaisse
Et coure inextinguible en tous ses descendants!
L'homme à qui son pain blanc, maudit
des populaces,
Pèse comme un remords des misères d'autrui,
À l'inégal banquet où se serrent les places
N'élargira jamais la sienne autour de lui!…
Les vers du Rire pourraient servir de passage à la seconde partie (Retour au coeur):
Mais nous, du monde entier la plainte
nous harcèle:
Nous souffrons chaque jour la peine
universelle…
Et le Retour au coeur est déjà dans la Vertu, ce raccourci de la Critique de la raison pratique. Enfin les dernières stances Sur la mort ressemblent fort à celles qui terminent les Destins; le ton seul diffère. Ainsi (et c'est sans doute ce qui rend sa poésie lyrique si substantielle), nous voyons M. Sully-Prudhomme tendre de plus en plus vers la poésie philosophique.
VI
On peut placer ici les poèmes qui ont été inspirés à M. Sully-Prudhomme par les événements de 1870-71; car l'impression qu'il en a reçue a avancé, on peut le croire, la composition de ses poèmes philosophiques et s'y fait sentir en maint endroit. Le souvenir des pires spectacles de la guerre étrangère et civile, la désespérance et le dégoût dont il a été envahi devant la bestialité humaine brusquement apparue, sont pour beaucoup dans le pessimisme radical des premières «veilles» de la Justice.
La dernière guerre a produit chez nous nombre de rimes. La plupart sonnaient creux ou faux. L'amour de la patrie est un sentiment qu'il est odieux de ne pas éprouver et ridicule d'exprimer d'une certaine façon. Un jeune officier s'est fait une renommée par des chansons guerrières pleines de sincérité. Mais, à mon avis du moins, M. Sully-Prudhomme est le poète qui a le mieux dit, avec le plus d'émotion et le moins de bravade, sans emphase ni banalité, ce qu'il y avait à dire après nos désastres.
«Mon compatriote, c'est l'homme.»
Naguère ainsi je dispersais
Sur l'univers ce coeur français:
J'en suis maintenant économe.
J'oubliais que j'ai tout reçu,
Mon foyer et tout ce qui m'aime,
Mon pain et mon idéal même,
Du peuple dont je suis issu,
Et que j'ai goûté, dès l'enfance,
Dans les yeux qui m'ont caressé,
Dans ceux même qui m'ont blessé,
L'enchantement du ciel de France…
Après le repentir des oublis imprudents, le poète dit la ténacité du lien par où nous nous sentons attachés à la terre de la patrie, au sol même, à ses fleurs, à ses arbres:
Fleurs de
France, un peu nos parentes.
Vous devriez pleurer nos
morts…
Frères, pardonnez-moi, si, voyant à nos portes,
Comme un renfort venu de nos aïeux gaulois,
Ces vieux chênes couchés parmi leurs feuilles
mortes,
Je trouve un adieu pour les
bois.
Enfin les sonnets intitulés: la France, résument et complètent les «impressions de la guerre»: le sens du mot patrie ressaisi et fixé; l'acceptation de la dure leçon; le découragement, puis l'espoir; le sentiment de la mission tout humaine de notre race persistant dans le rétrécissement de sa tâche et en dépit du devoir de la revanche.
Je compte avec horreur, France, dans
ton histoire,
Tous les avortements que t'a coûtés ta gloire:
Mais je sais l'avenir qui tressaille en ton
flanc.
Comme est sorti le blé des broussailles
épaisses,
Comme l'homme est sorti du combat des espèces,
La suprême cité se pétrit dans ton sang…
Je tiens de ma patrie un coeur qui la
déborde,
Et plus je suis Français, plus je me sens
humain.
VII
Que dans la science il y ait de la poésie, et non pas seulement, comme le croyait l'abbé Delille, parce que la science offre une matière inépuisable aux périphrases ingénieuses, cela ne fait pas question. André Chénier, en qui le XVIIIe siècle a failli avoir son poète, le savait bien quand il méditait son Hermès—et aussi Alfred de Vigny, cet artiste si original que le public ne connaît guère, mais qui n'est pas oublié pour cela, quand il écrivait la Bouteille à la mer. Assurément le ciel que nous a révélé l'astronomie depuis Képler n'est pas moins beau, même aux yeux de l'imagination, que le ciel des anciens (le Lever du soleil):
Il est tombé pour nous, le rideau
merveilleux
Où du vrai monde erraient les fausses
apparences…
Le ciel a fait l'aveu de son mensonge
ancien
Et, depuis qu'on a mis ses piliers à l'épreuve,
Il apparaît plus stable affranchi de soutien
Et l'univers entier vêt une beauté neuve.
La science invente des machines formidables ou délicates, que l'ignorant même admire pour l'étrangeté de leur structure, pour leur force implacable et sourde, pour la quantité de travail qu'elles accomplissent. La science donne au savant une joie sereine, aussi vive et aussi noble que pas un sentiment humain, et dont l'expression devient lyrique sans effort. La science rend l'homme maître de la nature et capable de la transformer: de là une immense fierté aussi naturellement poétique que celle d'Horace ou de Roland. La science suscite un genre d'héroïsme qui est proprement l'héroïsme moderne et auquel nul autre peut-être n'est comparable, car il est le plus désintéressé et le plus haut par son but, qui est la découverte du vrai et la diminution de la misère universelle. La science est en train de changer la face extérieure de la vie humaine et, par des espérances et des vertus neuves, l'intérieur de l'âme. Un poète qui paraîtrait l'ignorer ne serait guère de son temps: et M. Sully-Prudhomme en est jusqu'aux entrailles. On se rappelle les derniers sonnets des Épreuves. J'y joindrai les Écuries d'Augias, qui nous racontent, sous une forme qu'avouerait Chénier, le moins mythologique, le plus «moderne» des travaux d'Hercule, celui qui exigeait le plus d'énergie morale et qui ressemble le plus à une besogne d'ingénieur. Le Zénith est un hymne magnifique et précis à la science, et qui réunit le plus possible de pensée, de description exacte et de mouvement lyrique. M. Sully-Prudhomme n'a jamais fait plus complètement ce qu'il voulait faire. Voici des strophes qui tirent une singulière beauté de l'exactitude des définitions, des sobres images qui les achèvent, et de la grandeur de l'objet défini:
Nous savons que le mur de la prison
recule;
Que le pied peut franchir les colonnes d'Hercule,
Mais qu'en les franchissant il y revient bientôt;
Que la mer s'arrondit sous la course des voiles;
Qu'en trouant les enfers on revoit des étoiles;
Qu'en l'univers tout tombe, et qu'ainsi rien n'est
haut.
Nous savons que la terre est sans
piliers ni dôme,
Que l'infini l'égale au plus chétif atome;
Que l'espace est un vide ouvert de tous côtés,
Abîme où l'on surgit sans voir par où l'on entre,
Dont nous fuit la limite et dont nous suit le
centre,
Habitacle de tout, sans laideurs ni beautés…
Faut-il descendre dans le détail? Nous signalons aux périphraseurs du dernier siècle, pour leur confusion, ces deux vers sur le baromètre, qu'ils auraient tort d'ailleurs de prendre pour une périphrase:
Ils montent, épiant l'échelle où se
mesure
L'audace du voyage au déclin du mercure,
et ces deux autres qui craquent, pour ainsi dire, de concision:
Mais la terre suffit à soutenir la
base
D'un triangle où l'algèbre a dépassé l'extase…
Notez que ces curiosités n'arrêtent ni ne ralentissent le mouvement lyrique; que l'effort patient de ces définitions précises n'altère en rien la véhémence du sentiment qui emporte le poète. Après le grave prélude, les strophes ont une large allure d'ascension. Une des beautés du Zénith, c'est que l'aventure des aéronautes y devient un drame symbolique; que leur ascension matérielle vers les couches supérieures de l'atmosphère représente l'élan de l'esprit humain vers l'inconnu. Et après que nous avons vu leurs corps épuisés tomber dans la nacelle, la métaphore est superbement reprise et continuée:
Mais quelle mort! La chair, misérable
martyre,
Retourne par son poids où la cendre l'attire;
Vos corps sont revenus demander des linceuls.
Vous les avez jetés, dernier lest, à la terre
Et, laissant retomber le voile du mystère,
Vous avez achevé l'ascension tout seuls.
Le poète, en finissant, leur décerne l'immortalité positiviste, la survivance par les oeuvres dans la mémoire des hommes:
Car de sa vie à tous léguer l'oeuvre et
l'exemple,
C'est la revivre en eux plus profonde et plus
ample.
C'est durer dans l'espèce en tout temps, en tout
lieu.
C'est finir d'exister dans l'air où l'heure sonne,
Sous le fantôme étroit qui borne la personne,
Mais pour commencer d'être à la façon d'un dieu!
L'éternité du sage est dans les lois qu'il trouve.
Le délice éternel que le poète éprouve,
C'est un soir de durée au coeur des amoureux!…
En sorte qu'on ne goûte que vivant et par avance sa gloire à venir et que les grands hommes, les héros et les gens de bien vivent avant la mort leur immortalité. C'est un rêve généreux et dont le désintéressement paradoxal veut de fermes coeurs, que celui qui dépouille ainsi d'égoïsme notre survivance même. Illusion! mais si puissante sur certaines âmes choisies qu'il n'est guère pour elles de plus forte raison d'agir.
VIII
Cette conclusion du Zénith nous sert de passage aux poèmes proprement philosophiques. Une partie des Épreuves y était déjà un acheminement, et nous avions rencontré dans la Vie intérieure de merveilleuses définitions de l'Habitude, de l'Imagination et de la Mémoire. Entre temps, M. Sully-Prudhomme avait traduit littéralement en vers le premier livre de Lucrèce et avait fait précéder sa traduction d'une préface kantienne. Puis, les stances Sur la mort essayaient de concevoir la vie par-delà la tombe et, n'y parvenant pas, expiraient dans une sorte de résignation violente, Le poème des Destins a de plus hautes visées encore. Il nous offre parallèlement une vue optimiste et une vue pessimiste du monde, et conclut que toutes deux sont vraies. L'Esprit du mal songe d'abord à faire un monde entièrement mauvais et souffrant; mais un tel monde ne durerait pas: afin qu'il souffre et persiste à vivre, l'Esprit du mal lui donne l'amour, le désir, les trêves perfides, les illusions, les biens apparents pour voiler les maux réels, l'ignorance irrémédiable et jamais résignée, le mensonge atroce de la liberté:
Oui, que l'homme choisisse et marche en
proie au doute,
Créateur de ses pas et non point de sa route,
Artisan de son crime et non de son penchant;
Coupable, étant mauvais, d'avoir été méchant;
Cause inintelligible et vaine, condamnée
À vouloir pour trahir sa propre destinée,
Et pour qu'ayant créé son but et ses efforts,
Ce dieu puisse être indigne et rongé de
remords…
L'Esprit du bien, de son côté, voulant créer un monde le plus heureux possible, songe d'abord à ne faire de tout le chaos que deux âmes en deux corps qui s'aimeront et s'embrasseront éternellement. Cela ne le satisfait point: le savoir est meilleur que l'amour. Mais l'absolu savoir ne laisse rien à désirer; la recherche vaut donc mieux; et le mérite moral, le dévouement, le sacrifice, sont encore au-dessus… En fin de compte, il donne à l'homme, tout comme avait fait l'Esprit du mal, le désir, l'illusion, la douleur, la liberté. Ainsi le monde nous semble mauvais, et nous ne saurions en concevoir un autre supérieur (encore moins un monde actuellement parfait). Nous ne le voudrions pas, ce monde idéal, sans la vertu et sans l'amour: et comment la vertu et l'amour seraient-ils sans le désir ni l'effort—et l'effort et le désir sans la douleur? Essayerons-nous, ne pouvant supprimer la douleur sans supprimer ce qu'il y a de meilleur en l'homme, d'en exempter après l'épreuve ceux qu'elle aurait faits justes et de ne la répartir que sur les indignes en la proportionnant à leur démérite? Mais la vertu ne serait plus la vertu dans un monde où la justice régnerait ainsi. Et il ne faut pas parler d'éliminer au moins les douleurs inutiles qui ne purifient ni ne châtient, celles, par exemple, des petits enfants. Il faut qu'il y en ait trop et qu'il y en ait de gratuites et d'inexplicables, pour qu'il y en ait d'efficaces. Il faut à la vertu, pour être, un monde inique et absurde où le souffrance soit distribuée au hasard. La réalisation de la justice anéantirait l'idée même de justice. On n'arrive à concevoir le monde plus heureux qu'en dehors de toute notion de mérite: et qui aurait le courage de cette suppression? S'il n'est immoral, il faut qu'il soit amoral. Le sage accepte le monde comme il est et se repose dans une soumission héroïque près de laquelle tous les orgueils sont vulgaires.
La Nature nous dit: «Je suis la Raison
même,
Et je ferme l'oreille aux souhaits insensés;
L'Univers, sachez-le, qu'on l'exècre ou qu'on
l'aime,
Cache un accord profond des Destins balancés.
«Il poursuit une fin que son passé
renferme,
Qui recule toujours sans lui jamais faillir;
N'ayant pas d'origine et n'ayant pas de terme,
Il n'a pas été jeune et ne peut pas vieillir.
«Il s'accomplit tout seul, artiste,
oeuvre et modèle;
Ni petit, ni mauvais, il n'est ni grand, ni bon.
Car sa taille n'a pas de mesure hors d'elle
Et sa nécessité ne comporte aucun don…
«Je n'accepte de toi ni voeux ni
sacrifices,
Homme; n'insulte pas mes lois d'une oraison.
N'attends de mes décrets ni faveurs, ni caprices.
Place ta confiance en ma seule raison!»…
Oui, Nature, ici-bas mon appui, mon
asile,
C'est ta fixe raison qui met tout en son lieu;
J'y crois, et nul croyant plus ferme et plus docile
Ne s'étendit jamais sous le char de son dieu…
Ignorant tes motifs, nous jugeons par
les nôtres:
Qui nous épargne est juste, et nous nuit, criminel.
Pour toi qui fais servir chaque être à tous les
autres,
Rien n'est bon ni mauvais, tout est rationnel…
Ne mesurant jamais sur ma fortune
infime
Ni le bien ni mal, dans mon étroit sentier
J'irai calme, et je voue, atome dans l'abîme,
Mon humble part de force à ton chef-d'oeuvre
entier.
Il serait intéressant de rapprocher de ces vers certaines pages de M. Renan. L'auteur des Dialogues philosophiques a plus d'ironie, des dessous curieux à démêler et dont on se méfie un peu; M. Sully-Prudhomme a plus de candeur: incomparables tous deux dans l'expression de la plus fière et de la plus aristocratique sagesse où l'homme moderne ait su atteindre.
Sagesse sujette à des retours d'angoisse. Il y a vraiment dans le monde trop de douleur stérile et inexpliquée! Par moments le coeur réclame. De là le poème de la Justice.
IX
La justice, dont le poète a l'idée en lui et l'indomptable désir, il la cherche en vain dans le passé et dans le présent. Il ne la trouve ni «entre espèces» ni «dans l'espèce», ni «entre États» ni «dans l'État» (tout n'est au fond que lutte pour la vie et sélection naturelle, transformations de l'égoïsme, instincts revêtus de beaux noms, déguisements spécieux de la force). La justice, introuvable à la raison sur la terre, lui échappe également partout ailleurs… Et pourtant cette absence universelle de la justice n'empêche point le chercheur de garder tous ses scrupules, de se sentir responsable devant une loi morale. D'où lui vient cette idée au caractère impératif qui n'est réalisée nulle part et dont il désire invinciblement la réalisation?… Serait-ce que, hors de la race humaine, elle n'a aucune raison d'être; que, même dans notre espèce, ce n'est que lentement qu'elle a été conçue, plus lentement encore qu'elle s'accomplit? Mais qu'est-ce donc que cette idée? «Une série d'êtres, successivement apparus sous des formes de plus en plus complexes, animés d'une vie de plus en plus riche et concrète, rattache l'atome dans la nébuleuse à l'homme sur la terre…»
L'homme, en levant un front que le
soleil éclaire,
Rend par là témoignage au labeur séculaire
Des races qu'il prime aujourd'hui,
Et son globe natal ne peut lui faire honte;
Car la terre en ses flancs couva l'âme qui monte
Et vient s'épanouir en lui.
La matière est divine; elle est force
et génie;
Elle est à l'idéal de telle sorte unie
Qu'on y sent travailler l'esprit,
Non comme un modeleur dont court le pouce agile,
Mais comme le modèle éveillé dans l'argile
Et qui lui-même la pétrit.
Voilà comment, ce soir, sur un astre
minime,
Ô Soleil primitif, un corps qu'un souffle anime,
Imperceptible, mais debout,
T'évoque en sa pensée et te somme d'y poindre,
Et des créations qu'il ne voit pas peut joindre
Le bout qu'il tient à l'autre bout.
Ô Soleil des soleils, que de siècles,
de lieues,
Débordant la mémoire et les régions bleues,
Creusent leur énorme fossé
Entre ta masse et moi! Mais ce double intervalle,
Tant monstrueux soit-il, bien loin qu'il me ravale,
Mesure mon trajet passé.
Tu ne m'imposes plus, car c'est moi le
prodige
Tu n'es que le poteau d'où partit le quadrige
Qui roule au but illimité;
Et depuis que ce char, où j'ai bondi, s'élance,
Ce que sa roue ardente a pris sur toi d'avance,
Je l'appelle ma dignité…
L'homme veut que ce long passé, que ce travail mille et mille fois séculaire dont il est le produit suprême soit respecté dans sa personne et dans celle des autres. La justice est que chacun soit traité selon sa dignité. Mais les dignités sont inégales; le grand triage n'est pas fini; il y a des retardataires. Des Troglodytes, des hommes du moyen âge, des hommes d'il y a deux ou trois siècles, se trouvent mêlés aux rares individus qui sont vraiment les hommes du XIXe siècle. Il faut donc que la justice soit savante et compatissante pour mesurer le traitement de chacun à son degré de «dignité». «Le progrès de la justice est lié à celui des connaissances et s'opère à travers toutes les vicissitudes politiques.» La justice n'est pas encore; mais elle se fait, et elle sera.
La première partie, Silence au coeur, écrite presque toute sous l'impression de la guerre et de la Commune, est superbe de tristesse et d'ironie, parfois de cruauté. Il m'est revenu que M. Sully-Prudhomme jugeait maintenant «l'appel au coeur» trop rapide, trop commode, trop semblable au fameux démenti que se donne Kant dans la Critique de la raison pratique, et qu'il se proposait, dans une prochaine édition, de n'invoquer ce «cri» de la conscience que comme un argument subsidiaire et de le reporter après la définition de la «dignité», qui remplit la neuvième Veille. Il me semble qu'il aurait tort et que sa première marche est plus naturelle. Le poète, au début, a déjà l'idée de la justice puisqu'il part à sa recherche. L'investigation terminée, il constate que son insuccès n'a fait que rendre cette idée plus impérieuse. «L'appel au coeur» n'est donc qu'un retour mieux renseigné au point de départ. Le chercheur persiste, malgré la non-existence de la justice, à croire à sa nécessité, et, ne pouvant en éteindre en lui le désir, il tente d'en éclaircir l'idée, d'en trouver une définition qui explique son absence dans le passé et sa réalisation si incomplète dans le présent. Il est certain, à y regarder de près, que le poète revient sur ce qu'il a dit et le rétracte partiellement; mais il vaut mieux que ce retour soit provoqué par une protestation du coeur que si le raisonnement, de lui-même, faisait volte-face. En réalité, il n'y avait qu'un moyen de donner à l'oeuvre une consistance irréprochable: c'était de pousser le pessimisme du commencement à ses conséquences dernières; de conclure, n'ayant découvert nulle part la justice, que le désir que nous en avons est une maladie dont il faut guérir, et de tomber de Darwin en Hobbes. Mais, plus logique, le livre serait à la fois moins sincère et moins vrai.
Ce que j'ai envie de reprocher à M. Sully-Prudhomme, ce n'est pas la brusquerie du retour au coeur (les «Voix» d'ailleurs l'ont préparé), ni une contradiction peut-être inévitable en pareil sujet: c'est plutôt que sa définition de la dignité et ce qui s'ensuit l'ait trop complètement tranquillisé, et qu'il trompe son coeur au moment où il lui revient, où il se flatte de lui donner satisfaction. La justice sera? Mais le coeur veut qu'elle soit et qu'elle ait toujours été. Je n'admets pas que tant d'êtres aient été sacrifiés pour me faire parvenir à l'état d'excellence où je suis. Je porte ma dignité comme un remords si elle est faite de tant de douleurs. Cet admirable sonnet de la cinquième Veille reste vrai, et le sera jusqu'à la fin des temps.
Nous prospérons! Qu'importe aux anciens
malheureux,
Aux hommes nés trop tôt, à qui le sort fut traître,
Qui n'ont fait qu'aspirer, souffrir et disparaître,
Dont même les tombeaux aujourd'hui sonnent
creux!
Hélas! leurs descendants ne peuvent
rien pour eux,
Car nous n'inventons rien qui les fasse renaître.
Quand je songe à ces morts, le moderne bien-être
Par leur injuste exil m'est rendu douloureux.
La tâche humaine est longue, et sa fin
décevante.
Des générations la dernière vivante
Seule aura sans tourment tous ses greniers
comblés.
Et les premiers auteurs de la glèbe
féconde
N'auront pas vu courir sur la face du monde
Le sourire paisible et rassurant des blés.
Voilà qui infirme l'optimisme des dernières pages. Ce sont elles qu'il faudrait intituler Silence au coeur! car c'est l'optimisme qui est sans coeur. Il est horrible que nous concevions la justice et qu'elle ne soit pas dès maintenant réalisée. Mais, si elle l'était, nous ne la concevrions pas. Après cela, on ne vivrait pas si on songeait toujours à ces choses. Le poète, pour en finir, veut croire au futur règne de la justice et prend son parti de toute l'injustice qui aura précédé. Que ne dit-il que cette solution n'en est pas une et que cette affirmation d'un espoir qui suppose tant d'oublis est en quelque façon un coup de désespoir? Il termine, comme il a coutume, par un appel à l'action; mais c'est un remède, non une réponse.
Tel qu'il est, j'aime ce poème. La forme est d'une symétrie compliquée. Dans les sept premières Veilles, à chaque sonnet du «chercheur», des «voix», celles du sentiment ou de la tradition, répondent par trois quatrains et demi; le chercheur achève le dernier quatrain par une réplique ironique ou dédaigneuse et passe à un autre sonnet. On a reproché à M. Sully-Prud'homme d'avoir accumulé les difficultés comme à plaisir. Non à plaisir, mais à dessein, et le reproche tombe puisqu'il les a vaincues. Plusieurs auraient préféré à ce dialogue aux couplets égaux et courts une série de «grand morceaux». Le poète a craint sans doute de verser dans le «développement», d'altérer la sévérité de sa conception. L'étroitesse des formes qu'il a choisies endigue sa pensée, la fait mieux saillir, et leur retour régulier rend plus sensible la démarche rigoureuse de l'investigation: chaque sonnet en marque un pas, et un seul. Puis cette alternance de l'austère sonnet positiviste et des tendres strophes spiritualistes, de la voix de la raison et de celle du coeur qui finissent par s'accorder et se fondre, n'a rien d'artificiel, après tout, que quelque excès de symétrie. Tandis que les philosophes en prose ne nous donnent que les résultats de leur méditation, le poète nous fait assister à son effort, à son angoisse, nous fait suivre cette odyssée intérieure où chaque découverte partielle de la pensée a son écho dans le coeur et y fait naître une inquiétude, une terreur, une colère, un espoir, une joie; où à chaque état successif du cerveau correspond un état sentimental: l'homme est ainsi tout entier, avec sa tête et avec ses entrailles, dans cette recherche méthodique et passionnée.
Toute spéculation philosophique recouvre ou peut recouvrir une sorte de drame intérieur: d'où la légitimité de la poésie philosophique. Je comprends peu que quelques-uns aient accueilli Justice avec défiance, jugeant que l'auteur avait fait sortir la poésie de son domaine naturel. J'avoue que l'Éthique de Spinoza se mettrait difficilement en vers; mais l'idée que l'Éthique nous donne du monde et la disposition morale où elle nous laisse sont certainement matière à poésie. (Remarquez que Spinoza a donné à son livre une forme symétrique à la façon des traités de géométrie, et que, pour qui embrasse l'ensemble, il y a dans cette ordonnance extérieure, dans ce rythme, une incontestable beauté.) L'expression des idées même les plus abstraites emprunte au vers un relief saisissant: la Justice en offre de nombreux exemples et décisifs. Il est très malaisé de dire où finit la poésie. «Le vers est la forme la plus apte à consacrer ce que l'écrivain lui confie, et l'on peut, je crois, lui confier, outre tous les sentiments, presque toutes les idées», dit M. Sully-Prudhomme. S'il faut reconnaître que la métaphysique pure échappe le plus souvent à l'étreinte de la versification,—dès qu'elle aborde les questions humaines et où le coeur s'intéresse, dès qu'il s'agit de nous et de notre destinée, la poésie peut intervenir. Ajoutez qu'elle est fort capable de résumer, au moins dans leurs traits généraux, les grandes constructions métaphysiques et de les sentir après qu'elles ont été pensées. La poésie à l'origine, avec les didactiques, les gnomiques et les poètes philosophes, condensait toute la science humaine; elle le peut encore aujourd'hui.
X
Bien des choses resteraient à dire. Surtout il faudrait étudier la forme de M. Sully-Prudhomme. Il s'en est toujours soucié (l'Art, Encore). Elle est partout d'une admirable précision. Voyez dans les Vaines tendresses, l'Indifférente, le Lit de Procuste; le premier sonnet des Épreuves; les dernières strophes de la Justice: je cite, à mesure qu'elles me reviennent, ces pages où la précision est particulièrement frappante. Il va soignant de plus en plus ses rimes; la forme du sonnet, de ligne si arrêtée et de symétrie si sensible, qui appelle la précision et donne le relief, lui est chère entre toutes: il a fait beaucoup de sonnets, et les plus beaux peut-être de notre langue. Or la précision est du contour, non de la couleur: M. Sully-Prudhomme est un «plastique» plus qu'un coloriste. En Italie il a surtout vu les statues et, dans les paysages, les lignes (Croquis italiens). Quand il se contente de décrire, son exactitude est incomparable (la Place Saint-Jean-de-Latran, Torses antiques, Sur un vieux tableau, etc.). Son imagination ne va jamais sans pensée; c'est pour cela qu'elle est si nette et d'une qualité si rare: elle subit le contrôle et le travail de la réflexion qui corrige, affine, abrège. Il n'a pas un vers banal: éloge unique, dont le correctif est qu'il a trop de vers difficiles. Son imagination est, d'ailleurs, des plus belles et, sous ses formes brèves, des plus puissantes qu'on ait vues. S'il est vrai qu'une des facultés qui font les grands poètes, c'est de saisir entre le monde moral et le monde matériel beaucoup plus de rapports et de plus inattendus que ne fait le commun des hommes, M. Sully-Prudhomme est au premier rang. Près de la moitié des sonnets des Épreuves (on peut compter) sont des images, des métaphores sobrement développées et toutes surprenantes de justesse et de grâce ou de grandeur. Ses autres recueils offrent le même genre de richesse. J'ose dire que, parmi nos poètes, il est, avec Victor Hugo, dans un goût très différent, le plus grand trouveur de symboles.
XI
M. Sully-Prudhomme s'est fait une place à part dans le coeur des amoureux de belles poésies, une place intime, au coin le plus profond et le plus chaud. Il n'est point de poète qu'on lise plus lentement ni qu'on aime avec plus de tendresse. C'est qu'il nous fait pénétrer plus avant que personne aux secrets replis de notre être. Une tristesse plus pénétrante que la mélancolie romantique; la fine sensibilité qui se développe chez les très vieilles races, et en même temps la sérénité qui vient de la science; un esprit capable d'embrasser le monde et d'aimer chèrement une fleur; toutes les délicatesses, toutes les souffrances, toutes les fiertés, toutes les ambitions de l'âme moderne: voilà, si je ne me trompe, de quoi se compose le précieux élixir que M. Sully-Prudhomme enferme en des vases d'or pur, d'une perfection serrée et concise. Par la sensibilité réfléchie, par la pensée émue, par la forme très savante et très sincère, il pourrait bien être le plus grand poète de la génération présente.
Un de ses «amis inconnus» lui adressait un jour ces rimes:
Vous dont les vers ont des caresses
Pour nos chagrins les plus secrets,
Qui dites les subtils regrets
Et chantez les vaines tendresses,
Ô clairvoyant consolateur,
Ceux à qui votre muse aimée
A dit leur souffrance innommée
Et révélé leur propre coeur,
Et ceux encore, ô sage, ô maître,
À qui vous avez enseigné
L'orgueil tranquille et résigné
Qui suit le tourment de connaître;
Tous ceux dont vous avez un jour
Éclairé l'obscure pensée,
Ou secouru l'âme blessée,
Vous doivent bien quelque retour…
Ce retour, ce serait une critique digne de lui. Mais, pour lui emprunter la pensée qui ouvre ses oeuvres, le meilleur de ce que j'aurais à dire demeure en moi malgré moi, et ma vraie critique ne sera pas lue.
FRANÇOIS COPPÉE
I
Il est trop vrai qu'on ne lit plus guère les poètes au temps où nous sommes. Je ne parle pas de Victor Hugo: quoiqu'ils soient devenus sacrés, on touche encore un peu à ses vers. Tout le monde a entendu réciter le Revenant ou les Pauvres gens, dans quelque matinée, par une grosse dame ou un monsieur en habit noir; il y a des étudiants qui ont parcouru les Châtiments et ont même feuilleté la Légende des siècles. Musset, lui, n'est plus guère le «poète de la jeunesse» d'aujourd'hui. Pourtant il lutte encore contre l'indifférence publique; mais quelques-uns de ses derniers lecteurs lui font tort. Quant à Lamartine, qui donc l'aime encore et qui le connaît? Peut-être, en province, quelque solitaire, ou quelque couventine de dix-sept ans qui le cache au fond de son pupitre. Et notez que Lamartine, c'est plus qu'un poète, c'est la poésie toute pure. Baudelaire a encore des fidèles, mais la plupart ont des façons bien affligeantes de l'admirer. Et qui, parmi ce qu'on nomme aujourd'hui le public, aime et comprend cette merveille: les Émaux et Camées? Et qui sait goûter l'alexandrinisme et les mythologies de Théodore de Banville? Bien en a pris à Sully-Prudhomme de faire le Vase brisé et à Leconte de Lisle d'écrire Midi. Encore les nouveaux programmes du baccalauréat ont-ils porté un coup funeste à ce fameux Midi, roi des étés, que les rhétoriciens ne mettent plus en vers latins, opération qui n'était pas commode. C'est tout au plus si des poètes comme Anatole France, Catulle Mendès et Armand Silvestre (je ne songe ici qu'à leurs vers) ont connu les douceurs de la seconde édition. Et on en pourrait nommer, qui ne sont point méprisables, dont la première ne sera jamais épuisée.
Non, non, ne croyez pas que les poètes soient lus. Les plus heureux sont récités quelquefois, ce qui n'est pas la même chose. Mais, il faut être juste, ne croyez pas davantage que tous méritent d'être lus. On a dit souvent que rien n'est plus commun aujourd'hui que l'art de faire les vers et que jamais on n'a vu une telle habileté technique, une telle «patte» chez tant de jeunes versificateurs. Cela peut être le sentiment d'un chroniqueur qui lit vite et mal. La vérité, c'est que beaucoup tournent passablement un sonnet dans le goût parnassien, comme beaucoup, au siècle dernier, tournaient un couplet à Iris; rien de plus. Tout ce qu'on peut dire, c'est que, l'art étant plus savant chez les maîtres, les écoliers s'en sont quelque peu ressentis. Nombre d'adolescents qui seront plus tard avocats, notaires ou journalistes de troisième ordre, le diable les poussant et un certain instinct des vers, impriment à leurs frais leurs Juvenilia. Il se rencontre chez les mieux doués des passages heureux, assez souvent une adroite imitation des maîtres. Seulement, n'y regardez pas de trop près: outre que leur métal n'est guère à eux vous verriez tout ce qu'ils y ont mis de pailles. Les ingénus ou les présomptueux qui depuis dix ans ont publié leurs rimes dépassent de beaucoup le millier: les vrais artistes ne dépassent point la douzaine.
Mais cette douzaine-là aurait bien le droit de réclamer contre l'injustice des hommes ou des choses. Les poètes, petits ou grands, ne sont vraiment lus que par les autres poètes. C'est peut-être parce que la poésie est devenue de nos jours un art de plus en plus raffiné et spécial et que, soit impuissance ou dédain, elle ne connaît plus guère le grand souffle oratoire ou lyrique. Car, aux environs de 1830, alors que des poètes exprimaient largement et comme à pleine voix des sentiments généraux et des passions intelligibles à tout le monde, les lecteurs ne leur manquaient point. Il est donc probable que la poésie doit cette diminution de fortune à la prédominance croissante de la curiosité artistique sur l'inspiration.
Quoi d'étonnant? Les oeuvres d'une forme très délicate et qui valent surtout par là (et c'est de plus en plus le cas de nos meilleurs livres de vers) ne sauraient plaire qu'au très petit nombre et, aussi bien, ne s'adressent qu'à lui. Le public goûte peu ce qu'on a assez mal appelé l'art pour l'art, ce qu'on ferait mieux d'appeler l'art pour le beau; entendez: uniquement pour le beau. C'est ce que Flaubert exprimait sous cette forme paradoxale: «Les bourgeois ont la haine de la littérature». La preuve que ce n'est pas «l'art» qui a séduit le public dans Madame Bovary, c'est qu'il n'a jamais pu lire Salammbô. Ce sont d'autres raisons que des raisons d'esthétique qui ont fait la fortune des Rougon-Macquart: ce que goûte le public dans M. Zola, c'est beaucoup moins l'artiste que le descripteur sans vergogne. M. Daudet, par un rare privilège, plaît à tout le monde: mais pensez-vous que la foule et les «habiles» aiment en lui exactement les mêmes choses? Ce qui a fait le succès de tel jeune romancier «idéaliste» qui n'est qu'un fort médiocre écrivain, ce n'est point certes ce qu'on pourrait trouver, à la rigueur, d'art et de littérature dans ses romans; c'est presque malgré son art (si mince soit-il) qu'il a plu, et parce qu'il a su flatter le gros besoin d'émotion, la sentimentalité et la banalité de ses lecteurs. Je néglige, parce qu'elle n'agit qu'à partir d'un certain moment, une cause importante de succès: la mode.
Si donc il est vrai que le raffinement du fond et les curiosités de la forme contribuent fort peu à la fortune d'un livre, comme les poésies d'à présent consistent presque toutes dans ces curiosités et dans ce raffinement (tandis qu'il entre bien autre chose dans un roman ou dans un drame), on comprendra le délaissement où sont tombés les vers. Ajoutez que plusieurs grands esprits de notre temps ont paru en faire peu de cas. Le mouvement scientifique et critique qui emporte notre âge est, au fond, hostile aux poètes. Ils ont l'air d'enfants fourvoyés dans une société d'hommes. Comment perdre son temps à chercher des lignes qui riment ensemble et qui aient le même nombre de syllabes, quand on peut s'exprimer en prose, et en prose nuancée, précise, harmonieuse? Bon dans les cités primitives, avant l'écriture, quand les hommes s'amusaient de cette musique du langage et que par elle ils gardaient dans leur mémoire les choses dignes d'être retenues. Bon encore au temps de la science commençante et des premières tentatives sur l'inconnu. Mais depuis l'avènement des philologues! L'amour des cadences symétriques et des assonances régulières dans le langage écrit est sans doute un cas d'atavisme. Cependant les poètes luttent encore. Ils trouvent dans ces superfluités un charme d'autant plus captivant qu'ils sont désormais seuls à le sentir. Mais le courant du siècle sera le plus fort. Bientôt le dernier poète offrira aux Muses la dernière colombe; suivant toute apparence, on ne fera plus de vers en l'an 2000.
Et pourtant, parmi nos poètes si délaissés, il en est un dont les vers s'achètent, qui en vit, qui est, comme dirait Boileau, «connu dans les provinces», qui est goûté des artistes les plus experts et compris par tous les publics. Cet être invraisemblable est François Coppée, et sa marque, c'est précisément d'être le plus populaire des versificateurs savants, à la fois subtil assembleur de rimes et peintre familier de la vie moderne, avec assez d'émotion et de drame pour plaire à la foule, assez de recherche et de mièvrerie pour plaire aux décadents, et, çà et là, un fond spleenétique et maladif qui est à lui.
II
Avant tout, M. François Coppée est un surprenant Versificateur. Non qu'il n'ait peut-être quelques égaux dans l'art de faire les vers. Mais cet art, à ce qu'il me semble, se remarque chez lui plus à loisir, comme s'il était plus indépendant du fond. Volontiers j'appellerais l'auteur du Reliquaire et des Récits et élégies le plus adroit, le plus roué de nos rimeurs.
Il est venu au bon moment, quand notre versification n'avait plus grand progrès à faire, d'habiles poètes ayant tour à tour développé ses ressources naturelles. L'histoire en serait curieuse. Tenons-nous-en aux cent dernières années.
On sait ce qu'étaient devenues la versification et la poésie (car les deux ont presque toujours même sort) avec Voltaire, La Harpe, Marmontel et les petits poètes érotiques.
Les poètes descripteurs de la fin du XVIIIe siècle avaient, parmi leurs ridicules et leur médiocrité, un certain goût du pittoresque, inspiré de J-J. Rousseau et de Bernardin de Saint-Pierre, et ils ont eu ce mérite d'assouplir la versification et d'enrichir sensiblement le dictionnaire poétique. Tout n'est pas charade ni futile périphrase dans les poèmes du bon abbé Delille.
Roucher, fort oublié aujourd'hui et que je ne donnerai point pour un grand artiste, offre un cas singulier: il est le premier poète dans notre littérature moderne qui rime toujours richement. Je veux dire qu'il soutient ses rimes par la consonne d'appui toutes les fois que le trop petit nombre de mots à désinence pareille ne lui interdit pas ce luxe. Il a même des rimes rares (par exemple, brèche et flèche, en foule et le pied foule) qui scandalisent La Harpe, je n'ai pu deviner pourquoi. En outre (tout en observant le repos de l'hémistiche), moins souvent qu'André Chénier, mais avant lui, il use des rejets avec une certaine hardiesse.
André Chénier en use plus hardiment encore. Surtout il rajeunit notre langue poétique aux sources grecques et latines. Mais il n'enrichit point la rime. Du reste, son oeuvre n'ayant été publiée que vingt-six ans après sa mort, il n'a pu avoir d'influence comme versificateur puisque le progrès qu'il a fait faire à la versification n'a point été connu de son temps et a été recommencé en dehors de lui.
Millevoye, Fontanes, Chênedollé et quelques autres versifient habilement et timidement. Lamartine prend la versification telle qu'elle est: ce lui est assez d'apporter une poésie nouvelle. Il ne tient pas à l'opulence des rimes; les rejets et les coupes de l'abbé Delille lui suffisent. En revanche, il élargit prodigieusement la période poétique.
Musset s'amuse à disloquer l'alexandrin, finit par
revenir à la prosodie de
Boileau et persiste à rimer plus pauvrement que Voltaire.
Sainte-Beuve ressuscite le sonnet; Gautier, les tierces rimes; Banville, la ballade, les anciens petits poèmes à forme fixe et presque toutes les strophes ronsardiennes.
Victor Hugo, jusqu'aux Contemplations, observe à peu près l'ancienne coupe de l'alexandrin. Mais dès ses débuts il rime avec richesse; il reprend ou invente de belles strophes. Dans ses drames, et dans son oeuvre lyrique à partir des Contemplations, il lui arrive de hacher le vers et d'abuser de l'enjambement au point de rendre la rime peu saisissable à l'oreille. Mais, en somme, cette erreur est rare chez lui. Sa rime devient de plus en plus étourdissante de richesse et d'imprévu: ses derniers volumes sont par là bien amusants. En même temps il accorde droit de cité à une nouvelle espèce d'alexandrin, celui qui se partage, non plus en deux, mais en trois groupes égaux ou équivalents de syllabes. Mais, par un scrupule, par un reste de respect pour la «césure» classique, même quand il use de cette coupe nouvelle, il a soin que la sixième syllabe soit au moins légèrement accentuée, et il ne souffrirait pas, par exemple, un article à cet endroit.
Il vit un oeil | tout grand
ouvert | dans les ténèbres.
On s'adorait | d'un bout à l'au | tre de la
vie.
Théodore de Banville, Leconte de Lisle, François Coppée ont accepté plus franchement ce nouveau vers qu'on pourrait appeler l'alexandrin trimètre et ne se sont nullement souciés d'accentuer la sixième syllabe:
Je suis la froi | de et la méchan | te souveraine.
Mais, par une inconséquence singulière, ils n'ont jamais consenti que cette sixième syllabe du vers fût la pénultième ou l'antépénultième syllabe sonore d'un mot polysyllabique, et ce sont des poètes récents qui, très logiquement, ont écrit:
Elle remit | non_cha_lamment | ses bas
de soie.
Regardent fuir | en _ser_pentant | sa robe à
queue.
Toutefois, si les parnassiens ont peu innové dans la versification, ils ont eu, plus que les romantiques, le goût de la perfection absolue, la religion de la rime; ils ont, dans leurs meilleurs moments, assoupli encore et trempé le vers français et en ont certainement tiré quelques vibrations neuves.
Mais tout ceci pourrait nous arrêter longtemps. En résumé, s'il est vrai que notre prosodie fourmille encore de petites règles absurdes provenant presque toutes de cette idée fausse qu'il faut aussi rimer pour les yeux, on doit accorder que la versification française, avec la variété des rythmes et des strophes, avec son accentuation moins marquée que celle des langues étrangères, mais sensible pourtant, enfin avec l'extrême diversité et la sonorité de ses désinences, est pour nos poètes un riche et commode instrument. Inférieure par certains côtés à la versification italienne, anglaise ou allemande, elle est incomparable par le relief qu'elle sait donner aux mots, et surtout par la quantité et la qualité de ses rimes.
Si jamais telle digression fut permise, c'est bien à propos de François Coppée. Cet instrument délicat et puissant, il en joue avec une virtuosité qui ravit. Il lui a été bon de passer par le petit cénacle parnassien. Sauf l'abus, çà et là, des vers non rythmés ni mesurés (à la manière de Banville), sa versification est un enchantement. On jouit du choix des mots, de la recherche des tours, de telle coupe qui alanguit à dessein la marche du vers. On jouit de telle rime rare ou jolie; on attend, on est aise de voir arriver sa jumelle. On suit les méandres des longues périodes où l'on est amusé par chaque mot et bercé par la phrase entière. Il y a dans ces phrases qui brillent et qui ondulent à la façon de «reptiles somptueux» une habileté de facture à laquelle on s'intéresse à loisir sans être distrait par trop d'émotion ou par trop de pensée. On examine curieusement «comment c'est fait»; on aime à toucher du doigt et à retourner le joyau bien ciselé. Lisez ce commencement des Intimités (où il y a d'ailleurs autre chose que de la virtuosité):
Afin de mieux louer vos charmes
endormeurs,
Souvenirs que j'adore, hélas! et dont je meurs,
J'évoquerai, dans une ineffable ballade,
Aux pieds du grand fauteuil d'une reine malade,
Un page de douze ans aux traits déjà pâlis
Qui, dans les coussins bleus brodés de fleurs de
lis,
Soupirera des airs sur une mandoline,
Pour voir, pâle parmi la pâle mousseline,
La reine soulever son beau front douloureux,
Et surtout pour sentir, trop précoce amoureux,
Dans ses lourds cheveux blonds où le hasard la
laisse,
Une fiévreuse main jouer avec mollesse.
Les jolis mots! les doux sons! les charmantes rimes! Et comme la période se prolonge en serpentant et vient mourir avec langueur! La remarque vaut, je crois, la peine d'être faite: la période poétique de M. François Coppée est souvent d'une extrême ampleur, mais, si je puis dire, avec des articulations molles et non saillantes; sinueuse et longue comme Biblis au moment où elle va se fondre en eau, ou comme les corps des nymphes et des déesses dans l'orfèvrerie florentine. Et dans le déployé et le flottant de cette phrase tous les détails restent précis. Cela est d'un art très curieux.
Quand il s'agit des poèmes de M. Coppée, souvent certes on peut parler de «chefs-d'oeuvre» au sens habituel, mais plus souvent et mieux encore au sens où le mot était pris autrefois dans les confréries d'ouvriers des arts manuels. Ce sont bien «chefs-d'oeuvre» en ce sens, ses toutes premières poésies, du temps qu'il faisait ses preuves de maîtrise dans l'atelier parnassien: le Fils des armures[5], le Lys[6], Bouquetière[7], le Jongleur[8], Ferrum est quod amant[9], etc., et plus tard les Récits épiques, cette Légende des siècles en miniature, plus soignée que la grande, de fabrication plus élégante, mieux polie et vernissée. Quelles perles que le Pharaon[10], l'Hirondelle du Bouddha[11], les Deux tombeaux[12]! Disons le mot, cela fait songer à d'excellents vers latins: ceux qui se sont délectés à cet exercice avant le découronnement des études classiques me comprendront. M. François Coppée me rappelle les grands versificateurs de «l'âge d'argent» de la littérature latine. Il a les souplesses d'un Stace et les roueries d'un Claudien. Il est peut-être le seul poète de nos jours qui soit capable de faire sur commande de très bons vers. Et il est devenu en effet une façon de poète officiel, toujours prêt, lors des anniversaires et des inaugurations, à dire ce qu'il faut, et le disant à merveille. Voyez le poème pour le cinquantenaire de Hernani, les strophes à Corot[13], les vers lus par Porel à Amsterdam, etc. Ce serait grande sottise et présomption de mépriser ce talent-là ou de le croire facile.
[Note 5: Poèmes divers.]
[Note 6: Ibidem.]
[Note 7: Le Reliquaire.]
[Note 8: Poèmes divers.]
[Note 9: Ibidem.]
[Note 10: Récits épiques.]
[Note 11: Ibidem.]
[Note 12: Ibidem.]
[Note 13: Le Cahier rouge.]
Quelque niais dira: M. Coppée nous montre, par un exemple charmant et déplorable, que l'habileté sans l'inspiration ne saurait s'élever à ces hauteurs où… (laissons-le finir sa phrase). On dirait plus justement: L'admirable chose que le «métier», le «sens artiste», la science des procédés du style, l'adresse à arranger les mots, l'art de la composition! Et comme cela va loin! Il faut assurément vénérer les poètes qu'on dit inspirés, entheoi, qui ne se possèdent plus, qui sont possédés par un dieu. Mais ils deviennent rares: l'inconscience décroît, et une certaine naïveté qui entre dans la composition du génie. Nous avons des poètes qui le sont quand ils veulent et comme ils veulent, qui se donnent et quittent à volonté l'émotion congruente à leur dessein. Il n'est guère de poète plus détaché de son oeuvre, plus purement orfèvre que M. François Coppée: cela ne l'empêche point de faire, quand il lui plaît, des poèmes qui attendrissent les foules. Le progrès de la réflexion et de la conscience psychologique finira sans doute par éliminer les poètes inspirés. Il nous restera des poètes-artistes qui sauront au besoin imiter même l'inspiration pour leur plaisir et celui des autres, et chez qui l'intelligence sera à deux doigts du génie et en saura faire office, si bien que le monde n'y perdra presque pas.
III
Pourtant, quand on a dit de M. Coppée qu'il peut passer pour le plus adroit de nos ouvriers en rimes, encore que l'éloge ne soit pas mince, ce serait lui faire tort que de réduire à cela son mérite. Il faut indiquer d'autres traits par lesquels sa physionomie se précise. Nous savons par lui qu'il est fils de ce Paris populaire qu'il aime et comprend si bien. Enfant nerveux et maladif, il a dû connaître de bonne heure les souffrances délicates, les sensations déjà artistiques. À y bien regarder, sa virtuosité n'est qu'une des formes de cette sensibilité subtile. Car c'est par la même sensibilité qu'on est amoureux des mots et de leurs combinaisons, qu'on y saisit certaines nuances fugaces, et qu'on est curieux des réalités, qu'on en reçoit des impressions très déliées et douloureuses ou charmantes. Un grand virtuose, quoiqu'on ait pu parfois s'y tromper, est nécessairement un homme très sensible. Tout au moins la recherche, même exclusive, de la forme suppose-t-elle une sorte de sensualité épurée, qui peut être aussi communicative qu'une émotion morale. Et c'est pourquoi le plus impassible des écrivains (Leconte de Lisle ou Gustave Flaubert) peut intéresser violemment ceux qui savent lire.
Mais M. Coppée nous retient encore par d'autres raisons secrètes. Il y a souvent chez lui un certain charme léger comme un parfum et qu'il n'est pas aisé d'expliquer. Il y faut des exemples. Lisez la première Intimité (déjà citée):
Il se mourra du mal des enfants trop aimés…
Sur la terrasse[14]:
Près de moi, s'éloignant du groupe noir
des femmes,
La jeune fille était assise de profil…
Fantaisie nostalgique[15]:
Je suis comme un enfant volé par des tziganes…
La Chambre abandonnée[16]:
La chambre est depuis très longtemps abandonnée…
[Note 14: Le Cahier rouge.]
[Note 15: Ibidem.]
[Note 16: Contes en vers.]
Les quatre pièces sont assez différentes; mais il me semble que la même impression délicieuse s'en dégage. Ce charme tient d'abord, en partie, aux vers eux-mêmes, tout ensemble sinueux et précis, plastiques et ondoyants, pittoresques et berceurs, d'un rythme lent et d'une limpidité cristalline. Mais ce n'est pas tout. Il y a là (je suis fâché que le mot ne soit plus à la mode) une mélancolie qui caresse, une tristesse voluptueuse et comme amusée, le double sentiment de la grâce des choses et de leur fugacité, une élégante rêverie d'anémique et de dilettante[17]. Je crois bien qu'après tout on ne saurait mieux trouver, pour caractériser ce charme, que le mot de morbidesse, devenu malheureusement aussi banal que celui de mélancolie et plus ridicule encore: c'est étonnant, la quantité de mots usés qu'on n'ose plus employer de notre temps!
[Note 17: C'est ici qu'il faudrait
citer le Passant, si le théâtre de
M. Coppée ne voulait une étude à part.]
Ce charme, quel qu'il soit, respire dans les Intimités. Ce n'est presque rien pourtant: une liaison avec une Parisienne; des rendez-vous dans une chambre bleue; attentes, souvenirs, quelques promenades ensemble, puis la lassitude… Mais ce sont des câlineries, des mièvreries, des chatteries de sentiment et de style! Ainsi que des chiffons de la bien-aimée, il s'en exhale «quelque chose comme une odeur qui serait blonde». Non pas «amour-passion», non pas même peut-être «amour-goût», mais «amour-littérature», d'une volupté digérée et spiritualisée; passion d'artiste blasé d'avance, mais qui se plaît à ce demi-mensonge, de sceptique au coeur tendre qui se délecte ou se tourmente avec ses imaginations; amour où se rencontrent, je ne sais comment, l'égoïsme du raffiné qui observe sa maîtresse un peu comme un objet d'art et un peu comme un joli animal,—et la faiblesse de l'enfant qui aime se plaindre pour se sentir caresser. Avec cela d'aimables détails de vie parisienne et de paysage parisien. Le tout est délicieux de coquetterie et de langueur. Il y a dans les livres des poètes, pour chaque fidèle, un coin qu'il préfère aux autres, qu'il chérit d'une tendresse particulière: ce petit coin, dans l'oeuvre de François Coppée, ce seraient pour moi les Intimités.
Il y a des longueurs, ou plutôt des lenteurs, une manière par trop flottante et berçante dans Angélus[18], cette histoire d'un enfant élevé au bord de la mer par un vieux prêtre et un vieux soldat, et qui meurt de n'avoir point de mère, de trop rêver et de ne pas jouer, d'être aimé trop et d'être mal aimé, d'être trop baisé et d'être baisé par des lèvres trop froides. Ce petit poème a, pour plaire aux amoureux de poésie, un précieux mélange de pittoresque familier et franc (on songe parfois au Vicaire de Wakefield) et de tendresse un peu languide et efféminée.
[Note 18: Poèmes divers.]
Peut-être le poème d'Olivier offre-t-il, avec une plus grande perfection de forme, une moindre originalité. Le poète Olivier (en qui l'auteur, il nous en avertit, se peint lui-même, et avec un soupçon de complaisance), cherchant le repos à la campagne, chez un vieil ami gentilhomme-fermier, y rencontre une jeune fille et rêve bientôt d'amour honnête et pur et de mariage. La gracieuse page que celle-ci! Je la donne un peu au hasard, entre bien d'autres, pour le plaisir, et pour que quelque chose du texte varie mon commentaire et rende le poète un instant présent au lecteur:
Ce serait sur les bords de la Seine. Je
vois
Notre chalet, voilé par un bouquet de bois.
Un hamac au jardin, un bateau sur le fleuve.
Pas d'autre compagnon qu'un chien de Terre-Neuve,
Qu'elle aimerait et dont je serais bien jaloux.
Des faïences à fleurs pendraient après les clous,
Puis beaucoup de chapeaux de paille et des
ombrelles.
Sous leur papier chinois les murs seraient si
frêles
Que, même en travaillant, à travers la cloison,
Je l'entendrais toujours errer par la maison
Et traîner dans l'étroit escalier sa pantoufle
Les miroirs de ma chambre auraient senti son
souffle
Et souvent réfléchi son visage, charmés.
Elle aurait effleuré tout de ses doigts aimés,
Et ces bruits, ces reflets, ces parfums venant
d'elle,
Ne me permettraient pas d'être une heure infidèle.
Enfin, quand, poursuivant un vers capricieux,
Je serais là, pensif et la main sur les yeux,
Elle viendrait, sachant pourtant que c'est un
crime,
Pour lire mon poème et me souffler ma rime,
Derrière moi, sans bruit, sur la pointe des pieds.
Moi qui ne veux pas voir mes secrets épiés,
Je me retournerais avec un air farouche;
Mais son gentil baiser me fermerait la bouche,
Et dans les bois voisins, etc.
Mais, un jour, pendant une promenade à cheval, Suzanne, voulant cueillir une fleur, dit à Olivier: «Tenez-moi ma cravache», et, une autre fois, essayant une parure: «Comment me trouvez-vous?» Et tout à coup Olivier s'est rappelé que ces deux phrases lui ont été dites par deux de ses anciennes maîtresses; il les revoit avec une netteté irritante: c'est fini, son passé le ressaisit; jamais il ne pourra s'en affranchir ni aimer une vierge comme il convient de l'aimer.
C'est donc vrai! Le passé maudit
subsiste encore.
Le
voilà! c'est bien lui!
Impitoyable, il souille avec ce que j'abhorre
Ce
que j'aime aujourd'hui.
C'est dit! Le
vieil enfer me poursuit de sa haine
Jusqu'en
mon nouveau ciel.
Sa boue est sur ce lis. Cette gravure obscène
Se
cache en ce missel.
Meurs, ô suprême espoir qui me restait dans l'âme!
Meurs! Pour les
souvenirs il n'est pas de Léthé.
Meurs! car les vieux remords sont exacts et fidèles
Ainsi que la marée et que les hirondelles,
Et tout baiser mauvais vibre une éternité!
Olivier quitte Suzanne et se sauve à Paris…
Il voudrait bien mourir, ne pouvant plus aimer.
Je sais bien tout ce qu'on peut dire contre ce poème. Qu'est-ce autre chose qu'une variation de plus sur le vieux thème romantique:
Oh! malheur à celui qui laisse la débauche…?
C'est une chanson de jadis, et non des meilleures, qu'Olivier nous chante. Si le souvenir de sa duchesse et de son actrice le trouble si fort, c'est tout simplement qu'au fond il n'aime pas tant que cela sa petite provinciale et qu'il lui préfère, non précisément la duchesse et l'actrice, mais le genre d'amour qu'elles savent donner. Et il n'y a pas là de quoi vouloir mourir. Ou bien, si vraiment il souffre de ne pouvoir aimer purement, c'est qu'il aime déjà ainsi, et l'on conçoit peu que les ressouvenirs de ses bonnes fortunes l'en découragent si vite. Mais, à dire vrai, tout se passe dans sa tête: il n'aime ni ne souffre autant qu'il le dit, il est dupe d'une illusion de poète. Un homme comme Olivier ne peut plus aimer d'une certaine façon que littérairement et, s'il s'en aperçoit (ce qui n'est pas assez marqué dans le poème), le sentiment de son impuissance ne saurait être aussi horriblement douloureux qu'il nous est montré. Après cela, on souffre ce qu'on croit souffrir: l'illusion d'Olivier, partagée par M. Coppée, est d'une évidente sincérité et qui sauve le poème. Il est encore mieux sauvé par les parties de description familière et, si l'on peut contester sur le sujet, il faut avouer que le cadre est charmant. Le lieu commun romantique (si lieu commun il y a) est tout rajeuni par la mise en oeuvre, par le décor et les accessoires du petit drame. Les tableaux parisiens ou provinciaux, le dimanche à Paris dans un quartier populaire, le retour du poète sur son enfance, le récit de son voyage, son arrivée au village natal, sa vie à la campagne dans la ferme-château, ce sont là de très aimables modèles d'un genre que Sainte-Beuve aimait et où M. Coppée a du premier coup excellé.
Le charme dont nous étions tout à l'heure en quête se retrouve dans certaines pièces du Cahier rouge et surtout dans l'Exilée[19], très court recueil, mais d'un accent particulier, plus chaste et, je crois, plus épris que celui des Intimités; petits vers où se joue et se plaint l'amour d'un Parisien de quarante ans pour une jeune fille de Norvège rencontrée en Suisse dans quelque hôtel; fantaisie d'artiste sans doute, mais avec de la tendresse et presque de la candeur au fond; dernier amour, regain de printemps et de soleil. Vous voyez bien qu'il se trompait, le superbe Olivier qui «voulait mourir, ne pouvant plus aimer». Il aime encore; mais aujourd'hui il appelle la bien-aimée «mon enfant» et lui promet «l'indulgence d'un père» (ce qui est triste).
[Note 19: Récits et élégies.]
Et le chagrin qu'un jour vous me
pourrez donner,
J'y tiens pour la douceur de vous le pardonner.
Vous m'aimerez un peu, moi qui vous aime tant!
Les plaintes redoublent à la fin, et il semble bien qu'il y ait une vraie souffrance sous ces vers si bien ciselés. Puis il se résigne; il est fier, «dût-il en mourir», d'avoir aimé une dernière fois. Consolation mélancolique. Mais il y a bien de la grâce et quelque chose de touchant dans ces aveux, ces plaintes, cette fausse résignation. Pauvre poète, à qui votre expérience et votre virtuosité auraient dû faire une cuirasse impénétrable, tandis que vous offrez à «la belle enfant du Nord» vos rimes si bien oeuvrées, on songe un peu au richard qui, dans le tableau de Sigallon, offre des bijoux à sa dame. De l'autre côté du tableau, le jouvenceau n'offre rien que sa jeunesse. Et voilà pour vous la blessure, et pour bien d'autres
Et je ne me dis pas que c'est une
folie,
Que j'avais dix-sept ans le jour où tu naquis;
Car ce triste passé, je l'efface et l'oublie.
Soyez donc Parisien, sceptique, observateur par métier, artiste et rien de plus; soyez habitué de longue date à ne considérer les accidents du monde et l'univers entier que comme une matière offerte au travail de l'art! «Le coeur est toujours jeune et peut toujours saigner.» Et je suis en effet tenté de croire que les petites pièces de l'Exilée sont de celles où M. Coppée a mis ou laissé le plus de son coeur.
IV
Mais ce qui, dans son oeuvre, paraîtra un jour le plus original, ce sont sans doute les Poèmes modernes et les Humbles.
Sainte-Beuve avait donné des exemples de cette poésie, dont l'idée première lui venait peut-être de Wordsworth. «Et moi aussi, nous dit-il, j'ai tâché, après mes devanciers, d'être original à ma manière, humblement et bourgeoisement, observant l'âme et la nature de près…, nommant les choses de la vie privée par leur nom, mais… cherchant à relever le prosaïsme de ces détails domestiques par la peinture des sentiments humains et des objets naturels[20].» Je rappelle l'adorable pièce qui commence par ce vers:
Toujours je la connus pensive et sérieuse…[21];
l'anecdote du vicaire John Kirkby[22] et celle de Maria[23]. Dans la première Pensée d'août, l'histoire de Doudun, surtout celle de Marèze, de ce poète qui se fait homme d'affaires, puis commis, pour soutenir sa mère et pour payer une dette d'honneur, n'est-ce pas un peu le sujet d'Un fils, dans les Humbles! Ô le rare poème que celui de Monsieur Jean[24]!
[Note 20: Sainte-Beuve, Pensées de Joseph Delorme.]
[Note 21: Poésies de Joseph Delorme.]
[Note 22: Les Consolations.]
[Note 23: Pensées d'août.]
[Note 24: Ibidem.]
Et quel malheur que le style dont elle est écrite rende si peu lisible cette histoire d'un maître d'école janséniste, cinquième fils de Jean-Jacques Rousseau, et qui, ayant su le secret de sa naissance, passe sa vie à expier pour son père! Il n'est pas jusqu'aux paysages de la banlieue parisienne, chers à M. Coppée[25], dont on ne trouve déjà quelque chose chez ce surprenant Sainte-Beuve:
Oh! que la plaine est triste autour du
boulevard!
C'est au premier coup d'oeil une morne étendue
Sans couleur; çà et là quelque maison perdue,
Murs frêles, pignons blancs en tuiles recouverts;
Une haie à l'entour en buissons jadis verts;
De grands tas aux rebords des carrières de plâtre,
etc[26].
[Note 25: Voir Promenades et intérieurs et le Cahier rouge.]
[Note 26: Poésies de Joseph Delorme.]
Mais ces essais si intéressants sont trop souvent compromis par une forme cruellement recherchée et entortillée, et telle que je confesse avoir tort de m'y plaire. Le grand analyste y veut exprimer, ce semble, des nuances d'idées auxquelles se prête fort malaisément la forme étroite et rigoureuse du vers. M. François Coppée a mis dans ses petits poèmes une psychologie moins laborieuse et une peinture plus détaillée de la vie extérieure; il a moins analysé, plus et mieux raconté et décrit, sans que l'impression morale qui doit se dégager de ces drames obscurs et qui leur donne tout leur prix en ait été diminuée.
Il nous a raconté la vieille fille qui se dévoue à son jeune frère infirme[27]; la fiancée de l'officier de marine attendant depuis dix ans celui qui ne revient pas[28]; l'idylle de la bonne et du militaire[29]; la nourrice qui se met chez les autres pour entretenir un mari ivrogne et qui, revenant à la maison, y trouve son enfant mort[30]; l'adolescent qui, ses études faites, apprend de sa mère qu'il est fils naturel et qu'elle a des dettes, et, renonçant à ses rêves, se fait petit employé pour la nourrir[31]; l'amitié du vieux prêtre plébéien et de la vieille demoiselle noble[32]; la tristesse de la jeune femme séparée[33]; les passions rentrées, les dévouements muets, les douleurs peu tragiques, ridicules même à la surface, qui ne sautent pas aux yeux et qu'il faut deviner.
[Note 27: Le Reliquaire: Une sainte.]
[Note 28: Poèmes modernes: l'Attente.]
[Note 29: Ibid., le Banc.]
[Note 30: Les Humbles: la Nourrice.]
[Note 31: Ibid., Un fils.]
[Note 32: Ibid., En province.]
[Note 33: Ibid., Une femme seule.]
Ce fut, à son moment, une chose assez neuve que cette épopée des Humbles, hardiment et habilement familière, beaucoup plus «réaliste» que les essais analogues de Sainte-Beuve et qui marquait dans la poésie un mouvement assez pareil à celui qui emportait le roman.
Sans doute Victor Hugo avait chanté les petits dans la Légende des siècles[34]; mais, ne pouvant se passer de grandeur sensible, il nous avait montré des infortunes dramatiques, des douleurs désespérées, des sacrifices éclatants. La plupart des héros de M. Coppée passent dans la foule, les épaules serrées dans leurs habits étriqués, et n'ont pas même de beaux haillons qui les signalent: mais il nous dévoile, doucement et comme tendrement, la tristesse ou la beauté cachées sous la médiocrité et la platitude extérieure. Rien de plus humain que cette poésie, où les détails les plus mesquins deviennent comme les signes de la beauté cachée ou du drame secret d'une vie et parlent un langage attendrissant.
[Note 34: Pauvres gens, Guerre civile, Petit Paul, etc.]
Le poète, est-il besoin de le dire? nous raconte ces histoires en des vers d'une singulière souplesse, qui savent exprimer tout sans s'alourdir ni s'empêtrer, qui marchent franchement par terre et qui pourtant ont des ailes. Veut-on un exemple de cette curieuse poésie, si proche de la prose, et qui est encore de la poésie par la vertu du rythme et par le sentiment qui est au fond? Je l'emprunte à la pièce intitulée Un fils, une des plus simples et des plus unies.
Le «bon fils», employé le jour dans un bureau, joue du violon le soir dans un petit café-concert de la barrière:
Dans les commencements qu'il fut à son
orchestre,
Une chanteuse blonde et phtisique à moitié
Sur lui laissa tomber un regard de pitié;
Mais il baissait les yeux quand elle entrait en
scène.
Puis, peu de temps après, elle passa la Seine
Et mourut, toute jeune, en plein quartier Bréda.
À vrai dire, il l'avait presque aimée et garda
Le dégoût d'avoir vu—chose bien naturelle—
Les acteurs embrassés et tutoyés par elle.
Et son métier lui fut plus pénible qu'avant.
Or l'état de sa mère allait en
s'aggravant.
Une nuit vint la mort, triste comme la vie,
Et, quand à son dernier logis il l'eut suivie,
En grand deuil et traînant le cortège obligé
Des collègues heureux de ce jour de congé,
Il rentra dans sa chambre et songea, solitaire.
Il se vit sans amis, pauvre célibataire,
Vieil enfant étonné d'avoir des cheveux gris.
Il sentit que son âme et son corps avaient pris
Depuis vingt ans la lente et puissante habitude
De l'ennui, du silence et de la solitude;
Qu'il n'avait prononcé qu'un mot d'amour: «Maman»,
Et qu'il n'espérait plus que son simple roman
Pût s'augmenter jamais d'un plus tendre chapitre.
Le jour à son bureau, le soir à son pupitre,
Il revient donc s'asseoir résigné, mais vaincu,
Et, libre, il vit ainsi qu'esclave il a vécu.
Même dans la maison qu'il habite, personne
Ne songe qu'il existe et, la nuit, quand il sonne,
Le vieux portier—il a soixante-dix-sept ans
Et perd la notion des choses et du temps—
Se réveille, maussade, et murmure en son antre:
«C'est le petit garçon du cinquième qui
rentre.»
On connaît assez, et plus qu'assez, la Grève des forgerons et la Bénédiction, si remarquables par le mouvement du récit et par l'entente de l'effet dramatique. Il y a dans les Aïeules une largeur de touche, une franchise qui fait penser aux dessins de François Millet et, dans les contes parisiens si bien contés de la Marchande de journaux et de l'Enfant de la balle, un mélange bien amusant d'esprit, d'émotion et d'adresse technique. Je m'en voudrais enfin de ne pas rappeler spécialement certaines pages tout à fait exquises: l'enfance pieuse de la petite fille noble et de son ami le fils du fermier, le gauche petit séminariste, et plus tard les visites du vieux prêtre à la vieille dévote[35]. Et je regrette de ne pouvoir citer d'un bout à l'autre les strophes ravissantes d'Une femme seule:
Elle était pâle et brune, elle avait
vingt-cinq ans;
Le sang veinait de bleu ses mains longues et
fières;
Et, nerveux, les longs cils de ses chastes
paupières
Voilaient ses regards bruns de battements
fréquents.
Quand un petit enfant présentait à la
ronde
Son front à nos baisers, oh! comme lentement,
Mélancoliquement et douloureusement,
Ses lèvres s'appuyaient sur cette tête blonde!
Mais, aussitôt après ce trop cruel
plaisir,
Comme elle reprenait son travail au plus vite!
Et sur ses traits alors quelle rougeur subite
En songeant au regret qu'on avait pu saisir!…
J'avais bien remarqué que son humble
regard
Tremblait d'être heurté par un regard qui brille,
Qu'elle n'allait jamais près d'une jeune fille
Et ne levait les yeux que devant un vieillard…
[Note 35: En province.]
Oserai-je maintenant élever un doute? Je ne sais si M. Coppée a toujours su se garder de l'écueil du genre qu'il pratique avec tant de dextérité. Justement parce qu'il est trop sûr de son art et de son habileté à tout sauver, par coquetterie, par défi, affectant d'aimer Paris surtout dans ses verrues et le petit monde surtout dans ses vulgarités, il lui est arrivé de «mettre en vers» (l'expression ne convient nulle part mieux) des sujets qui en vérité ne réclamaient point cet ornement et appelaient évidemment la prose. L'intérêt se réduit alors à voir comment il s'en tire, comment le retour de la rime, et de la rime riche, ne nuit en rien à la propriété et à la clarté de cette prose qui se donne pour poésie. Il y faut un merveilleux savoir-faire; mais enfin tout le mérite de l'ouvrier n'est plus guère que dans la difficulté vaincue.
Je ne serais pas loin de ranger parmi ces «exercices» simplement amusants une bonne moitié, par exemple, du Petit épicier:
C'était un tout petit épicier de
Montrouge,
Et sa boutique sombre, aux volets peints en rouge,
Exhalait une odeur fade sur le trottoir.
On le voyait debout derrière son comptoir,
En tablier, cassant du sucre avec méthode.
Tous les huit jours, sa vie avait pour épisode
Le bruit d'un camion apportant des tonneaux
De harengs saurs ou bien des caisses de pruneaux,
etc.
Et notez que plus loin le manque de sérieux se trahit par des vers qui sentent la plaisanterie du vieux Flaubert:
Il avait ce qu'il faut pour un bon
épicier:
Il était ponctuel, sobre, chaste, économe, etc.
Un certain nombre des dizains de Promenades et Intérieurs mériteraient le même reproche. On se demande si toutes ces impressions valaient bien la peine d'être si soigneusement notées et rimées. Il y en a certes d'aimables et de délicates, comme celle-ci:
J'écris près de la lampe. Il fait bon.
Rien ne bouge.
Toute petite, en noir, dans le grand fauteuil
rouge,
Tranquille auprès du feu, ma vieille mère est là.
Elle songe sans doute au mal qui m'exila
Loin d'elle, l'autre hiver, mais sans trop
d'épouvante:
Car je suis sage et reste au logis quand il vente.
Et puis, se souvenant qu'en octobre la nuit
Peut fraîchir, vivement et sans faire de bruit,
Elle met une bûche au foyer plein de flammes.
Ma mère, sois bénie entre toutes les femmes!
Ou cette autre:
Dans ces bals qu'en hiver les mères de
famille
Donnent à des bourgeois pour marier leur fille,
En faisant circuler assez souvent, pas trop,
Les petits fours avec les verres de sirop,
Presque toujours la plus jolie et la mieux mise,
Celle qui plaît et montre une grâce permise
Est sans dot—voulez-vous en tenir le pari?—
Et ne trouvera pas, pauvre enfant, un mari.
Et son père, officier en retraite, pas riche,
Dans un coin fait son whist à quatre sous la
fiche.
J'en pourrais citer bien d'autres encore. Souvent l'album de croquis d'un peintre fait plus de plaisir que ses grands tableaux. Rien ne vaut telle impression rare fixée toute vive par l'artiste au moment même où il en a été frappé. Oui, je le sais, et qu'on peut préférer cela à de gros livres et à de grandes machines. J'aime à suivre le poète accueillant tous les rêves légers qui lui viennent des choses, effleurant d'une souple sympathie tout ce qu'il rencontre en chemin; bienveillant au pêcheur à la ligne, même au «calicot» qui canote le dimanche et «que le soleil couchant n'attriste pas», puis rêvant d'être conservateur des hypothèques et fabuliste dans «une ville très calme et sans chemin de fer», ou bien «vicaire dans un vieil évêché de province, très loin». Mais n'y a-t-il pas un peu de gageure vers la fin de ce dizain d'ailleurs joli?
C'est vrai, j'aime Paris d'une amitié
malsaine;
J'ai partout le regret des vieux bords de la Seine.
Devant la vaste mer, devant les pics neigeux,
Je rêve d'un faubourg plein d'enfance et de jeux,
D'un coteau tout pelé d'où ma muse s'applique
À noter les tons fins d'un ciel mélancolique,
D'un bout de Bièvre avec quelques champs oubliés,
Où l'on tend une corde aux troncs des peupliers
Pour y faire sécher la toile et la flanelle,
Ou d'un coin pour pêcher dans l'île de
Grenelle.
Eh! oui, je sens aussi ce charme là, en m'appliquant. Et je me souviens d'un passage de Manette Salomon où la poésie de la Bièvre est ingénieusement analysée. Mais cette laideur maigre et intéressante de certains coins de banlieue, M. Coppée ne se donne pas toujours la peine d'en dégager l'âme. Que dis-je? Il cherche surtout dans la banlieue les baraques et les guinguettes et s'en tient trop souvent, voulant obtenir un effet singulier, à des énumérations de détails plats en rimes riches. Ce n'est qu'un jeu, mais trop fréquent, et qui ne se donne pas assez pour un jeu[36].
[Note 36: Et qui par là (comme aussi quelquefois le vers non rythmé et les parenthèses de notre poète) prête à la parodie. Un de mes amis, qui d'ailleurs aime fort Coppée, s'amusait jadis à ce genre de plaisanterie facile:
SONNET-COPPÉE:
L'autre jour—et vous m'en croirez si
vous voulez,
Car un événement simple est parfois bizarre,—
Ayant sous le bras deux paquets bien ficelés,
Je me dirigeais du côté de Saint-Lazare.
Après avoir avoir pris mon billet sans
démêlés,
J'entre dans un wagon et j'allume un cigare
D'un sou. Le train—nous en étions fort désolés,—
Étant omnibus, s'arrêtait à chaque gare.
Soudain il siffle et fait halte. Au
même moment
Un monsieur, pénétrant dans mon compartiment,
Prend les billets ainsi qu'on ferait une quête;
—Et moi, content de voir enfin ma station, Je remets mon billet sans contestation À l'employé portant un O sur sa casquette. ]
Mais c'est trop s'arrêter à de menues critiques. M. Coppée n'en a pas moins ce grand mérite d'avoir, le premier, introduit dans notre poésie autant de vérité familière, de simplicité pittoresque, de «réalisme» qu'elle peut en admettre. Les Humbles sont bien à lui et, dans une histoire du mouvement naturaliste de ces vingt dernières années, il ne faudrait point oublier son nom.
Ce qu'il pourrait nous donner maintenant et ce que quelques-uns attendent de lui, ce serait quelque poème intime et domestique plus impersonnel qu'Olivier, d'une action plus étendue et plus complexe que les historiettes des Humbles, où pourraient alterner des peintures de moeurs parisiennes et provinciales, populaires et aristocratiques; un poème de la vie d'aujourd'hui et qui ne ferait pas double emploi avec le roman contemporain, car il n'en prendrait que la quintessence; une oeuvre enfin où M. François Coppée se montrerait tout entier: virtuose impeccable, songeur délicat, très habile et très sincère, capable de raffinement, de mièvrerie, et aussi de franche et populaire émotion, peintre savoureux et fin des réalités élégantes et vulgaires et, pour tout dire, poète excellent des «modernités».
ÉDOUARD GRENIER
On voit dans les musées des tableaux anonymes avec ces inscriptions au bas du cadre: École vénitienne, École flamande. Souvent ces tableaux sont intéressants et bien peints. Ils doivent être de quelque disciple intelligent de Titien ou de Rubens. Certains morceaux pourraient aussi bien avoir été peints par ces maîtres. Mais justement l'honneur et le malheur de ces tableaux est de rappeler toujours et inévitablement des oeuvres supérieures. Il arrive pourtant qu'en sachant regarder, on découvre la personnalité de l'auteur, quelque chose qui est à lui et vient de lui. Et si l'on n'en est pas tout à fait sûr, on se dit: «Après tout, cet homme a dû vivre heureux et son lot est certainement enviable. C'était sans doute une âme pure, généreuse, éprise de la beauté, un travailleur studieux, désintéressé, respectueux de son art. Il a beaucoup aimé ses maîtres, et apparemment ses maîtres l'ont aimé pour sa sincérité, pour son enthousiasme, parce qu'il les comprenait bien et parce qu'ils le sentaient leur égal au moins par l'âme et par la grandeur du désir.»
Ces réflexions vous viendront certainement si vous parcourez les poésies récemment réunies en volumes de M. Édouard Grenier. Vous aurez l'impression de quelque chose de fort antérieur à notre génération, quoique cela y touche, de quelque chose de «dépassé» et déjà lointain, qui commence à être aimable autrement qu'il ne l'a été, à plaire à la façon des vieilles choses qui ont paru belles et qui étaient bonnes, et qui sont restées intéressantes et touchantes. Vous aurez là enfin un «spécimen» complet et distingué de «l'espèce» des poètes d'il y a trente ou quarante ans.
Que les temps sont changés! Et comme cette espèce, si on la prend dans son ensemble, s'est lamentablement transformée (je laisse ici la question de talent)! Aujourd'hui un jeune homme publie à vingt ans son premier volume de vers. Neuf fois sur dix, ce qu'il «chante» dans de courtes pièces essoufflées, d'une langue douteuse, entortillée, mièvre et violente, c'est, sous prétexte de névrose, la débauche toute crue. On ne saurait ouvrir un de ces petits volumes sans tomber sur une paire de seins, quand encore il n'y a que cela. Ou bien ce sont les blasphèmes, le pessimisme et le naturalisme à la mode. Et puis c'est tout. Peu après notre bon jeune homme plante là sa Muse, et je n'ai pas le courage de l'en blâmer. Il écrit alors, lui qui n'a rien vu, quelque roman brutal et répugnant, d'ailleurs faux comme un jeton, qui a parfois deux éditions. Puis il recommence. S'il a de la chance, il entre dans un journal où il écrit n'importe quoi. Et après? Je vous avoue que cela m'intéressera peu.
I
M. Édouard Grenier a fait des vers toute sa vie et il a publié les premiers à trente-sept ans. Et, sauf un petit nombre de pièces qu'il a réunies sous ce titre: Amicis, il n'a composé que de grands poèmes, épiques, philosophiques, mystiques, symboliques, tragiques. Il a écrit la Mort du Juif errant, qui fait songer à Edgar Quinet et à Lamartine; l'Elkovan, une histoire d'amour qui fait surtout penser à Musset; le Premier jour de l'Éden, qui rappelle Milton et Alfred de Vigny; Prométhée délivré, qui évoque les noms d'Eschyle et de Shelley; Une vision qui évoque celui de Dante; et Marcel, poème en dix chants, et Jacqueline, tragédie historique en cinq ou six mille vers.
Il a porté dans sa tête et dans son coeur les plus belles pensées, les plus vastes imaginations, les conceptions les plus grandioses. Chacune de ses oeuvres est un de ces rêves où l'on s'enferme et où l'on vit des mois et des ans, comme dans une tour enchantée. A-t-il senti parfois sa puissance inégale à son dessein? Je ne sais, car la nature bienfaisante lui a donné un talent assez abondant et facile pour qu'il n'éprouve que rarement la douleur de la lutte et de l'effort et pour qu'il puisse croire de bonne foi avoir réalisé son rêve. S'il est vrai que l'artiste jouit plus encore de l'oeuvre conçue que du succès de l'oeuvre achevée, M. Grenier a dû être heureux. Et en même temps la préoccupation constante de l'oeuvre aimée le retenait, quoi qu'il fît, dans les plus pures régions de la pensée et du sentiment, lui gardait l'âme haute, lui rendait facile la pratique des vertus qui font la dignité de la vie. Si peut-être il n'a pas été assez fort pour traduire entièrement tous ses songes, il en a vécu et, comme pour le récompenser du grand désir qu'il avait de leur communiquer la vie, ils lui ont donné en retour la sérénité et la bonté. Léguer aux hommes une de ces oeuvres où ils se reconnaissent et qu'ils vénèrent dans la suite des siècles, cela est sublime et cela est rare. Mais avoir eu le coeur assez haut situé pour l'entreprendre—et cela dix fois de suite—ce n'est déjà pas si commun. Passons donc en revue les plus beaux rêves de M. Grenier.
Le poète nous transporte dans un vieux château romantique, «à mi-côte des monts, sous un glacier sublime». Un étranger se présente, à qui le poète donne à souper. C'est Ahasver, le Juif errant, qui, pendant qu'une tempête farouche ébranle le vieux burg, raconte son histoire. «Après l'anathème que lui a lancé Jésus gravissant le Golgotha, il a vu mourir tous ceux qu'il aimait, et il a cru enfin au Christ le jour où son fils est mort; mais il a refusé de «plier les genoux». Puis il a vu sa race dispersée, la religion nouvelle s'emparer du monde, l'empire crouler. Il était plein de haine et d'ennui; il parcourait le monde, sinistrement. Mais une nuit, sur les ruines du Colisée, il a été touché d'un rayon d'en haut, il s'est repenti. Alors le Christ apparaît. Il annonce à l'éternel voyageur qu'il est pardonné et qu'il peut enfin mourir. Et Ahasver meurt en effet sous les yeux du poète.
L'auteur rapporte dans sa préface que Théophile Gautier disait de la Mort du Juif errant que c'était «une belle fresque sur fond d'or». Pourquoi une fresque? Est-ce parce qu'en effet les couleurs n'en sont pas tout à fait aussi éclatantes que le souhaiteraient nos imaginations surmenées et blasées? Et le fond d'or? Qu'est-ce que ce fond d'or? Je pense que c'est l'idéalisme de M. Grenier.
«Lamartine voyait dans la Mort du Juif errant la plus belle épopée moderne et voulait que je reprisse ce sujet en vingt-quatre chants.» Comme ils y allaient, ces hommes d'autrefois! Au fait, c'était un cadre assez pareil à celui de l'immense épopée que Lamartine avait conçue et dont il n'a écrit que le commencement et la fin (la Chute d'un ange et Jocelyn): l'aventure d'un ange déchu remontant à la perfection première par des expiations successives dans des pays et des siècles différents, si bien que son épopée devait être celle de l'humanité. Ah! ils étaient braves, nos grands-pères! Ils rêvaient des poèmes qui eussent expliqué le monde et son histoire, la destinée de l'homme et de sa planète. Comme ils nous mépriseraient, nous plus modestes et plus vicieux, qui n'avons plus de «longs espoirs» ni de «vastes pensées», qui nous renfermons dans la sensation présente et la voulons seulement aussi fine et aussi intense qu'il se peut!
La vérité, c'est que cette légende du Juif errant est un cadre admirable: on y met tout ce qu'on veut. M. Richepin le reprenait dernièrement dans une oeuvre de rhétorique brillante et bruyante, pour exprimer une idée toute contraire à celle de M. Grenier. Le Juif errant avait «marché» en effet; il assistait au déclin de la religion du Christ, aux progrès de la pensée libre, et triomphait contre celui qui l'avait maudit. Et puis, cette légende d'Ahasvérus offre un cas intéressant de psychologie fantastique, que M. Grenier a au moins indiqué dans la meilleure partie de son poème:
Je voulus me mêler à mon peuple, à la
foule.
Mais, comme un roc debout dans un fleuve qui coule,
Immobile au milieu des générations,
J'avais vu les mortels glisser par millions.
Le fleuve humain roulant son onde fugitive
Avait passé; j'étais resté seul sur la rive.
D'un voyage lointain je semblais revenu;
Parmi des inconnus j'errais en inconnu.
Les choses seulement me restaient familières,
Et pour contemporains je n'avais que des
pierres.
Imaginez un peu l'état d'esprit d'un homme qui ne doit point mourir et qui le sait, un immortel dans un monde où tout passe. La certitude de survivre à tous ceux et à toutes celles qu'il aime doit lui inspirer le dégoût et l'épouvante de l'amour et le rendre enfin incapable d'aimer. Et quelle atroce solitude que celle d'un homme qui n'est de l'âge de personne, qui n'est d'aucune génération et qui, ayant vu passer tant de choses, ne saurait plus s'intéresser à rien de ce qui passe! Si une expérience de trente ou quarante ans est souvent amère, que dire d'une expérience de deux mille ans! Et quelle misanthropie qu'une misanthropie de vingt siècles! Enfin, comme le malheureux immortel doit sentir plus cruellement que nous la fugacité et l'inutilité des vies humaines! Nous nous sentons passer, mais au moins nous passons. Donnez une âme à la rive qui demeure tandis que le fleuve s'écoule: la rive connaîtra, mieux que les vagues, la vanité et la tristesse de leur fuite, et la rive enviera les flots. Quelle désolation d'avoir, avec une pauvre âme vivante, la durée d'une montagne! Et comme il doit désirer la mort, celui qui ne peut pas mourir!
L'Elkovan est un conte d'amour en trois chants avec un prélude et un épilogue. Un batelier du Bosphore, Djérid, devient amoureux de la belle Aïna. Il fait semblant d'être aveugle pour s'introduire auprès d'elle et lui chanter des chansons amoureuses. Et il ne paraît pas devoir s'en tenir aux chansons. Mais le vieux mari d'Aïna découvre la ruse et fait crever les yeux au chanteur… Un peu après, Djérid, errant sur le quai, entend qu'on jette à la mer Aïna cousue dans un sac. En même temps un elkovan (oiseau du pays) vient se poser sur sa main, et il croit que c'est l'âme de son amie. Dans tout cela beaucoup d'amour pur, d'idéal, de mélancolie et de cette «couleur locale» un peu convenue qu'on aimait sous Louis-Philippe. C'est quelque chose de pur, d'élégant et de gracieusement vieillot: une Namouna lamartinienne ou, si l'on préfère, une romance en récit dans un décor des Orientales.
Puis voici un dialogue entre l'ange de la France, l'ange de l'Italie, l'ange de la Pologne, Lucifer et saint Michel. La Pologne, nous l'aimons bien, car les Polonais nous ressemblent un peu. Pourtant la Pologne nous fait sourire aujourd'hui et nous ne la voyons plus guère que sous les espèces d'un Ladislas de table d'hôte. Or la Pologne a fort préoccupé M. Édouard Grenier. Elle reparaît dans Marcel. Qu'est-ce à dire, sinon que M. Grenier a eu toutes les illusions et toutes les générosités d'une époque qui en avait beaucoup et qui ne nous les a pas léguées?
Il y a de la grandeur et de la grâce dans le Premier jour de l'Éden. L'air, les eaux, les arbres, les fleurs, les cygnes, toute la création chante à la femme sa bienvenue au jour. Ève, déjà inquiète et capricieuse, trouve les animaux, les fleurs, les oiseaux beaucoup plus jolis et plus heureux qu'elle. N'est-ce pas une aimable idée? Adam proteste: c'est, sans doute, ce qu'elle désirait. Arrive le serpent qui fait aussi sa déclaration à la femme, non plus innocemment comme les arbres ou les cygnes, mais finement, tendrement, humblement, comme un séducteur, comme un amoureux, comme un homme. Ève est ravie; au reste, ce petit animal l'a tout de suite intéressée:
Sous sa gaine allongée et son réseau
d'écaille,
Comme il sait se mouvoir dans sa petite taille!
La grâce sert de rythme à tous ses mouvements.
L'esprit lui sort des yeux, et ses yeux sont
charmants.
De quel air suppliant il retourne la tête!
Ne crains rien; viens vers moi, pauvre petite bête!
Ta démarche est étrange et ton corps incomplet;
Mais ton malheur me touche et ton regard me
plaît.
Elle l'enroule autour de son bras et de son cou dont il fait ressortir la blancheur, et le serpent de l'Éden est la première parure de la femme, son premier collier, son premier bracelet. Et alors il lui parle à l'oreille, lui dit que la terre est déjà fort ancienne, qu'il y a eu déjà un autre monde avant celui-là, celui des reptiles, beaucoup plus grand. Dieu l'a détruit et tout est devenu petit et joli. Mais ce monde nouveau, Dieu voudra peut-être encore le remplacer par un autre…. L'arrivée d'Adam interrompt l'entretien; mais le serpent a donné rendez-vous à Ève sous l'arbre de la science: c'est là qu'il lui dira le reste. La nuit vient: Ève a peur que ce ne soit la fin du monde; Adam même, déjà faible, n'est pas tranquille: un ange apparaît et les rassure. Ainsi nous assistons au prologue de la tentation et nous la voyons commencer avec la vie même de la femme: l'idée est ingénieuse. M. Grenier a été rarement mieux inspiré que dans cette belle et délicate «idylle».
Après Milton, Eschyle. Les dieux de l'Olympe sont inquiets. Une voix a crié sur la mer: «Pan est mort!» Prométhée seul connaît le secret des destinées. Jupiter lui envoie, pour lui arracher ce secret et en lui offrant de partager l'empire, le subtil Mercure, puis le bon Vulcain. Prométhée refuse de répondre, défie et menace. Il ne parlera que si Jupiter lui-même vient l'implorer. Jupiter consent enfin à s'humilier devant son ennemi, lui fait enlever ses fers, et Prométhée annonce alors la naissance d'un dieu nouveau qui détrônera tous les anciens dieux.
Cette «tragédie» a de la pureté, de l'élévation, de la grandeur. Il me paraît cependant que l'idée en pouvait être exprimée plus fortement. Je voudrais que le poète eût marqué par des traits plus précis, dans une analyse poussée un peu plus avant, ce que le christianisme apportait avec soi de nouveau, la différence essentielle entre le naturalisme primitif et la religion de Jésus, Prométhée représentant d'ailleurs ce qu'il y avait déjà de chrétien dans l'âme antique. Puis il y a peut-être là plus d'éloquence que de poésie. On peut dire, je crois, que dans ces grands poèmes tragiques, épiques, symboliques, l'idée génératrice se réduit presque toujours à quelque chose de fort simple, d'élémentaire, de facile à trouver. Et ils peuvent aussi, en bien des parties, être déraisonnables, absurdes et fous (voyez le Paradis perdu). Ce qui fait que quelques-uns sont des chefs-d'oeuvre, c'est la puissance du poète à sentir; c'est le flot, la grande poussée des sensations, des images, des sentiments; c'est enfin une forme égale à la splendeur de la vision. Souvent le grand poète n'a pas des conceptions plus rares ni plus ingénieuses que nous autres qui sommes des têtes dans la foule; mais il sent dix fois plus fortement que nous, il crée dix fois plus d'images, et l'expression suit, et toute son âme y passe, puis se communique aux autres. Voilà tout. M. Grenier a vu passer les fantômes de merveilleux poèmes. La question est de savoir s'il leur infuse assez de sang pour qu'ils vivent. C'est sa gloire qu'on puisse au moins se poser la question.
Il n'est pas de grand sujet qui n'ait tenté M. Grenier. L'amour de la patrie est tout vibrant dans Marcel, dans Francine et dans Jacqueline Bonhomme. Marcel, c'est le héros cher aux romantiques. Il s'ennuie, il rêve, il ne sait que faire de sa vie. Il quitte Paris et se réfugie dans son pays natal pour s'y rajeunir et s'y retremper. Là il est aimé d'une bergère et se met à l'aimer. Mais, craignant de faire le malheur de la pauvre fille, il la quitte, il va à Venise. Il y rencontre une jeune Polonaise accompagnée de son frère et s'en va se battre avec eux pour l'indépendance de la Pologne. Blessé, il est soigné par son amie… Et, la guerre franco-allemande étant survenue pendant que M. Grenier écrivait cette histoire, il s'interrompt pour nous parler de l'année terrible, ramène Marcel en France et veut qu'il meure en défendant son pays. Et il y a quelque chose de touchant dans cette rupture de l'oeuvre et dans ce dénouement improvisé.
Fille d'un officier français tué en 1870, après un premier amour malheureux, la trahison d'un beau cousin, Francine voyage et s'arrête à Florence. Là elle aime un jeune homme étranger dont elle est aimée… Et tout à coup elle apprend que cet étranger est un officier prussien. Elle fuit héroïquement, rapporte au manoir natal son coeur brisé, se sauve du désespoir en faisant le bien autour d'elle et finit par épouser son complice en charité, le docteur Haller, un Alsacien qui a opté pour la France. Il y a dans ce poème de Francine, paru tout récemment, bien de la grâce, de la mélancolie et de la tendresse, sous une forme qui rappelle Jocelyn.
Jacqueline, c'est toute la Révolution découpée en grandes scènes, de 1789 à 1800. Les aventures de Jacqueline et de son frère relient assez inutilement les tableaux, et d'un lien trop fragile. Et puis, si c'est un drame, il ressemble trop à de l'histoire dialoguée, et, si c'est de l'histoire, elle ressemble trop à un drame. Encore que plusieurs morceaux en soient bons, le poème laisse une impression douteuse.
Avez-vous remarqué qu'il n'y a presque point d'oeuvre purement patriotique qui soit décidément un chef-d'oeuvre? Il faut, pour que je sois touché, que l'amour de la patrie se combine avec d'autres sentiments et que la patrie elle-même devienne quelque chose de vivant et de concret. Quand j'entends déclamer sur l'amour de la patrie, je reste froid, je renfonce mon amour en moi-même avec jalousie pour le dérober aux banalités de la rhétorique qui en feraient je ne sais quoi de faux, de vide et de convenu. Mais quand, dans un salon familier, je sens et reconnais la France à l'agrément de la conversation, à l'indulgence des moeurs, à je ne sais quelle générosité légère, à la grâce des visages féminins; quand je traverse, au soleil couchant, l'harmonieux et noble paysage des Champs-Élysées; quand je lis quelque livre subtil d'un de mes compatriotes, où je savoure les plus récents raffinements de notre sensibilité ou de notre pensée; quand je retourne en province, au foyer de famille, et qu'après les élégances et l'ironie de Paris je sens tout autour de moi les vertus héritées, la patience et la bonté de cette race dont je suis; quand j'embrasse, de quelque courbe de la rive, la Loire étalée et bleue comme un lac, avec ses prairies, ses peupliers, ses îlots blonds, ses touffes d'osiers bleuâtres, son ciel léger, la douceur épandue dans l'air et, non loin, dans ce pays aimé de nos anciens rois, quelque château ciselé comme un bijou qui me rappelle la vieille France, ce qu'elle a fait et ce qu'elle a été dans le monde: alors je me sens pris d'une infinie tendresse pour cette terre maternelle où j'ai partout des racines si délicates et si fortes; je songe que la patrie, c'est tout ce qui m'a fait ce que je suis; ce sont mes parents, mes amis d'à présent et tous mes amis possibles; c'est la campagne où je rêve, le boulevard où je cause; ce sont les artistes que j'aime, les beaux livres que j'ai lus. La patrie, je ne me conçois pas sans elle; la patrie, c'est moi-même au complet. Et je suis alors patriote à la façon de l'Athénien qui n'aimait que sa ville et qui ne voulait pas qu'on y touchât parce que la vie de la cité se confondait pour lui avec la sienne. Eh! oui, il faut sentir ainsi: c'est si naturel! Mais il ne faut pas le dire: c'est trop difficile, et on n'a pas le droit d'être banal en exprimant sa plus chère pensée.
II
M. Édouard Grenier serait donc, en résumé, quelque chose comme un Lamartine sobre, un Musset décent, un Vigny optimiste. Mais lui, direz-vous, où donc est-il dans tout cela? Il est dans de petites pièces dédiées à ses amis, semées sur des albums, qui assurément ne lui ont pas coûté un si grand effort que le Prométhée et qui se trouvent être charmantes. Voyez cette «épigramme» d'anthologie moderne:
Insondable et plein de mystère,
L'infini roule triomphant
Et dans son sein porte la terre,
Comme une mère son enfant.
La terre, à son tour, dans
l'espace,
En glissant sur l'immense éther,
Sans la verser porte avec grâce
La coupe verte où dort la mer.
Et la mer porte sur ses ondes
Le vaisseau qui se rit des flots.
Et la nef sous ses voiles rondes
M'emporte avec les matelots.
Et moi, pauvre oiseau de passage
Que le sort loin d'Elle a banni,
Je porte en mon coeur son image
Où je retrouve l'infini.
Mais je préfère encore certaines «élégies» familières un peu dans la manière de Sainte-Beuve, avec plus de bonhomie, de candeur et de cordialité, où le poète nous raconte quelques-unes de ses impressions intimes: le départ du pays natal, la rose cueillie dans le jardin au dernier moment, une promenade dans un petit bois avec une coquette, le sentiment complexe qu'il éprouve auprès d'une femme qu'il a connue enfant, aimée jeune fille, et qu'il retrouve mariée, etc. Voici qui vous donnera une idée de cette poésie délicate et un peu triste. Le poète est dans la rue, remontant «le torrent de la foule»:
On se croise en silence, on s'effleure,
on se touche,
On se jette en passant presque un regard farouche.
On se toise d'un air de mépris transparent;
Le moins qu'on se permet est d'être indifférent.
Et cet homme qu'ainsi l'on juge à la volée,
C'est peut-être un grand coeur, une âme inconsolée.
Celui-ci, mieux connu, si le ciel l'eût permis,
Eût été le meilleur de vos plus chers amis!
Celui-là, qui vous dit qu'il n'est pas
ce génie
À qui vous avez dû plus d'une heure bénie?
Cet autre, un jour, sera votre frère d'exil;
Ce dernier, un sauveur à l'heure du péril.
Cette femme voilée et qui marche avec grâce,
Qui sait si ce n'est pas votre bonheur qui passe?
etc.
M. Grenier nous dit dans sa préface avec une fierté légitime et une modestie exagérée:
«… Tout ce qu'il m'est permis d'entrevoir et de dire, c'est que j'ai cherché la clarté, la pureté et l'élévation; j'ai aspiré au grand art. On sentira, je pense, dans ces pages, le jeune contemporain de Lamartine, de Vigny, de Brizeux et de Barbier, pour ne parler que des morts et de ceux que j'ai connus et aimés. Nous sommes bien loin de tout cela maintenant. Pour ma part, je me fais l'effet d'un attardé, d'un épigone. Pourvu que je n'aie pas l'air d'un revenant!»
Non, M. Grenier n'est point un revenant, mais un représentant distingué d'une génération d'esprits meilleure et plus saine que la nôtre. On ne sait si son oeuvre nous intéresse plus par elle-même ou par les souvenirs qu'elle suscite; mais le charme est réel. Toute la grande poésie romantique se réfléchit dans ses vers, non effacée, mais adoucie, comme dans une eau limpide et un peu dormante; mais, si elle ne dormait pas, elle ne réfléchirait rien du tout.
Et la morale de tout ceci est bien simple: Visez haut, faites de beaux rêves, et, comme dit l'autre, «il en restera toujours quelque chose».