Project Gutenberg's Les Contemporains, 7ème Série, by Jules Lemaître
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Title: Les Contemporains, 7ème Série
Études et Portraits Littéraires
Author: Jules Lemaître
Release Date: November 16, 2007 [EBook #23508]
Language: French
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NOUVELLE BIBLIOTHÈQUE LITTÉRAIRE
JULES LEMAÎTRE DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE
LES CONTEMPORAINS
ÉTUDES ET PORTRAITS LITTÉRAIRES
SEPTIÈME SÉRIE
Marceline
Desbordes-Valmore
L'amour selon Michelet—Victor Duruy
J. K. Huysmans—Henri Lavedan—Émile
Faguet
Paul Deschanel
Maurice Donnay—Réponse à M. Dubout,
etc.
PARIS
SOCIÉTÉ FRANÇAISE D'IMPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE
(ANCIENNE LIBRAIRIE LECÈNE, OUDIN ET Cie)
15, RUE DE CLUNY, 15
1899
Tout droit de traduction et de reproduction
réservé
LES CONTEMPORAINS
ÉTUDES ET PORTRAITS
SEPTIÈME SÉRIE
DU MÊME AUTEUR
EN VENTE
- Les
Médaillons,
poésies, 1 vol. in-12, br. (Lemerre). 3 » - Petites
Orientales,
poésies, 1 vol. in-12, br. (Lemerre). 3 » - La Comédie après Molière et le
Théâtre de Dancourt,
1 vol. in-12, br. (Hachette et Cie). 3 50 - Les Contemporains:
Études et portraits littéraires.
Sept séries. Chaque série forme un vol. in-18 jésus, br. 3 50
Ouvrage couronné par l'Académie française.
Chaque volume se vend séparément (Lecène, Oudin et Cie). - Impressions de
théâtre.
Dix séries. Chaque série forme un vol. in-18 jésus, br. 3 50
Chaque volume se vend séparément (Lecène, Oudin et Cie). - Corneille et la Poétique
d'Aristote.
Une brochure, in-18 jésus (Lecène, Oudin et Cie). 1 50 - Sérénus,
Histoire d'un martyr, 1 vol. in-12, br. (Lemerre). 3 50 - Myrrha,
vierge et martyre, 1 vol. in-18 jésus, 4e édition, br. (Lecène, Oudin et Cie). 3 50 - Dix Contes,
1 superbe volume grand in-8o jésus, illustré par Luc-Olivier Merson, Georges Clairin, Lucas, Cornillier, Loévy, couverture artistique dessinée par Grasset, édition de grand luxe sur vélin, broché. 8 »
Reliure percaline, plaque spéciale, tranches dorées (Lecène, Oudin et Cie). 12 » - Les Rois,
roman, 1 vol. in-12, br. (Calmann-Lévy). 3 50 - Révoltée,
comédie en quatre actes (Calmann-Lévy). 2 » - Le député
Leveau,
comédie en quatre actes (Calmann-Lévy). 2 » - Mariage blanc,
drame en trois actes (Calmann-Lévy). 2 » - Flipote,
comédie en trois actes (Calmann-Lévy). 2 » - Les Rois,
drame en cinq actes (Calmann-Lévy). 2 » - L'Âge
difficile,
comédie en trois actes (Calmann-Lévy). 2 » - Le Pardon,
comédie en trois actes (Calmann-Lévy). 2 » - La Bonne
Hélène,
comédie en deux actes, en vers (Calmann-Lévy). 2 » - L'Aînée,
comédie en quatre actes, cinq tableaux (Calmann-Lévy). 2 »
LES CONTEMPORAINS
Mme DESBORDES-VALMORE
20 avril 1896.
... Je crois pouvoir, sans mentir à la rubrique de ce feuilleton[1], vous entretenir d'un ménage de comédiens: c'est Marceline Desbordes et son mari Valmore que je veux dire. Je me servirai pour cela de cette extraordinaire lamentation en deux cent quatre-vingt-trois lettres, qui est la Correspondance intime de Marceline Desbordes-Valmore, récemment parue chez Alphonse Lemerre.
Nous y apprenons en détail ce que nous savions en gros; nous y voyons jour par jour la vie de misères, de déceptions, de pauvreté et de douleurs que mena sans interruption cette passionnée créature qui fut éminemment une «pas de chance», et qui eut une âme admirable et un peu de génie. Mais, en outre, la préface de la Correspondance intime nous apporte un renseignement entièrement nouveau, et qui nous fait comprendre l'intensité singulière de certains cris des Élégies, et l'âcreté de quelques-unes de leurs larmes. Nous connaissons aujourd'hui de quelle blessure coulaient ces pleurs de sang. Huit ans avant son mariage, Marceline avait été séduite et abandonnée avec un enfant, qui était mort encore au berceau.
On a dit:—Pourquoi nous révéler ces choses? Cette femme qui fut pendant quarante ans une épouse et une mère irréprochables, pourquoi nous livrer son douloureux secret? Laissons dormir les morts. Cette révélation n'a-t-elle pas quelque chose de sacrilège? Ne ressemble-t-elle pas à une trahison?—J'avoue ne pas comprendre ce scrupule ni cette indignation, où je trouve quelque chose de convenu et d'oratoire. Je ne les comprends pas, du moment que la postérité de Marceline est éteinte, et que nul vivant ne peut plus être atteint directement par la divulgation de la chute qu'elle fit en l'an 1808 ou 1809. Les morts n'ont de pudeur que celle que nous leur prêtons pour donner bonne opinion de notre délicatesse. Il leur est fort égal qu'on révèle même leurs crimes. Mais il ne s'agit, ici, de rien de tel. Nous savons maintenant que Marceline fut crédule et faible un jour, et qu'elle en souffrit abominablement toute sa vie; voilà tout. Nous n'irons pas nous en prévaloir contre elle ni en prendre sujet de la mépriser. Mais, mieux avertis, nous lirons mieux ses Élégies, et, sachant quelle triste réalité y est pleurée et que ce ne sont point là souffrances en idée ni sanglots de rêve, «nous irons de confiance», si je puis dire, et nous compatirons avec plus de sécurité aux beaux désespoirs de notre Sapho bourgeoise.
Donc Marceline Desbordes avait vingt-deux ans. Elle était comédienne et chanteuse au théâtre Feydeau; et c'est une profession qui met peu de garde-fous autour des jeunes personnes. Elle avait été sage jusque-là, mais aussi déjà très malheureuse, comme elle fut toute sa vie. Elle était follement sensible; elle avait un grand besoin d'être aimée,—et elle faisait des vers. Elle eut le malheur de tomber sur un homme «distingué.» Cela commença par un commerce de poésies et une amitié «littéraire.» Marceline se défendit un assez long temps. Elle était infiniment romanesque et dut faire beaucoup de cérémonies. Puis, un jour, elle céda. Son séducteur paraît l'avoir lâchée dès qu'il sut qu'elle allait être mère...
Quel était cet inconnu? L'éditeur de la Correspondance intime, M. Benjamin Rivière, ne le dit pas, et l'ignore peut-être. Mais M. Auguste Lacaussade, dans l'édition elzévirienne des Œuvres de Marceline, semble en savoir plus long qu'il n'en dit.
«Parmi les habitués du théâtre Feydeau, que charmait sa tenue décente autant que son jeu naturel, ne s'est-il pas trouvé un homme du monde, un lettré, un rimeur versé dans l'art d'Ovide, lequel, frappé et peut-être ému des rares aptitudes poétiques de la jeune artiste, sut tout de suite les apprécier et offrir des conseils accueillis avec une gratitude ingénue?»
Oui, c'était un «poète», au témoignage même de Marceline:
J'ai lu ces vers charmants où son âme respire.
Or, nous sommes en 1809. Mon Dieu, mon Dieu, si c'était Baour-Lormian, ou Esménard, ou Luce de Lancival? Ou bien, puisque M. Lacaussade nous parle d'un rimeur «versé dans l'art d'Ovide», n'y eut-il pas, à cette époque, un certain Saint-Ange qui traduisit en vers les Métamorphoses?... Mais non; Marceline écrit quelque part:
Ton nom! partout ton nom console mon
oreille...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Tu sais que dans le mien le ciel daigna
l'écrire;
On ne peut m'appeler sans t'annoncer à moi,
Car depuis mon baptême il m'enlace avec toi.
Il s'agirait donc de trouver un littérateur du Premier Empire qui s'appelât, de son petit nom, Marcel, ou peut-être Marc. Mais je n'ai pas le temps ni les moyens de faire cette recherche. Et, d'ailleurs, c'était peut-être un simple «amateur», dont l'histoire littéraire n'a pas gardé le souvenir... Paix à la cendre de ce «mufle!»
Je dis mufle, car non seulement il abandonna la pauvre fille, mais il paraît l'avoir abandonnée hypocritement. Il la quitta sans rupture déclarée; il partit un beau jour, puis oublia de donner de ses nouvelles:
J'ai tout perdu! mon enfant par la mort,
Et dans quel temps! mon ami par
l'absence,
Je n'ose dire, hélas! par l'inconstance;
Ce doute est le seul bien que m'a laissé le
sort.
Ainsi, il y avait quatre ans environ que la malheureuse avait été lâchée,—puisque son petit garçon, qu'elle aimait avec une ardeur triste de fille-mère, mourut vers 1813, et elle espérait encore un peu!
Toutefois, en 1817, elle n'espérait plus. C'est alors qu'elle rencontra, dans la troupe de Bruxelles, le comédien Valmore, de son vrai nom Prosper Lenchantin. Elle avait trente et un ans, et il en avait vingt-quatre. Elle l'avait connu tout enfant à Bordeaux, et l'avait fait sauter sur ses genoux. Cet ancien souvenir les rapprocha. Puis, Valmore s'aperçut qu'il aimait sa grande amie d'autrefois... C'était de ces comédiens qui se piquent de lettres,—et c'était un romantique. La mélancolie de Marceline, ses beaux yeux, ses cheveux éplorés, son long visage pâle, expressif et passionné, d'Espagnole des Flandres, émurent vivement le jeune «artiste»; il connaissait d'ailleurs les vers de Marceline et lui croyait du génie. Elle, raisonnable, se défiait, objectait la disproportion des âges... Mais quoi! il était beau, sincèrement épris, ingénument troubadour. Elle était seule au monde, avec un cœur meurtri, mais toujours un infini besoin d'aimer et d'être aimée, un besoin surtout d'être bonne à quelqu'un, de se dévouer... On devine sans peine ces nuances de sentiments, ce qu'il y eut d'admiration, d'enthousiasme,—et de respect,—dans l'amour de Valmore, et de demi-maternité et de tendresse protectrice chez Mlle Desbordes. Ce comédien et cette comédienne étaient, du reste, deux cœurs parfaitement ingénus, comme il appert de la Correspondance intime. Bref, ils s'épousèrent.
C'était l'union de deux «guitares», et aussi l'union de deux déveines, de deux guignes noires. Valmore n'avait jamais eu de chance... «Le 2 mai 1813, on donnait Amphitryon au Théâtre-Français. Valmore y jouait le rôle de Jupiter; à la dernière scène, lorsqu'il apparaît dans un nuage, armé de sa foudre, appuyé sur son aigle, la corde qui le retenait en l'air se brisa, et précipita de quarante-cinq pieds de haut le dieu amoureux. La chute était épouvantable; le pauvre Valmore fut emporté de la scène brisé, moulu, et plusieurs mois se passèrent avant qu'il pût remonter sur les planches.»
Chute symbolique. Toute sa vie Valmore dégringola de son nuage. Mais il se cramponnait. Comme l'illustre Delobelle, il «ne renonçait pas.» Valmore, m'a dit M. Sardou sur le témoignage de gens qui l'avaient vu jouer, était un fort médiocre comédien. Je lis dans une lettre de Marceline: «Valmore a rêvé de solliciter l'Odéon... Ce serait comme administrateur qu'il voudrait ce théâtre, et je t'avoue que j'aimerais mieux présentement pour lui cette carrière que celle d'acteur, car son genre est perdu en province.» Cela signifie qu'il paraissait «vieux jeu»,—en province! et en 1836! L'infortuné passait son temps à déclarer, tantôt qu'il n'accepterait de place qu'au Théâtre-Français, et dans les premiers emplois,—tantôt qu'il ne s'abaisserait pas à y rentrer, dût-on l'en prier à genoux. Et cependant il cabotinait où il pouvait pour gagner son pain, à Lyon, à Bordeaux, à Bruxelles...
Et chaque année, pendant trente ans, au temps des vacances, sa femme vient à Paris pour lui chercher un engagement qu'elle n'obtient jamais. Mais rien n'entame sa foi dans son cher artiste. Fidèlement, naïvement, elle entre dans ses illusions, dans ses rancunes, dans ses colères, dans ses gestes drapés, dans ses faux dédains. De dix pages en dix pages on croit entendre les phrases de la douce Mme Delobelle ou de Désirée: Monsieur Delobelle ne renonce pas; Monsieur Delobelle n'a pas le droit de renoncer; ou: Monsieur Delobelle dit qu'il renonce, qu'on lui en a trop fait.» Le ton, l'accent est le même, à s'y tromper: «Mon mari, dit Marceline, est un homme tout entier, immobile dans ses aversions. Il abhorre Paris; rien ne pourra le changer.» Ou bien: «Valmore m'a avoué qu'il préférait toutes les chances désastreuses que nous éprouvons de faillite en faillite et de voyage en voyage, à rentrer jamais à la Comédie française qu'il abhorre.» Ou bien: «Valmore est tout à fait réveillé de ses beaux rêves d'artiste... Il veut nous emmener dans quelque cour étrangère ou essayer une direction théâtrale à Paris...» Ou encore: «Mon mari qui t'aime de toujours incline jusqu'à tes genoux toutes ses fiertés d'homme...» (Cela, c'est tout à fait l'accent «Delobelle», ou, mieux, le style «Delmar»: vous vous rappelez l'étonnant cabot-pontife de l'Éducation sentimentale?) «Valmore, qui t'aime bien à travers ses grincements de dents contre la destinée...» Etc., etc... C'est d'un comique navrant.
Ce sont des ingénus, non des simples. Ils demeurent gens de théâtre par une innocente exagération de langage et par de petites déformations avantageuses de la réalité. «À vingt ans, dit Marceline, des peines profondes m'obligèrent de renoncer au chant, parce que ma voix me faisait pleurer.» L'explication est charmante; mais la vérité, c'est qu'elle perdit la voix à la suite de ses couches, et qu'elle avait alors vingt-trois ans, et non pas vingt.
Elle l'aime bien, son Valmore. Mais les rôles sont intervertis dans cette union, puisque c'est lui qui est le plus jeune (de sept ans), le plus faible et le plus beau. Elle parle de lui comme pourrait faire de sa femme un mari d'actrice, j'entends un mari amoureux. «Il est certain, mon bon ange, que je ne te connais pas de rival au théâtre. Ta chère voix a des physionomies aussi mobiles que ton visage, et, quand elle est dans ses bons jours, je sais qu'il y en a peu d'aussi pénétrantes, car ta prononciation est aussi distinguée que celle de Mlle Mars.» Marceline avait cinquante-six ans quand elle envoyait ces lignes à son mari.—Elle lui écrit, le 3 juillet 1846: «Tu n'es plus là le matin pour me laisser dormir... Dès sept heures, je tends les bras à la Providence et à toi.» Et, le 7 décembre de la même année: «Je t'aime! à tes pieds ou dans tes bras, je t'aime!...» Elle avait alors soixante ans; et il est vrai qu'elle venait de perdre une de ses filles.—Elle lui écrit, le 27 décembre 1852: «Bon jour et amour, cher mari à moi!» Elle avait alors soixante-six ans, et il en avait donc cinquante-neuf.
Lui, le digne comédien, en imaginait de bonnes pour se rendre intéressant. Il avait eu, ça et là, de courtes et banales liaisons avec des petites camarades. Il s'avisa, un beau jour, d'en éprouver d'affreux remords et de s'en ouvrir à sa femme. Miséricordieusement et, vers la fin, un peu avec le sentiment d'une mère qui pardonne aisément aux femmes d'avoir trouvé son fils trop beau, elle lui répond: «Pourquoi, Prosper, es-tu triste à ce point du passé?... Par quel miracle aurais-tu échappé aux entraînements que la chaleur de l'âge et la facilité de notre profession plaçaient devant toi?... Je n'en veux à personne de t'avoir trouvé aimable, mon cher mari. N'avaient-elles pas à me pardonner d'être ta femme, et, franchement, de ne pas mériter un tel bonheur?... Les rêves tristes du passé n'existent plus pour moi. Je te prie de les traiter toi-même avec indulgence et de ne rien haïr de ce qui t'a aimé...»
Qu'est-ce à dire? Au fond, cette absence de jalousie signifie que Marceline a eu pour son jeune mari une tendresse très sincère et très profonde, et la plus candide admiration, mais qu'elle a toujours aimé «l'autre», le séducteur, l'ingrat, et qu'elle n'a jamais aimé que lui, au sens entier et redoutable du mot. Cela éclate, dans cette correspondance, en traits bien significatifs. En 1836 (vingt ans après sa triste aventure), Marceline écrit à son amie, la chanteuse Pauline Duchambge, qui venait d'être lâchée, si j'ai bien compris, par le père Auber: «Tu es triste? Ne sois pas triste, mon bon ange, ou du moins lève-toi sous ce fardeau de douleurs que je comprends, que je partage. Toutes les humiliations tombées sur la terre à l'adresse de la femme, je les ai reçues. Mes genoux ploient encore, et ma tête est courbée comme la tienne, sous des larmes encore bien amères.» Les mots soulignés dans ce passage l'ont été par Marceline elle-même.—En 1838, le ménage Valmore est venu jouer à Milan. Marceline écrit à Pauline Duchambge: «Je t'envoie comme un sourire mon premier chant d'Italie. Leurs voiles, leurs balcons, leurs fleurs m'ont soufflé cela, et c'est à toi que je le dédie. Venir en Italie pour guérir un cœur blessé à mort d'amour, c'est étrange et fatal.» Le mot «amour» a été effacé dans le texte original, et cette rature est étrangement expressive. Deux mois plus tard, les Valmore sont sur le pavé de Milan, abandonnés, avec leurs deux petites filles, par un impresario en faillite. Marceline écrit à sa confidente: «Valmore a horriblement souffert; mais il ne se consolera jamais de ne nous avoir pas fait voir Rome.» Puis, sans autre transition: «Et moi, sais-tu ce que je regrette de cette belle Rome? La trace rêvée qu'il y a laissée de ses pas, de sa voix si jeune alors, si douce toujours, si éternellement puissante sur moi.» C'est elle-même encore qui souligne. «Je ne demanderais à Rome que cette vision; je ne l'aurai pas.» Il, c'est «l'autre», celui qui est parti et n'est pas revenu.
J'ai voulu ce matin te rapporter des roses;
Mais j'en avais tant pris dans mes ceintures closes,
Que les nœuds trop serrés n'ont pu les contenir.
Les nœuds ont éclaté. Les roses envolées
Dans le vent, à la mer s'en sont toutes allées.
Elles ont suivi l'eau pour ne plus revenir.
La vague en a paru rouge et comme enflammée.
Ce soir, ma robe encore en est tout embaumée...
Respires-en sur moi l'odorant souvenir.
Oui, Marceline a vécu d'un souvenir. Souvenir «odorant», mais brûlant aussi à d'autres heures, souvenir «rouge», souvenir de sang. C'était si facile à voir que Valmore lui-même en soupçonna quelque chose, et s'en émut à deux ou trois reprises.
Marceline, en l'épousant, avait oublié de lui conter son aventure. Telle Mme de Montaiglin dans Monsieur Alphonse; mon Dieu, oui. Seulement, ici, l'enfant était mort; et puis, c'était si loin! Marceline n'eut le courage ni de renoncer à ce qu'elle pouvait encore attendre de bonheur, ni de désespérer un brave garçon par l'inutile confession d'un passé dont les traces étaient totalement abolies... S'arrangea-t-elle pour qu'il crût l'avoir intacte? ou se soucia-t-il médiocrement qu'elle le fût (elle avait alors trente et un ans)? Mystère.
Le fait est qu'il ne s'opposa point à la publication des Élégies de sa femme (1819), et qu'il en conçut même quelque fierté. Mais c'était décidément un de ces malheureux qui passent leur vie à «se raviser», un eautontimôroumenos ingénieux et plein d'imprévu. Au bout de treize ans, il s'aperçut que certains vers de ces élégies étaient tout de même diablement brûlants, que ça n'était pas naturel, qu'il devait y avoir quelque chose là-dessous. Il se dit,—plus élégamment, car il se piquait d'élégance dans ses propos—: «Sapristi! où ma femme est-elle allée chercher tout cela? Ceci n'est point amour en l'air ni paroles de romances.» Et il lui fit, soit de vive voix, soit par lettres (car ces fâcheuses idées lui revenaient plus aigrement quand il était seul) des scènes de jalousie. Et Marceline éplorée lui répondait: «Mais, mon ami, il n'y a rien, je te le jure, rien de rien. C'est Pauline Duchambge et Caroline Branchu qui me content leurs peines; je me mets à leur place; et tout ça, c'est de la littérature.»
Valmore se laissait convaincre. Mais sept ans plus tard, au cours d'une autre absence de Marceline,—qui avait alors cinquante-trois ans,—son accès le reprenait. Et elle recommençait son plaidoyer qui est simplement délicieux, et combien habile! «... La poésie n'est qu'un monstre, si elle altère ma seule félicité, notre union. Je t'ai dit une fois, je te répète ici, que j'ai fait beaucoup d'élégies et de romances de commande sur des sujets donnés, dont quelques-unes n'étaient pas destinées à voir le jour. Notre misère en a ordonné autrement. Bien des pleurs et des plaintes de Pauline se sont produites dans ces vers que tu aimes, et dont elle est, en effet, le premier auteur. Après quoi notre vie a été si grave, si isolée... que je n'ai pas, je te l'avoue, donné une attention bien profonde à la confection de ces livres que notre sort nous a fait une obligation de vendre. Toute ton indulgence sur le talent, que je dédaignerais complètement sans le prix que ton goût y attache, ne me console pas d'une arrière-pensée pénible qu'il aura fait naître en moi... Tu vois que j'avais raison, mon bon ange, en n'éprouvant pas l'ombre de contentement d'avoir employé du temps à barbouiller du papier au lieu de coudre nos chemises, que j'ai pourtant tâché de tenir bien en ordre, tu le sais, toi, cher camarade d'une vie qui n'a été à charge à personne.»
Il suit peut-être de ces jalousies sans cesse recommençantes que, dans cette union bizarre, c'était le jeune mari qui aimait le plus; et cela est assurément flatteur pour notre Marceline.
27 avril 1896.
... Mais enfin qui donc fut l'amant de la pauvre Marceline Desbordes? Il paraît que la question est excitante, car elle m'a valu tout un paquet de lettres.
Et, d'abord, rassurez-vous: ce n'est ni Esménard, ni Luce de Lancival, ni Baour-Lormian. Et ce n'est pas non plus Saint-Marc Girardin, comme le voulait d'abord un de mes correspondants, qui s'est ravisé ensuite, ayant fait réflexion que ledit Saint-Marc n'aurait eu que sept ans au moment de cette rencontre.
Un autre m'écrit: «... Ce nom, que Marceline Desbordes-Valmore voile de cette indication,
Tu sais que dans le mien le ciel daigna l'écrire,
ne serait-il pas celui d'un des Marcellus? soit le comte Auguste de Marcellus, ou celui de son fils André-Charles? Dans la correspondance de Chateaubriand, ce nom de Marcellus revient souvent, et aussi dans le journal d'Alexandrine d'Alopens (Mme Albert de La Ferronnays).»
Quand j'ai reçu cette lettre, je venais d'arriver, en feuilletant le Bouillet, aux mêmes conclusions. Ou, plus exactement, j'écartais André-Charles, qui n'aurait eu que seize ans à l'époque du malheur de Marceline; mais j'inclinais à croire que son père, le comte Auguste du Tirac, comte de Marcellus-Demartin, auteur d'Odes sacrées, de Cantates sacrées, et d'une traduction des Bucoliques de Virgile, étant né en 1776, pourrait bien être le séducteur cherché.
Mais non, il paraît que ce n'est pas lui. Et, bien que cela lui soit sans doute égal, je fais mes sincères excuses à cet honnête mort d'avoir failli porter sur lui un jugement téméraire.
Un troisième correspondant a eu une autre idée: «... Les vers que vous citez:
Ton nom...
Tu sais que dans le mien le ciel daigna l'écrire,
me semblent s'appliquer parfaitement à Saint-Marcellin, fils naturel de Fontanes, auteur dramatique et journaliste, et qui fut tué en duel en 1819 ou 1820.»
Eh bien! non, il paraît que ce n'est pas non plus Saint-Marcellin.
Pendant que les lettres pleuvaient chez moi, M. Auguste Lacaussade révélait à M. Gaston Stiegler, rédacteur à l'Écho de Paris, la moitié de ce mystère: «... L'amant ne s'appelait pas Marc, ni Marcel, mais Henri. On lui doit (c'est une façon de parler) des vers, des romans et des pièces de théâtre. Il eut quelque notoriété. Il ne fut point marié, ne laissa pas d'enfants et mourut aux environs de Paris, à Aulnay-lès-Bondy.»
Voilà qui va bien. Par malheur il serait assez difficile de retrouver dans «Henri» «Marceline»... Une femme, qui porte un nom honoré dans les lettres, a bien voulu débrouiller pour moi cette énigme:
«Monsieur, puisque la triste histoire de Marceline Desbordes-Valmore vous intéresse, je crois devoir vous révéler que l'abominable «mufle» qui l'a si indignement lâchée n'est autre que Henri de Latouche.
«Ses véritable prénoms étaient: Hyacinthe-Joseph-Alexandre; ceux de Mme Valmore: Marceline-Félicité-Josèphe.
«Une de vos hypothèses est donc pleinement réalisée. Je tiens ces renseignements de mon vieil ami Auguste Lacaussade. Il n'en fait pas mystère.
«Nous eussions préféré sans doute qu'on ne fît pas tant de bruit autour de la tombe d'une femme qui eut, comme tant d'autres, le tort de croire à l'honnêteté d'un gredin de lettres. Mais puisque le mal est fait, il n'est pas mauvais que la postérité connaisse aussi le nom de celui qui récompensa par le plus lâche des abandons l'amour le plus pur et le plus désintéressé.
«Vous avez été vous-même un peu dur et un peu ironique pour cette pauvre Marceline, mais... l'on ne saurait trop vous en vouloir, car vous avez dit ses vérités au Latouche sans le connaître.»
Ce n'est pas fini. Je disais, dans mon dernier feuilleton, que Marceline avait tu son secret à Valmore, n'ayant le courage ni de renoncer à la part de bonheur qu'elle pouvait encore attendre, ni de désespérer un brave garçon par l'inutile révélation d'une aventure dont les suites matérielles étaient totalement abolies. Or, M. Lacaussade a affirmé à M. Gaston Stiegler que Marceline «avait le cœur trop haut pour mentir à celui qui lui offrait son nom et pour ne pas lui avouer loyalement, avant de l'épouser, son passé et sa faiblesse.» Elle le fit, comme M. Lacaussade l'a su par M. Hippolyte Valmore; et «c'est un beau trait de caractère, qui achève d'ennoblir une belle figure.» Soit; mais, si Valmore savait tout, j'ai beaucoup de peine à m'expliquer les faux-fuyants par lesquels Marceline répondait à ses accès de jalousie. Elle n'avait qu'une chose à dire: «Je ne l'aime plus, et je le méprise.» Or, elle s'évertue dans ses réponses en explications détournées, et ne fait même jamais la moindre allusion à son aventure. J'en avais conclu, assez raisonnablement, que cette aventure était ignorée de Valmore. Mon impression, c'est que, si Marceline se confessa à son mari, comme l'affirme M. Lacaussade, ce fut plus tard, et après 1839. Aussi bien, à partir de cette date, on ne trouve plus, dans la Correspondance intime, trace de ces querelles jalouses. Valmore a cessé de trouver étrange l'ardeur de certains vers de sa femme. Il ne s'en inquiète plus, parce qu'il est fixé. Est-ce que je me trompe?
Petite remarque, non tout à fait insignifiante, je crois:—La seconde fille de Marceline, née en 1821, qu'on appelait Ondine et que Sainte-Beuve dut épouser, s'appelait en réalité Hyacinthe. Vous avez vu que c'était un des prénoms de Latouche. J'en conclus que, plus de dix ans après son abandon, Marceline gardait à son séducteur un sentiment qui n'était point de la haine. Si l'on pouvait savoir à quelle époque elle changea le nom d'Hyacinthe en celui d'Ondine, on saurait peut-être, du même coup, la date de la guérison de son pauvre cœur. Ne le pensez-vous pas?
Enfin, j'ai reçu de M. Benjamin Rivière, l'éditeur de la Correspondance intime, une lettre fort intéressante:
«Vous ne me faites pas le reproche d'avoir mis Marceline nue devant les siècles»; je vous en suis reconnaissant.
«Si la correspondance que j'ai publiée m'avait appartenu, j'aurais hésité à la faire paraître. Mais elle est dans une collection publique, la bibliothèque de la ville de Douai, où MM. Valmore père et fils l'ont déposée. Évidemment ils en ont retiré ce qu'ils ont voulu. Leur intention, du reste, était de publier ces lettres, toutes ou en partie, et, en les éditant, je n'ai que réalisé leur désir.
«... La première partie de votre étude a peiné les amis de Mme Valmore; ils ont été attristés par votre ton un peu... railleur. Quant à moi, j'en attends la continuation avec confiance...»
M. Rivière a bien raison. Et je prie respectueusement M. Lacaussade de ne plus me reprocher «le ton narquois et boulevardier» de cette étude (moi, boulevardier!) avant d'en avoir vu la fin.
4 mai 1896.
... Eh bien, non, le séducteur de Marceline, ce n'est plus Henri de Latouche!
Je reçois de M. Benjamin Rivière la lettre suivante:
«Oui, M. de Latouche est un «mufle», mais non pas «le mufle». J'espère que votre conviction sera faite sur ce point, après la lecture des fragments de lettres originales adressées par Mme Desbordes-Valmore à son mari, fragments que je viens de réunir pour vous.
«Vous y verrez que les relations entre Henri de Latouche et la famille Valmore étaient de pure amitié. Le prénom d'Hyacinthe a pu être donné à la fille aînée de Mme Desbordes-Valmore à cause de ce monsieur, mais seulement en raison de cette amitié.
«Il faut accueillir avec défiance les racontars, de quelque source qu'ils viennent... Ainsi on disait, il y a quelque cinquante ans, dans un salon littéraire de Paris (mettez l'Arsenal), que M. de Latouche avait été l'amant de Mme Valmore, qu'Ondine était sa fille, et que l'on s'était séparé parce qu'il avait voulu séduire la jeune fille. Ce dernier point seul est exact. Il faudrait donc admettre que Marceline aurait conservé, après son mariage, des relations avec son amant et qu'elle l'aurait fait entrer dans l'intimité de son mari. La droiture et la loyauté de Marceline s'élèvent contre cette odieuse supposition. La rupture, qui eut lieu en 1839 entre H. de Latouche et la famille Valmore, fut causée par l'exigeante amitié et surtout par la conduite ignoble de ce drôle. Et cependant on prit des précautions vis-à-vis de lui, tant on le craignait.
«Latouche a-t-il connu Marceline Desbordes avant son mariage? Est-il le père de l'enfant, Eugène, mort en 1816? On n'a qu'une affirmation, celle de l'honorable M. Lacaussade, qui tenait ce renseignement du fils même de Marceline, Hippolyte. Mais Hippolyte, d'où le tenait-il lui-même? De son père? De sa mère? Il n'y faut point songer. De qui?
«Et alors, quelle créance peut-on donner à cette affirmation?
«Une notice de M. Ch. de Comberousse, placée en tête de la Correspondance de Clément XIV et de C. Bertinazzi, par Latouche (Paris, Michel Lévy, 1867), nous apprend que Hyacinthe-Joseph-Alexandre Chabaud de Latouche est né le 3 février 1785. Il épousa en 1807, à l'âge de vingt-trois ans, Mlle de Comberousse, fille du président du Conseil des Anciens: ce fut un mariage d'amour. De ce mariage naquit un fils que Latouche adorait.
«Admettez-vous que Marceline Desbordes se soit donnée à un homme marié? Non, n'est-ce pas?
«Autre chose: j'ai eu entre les mains une lettre non signée et sans date, émanant évidemment de Marceline; le style et l'écriture ne laissaient aucun doute. Cette lettre était adressée à un Olivier. Qu'était cet Olivier? Un nom de convention sans doute. La question, posée dans l'Intermédiaire des chercheurs et des curieux l'année dernière, est restée sans réponse.
«Et, après tout, qu'importe de connaître ce nom?»
Les fragments que M. Rivière a bien voulu m'envoyer sont du plus vif intérêt. Il est impossible, après avoir lu ces lettres, de croire que Latouche ait jamais été pour Marceline autre chose qu'un ami, à moins de prêter à cette noble femme une puissance diabolique de dissimulation.
Et voici un autre argument, accessoire, mais assez fort. Sans doute, «Joseph» était un des prénoms de Latouche, et «Josèphe» un des prénoms de Mlle Desbordes; mais ce n'étaient point ceux dont on les appelait ni qui leur servaient de signature. J'avais supposé bénévolement qu'un hasard ou le caprice d'une conversation tendre, les avait amenés à se révéler mutuellement la liste complète de leurs prénoms respectifs et qu'ils s'étaient réjouis entre eux d'une coïncidence dont les archives de l'état civil dérobaient le secret au public. Vaine hypothèse! Car, dans la pièce où Mme Valmore nous dit que son nom était écrit dans le nom de son amant, je trouve ce vers:
On ne peut m'appeler sans t'annoncer à moi.
Or, on ne l'appelait jamais que Marceline. Alors?...
Et c'est pourquoi je suis tenté d'en revenir à ma première hypothèse et de troubler de nouveau les mânes paisibles de M. de Marcellus. Tout, ici, concorde assez bien avec le peu que nous savons de l'infidèle. L'âge d'abord: M. de Marcellus aurait eu trente-cinq ans quand il rencontra notre amie. Il devait venir au théâtre Feydeau; il était «homme du monde» et il était «poète.» Ami de Chateaubriand, et auteur de Cantates sacrées, imbu, sans doute par snobisme, de ce christianisme vague que nous avons vu revenir à la mode ces années-ci, il devait donner aisément dans un pathos idéaliste, propre à séduire la sentimentale comédienne. Non, vraiment, rien ne s'oppose, que je sache, à ce que ce gentilhomme lettré ait été le Marcellus de Marceline. Je me hâte d'ajouter, pour couper court aux réclamations possibles, que rien ne démontre non plus qu'il l'ait été. C'est une impression que je donne. Et M. Sardou la partage, de quoi je ne suis pas médiocrement fier.
Quant au mystérieux «Olivier» signalé par M. Rivière... on pourrait voir s'il n'y aurait pas, dans les œuvres du comte de Marcellus, quelque chose qui expliquerait le choix que fit Marceline de ce «nom de convention.» Ou peut-être est-ce un nom emprunté à quelque roman du temps? ou tout bonnement pris au hasard?...
Et ne dites point: «Le gaillard était peut-être un inconnu, qui n'avait de talent qu'aux yeux de Marceline, ou dont le talent était ignoré des contemporains; un obscur amateur dont l'histoire n'a pas gardé le souvenir.» Non, c'était un homme qui eut quelque notoriété en son temps, et dont le nom a été presque sûrement enregistré par les Bouillet, les Dezobry et les Vapereau; témoin ces mauvais vers de sa triste maîtresse:
Je le lisais partout, ce nom rempli de
charmes...
D'un éloge enchanteur toujours
environné,
À mes yeux éblouis il s'offrait couronné...
... C'est bête, tout de même, de se donner tant de mal pour découvrir le mot d'une énigme qu'il importe si peu de débrouiller. Je suis évidemment, depuis quinze jours, dans un «état d'âme» approchant de celui de l'Œdipe du café de l'Univers, au Mans.
On m'a reproché de divers côtés d'avoir, dans mon premier article, parlé du ménage Valmore avec ironie. On a eu tort. L'ironie n'est exclusive ni du respect, ni de la sympathie, ni même de l'admiration. J'ai peur de m'être, à moi-même, mon ami le plus cher, c'est-à-dire d'être comme tout le monde; or il m'arrive assez souvent, je vous assure, de mêler de l'ironie aux jugements intimes que je porte sur moi. Exigerez-vous que je traite les autres encore mieux que je ne me traite moi-même!
Au surplus, si, considérant surtout Marceline, comédienne retirée, dans ses rapports avec son mari, tragédien en exercice, j'ai pu sourire un peu tout en l'aimant bien,—absolvant aujourd'hui en bloc les candides exagérations de langage d'une femme qui vécut eu des temps emphatiques et qui, pour sa part, n'eut jamais, jamais, à aucun degré, le sentiment débilitant du ridicule, c'est sans l'ombre d'un sourire, cette fois, que je la déclare admirable, vénérable, presque sainte.
J'ai déjà dit que ses deux cent quatre-vingt-trois lettres n'étaient qu'une longue lamentation. Peu de vies offrent un pareil exemple de guigne noire et continue. Elle naît pauvre, elle entre au théâtre pour nourrir sa famille. Ses premiers directeurs font faillite,—comme feront les autres, invariablement. À Bordeaux, elle reste deux jours sans manger et tombe évanouie dans la rue. Elle s'en va avec sa mère à la Guadeloupe, où les appelle un cousin riche. Quand elles arrivent, l'île est en pleine révolte, les plantations incendiées par les noirs, le cousin disparu. La mère de Marceline meurt de la fièvre jaune. «Après une traversée où sa vie et son honneur sont en péril», l'orpheline revient en France. Elle cabotine où elle peut. À vingt-deux ans, elle est séduite et abandonnée. Elle perd sa voix à la suite de ses couches. Son enfant meurt. Elle épouse un comédien sans talent et qui avait bien du mal à gagner son pain. (J'ai reçu d'un «vieux lecteur des Débats» ce renseignement: «L'acteur Valmore a créé le rôle du geôlier dans Marie Tudor en 1832 ou 1833; il disait d'une voix pâteuse, exécrable, les quelques lignes de ce rôle; il était très mauvais artiste.») Elle perd sa première fille, Junie. Elle perd sa fille Inès, de la phtisie, à vingt et un ans; elle perd son frère, ses sœurs, sa plus chère amie Caroline Branchu, sa fille Ondine. Elle meurt après deux années d'une maladie atroce. Joignez à cela une pauvreté qui dura toute sa vie, la perpétuelle angoisse du loyer, des billets à ordre, même du repas du lendemain; il lui arrive de commencer le mois avec un franc dans son tiroir, et de n'avoir pas de quoi affranchir ses lettres... Ce fut une malheureuse, une crucifiée...
Or,—et ceci est magnifique,—sans doute elle se lamente, mais jamais elle ne désespère,—et jamais elle n'exprime un sentiment où l'on puisse surprendre même un commencement de méchanceté ou de dureté, ou seulement de révolte. À travers tout, une joie intérieure l'illumine. L'optimisme de cette affligée et de cette «geignarde» est sublime, renversant! Au reste, vous l'avez peut-être remarqué: les pessimistes absolus, les «professionnels» du pessimisme sont tous des hommes dont la vie ne fut point exceptionnellement malheureuse, et qui n'eurent tout au plus, de la souffrance humaine, que leur portion congrue. Il semble que l'excès et la continuité des souffrances (j'excepte toutefois les extrêmes tortures physiques) soient moins favorables à l'éclosion du pessimisme qu'une vie de tracas tempérés et de malheurs espacés et moyens. Apparemment, c'est un allègement moral que de n'avoir plus rien à perdre. Quand on a été aussi malheureux que possible pendant des années, on finit par être tranquille sur l'avenir: on sait qu'il vaudra toujours bien le passé. Les misères, les déceptions, les douleurs exorbitantes et ininterrompues amènent peu à peu une sorte de renoncement; et le renoncement est, comme vous savez, la condition de la joie véritable. Dans cet état, on perd la triste faculté qu'ont les «heureux» de sentir le malheur en dehors du moment où il les frappe, et de l'allonger par l'appréhension et par le souvenir. Enfin, quand on n'a plus rien à attendre de bon, les plus humbles petits bonheurs, même les simples trêves qui surviennent dans une infortune à laquelle vous étiez accoutumé, acquièrent un prix que ne soupçonnent pas ces faux malheureux de pessimistes... Et je crois aussi que, très cruels au début, les embarras d'argent, quand ils sont devenus un mal chronique, mènent assez aisément à une sorte d'insouciance bohème...
25 mai 1896.
Une lettre de M. Auguste Lacaussade m'assure que, bien décidément, le séducteur de Marceline fut Henri de Latouche. (M. Lacaussade n'en donne, d'ailleurs, aucune preuve sérieuse.) Mais, il y a huit jours, une lettre signée pareillement Lacaussade m'avait apporté déjà le même renseignement. Or, cette lettre était l'œuvre d'un loustic.
Là-dessus, j'entre en méditation, et cherche à me figurer l'état d'esprit de ce mystificateur imbécile.
Je n'ai jamais eu, pour ma part, l'âme assez trempée pour pratiquer la mystification, même en famille ou entre amis. Chaque fois que j'ai essayé, je n'ai pu me tenir, avant la réussite de la farce projetée, d'en avertir moi-même la victime. L'art de mystifier suppose à mon avis, chez ceux qui s'y adonnent, une certaine dureté de cœur, un germe et un commencement de cruauté. Cependant cet exercice que je réprouve, il est des cas où, tout au moins, je le comprends. C'est quand le résultat en doit être comique, quand la personne dupée doit finalement apparaître dans une posture qui prête à rire. À la vérité, je trouve que les loustics professionnels, les Vivier, les Sapeck, les Lemice-Terrieux, se sont souvent donné beaucoup de mal pour un fort petit effet. J'ai maintes fois admiré quelle somme d'énergie inepte ils ont dépensée, à quelle longue et patiente dissimulation ils se sont astreints; et, mettant en balance l'énorme travail des préparations et l'insignifiance du résultat, il me semblait que, dans le fond, ces laborieux mystificateurs étaient peut-être les vrais mystifiés. Toutefois, le plaisir bas, mais réel, de rendre autrui ridicule, ou de l'épouvanter, ou simplement de le faire souffrir, expliquait en quelque manière la peine que prenaient ces bizarres spécialistes, et leurs feintes prolongées, et leurs attentes, et leur endurance de Peaux-Rouges.
Mais je me demande quel plaisir a cherché l'inconnu facétieux qui nous a trompés, M. Lacaussade et moi. Ce n'est pas celui de nous rendre ridicules: la lettre fabriquée était plausible; elle ne contenait rien de désagréable pour moi; la rédaction n'en était ni absurde ni incorrecte; et qu'y avait-il de plaisant à ce que, ne connaissant pas M. Lacaussade et n'ayant jamais vu son écriture, je crusse à l'authenticité de ce billet?—Quelle a donc pu être la pensée du subtil faussaire?
Je ne vois que ceci: il a voulu tromper pour tromper, d'une façon toute désintéressée, sans même l'idée d'un effet comique à produire, et sur un point qui n'importe à personne. Voilà qui est bien singulier. Il s'est réjoui d'introduire, dans une discussion de pure curiosité, et dont les conclusions ne peuvent toucher qu'un mort et une morte, un document faux, mais dont la fausseté n'était d'ailleurs ni paradoxale, ni imprévue, ni, d'autre part, désobligeante à aucun degré pour ceux qu'il abusait un moment. Bref, il a machiné un mensonge tout à fait indifférent et qui ne pouvait avoir d'autre mérite, à ses yeux, que de n'être pas la vérité. C'est donc la mystification pour la mystification, sans même l'«excuse» d'être plaisante ou d'être malfaisante. Ce monsieur a goûté de secrètes joies (chose étrange) à ajouter pour quelques jours, à l'énorme et tragique somme d'erreurs dont pâtit l'humanité, une erreur infime et totalement insignifiante; et il a joui de cette pauvre petite erreur où il m'induisait, uniquement parce que c'était tout de même une erreur. Qu'est-ce que cela? Il n'y a pas à dire, c'est du satanisme, mais très humble; satanisme de jocrisse, à moins que ce ne soit simple imbécillité.
Ou peut-être n'a-t-il voulu que m'entraîner dans ce développement? Si c'est cela, qu'il soit heureux.
Mais Marceline nous attend.
Je vous ai naguère énuméré ses malheurs. Je constatais qu'à travers tout une joie intérieure l'illuminait, et que le secret optimisme de cette martyre était renversant, et j'en cherchais les raisons... Mais il y en a d'autres que celles que je vous ai déjà dites; et ce n'est pas seulement de l'excès même et de la continuité de sa déveine que lui vint son extrême sérénité. Elle avait une foi ardente en Dieu: et elle était infiniment bonne.
Elle écrit un jour à une de ses amies: «Nous pleurerons toujours, nous pardonnerons et nous tremblerons toujours. Nous sommes nées peupliers.» C'est bien cela. Elle frémit à tous les souffles du dehors. Ce qui l'empêche de mourir de ses propres souffrances, c'est qu'elle souffre et palpite et vit continuellement des souffrances des autres. Cette affligée se fond en compassion sur tous les affligés. Cette indigente passe son temps à faire la charité à de plus pauvres qu'elle; aumône d'argent quand elle peut, aumône de consolations, de visites, de démarches, toujours trottinante dans les rues, sous son châle étroit, vers quelque œuvre de bonté. Un jour elle s'intéresse à un jeune forçat repentant, arrive à le tirer du bagne, fait une quête pour lui. Sa charité et sa pitié ne choisissent point. Elle s'exalte et s'attendrit sur Barbès, sur Raspail, sur le prince Louis au fort de Ham et sur Victor Hugo à Jersey. Elle verse des larmes brûlantes sur le peuple massacré, en 1839, dans les émeutes de Lyon. Elle en versera d'autres, ou, si vous voulez, elle versera les mêmes, sur la mort tragique du duc d'Orléans. Elle écrit, en 1837: «Quelle année! Trente mille ouvriers sans pain, errant dans le givre et la boue, le soir, et chantant la faim!... Allez! le peuple de Lyon, que l'on peint orageux et mauvais, est un peuple sublime! un peuple croyant! C'est vraiment ici, et seulement ici, qu'une pauvre madone, surmontant un rocher, arrête trente mille lions qui ont faim, froid, et haine dans le cœur... et ils chantent comme des enfants soumis. C'est là le miracle... Moi, je deviendrai folle ou sainte dans cette ville... Mélanie, on n'ose plus manger, ni avoir chaud, contre de telles infortunes...» Et ailleurs: «Quel spectacle depuis deux mois! Je n'ai plus la force ni les moyens de consoler cette pauvreté qui augmente et fait frémir, entends-tu? malgré leurs vertus sublimes, car il y en a de sublimes dans ce peuple.» Et à Paris, en 1849: «Tous les genres d'ouvriers sont bien à plaindre aussi! Qui aura jamais poussé l'amour triste plus loin que moi pour eux? Personne, si ce n'est notre adorable père et maman... Va! j'ai vu ceux de Lyon, je vois ceux de Paris, et je pleure pour ceux du monde entier.» Humanitaire et chrétienne, elle a des alliances, toutes féminines, d'idées, de sentiments et de croyances,—alliances dont le secret semble perdu, et qu'elle seule pouvait oser, et qui paraîtraient aujourd'hui extravagantes, je ne sais pas pourquoi. Que dites-vous de cette phrase sur les émeutiers massacrés à Lyon: «Tomber ainsi en martyr, sous l'atroce barbarie des rois, c'est aller au ciel d'un seul bond, et ce qui nous reste à voir peut-être dans cette ville infortunée nous faisait par moments envier l'élite qui montait à Dieu»? N'est-ce pas le propre esprit révolutionnaire des évangiles, candide, tout formé d'amour et totalement dénué de «prudence» humaine?
Marceline est une admirable et touchante visionnaire. Elle prête à tous ceux qui l'approchent la beauté de son âme, à travers laquelle elle les voit et les entend.—À cause de sa profession première et de celle de son mari, cette très honnête femme, d'une scrupuleuse vertu, a toujours eu une partie du moins de ses relations dans un monde forcément mêlé. Ses plus intimes amies étaient des irrégulières: les chanteuses Caroline Branchu et Pauline Duchambge,—celle-ci, maîtresse d'Auber,—et Mélanie Waldor, qui n'a pas laissé, me dit-on, la réputation d'une femme très bonne ni très pure. Marceline les pare de toutes les vertus, les appelle ses anges, idéalise avec une imperturbable naïveté ce qu'elles lui laissent savoir des aventures de leurs sens. Oh! le séraphisme des consolations qu'elle prodigue à Pauline, délaissée par le petit père Auber!...
Ah! elle sait aimer et admirer, celle-là! Tous les hommes et toutes les femmes illustres de la première moitié de ce siècle, elle ne les voit que grands, généreux et charmants. Jamais l'ombre même d'une restriction ou d'une raillerie dans les images qu'elle se forme d'eux. Je ne pense pas qu'il y ait eu, même parmi les saints, une âme plus incapable d'ironie ou d'observation malveillante que l'âme angélique de Marceline. Et il semble aussi que, en général, les hommes qui l'ont connue, même les secs, les défiants ou les distraits, aient été bons pour elle. Il leur eût sans doute été difficile d'être autrement: comment ne pas aimer, fût-ce en souriant un peu, cette passionnée tendre, aux propos naïfs et colorés, qui portait en elle un si grand foyer de charité et un si inépuisable trésor d'illusions, cette sainte échappée du chariot de Thespis, et que son indigence et ses habitudes de demi-bohème faisaient si particulière et pittoresque à son insu? Outre qu'elle aimait naturellement la beauté, le bonheur et le génie des autres, elle aimait encore, dans ses illustres amis, la bonté émue et amusée qu'elle-même leur communiquait dans le temps qu'ils étaient en sa présence.
Je note quelques-unes de leurs apparitions, à mesure que je les rencontre dans la correspondance de Marceline. «On frappe... C'est Dumas lui-même, avec Charpentier; Dumas, grand comme Achille, bon comme le pain, et qui se baisse en deux pour arriver à me baiser la main... Il est parfait, il a couru de suite à la maison du roi de toutes ses immenses jambes, mais il est rentré désolé. C'était fête, tout fermé. Les démarches étaient remises, et il vient ce matin.»—«J'ai couru à l'Abbaye-au-Bois; tout ce que tu peux rêver d'affable, de tendre, de bon, de grâce, c'est Mme Récamier. Elle m'a embrassée dix fois, mais du cœur. Elle est simple... tiens, comme la bonté, c'est tout dire. Elle a tout ensemble vingt ans et soixante ans, et ces deux âges lui vont bien. Elle touche le cœur. Elle m'a entraînée dans un coin pour m'offrir bien des choses! Il me semble que je les ai reçues trois fois, tant mon âme en est pleine!... Mars m'avait écrit qu'elle me réunissait à dîner avec Dumas et sa femme. Tu n'as pas d'idée de Mars, elle y met du cœur et une volonté qui récompense de tout ce que je lui ai porté d'admiration désintéressée dans ma vie. Dumas est plein de chaleur et de zèle, et sa femme m'a prise en goût tout à fait... J'ai vu Bocage chez Mlle Mars, il a été d'une grâce et d'une chaleur toutes romantiques...» Tout cela dans la même lettre!—«... Nous sommes partis et revenus avec M. de Lamennais qui nous a ramenés jusqu'à la porte... Je te laisse à juger si l'on a parlé progrès, religion, liberté, avenir humanitaire!... Il a toute la grâce d'un enfant. Celui-là encore, tu l'aimerais beaucoup, si pauvre, si curé de campagne, avec ses gros bas bleus et ses pantalons trop courts.»—«... J'ai revu M. Sainte-Beuve, affectueux et serviable: comme Charpentier n'est point venu encore, il s'est chargé d'y passer aujourd'hui lui-même et de me rapporter sa réponse pour l'argent... Mme Récamier, que j'ai revue hier, et M. de Chateaubriand m'ont prise en affection plus vive. Elle est entrée avec moi dans tout ton sort et veut s'en occuper, ainsi que des enfants, plus tard. Elle m'a donné un beau livre pour Inès et brûle de voir Line...»—«... J'ai vu M. Victor Hugo, qui m'a reçue à cœur découvert... Il demeure attaché à l'idée de te ramener à Paris. Il t'aime et t'honore, et fera tout dans des circonstances indiquées pour te servir...»—«M. Sainte-Beuve est venu dîner tranquillement; il t'aime et te regrettait beaucoup.»—«M. Sainte-Beuve fait des vœux bien sincères pour ton retour et s'ingère pour te servir. Celui-là, par exemple, s'il pouvait!... Je lui dois déjà trois cents francs de pension par Mme Salvandy. Jamais je n'ai rien vu de si simplement bon.»—«M. Balzac est venu me voir il y a quelques jours, je te conterai cela. C'est un bon être par-dessus son talent.»—«M. Sainte-Beuve a ta lettre et m'en a bien récompensée par des poésies et par le soin religieux qu'il va prendre d'émonder un volume pour M. Charpentier, afin d'avoir un peu d'argent pour déménager.»—«Béranger était venu accidentellement pour obliger de son concours une pauvre femme que tu connais... Béranger est un homme humain et loyal, fort simple. Il m'a grondée d'avoir révélé son nom à la dame obligée, mais grondée de bonne foi et à mériter que tu l'embrasses, ce que tu feras un jour, dans la mansarde véritable où il demeure comme un gros chien sans dents, sans griffes, avec des lunettes vertes.»—«... Je ne t'ai pas dit que je connais maintenant la mère de M. Sainte-Beuve, toute petite et adorable d'amour pour son fils. Sa maison est celle de la Fée aux miettes. Il y sent bon de calme et de fleurs.»—«M. Jules Favre a passé tout le soir avec moi... M. Favre est un homme très droit et très simple; son âme seule est exaltée, mais son imagination ne plane jamais qu'en dessous de sa raison.»—«Cet illustre prisonnier (le prince Louis) est, dit-on, très bon par le cœur; il s'amuse à faire du bien pour se désennuyer des tristes barreaux qui sont élevés entre la vie et lui...»—«Hier mardi, M. Michelet est venu me voir. Je voudrais te donner non l'émotion trop vive, mais la consolation qui reste d'une telle entrevue. Il m'a donné son premier volume de la Révolution française», etc., etc... Mon Dieu! comme dit le Blandinet de Labiche, que les hommes sont bons!... Si l'on vous livrait la correspondance intime de quelque femme de lettres d'aujourd'hui (et je la suppose indulgente) adonnée à la fréquentation des grands hommes, pensez-vous que nos contemporains célèbres y fissent tous aussi bonne figure et aussi immaculée? Honorons nos pères,—ou Marceline qui sut les voir ainsi.
Et comme elle sait admirer!—Elle assiste, chez Mme Récamier, à une lecture solennelle des Mémoires de Chateaubriand. «Je n'ai rien ressenti depuis longtemps qui m'arrachât si doucement à mes peines. J'ai rappris en une heure la puissance du génie. M. de Chateaubriand s'écoutait avec une rigueur intègre. Son lecteur était clair et sec, mais le style! mais ces ailes d'aigle qui battaient dans l'air!»—«Je suis très contente d'avoir ici ton volume sur l'Allemagne. Chaque ligne de Mme de Staël est une lumière qui pénètre mon ignorance d'admiration et toujours d'attendrissement. Quel génie! Mais quelle âme! Quel bonheur de croire à notre immortalité pour la voir aussi, comme je l'ai rêvé une fois!» (Avons-nous, jamais, nous autres cœurs secs que nous sommes, vu Mme de Staël dans nos songes, et avons-nous tressailli de joie à l'idée de retrouver cette dame au Paradis?...) Suit cette réflexion: «Plus je lis, plus je pénètre sous les voiles qui me cachaient nos grandes gloires, moins j'ose écrire; je suis frappée de crainte, comme un ver luisant mis au soleil.»—À propos du retour des cendres: «Les vers de Hugo sont dans le Siècle, 14 décembre. Barthélemy marche après, bien après! C'est bien, c'est beau; mais l'autre a écrit avec du sang d'empereur, et d'empereur du monde lâchement assassiné. C'est bouleversant... Son ode est grande comme le rocher, et puis adorable de tendresse. Il nous venge de toute l'Angleterre; Napoléon doit en avoir tressailli.»—«Je profite de ces moments pour relire Victor Hugo et brûler toutes mes feuilles à ce soleil. J'en demeure courbée, je te l'avoue... J'ai dix fois posé ce livre sur mon front près d'éclater. Ne te semble-t-il pas, mon ange, que la raison vacille plus devant ces prodiges humains que devant les merveilles incompréhensibles de l'Auteur éternel?... Je t'avoue que j'ai quelquefois peur de toucher à de certaines pages de Victor Hugo.» Cette femme manquait délicieusement de mesure et d'esprit critique. Elle dit d'Auber qui lui avait envoyé sa carte: «Je garderai donc cette carte qui me touche et m'honore... Je l'ai approchée de mon cœur brisé. Je ne verrai pas de quelque temps M. Auber lui-même. Il ne faut pas éclater en sanglots devant ces âmes harmonieuses qui chantent pour consoler le monde. J'ai horreur d'interrompre ces grands missionnaires de Dieu.» Auber missionnaire de Dieu... Après celle-là, il faut tirer l'échelle,—l'échelle de Jacob.
Vous avez vu tout à l'heure que Sainte-Beuve revenait souvent dans ces lettres. Il y apparaît vraiment bon, d'une bonté active et effective. Vous savez qu'il s'était attelé à la gloire de cette humble femme. Sainte-Beuve est le meilleur garant de la qualité d'âme de Marceline et de son génie intermittent, attendu qu'il fut, à coup sûr, le plus clairvoyant de ses amis. Il traduisait en souriant la devise de Marceline: Credo, par: Je suis crédule. Évidemment elle le divertissait et l'attendrissait à la fois; elle lui inspirait un respect mêlé de curiosité amusée, et qui cependant lui mouillait un peu les yeux. Et enfin Sainte-Beuve faillit épouser Ondine, la fille aînée de Mme Valmore; et c'est une histoire qui vaut peut-être la peine d'être brièvement contée, d'autant plus que cette Ondine ne fut point une personne négligeable[2].
Conçues dans la tristesse et la pauvreté, élevées parmi des angoisses quotidiennes dans une bohème indigente de comédiens errants, les deux filles de Marceline, Ondine et Inès, furent des malades extrêmement distinguées. Ondine était spirituelle, avec des gaietés nerveuses,—mais froide et sans abandon. Sa mère s'étonnait et souffrait de ses refus de se confier... Cette souffrance se peut mesurer à la joie qu'éprouve la pauvre femme un jour que sa fille, attendrie par l'absence (elle était alors en Angleterre), a bien voulu lui ouvrir un peu son cœur:
«... Dans une vie aussi haletante que la nôtre, répond la mère, où prendre le temps d'un récit, d'une confidence? Tout s'y jette par larmes, par sanglots, par une étreinte passionnée qui n'a rien dit, mais qui a empêché de mourir. Avec toi surtout, j'ai vécu de silences forcés. Je croyais les devoir à ton repos, à ta santé... Ce qui doit apaiser ta charmante colère contre M. Alexandre Dumas (cette colère qui m'a fait entrevoir un moment le ciel d'une mère, le cœur de son enfant soulevé en sa faveur), c'est que ce n'est pas ici, dans ce monde comme il est fait, qu'il faut prétendre être jugé suivant ses vertus et ses fautes...»
J'emprunte ici quelques détails à des fragments de Mémoires: Un projet de mariage de Sainte-Beuve, publiés par la Gazette anecdotique du 31 janvier 1889. (M. Benjamin Rivière devrait nous dire, s'il le sait, quel est l'auteur de ces Mémoires.) Sans être précisément jolie, Ondine était d'une physionomie douce, «avec le regard un peu maladif.» Elle était, comme sa mère, réfractaire à la toilette. «Mme Valmore avait la parole un peu traînante et larmoyante, sa fille avait plus de décision et de netteté dans la repartie; elle plaisait au premier abord.»
En 1842, je pense (elle avait alors vingt et un ans), Ondine entra comme institutrice dans un pensionnat de demoiselles qui était situé rue de Chaillot. La directrice, Mme Lagut, personne de grand mérite, avait un salon très fréquenté, où Sainte-Beuve, déjà célèbre, était reçu familièrement. Les jeunes maîtresses étaient admises à ces réunions. L'auteur de Joseph Delorme et des Consolations, l'ami de la poésie lakiste et des nuances morales gris-perle, devait se plaire dans ce monde modeste, gracieux avec décence, un peu mélancolique au fond, de jeunes institutrices. C'était une société à souhait pour son âme frôleuse de confesseur laïque. Dans un coin du salon, on jouait au whist; dans un autre coin, on causait, ou l'on s'amusait au jeu des petits papiers, quiproquos ou bouts-rimés. Sainte-Beuve prenait assez souvent part à ces exercices, où triomphait Ondine.
Il la remarqua bien vite; et un commerce spirituel et littéraire ne tarda pas à s'établir entre eux... Après la mort d'Ondine, en 1833, Sainte-Beuve écrira à la mère: «... C'étaient mes bonnes journées que celles où je m'acheminais vers Chaillot à trois heures et où je la trouvais souriante, prudente et gracieusement confiante. Nous prenions quelque livre latin, qu'elle devinait encore mieux qu'elle ne le comprenait, et elle arrivait comme l'abeille à saisir aussitôt le miel dans le buisson. Elle me rendait cela par quelque poésie anglaise, par quelque pièce légèrement puritaine de William Cowper qu'elle me traduisait, ou mieux par quelque prière d'elle-même et de son pieux album qu'elle me permettait de lire...»
Sainte-Beuve, nous dit l'auteur des Mémoires, était le contraire d'un dandy: il se rapprochait précisément des deux dames Valmore par son peu de respect de la mode et son insouciance de la tenue. La littérature, le latin, la poésie anglaise, un même dédain des «extériorités» (Sainte-Beuve était encore dans la période religieuse de sa vie)... que de raisons de s'entendre! Un beau jour, il confia à l'excellente Mme Lagut son amour naissant pour Ondine et le projet qu'il avait formé de demander sa main. Mme Valmore et Ondine, pressenties, se montrèrent disposées à accueillir la demande; et sans doute, peu après, il se déclara à Ondine elle-même, puisque, le premier mai 1843, Marceline écrit à sa fille: «M. Sainte-Beuve t'attend sur tes gages donnés.»
Mais ensuite Sainte-Beuve hésita, et, finalement, ne conclut point. Il eut sans doute peur du mariage, et peur de lui-même. Il comprit que ni l'indépendance et l'infinie curiosité de son esprit toujours en quête, ni ses habitudes irrégulières de célibataire sans-gêne et assez peu dégoûté, n'auraient pu se plier à la loi du mariage. Et pourtant, il eut un vrai chagrin lorsque, quelques années plus tard, Ondine épousa un jeune avocat, M. Jacques Langlais. Chose curieuse, elle demeura jeune fille dans le souvenir de Sainte-Beuve, dans l'image idéalisée qu'il conserva d'elle et qu'il entretint pieusement. Il considérait le mari comme non avenu. Il écrit dans la lettre que je citais tout à l'heure: «C'est à vous, poète et mère, qu'il appartient de recueillir et de rassembler toutes ces chères reliques, toutes ces reliques virginales, car je ne puis m'accoutumer à l'idée qu'elle ait cessé d'être ce qu'il semblait qu'un Dieu clément et sévère lui avait commandé de rester toujours.» Peut-être, parmi les raisons qui l'empêchèrent d'épouser Ondine, faut-il compter ce scrupule et ce respect devant une vierge, et la terreur d'abolir ou seulement de transformer ce par quoi elle l'avait surtout séduit: terreur d'autant plus invincible que celui qui l'éprouve est plus habitué,—et c'était le cas de Sainte-Beuve,—aux rencontres grossières. On peut, quand on a à la fois l'âme délicate et les mœurs cyniques, estimer répugnant de demander à une jeune fille intacte précisément ce qu'on a accoutumé de demander à de tout autres personnes; on peut très bien, dis-je, rester célibataire toute sa vie par respect des jeunes filles: je parle très sérieusement.
Sainte-Beuve écrit encore à Marceline: «... Ici, du moins, il y a tout ce qui peut adoucir, élever et consoler le souvenir: cette pureté d'ange dont vous parlez, cette perfection morale dès l'âge le plus tendre, cette poésie discrète dont elle vous devait le parfum et dont elle animait modestement toute une vie de règle et de devoir, cette gravité à la fois enfantine et céleste par laquelle elle avertissait tout ce qui l'entourait du but sérieux et supérieur de la vie...» Je suis tenté de croire,—car le même sentiment s'y retrouve, et presque les mêmes expressions,—que l'admirable pièce des Consolations:
Toujours je la connus pensive et sérieuse...
fut inspirée à Sainte-Beuve par le souvenir de cette charmante Ondine Valmore. (Mais, pour l'affirmer, il faudrait consulter les dates; et je n'ai point sous la main les poésies de Sainte-Beuve.)
Cette Ondine avait bien de l'esprit et de la grâce, avec, peut-être, une pointe d'affectation. M. Rivière nous donne une de ses lettres. En 1852, mariée, heureuse, semble-t-il (du moins ce jour-là), et guérie de ce que son adolescence avait eu de bizarre et de farouche, elle écrit de Saint-Denis-d'Anjou, où elle était en villégiature, à son frère Hippolyte: «Dans quelques jours, nous serons ensemble, cher frère, et il faut tout le besoin que nous avons de nous voir, pour nous consoler de rentrer dans ce Paris qui nous fait peur. Je n'ose pas penser à cette rue de Seine: il me semble que je vais retrouver là l'horrible hiver de l'an passé. Ici, on oublie tout, on se plaint par genre, mais sans amertume; on dort, on mange, on n'entend point de sonnette. On s'éveille pour dire: «Va-t-on déjeuner?» On se promène à âne et on rentre bien vite pour demander: «Va-t-on dîner?» Il y a des fleurs, des herbes, des senteurs de vie qui vous inondent malgré vous-même; il y a une atmosphère d'insouciance qui vous berce et vous rend tout facile, même la souffrance. Que n'es-tu là? Tu prendrais ta part de tant de biens! Tu nous aiderais à traduire Horace dans un style élégant et philosophique comme celui-ci:
Cueillons le jour. Buvons
l'heure qui coule;
Ne perdons pas de temps à nous laver les mains:
Hâtons-nous d'admirer le pigeon qui roucoule,
Car nous le mangerons demain.
«Ne fais pas attention au pluriel rimant avec un singulier; c'est une licence que la douceur de la température nous fait admettre. Nous devenons de véritables Angevins: molles, comme dit César (ou un autre).»
Cela est vraiment joli; et j'y reconnais la trace des leçons latines de Sainte-Beuve. Je songe avec plaisir que, en se livrant à ce badinage presque savant, la jeune Mme Langlais se revoyait dans le pensionnat de la rue de Chaillot, le front penché auprès de celui de Joseph Delorme, sur un volume d'Horace.
Elle continue: «Ne te marie pas avant notre retour. Je tiens à être consultée sur la toilette de la mariée,—peut-être sur la mariée elle-même. Quant à l'Alice de la rue Miromesnil, cela me paraît fruit vert destiné à devenir fade. Je crois qu'il n'y a pas grande intelligence dans ce front-là. Il est vrai que je la connais peu...»
Il y a, dans cette lettre, un joli ton d'ironie, sentiment inconnu de la bonne Marceline. Ondine, évidemment, n'avait rien d'une harpe ni d'une guitare. J'imagine que la sentimentalité un peu larmoyante et les crédulités romanesques et les enthousiasmes à grands bras ou les désespoirs à cheveux tombants de sa sainte mère devaient paraître à la fois adorables—et excessifs—à cette élève de Sainte-Beuve. Elle l'aimait, elle la vénérait, mais se sentait incapable de «vibrer» toujours avec elle. Je m'explique par là que Mme Valmore ait cru qu'Ondine se retirait d'elle, alors que cette fine personne se tenait simplement un peu à l'écart de tout ce lyrisme. De loin, ne se souvenant plus que du grand cœur de sa mère, Ondine osait se livrer davantage, ainsi que nous l'avons vu.
Moins froide qu'Ondine, nous dit M. Rivière, mais plus fantasque, Inès avait de longs silences, suivis d'une agitation fébrile, inquiétante, que la mère attribuait à une croissance difficile. La maladie se déclara, étrange comme sa nature, faisant naître chez elle une jalousie folle contre sa sœur, lui enlevant la voix: «La voix d'Inès était d'une douceur pénétrante et, comme celle de sa mère, faisait pleurer. S'éteignant de plus en plus par le progrès de la maladie, cette voix déchirait le cœur de la mère lorsque l'enfant faisait de vains efforts pour moduler certains airs flottant dans sa mémoire: ils ne sortaient plus qu'étouffés de cette gorge brûlante et sèche. Celle qui la veillait, en l'écoutant, pleurait dans la chambre d'à côté. La Voix perdue est un des souvenirs de ces veilles poignantes.» (Œuvres de Marceline Desbordes-Valmore, III, p. 251.)(Retour à la Table des Matières)
«L'AMOUR» SELON MICHELET
Michelet a écrit l'Amour en 1858, parce que la France «était malade», qu'on n'y savait plus aimer, et que les statistiques des mariages et des naissances y étaient pitoyables. Il ne paraît pas, après quarante ans passés, que les choses aillent mieux, ni que le livre de Michelet ait rien perdu de son à-propos. Il serait d'ailleurs excellent de remettre Michelet à la mode, parce qu'il a été une des grandes âmes les plus aimantes et les plus croyantes de ce siècle, et que nous avons surtout besoin qu'on nous réchauffe un peu.
L'Amour de Michelet est un livre ardent et grave, candide, d'un accent religieux, et qui n'a donc pas grand'chose de commun avec l'Amour de Stendhal ou la Physiologie du Mariage de Balzac.
Presque tous ceux de nos écrivains qui ont «professé» sur l'amour ont tenu principalement à montrer qu'ils n'étaient pas dupes de la femme et qu'ils étaient munis de la plus féroce expérience; qu'ils étaient capables des plus subtiles et défiantes analyses, et qu'ils n'étaient pas incapables eux-mêmes de perversité. Ils sont pessimistes, libertins, un peu fats. Et ils nous surfont la complexité féminine pour nous faire mieux croire à leur propre profondeur et à l'étendue de leur enquête personnelle.
Puis, il ne s'agit guère, chez eux, que de l'amour-maladie,—ou de l'amour-libertinage,—quelques noms qu'ils lui donnent; bref, d'un amour dans lequel il y a toujours un principe de haine. C'est l'amour des sens à ses divers degrés, de la simple débauche à la pure folie passionnelle. À son degré supérieur, cet amour-là est «le grand amour», celui qui rend idiot et méchant, qui mène au meurtre ou au suicide, et qui n'est qu'une forme détournée et furieuse de l'égoïsme, une exaspération de l'instinct de propriété. Une créature est «tout pour vous»; elle vous fait indifférent au reste du monde, parce que vous attendez d'elle des sensations uniques. Vous l'aimez comme une proie, avec l'éternelle terreur de la partager. Vous voulez être pour elle ce qu'elle est pour vous: l'univers de la sensation. Sinon, vous la haïssez en la désirant. Voilà le grand amour. La jalousie en est presque le tout.
Rien de tel chez Michelet. Car «l'amour», est un mot qui désigne des choses profondément différentes ou même contraires. Désirer la possession d'un corps afin d'en tirer, pour soi, d'agréables secousses nerveuses... quoi de commun entre cela—et aimer? L'amour de Michelet est, très simplement, l'amour qui aime. Et c'est pourquoi, dans tout son livre, il ne mentionne même pas la jalousie des sens.
Aimer, c'est se donner plus que vouloir prendre ou retenir; c'est se donner avec son cœur, son esprit et son âme: et ce don ne se peut faire qu'à une autre âme, à un autre esprit, à un autre cœur, dont un corps gracieux et désirable n'est, après tout, que l'enveloppe et le signe. C'est placer hors de soi, dans un autre être, sa raison de vivre, mais de vivre totalement, de développer son être propre en se dévouant à lui. Au fond, Michelet conçoit l'amour comme Platon, comme les poètes des Chansons de chevalerie, comme d'Urfé (à cela près que d'Urfé, par un scrupule renchéri touchant la possession physique, ne veut considérer l'amour qu'avant le mariage), comme Corneille enfin, et Pascal lui-même. «À mesure qu'on a plus d'esprit, dit Pascal, les passions sont plus grandes, parce que les passions n'étant que des sentiments et des pensées qui appartiennent purement à l'esprit, quoiqu'ils soient occasionnés par le corps, il est visible qu'elles ne sont plus que l'esprit même et qu'ainsi elles remplissent toute sa capacité.» Pareillement Michelet: «L'amour est chose cérébrale. Tout désir fut une idée... Les renouvellements du désir sont inépuisables par la fécondité de l'esprit, l'originalité d'idées, l'art de voir et de trouver de nouveaux aspects moraux, enfin l'optique de l'amour.»
L'amour est un exercice de l'intelligence et de la volonté. Tout le livre de Michelet nous le montre tel. Ce livre n'est point une œuvre d'observation, ou du moins l'observation n'y fournit que des arguments complaisants à l'appui d'une doctrine. C'est le poème de l'amour et c'est un ouvrage d'édification, au sens exact du mot; un traité d'élargissement, d'affranchissement de l'âme, et de perfectionnement moral par l'amour.
Ce travail dure toute la vie. Voici peut-être la vue la plus originale et la plus féconde du livre de Michelet: «L'Amour n'est pas une crise, un drame en un acte. C'est une succession, souvent longue, de passions fort différentes, qui alimentent la vie et la renouvellent.» Autrement dit, un amour, c'est une vie.
Michelet choisit un couple: une jeune fille de dix-huit ans et un jeune homme de vingt-huit; il les suppose s'aimant d'un amour égal; il les isole à peu près (quoi qu'il dise) du monde ambiant; les suit année par année, jusqu'à la mort, et étudie, aux âges différents, l'action physique et morale de l'homme sur la femme, et inversement: «création de l'objet aimé (c'est-à-dire création de l'épouse par le mari); initiation et communion; incarnation de l'amour (dans l'enfant); alanguissement de l'amour; rajeunissement de l'amour.»
Michelet propose un idéal, et qui se trouve être, sur la plupart des points, traditionaliste: il est remarquable que, ayant intitulé son livre l'Amour, Michelet n'y parle que de l'amour conjugal. Mais cet idéal n'est que l'achèvement, par l'esprit, des indications fournies par la nature. Je dirais, si je ne craignais la barbarie scolastique des termes, que cette conception de l'amour est toute éclatante d'un «idéalisme naturiste» qui rappelle celui de Rousseau et qui en réalité le continue. C'est cela, je crois, qui est le plus curieux à examiner un peu en détail.
Personne, je pense, n'accusera Michelet de timidité. Et pourtant la question de l' «union libre» n'est même pas soulevée par lui. Ou plutôt il ne distingue pas entre l'union libre et le mariage légal: il ne les conçoit l'un et l'autre que «pour la vie.» L'homme et la femme, vus dans le beau de leur instinct, sont essentiellement monogames. La physiologie conseille et veut en quelque façon la monogamie. «La fécondation s'étend bien au delà du présent immédiat; l'acte générateur ne donne pas un résultat unique, mais il a des effets multiples, durables, et souvent continués longtemps dans l'avenir.» Les enfants de l'amant ressemblent au mari. Les enfants du second mari ressemblent au premier mari. Le premier homme qui aime une femme met en elle sa marque pour toujours.—Mais, au surplus, l'avancement moral de la femme et de l'homme étant à la fois le but de la vie et l'œuvre de l'amour, il est clair que la meilleure condition de cet avancement, et la plus souhaitable, c'est d'être l'œuvre d'un seul amour et qui dure autant que la vie même.—Bien différent de nos plus récents moralistes, Michelet n'a pas l'ombre de complaisance pour le libertinage, ni pour l'adultère, ni pour cette espèce «de divorce dans le mariage qui est, dit-il, l'état d'aujourd'hui (1858).» Les mauvaises mœurs ne lui inspirent aucune curiosité spéculative. Il parle avec horreur et naïveté de la courtisane. «Il n'y a plus de filles de joie: il y a des filles de marbre et des filles de tristesse.»
De même, Michelet n'est point «féministe». Pourquoi? Parce qu'il adore la femme.
Cette adoration s'exprime à toutes les pages, tantôt par le plus beau lyrisme et le plus largement frémissant, tantôt par de petits cris, de menues caresses, des gentillesses et des mièvreries d'une incontestable fadeur. Et c'est la «jeune dame» par-ci, «la belle paresseuse par-là»; et «la chère rêveuse» avec sa «charmante petite moue», et le mari qui est «le cher tyran», et les apostrophes dans le goût du siècle dernier: «Objet sacré, ne craignez rien!...» Et c'est pire encore, lorsque Michelet badine, car ce poète est dépourvu d'esprit à un surprenant degré. «Voici votre sujet, ô Reine!... Il croira monter en grade si vous l'élevez à la dignité de Valet de chambre titré, à la position féodale de Chambellan, grand Domestique, grand Maître de votre maison... fier et honoré, madame, si Votre Majesté accepte ses très humbles services.» Et plus tard, quand la femme veut se faire le secrétaire de son mari: «... Il y a, à son bureau, quelqu'un qui s'est levé à quatre heures et qui a écrit les lettres pressées... Il s'éveille, ne la voit pas, s'inquiète, l'appelle. Et la plume est jetée: M. le secrétaire accourt, humble page, à son lit.» Notez qu'ici le petit page a trente-six ans, qui, il est vrai, «en valent quinze.» Il n'est pas toujours plaisant de voir ce grand lyrique faire ainsi le gamin. Il y a vraiment, dans son empressement autour de l'Idole, trop de petites mines et de frétillements puérils. Son adoration prend toutes les formes, même les plus niaises. Mais elle est profonde et continue.
Or, pour mieux adorer la femme, il s'applique à la voir aussi différente que possible de l'homme.
Il ne proteste même pas, du moins dans ce volume, contre l'éducation que recevaient encore la plupart des jeunes Françaises de son temps. Il aimerait peu la jeune fille anglaise ou américaine, qui a du muscle, qui voyage seule, qui veut, qui décide, qui ose. Il estimerait que l'abus des sports communique aux mouvements de cette vierge quelque chose de trop net et de trop hardi, sans rien d'enveloppé ni d'hésitant, et rapproche trop son air, sa marche, ses gestes, de ceux des garçons.—Ne vous y trompez pas, la jeune fille que Michelet met dans les bras du jeune mari, c'est l'ingénue, la jeune fille timide, rougissante, ignorante d'elle-même, mystérieuse, inachevée; oui, l'ingénue de Scribe, l'Ingénue nationale!—Car il la faut ainsi, molle et incertaine, pas encore formée de corps ni d'esprit, pour que l'homme la puisse pétrir et créer entière et que, la créant, il soit à son tour renouvelé et achevé par elle.
Pour mieux l'adorer, Michelet la traite à la fois comme une déesse, comme une reine, comme une sainte, comme une malade, comme une blessée, comme une enfant. Il insiste avec une complaisance extrême sur les particularités physiologiques qui la distinguent de l'homme; au besoin il en inventerait. «La femme ne fait rien comme nous. Son sang n'a pas le cours du nôtre... Elle ne respire pas comme nous. Elle ne mange pas comme nous. Elle ne digère pas comme nous... Elle a un langage à part, qui est le soupir, le souffle passionné», etc... Mais surtout une image obsède Michelet: celle du «flux et du reflux de cet autre océan, la femme!» Cette idée le ravit, que la vie de la femme soit rythmée, par les lunaisons, ainsi qu'un beau poème. Et l'une de ses grandes joies a été d'apprendre, par des expériences de Bouchardat, que, contrairement au préjugé de l'Église et du moyen âge, le sang féminin dont les mouvements composent ce rythme harmonieux est un sang parfaitement pur. Il s'excite là-dessus; il explique toute la femme par ce sang et par la blessure d'où il sort. Et, dès lors, jamais elle n'est, pour lui, assez blessée, ni assez malade. Par des calculs artificieux, étendant les signes avant-coureurs et prolongeant les cicatrices du mystérieux déchirement, il établit qu'«en réalité, quinze ou vingt jours sur vingt-huit (on peut dire presque toujours) la femme n'est pas seulement une malade, mais une blessée. Elle subit incessamment l'éternelle blessure d'amour.»
Il se la représente donc, avec exaltation, comme une perpétuelle fontaine de sang. Et c'est pourquoi il veut qu'on la ménage, qu'elle travaille peu, et seulement dans sa maison, qui est son petit royaume.—Au reste il ne la flatte point. Il ne lui croit pas le cerveau très fort. Il pense que le mari ne doit pas tout lui laisser lire, qu' «elle ne doit pas savoir ce que sait l'homme, ou doit le savoir autrement.» Il ne craint pas de lui attribuer une certaine vulgarité de jugement, un faible pour l' «amateur», l'homme agréable, l' «honnête homme» d'autrefois, brillant et superficiel. Il dit que «la grande mission de la femme ici-bas étant d'enfanter, d'incarner la vie individuelle, elle prend tout par individu, rien collectivement et par masses», qu'elle sent à merveille l'amour, la sainteté, la chevalerie, et difficilement le droit; enfin qu'elle est toujours plus haut ou plus bas que la justice.
Mais il l'adore.
Il croit à l'infinie bonté native de la femme. Toutes les fois qu'elle paraît un peu moins bonne, c'est qu'elle souffre (toujours la blessure). On la dit capricieuse; ce n'est pas vrai: elle est au contraire régulière, «très soumise aux puissances de la nature.»
Sur l'adultère, le grand poète semble peu complet, soit insuffisance d'information, soit indulgence et tendre partialité. Sans doute il reconnaît, se conformant en cela au bon sens, à la tradition, que l'adultère de la femme est plus «coupable» à cause des conséquences, que celui du mari: mais d'autre part, il la croit beaucoup moins responsable que l'homme. Dans le chapitre: La Mouche et l'Araignée, cherchant comment elle peut être amenée à la faute, il n'ose imaginer que deux cas: si elle tombe,—c'est qu'une perfide amie avait résolu de la faire tomber, la pauvre petite;—ou c'est que, de très bonne foi, elle voulait, la chère enfant, servir les intérêts de son mari... Et pour elle Michelet imagine des fractions de responsabilité morale. Il précise: il la démêle responsable de son acte pour un trentième exactement, vingt trentièmes étant attribuables à la surprise et les neuf autres à une contrainte extérieure.
Jugez si, après cela, le mari doit pardonner! Michelet approuverait les innombrables absolutions maritales qui font, depuis quelques années, la gloire de nos comédies et de nos romans. Il va aussi loin que possible dans ses conseils de miséricorde. Il en fait bénéficier jusqu'à la jeune fille qui se laissa endommager et qui ne s'en vante pas la nuit de ses noces: «Vous devez, dit-il au mari, vous fier à elle tout d'abord pour son passé: que serait-ce si elle osait vous interroger sur le vôtre?» Et il ajoute, avec une générosité magnifique et aisée: «Eh! quand elle aurait eu un malheur, une faiblesse même, vous êtes sûr qu'elle aimera celui qui l'adopte, bien plus que le cruel, l'ingrat, dont l'amour ne fut qu'un outrage.»
Tentée, la femme doit se confesser à son mari. C'est ce que les roses, notamment, lui conseilleront toujours (Voyez le chapitre: Une rose pour directeur). Il faut dire que, dans les cas supposés par Michelet, la femme ne montre point de perversité, oh! non, et que cela lui rend l'aveu moins difficile. Celui qu'elle est tentée d'aimer, c'est un jeune homme que son mari aime, un commis de la maison ou un jeune cousin. Donc elle confessera à son époux son trouble, ses inquiétudes. Elle lui dira: «Garde-moi! aie pitié de moi!... soutiens-moi!... Je sens que j'enfonce. Si faible est ma volonté, que d'heure en heure elle glisse, elle va m'échapper...» etc...
Dans le roman de Mme de La Fayette, M. de Clèves reçoit de sa femme une confidence pareille, suivie des mêmes supplications: «Conduisez-moi; ayez pitié de moi et aimez-moi encore si vous pouvez!» Or, M. de Clèves meurt de cette confession, tout simplement. Le mari de Michelet a plus d'estomac. Il soignera l'âme de la jeune pénitente, la consolera, l'exhortera, la fera changer d'air, et il ne sera ni soupçonneux ni jaloux. Et si ce traitement ne sert à rien, il gardera sa femme, même coupable. «Quoi qu'il advienne, et quand même elle faiblirait, ne quittez jamais la chère femme de votre jeunesse. Si elle a faibli, d'autant plus elle a besoin de vous. Elle est vôtre, quoi qu'elle ait fait.»
Je pressens que, si j'étais femme, tous ces chapitres: la Mouche, Tentation, Médication, me paraîtraient accablants de bonté, de pitié, de miséricorde, et, dans le fond, un peu injurieux. Ils prêtent par trop de faiblesse à la femme, et à l'homme par trop de sublimité. Et l'on sait bien que l'homme n'est pas sublime à ce point, mais on soupçonne aussi que la femme n'est pas, à ce degré, blessée, malade, infirme, irresponsable, incapable de se défendre contre les autres et contre elle-même. Consulté sur le cas à propos duquel Mme de La Fayette montre tant de finesse et Michelet un si bon cœur, Molière n'hésiterait point:
Oui, je tiens que jamais de semblables propos
On ne doit d'un mari traverser le repos.
Et c'est cependant un bon «naturiste» que Molière. Mais Michelet, comme j'ai dit, est un naturiste mystique.
Plus il exagère, chez la femme, la part de l'inconscient, de l'involontaire, du fatal, plus il la fait rentrer dans la nature mystérieuse, et plus il croit, par là, la magnifier. Qu'elle pense par à peu près; qu'elle soit peu apte aux idées générales; qu'elle n'ait point la notion du juste; qu'elle ne puisse, toute seule, résister au mal,—vous croyez peut-être que tout cela, mis ensemble, signifie que la femme est inférieure à l'homme? Grossière imagination! «... Qui aura le courage de discuter si elle est plus haut ou plus bas que l'homme? Elle est tous les deux à la fois. Il en est d'elle comme du ciel pour la terre, il est dessous et dessus, tout autour. Nous naquîmes en elle. Nous vivons d'elle. Nous en sommes enveloppés. Nous la respirons, elle est l'atmosphère, l'élément de notre cœur.» C'est presque la formule: In ea movemur et sumus.
Cette adoration s'emporte à des excès singuliers. Devant des planches d'anatomie qui représentent la matrice après l'accouchement, Michelet est pris d'un délire pieux; il sanglote de pitié, d'admiration et d'extase. Et il conclut: «Ces quelques planches de Gerbe, cet atlas étonnant, unique, est un temple de l'avenir, qui, plus tard, dans un temps meilleur, remplira tous les cœurs de religion. Il faut se mettre à genoux avant d'oser y regarder... Je ne connais pas l'étonnant artiste. N'importe, je le remercie. Tout homme qui eut une mère le remerciera.»
Voilà qui dénote un état d'esprit bien curieux. Renan y était venu vers la fin de sa vie, comme on le voit dans la préface de l'Abbesse de Jouarre. Michelet n'aborde l'acte de la génération et tout ce qui le concerne qu'avec un respect terrible, des airs solennels et, si je puis dire, toutes sortes de momeries. Son livre est empreint d'une volupté très précise et très vive, mais d'une volupté d'un caractère religieux et même dévot. Ce sentiment s'oppose, d'une part, à la grossière frivolité gauloise et, de l'autre, à la pensée chrétienne qui attache toujours à l'amour physique une idée de souillure. Michelet, et certes il l'en faut louer, est aux antipodes d'un sentiment que j'ai rencontré chez quelques âmes, peut-être anormales sans le savoir: une grande répugnance à faire de la même femme un objet d'amour (l'amour impliquant ici estime, respect, tendresse, adoration) et un objet de possession physique. Invinciblement, chez ces renchéris, le cœur et les sens faisaient leur jeu à part. Leurs scrupules, malheureusement, ne les préservaient pas toujours de la débauche: mais ils ne désiraient pas posséder les femmes qu'ils aimaient, et ils ne tenaient pas du tout à aimer celles qu'ils possédaient. Ils étaient de forcer à ne se point marier, par respect de la jeune fille, parce que le geste final est le même avec celle-ci qu'avec la femme publique, et que ce geste leur paraissait odieux. Au fait, il n'est pas nécessaire d'avoir un vieux fond chrétien pour sentir ainsi: le pauvre Maupassant a été un jour soulevé de dégoût en songeant que les organes de l'«amour» sont aussi ceux des plus viles sécrétions.
Michelet n'a point de ces délicatesses qui sont peut-être perversités. Michelet, prêtre de la bonne Isis, de la sainte Cybèle, croit que ce qui est naturel, universel, inévitable, ne saurait être un sujet de honte non plus que de facéties. Sous les mêmes gestes il distingue avec aisance la volupté du libertinage; ce sont rites qu'il célèbre avec la conscience d'être en harmonie avec le vaste monde, de collaborer à une œuvre divine.
Et il a raison; évidemment il a raison... Mais tout de même il y met trop de piété! Je ne vois pas bien en quoi ce qui est naturel est nécessairement vénérable. C'est une fantaisie de notre esprit de considérer la nature comme «sacrée.» Elle n'est pas sacrée là où elle est absurde, brutale, injuste, meurtrière des faibles, etc. Même d'être incompréhensible, en quoi cela la rend-il sacrée? Elle ne le devient que par la charité ingénieuse de nos interprétations, par ce que nous lui prêtons de bonté, de vertus et d'intentions humaines. L'acte même de la génération et tout ce qui l'entoure n'a rien de saint en soi. Neuf cent quatre-vingt-dix-neuf fois sur mille, il est ignoble ou insignifiant. Et je ne vois pas non plus en quoi l'un des résultats éventuels de cet acte, qui est la conservation de la race, le ferait religieux et sacré. Tout cela n'est qu'une phraséologie propre à ce siècle où les ennemis des religions ont eu presque tous la manie de fourrer partout le sentiment religieux.
En résumé, Michelet est fort éloigné des théories et des vœux de nos féministes, et cela pour des raisons scientifiques et mystiquement voluptueuses. Il montre bien que la femme est d'autant plus notre égale qu'elle est moins notre pareille et que son sexe s'étend à son âme, à son esprit, à elle tout entière. L'égalité des deux sexes devant le code civil, l'accession de la femme à tous les emplois et professions, sont des choses qu'on peut souhaiter comme justes ou comme nécessaires (quand tant de femmes vivent seules et tant de filles ne se marient pas), mais non comme normales et harmonieuses.
Il est d'ailleurs peu philosophique d'introduire dans la considération des rapports de l'homme et de la femme ces idées de supériorité et d'infériorité, l'homme n'étant pas moins «complémentaire» de la femme que celle-ci de l'homme. C'est ce qui apparaît de plus en plus dans le livre de Michelet, dont la dernière partie est délicieuse. La femme y joue un rôle moins passif. Formée par l'homme dans sa première jeunesse, à son tour elle agit sur lui. Elle devient vraiment son associé, son exquis camarade. Elle surveille et soigne «religieusement» l'alimentation de son mari. Elle lui donne le calme; elle lui affine et lui «harmonise l'esprit»; elle lui est une source inépuisable de rajeunissement. Michelet décrit très bien ces souples accommodations de l'âme féminine aux diverses saisons de l'homme, et comment la femme n'est pas seulement, pour son mari, l'épouse, mais aussi, selon les temps, une fille, une sœur, une mère.
Surtout, il a merveilleusement parlé de la maturité et de la vieillesse féminines, avec des pénétrations qui font songer: «Oh! le grand poète!» et aussi, ma foi, des aperçus qui feraient presque dire: «Le coquin!»
Il pose cet axiome qu' «il n'y a point de vieille femme», et le développe en un chapitre dont le sommaire tout seul est déjà bien joli:
«... Le visage vieillit bien avant le corps.—L'ampleur des formes est favorable à l'expression de la bonté.—Une génération qui n'aimerait que la première jeunesse et ne serait pas policée par le commerce des dames resterait grossière.—Une femme qui aime et qui est bonne peut, à tout âge, donner le bonheur, douer le jeune homme.»
Il vous apparaîtra de nouveau, si vous pesez les mots de cette dernière phrase et si vous en cherchez le commentaire dans le texte du chapitre, que le naturisme de Michelet n'est pas précisément le naturisme de Molière.
L'achèvement de l'amour, c'est-à-dire de l'histoire de deux âmes s'élevant et s'épurant l'une par l'autre, c'est la bonté. L'amour mène à l'amour universel. «L'amour, dit l'auteur de l'Imitation, tend toujours en haut.»—C'est quand tous deux se rencontrent dans une idée de charité, «s'attendrissent dans la surprise d'avoir tellement le même cœur», que s'opère entre l'homme et la femme «l'échange absolu de l'être» et que se consomme leur «unité». Michelet fait remarquer, que, dans ces moments où «l'amour et la pitié coulent en douces larmes», les sens se renouvellent et, «souvent plus vif qu'au jeune âge, revient l'aiguillon du désir.» Ainsi la nature récompense les vieux époux d'être bons, et la sensibilité et la bienfaisance engendrent la volupté. Page consolante, tout à fait dans l'esprit du dernier siècle et, particulièrement, de Diderot.
Et le livre se termine par des méditations de l'idéalisme le plus émouvant sur «l'amour par delà la mort», sur le culte rendu au défunt par la veuve «qui est son âme attardée»; car il sied que la femme survive. «C'est à l'homme de mourir et à la femme de pleurer.»
Tout cela est très beau. Aussi est-ce un rêve. On est effrayé du rôle du mari, de la quantité et de la minutie de ses obligations. Par crainte de l'intrusion du prêtre, Michelet enfle démesurément le ministère spirituel du mari. Il solennise et dramatise tout. Il dira, par exemple: «Chaque fois que la femme consent au désir de l'homme, elle accepte de mourir pour lui.» Cela est bien exagéré. La vie est plus simple, plus plate, moins montée de ton. La femme n'est pas toujours femme avec cette intensité. Elle n'est ni si malade, ni si innocente. L'union que nous raconte Michelet est un phénomène, une «réussite». On peut toujours discuter si l'état de mariage est ce qui convient le mieux au sage, et s'il ne lui est pas loisible de se faire, dans d'autres conditions, une vie supportable et qui ait pourtant sa dignité et qui ne soit pas inutile aux autres.
Mais le poème de Michelet garde une rare valeur de conseil, d'exhortation éternellement opportune. Il est très bon de dire aux gens d'aujourd'hui,—et de tous les temps,—que la vérité, c'est de se marier jeunes, de n'aimer qu'une femme et de l'aimer toute sa vie. Il est très bon de leur persuader que vivre ainsi, c'est suivre la nature en l'interprétant, et que, par la vertu d'un amour unique et qui dure, l'homme atteint à son maximum de force. «Ou concentre-toi, ou meurs. La concentration des forces vitales suppose avant tout la fixité du foyer.»
Et voici le charme et la saveur du livre, et par où il peut nous reprendre. Ces préceptes, qui excluent l'union libre, le divorce, l'émancipation de la femme, toute théorie un peu aventureuse, et qui impliquent les croyances les plus délibérément spiritualistes; ces préceptes si sensés d'un historien éclairé par l'expérience des âges, affectent la forme la plus maladive, la plus nerveuse, la plus haletante et trépidante. Des idées paisibles et utiles y ont l'accent d'un délire sacré, semblable à l'ivresse des prêtres orphiques. La sensibilité et l'optimisme du XVIIIe siècle, dont Michelet fut le plus fidèle continuateur, y vaticinent avec une romantique frénésie. Les «harmonies de la nature» y sont expliquées et célébrées en phrases sursautantes et fiévreuses. Cela fait songer à un Bernardin de Saint-Pierre un peu épileptique. C'est ravissant.(Retour à la Table des Matières)
VICTOR DURUY
M. Jules Lemaître, ayant été élu par l'Académie française à la place vacante par la mort de M. Duruy, y est venu prendre séance le 16 janvier 1896 et a prononcé le discours suivant:
Messieurs,
En m'appelant ici à la succession de M. Victor Duruy, vous m'avez fait, non seulement le plus grand honneur que je pusse espérer, mais un honneur dont nul souci de parer ou d'amplifier mon sujet ne sera la rançon. Les obligations que votre choix m'impose aujourd'hui me seront, je ne dis point faciles, mais assurément très douces à remplir. À aucun moment ni dans aucune partie de la vie et de l'œuvre de mon illustre prédécesseur, je n'aurai d'autre embarras que d'égaler mon respect et ma louange aux mérites d'une vie et d'une œuvre si évidemment bienfaisantes. Et cela déjà, Messieurs, est un éloge tout à fait rare, même ici.
La certitude et l'activité; des croyances morales simples et fortes, héritées de l'antiquité grecque et latine, attendries par le christianisme, élargies par la Renaissance, enrichies de toute la générosité acquise par l'âme humaine à travers trente siècles; des actes conformes à ces croyances; des écrits conformes à ces croyances et à ces actes; le plus ardent patriotisme et le plus humain; les plus solides vertus privées et publiques; une sincérité entière; toutes communications ouvertes, si je puis dire, entre la vie publique, la vie privée et l'œuvre écrite; des passages aisés et tranquilles de la médiocrité à la puissance, de la chaire du professeur à la tribune et au cabinet du ministre, et de là au foyer domestique et au recueillement de l'étude... bref, c'est une vie singulièrement harmonieuse que celle de M. Victor Duruy, et qui laisse une telle impression de force, de suite et de sécurité dans son développement qu'elle fait songer à quelque très belle Vie de Plutarque,—côté des Romains.
J'aurai, pour vous la remettre sous les yeux, un secours qui me deviendrait une gêne, si je pouvais avoir la prétention de mieux parler de M. Duruy, ou même d'en parler autrement, que ne l'a fait M. Ernest Lavisse dans l'admirable petit livre qu'il a consacré à son ancien chef et vénérable ami. Le tableau qu'il trace de l'enfance et de la jeunesse de son maître est tout cordial et charmant. Victor Duruy naquit en 1811 d'une bonne race d'ouvriers-artistes employés à la manufacture des Gobelins depuis sept générations. L'enfant respira, à la maison paternelle, ce qu'il y avait de meilleur dans l'âme populaire du temps. Amour de l'ordre et de la liberté, «fidélité aux principes de 89 (et pourquoi non, je vous prie?), fierté des gloires militaires de la Révolution et de l'Empire, rêve d'une France libre, glorieuse et honorée parmi les hommes», cela composait une sorte de religion civique, commune alors à un très grand nombre de Français, et faite de très antiques bons sentiments, mais qui, naturellement, revêtaient les formes accidentelles propres à cette époque: on n'était pas clérical dans la maison; on était de ces Parisiens qui, à l'endroit des «capucinades» officielles de la Restauration, retrouvaient les propos de la Satire Ménippée; et, le samedi soir, on se réunissait entre amis, sous la tonnelle, pour chanter les premières chansons de Béranger.
Né du peuple et dans le plus large courant de l'esprit de la Révolution française—en sorte qu'il n'eut ni à changer ni à se contraindre pour être «avec son temps»,—la vie de Victor Duruy, exemplaire, tout unie dans son fond, mais avec un air de merveilleux, et, au milieu de son cours, un coup de baguette des fées, ressemble à quelque beau récit de la «morale en action», à mettre entre les mains des écoliers, de ces écoliers de France pour qui il a tant travaillé.
Ce petit enfant, qui sera un grand ministre, va d'abord à l'école communale de la rue du Pot-de-Fer. En même temps il suit un cours de dessin à la manufacture et travaille à l'atelier des apprentis. Mais, le voyant souvent le nez dans un livre, un des habitués du samedi dit au père qu'il le fallait pousser. L'enfant entre donc en 1824, avec une demi-bourse, dans une grande institution du quartier, qui devint plus tard le collège Rollin. Il y reste six ans. Au début, il était un des derniers; à la fin, il obtient le prix d'excellence. M. Duruy disait volontiers de lui-même: «Je suis un bœuf de labour.» Dès l'enfance, il commença de tracer son sillon, qui fut droit et profond, et fertile en moissons dont s'enrichirent les greniers publics.
Il passe son baccalauréat le 27 juillet 1830, première journée des «trois glorieuses», devant un jury qui portait des rubans tricolores à la boutonnière. La nuit, il saute par-dessus les murs de son collège et, s'étant procuré un uniforme et un bonnet à poil, il rejoint la compagnie de la garde nationale dont son père était capitaine. Il eût bien voulu être un héros: mais sa compagnie fut simplement employée à remettre l'ordre dans la prison de Sainte-Pélagie. Après quoi, le jeune garde national s'en va au collège Louis-le-Grand faire ses compositions d'École normale. Il s'était dit: «Professeur ou soldat! Si je suis refusé à l'École, je m'engage dans l'armée d'Afrique.» Il ne fut point soldat. Deux de ses fils devaient l'être pour lui.
Entré le dernier à l'École normale, il en sortit, en septembre 1833, premier au concours de l'agrégation d'histoire. C'était, vous le voyez, sa destinée, d'avoir des commencements modestes et des réussites éclatantes, en sorte que chaque épisode de sa vie pût être tourné en exemple et en leçon. Son succès lui valut, après un trimestre passé au collège de Reims, d'être appelé au collège Henri IV, où le roi Louis-Philippe venait d'envoyer deux de ses fils. L'un était le duc de Montpensier. L'autre est ici. Une Providence ingénieuse donnait à ce professeur ardemment français entre nos historiens un élève, futur historien lui-même, profondément français entre nos princes.
Et Victor Duruy continue de creuser à son rang, patiemment, son loyal sillon. Car, dans cette vie si bien composée, la période illustre eut des préparations longues et fortes. Il fut donc professeur pendant plus de vingt ans. C'était un professeur excellent, grave, sans gestes, un peu lent, fait pour la toge, et qui attachait autant par son sérieux même que par le don qu'il avait de voir et de peindre; profondément respectueux de sa tâche, et qui n'ignorait point,—je cite ses expressions,—que «l'esprit de l'enfant est un livre où le maître écrit des paroles dont plusieurs ne s'effaceront pas.»
Cependant on commençait à le connaître. Tous les collégiens français apprenaient l'histoire dans ses manuels si clairs, si vivants, et qui firent une petite révolution dans la librairie scolaire. Les deux premiers volumes de sa grande Histoire des Romains paraissaient en 1843 et 1844, et lui valaient d'être décoré par M. de Salvandy. En 1845, il était nommé professeur au lycée Saint Louis. Puis, M. de Salvandy parla de l'envoyer comme recteur à Alger. M. Duruy accepta la proposition avec joie. Il eût retrouvé là-bas, faisant belle besogne, son ancien élève, M. le duc d'Aumale. Il se voyait déjà enfermé dans un gourbi ou parcourant les montagnes kabyles pour y apprendre la langue et les mœurs des vaincus, et les aimant, et par là les civilisant à mesure qu'on les battait. Le rectorat qu'il rêvait était un rectorat très agissant, très peu sédentaire, debout et même à cheval, avec les larges façons d'un préteur romain de la bonne époque pacifiant une province. Mais sa candidature ne plut pas à MM. Cousin et Saint-Marc Girardin. M. Duruy n'était pas sympathique à ces deux hommes, sans doute par quelques-uns des traits que nous goûtons le plus en lui.
Il aimait, notamment, à dire et à écrire ce qu'il pensait. Et c'est pourquoi, en même temps que l'évidente solidité de son mérite lui valait, même avant qu'une volonté toute-puissante ne s'en mêlât, d'appréciables honneurs dans sa carrière professorale, sa franchise ne laissait pas de lui attirer quelques difficultés. Il paraît que c'était, en 1851, une hardiesse insupportable chez un professeur de l'Université que de préférer Athènes à Lacédémone. M. Duruy ayant, dans un de ses manuels, avoué cette préférence, une note officielle la qualifia d'«audacieuse témérité». Il eut aussi, en 1853, de longs ennuis pour un court passage de son Abrégé de l'Histoire de France, relatif à la constitution civile du clergé. Enfin, en 1855, soutenant ses thèses en Sorbonne, il eut ce malheur, qu'une page de sa pénétrante étude sur Tibère suggérât à M. Nisard la phrase célèbre: «Il y a deux morales», phrase qui dépassait assurément la pensée de M. Nisard et que celui-ci aurait bien voulu n'avoir pas prononcée tout à fait ainsi, mais que M. Duruy, avec une incorruptible fidélité de mémoire, se souvint d'avoir entendue.
Qu'il y ait «deux morales», il l'avait cru à son heure, le prince aux yeux troubles et aux pensées vagues qui allait faire une des meilleures actions de son règne en élevant au premier rang le professeur du lycée Saint-Louis. La théorie des deux morales, c'est-à-dire, pour parler net, le privilège accordé aux souverains et aux hommes d'État de manquer à la morale dans un intérêt public ou qu'ils estiment tel, peut être également l'erreur volontaire et calculée d'un prince selon Machiavel—ou l'illusion d'un mystique, comme paraît avoir été ce mélancolique empereur au souvenir de qui trop de douleur s'attache pour que nous puissions, nous, le juger en toute liberté d'esprit, mais qui, au surplus, se trouverait sans doute suffisamment jugé, si l'on regarde sa fin, par le mot de Jocaste à Œdipe: «Malheureux! malheureux! je ne puis te donner un autre nom». Notez que, si la morale double est, en effet, dans la plupart des cas, l'invention commode et l'expression du scepticisme, elle se peut parfaitement allier avec la croyance en un Dieu qui se soucie de certains hommes, choisis par lui pour de grands desseins, au point de conclure avec eux, même en morale, des pactes spéciaux. Il est à remarquer que, dès sa seconde entrevue avec M. Duruy, l'empereur Napoléon III ait soutenu contre lui la théorie des «hommes providentiels», exposée dans la préface de la Vie de César. Évidemment, c'était là une de ses pensées habituelles et chères. M. Duruy la combattit avec une respectueuse vigueur; mais l'empereur ne se rendit point et maintint le passage, ainsi qu'un autre où il expliquait qu'en certains cas on peut légitimement violer la légalité. «On fait quelquefois ces choses-là, avait dit M. Duruy, mais il vaut mieux ne pas les rappeler.»
L'empereur souffrait ces franchises, et n'en pensait—ou n'en songeait pas moins; car il me paraît avoir songé sa vie plus qu'il ne l'a vécue. L'épopée de son oncle, l'étrangeté merveilleuse de sa propre aventure, lui étaient une sorte d'opium, d'autant mieux qu'il avait été extraordinairement servi par les circonstances, qu'on avait beaucoup agi pour lui et qu'il avait passé d'une extrémité de fortune à l'autre sans être proprement un homme d'action. Les yeux toujours à demi clos, il ruminait confusément l'affranchissement des nationalités, l'établissement d'une démocratie un peu socialiste et pourtant césarienne et, par là, l'achèvement historique de la Révolution française: grands desseins dont les moyens d'exécution se précisaient mal dans son imagination de doux fataliste qui, ébloui par un destin prodigieux dont il était l'heureux jouet et dont il se croyait le héros, comptait indolemment sur la vertu de son étoile. Il fut de ceux dont on peut dire qu'ils sont meilleurs qu'une partie de leurs actes, parce que ses actes furent rarement siens ou que rarement il y fut tout entier. Il vécut ainsi dans une brume de rêve—qui, vers la fin, s'ensanglanta.
M. Duruy rêvait peu, avait l'esprit net, était actif, croyait à une seule morale, ne se sentait point providentiel. Comment plut-il à l'empereur? Ceci n'est point un mystère, puisque les hommes s'attirent également par leurs contrastes et par leurs ressemblances. L'empereur aima donc cette netteté, cette précision, ce sens pratique dont il était lui-même si mal pourvu. Il aima aussi cette probité, cette franchise, cette gravité douce. Il trouvait d'ailleurs en M. Duruy (je cite ici M. Ernest Lavisse) «le sincère sentiment démocratique, la générosité d'instincts, la foi aux idées, le patriotisme idéaliste qui étaient en lui-même, et le même amour philosophique de l'humanité». Enfin—et je suis tenté de dire surtout,—l'auteur de la Vie de César aima l'historien attitré de Rome, de cette Rome dont la période impériale, bienfaisante du moins pendant un siècle, sous Auguste, puis sous les Antonins, occupait l'imagination du neveu de Napoléon Ier, lui présentait à la fois son idéal et son apologie. C'est en lisant le second volume de l'Histoire des Romains, où déjà Caïus Gracchus, si sympathique, semble une ébauche de Jules César, qu'il lui prit envie de connaître M. Victor Duruy.
Il le vit, et tout de suite ces deux hommes s'entendirent. M. Duruy ne dissimula point sa grande liberté quant aux choses de la politique. Sous le gouvernement de Juillet, il avait été de l'opposition modérée. En 1848, il n'avait pas cru qu'une république se fondât en plantant des arbres, et, le ministre Carnot ayant voulu le nommer «lecteur du peuple», il avait refusé cette fonction vague et idyllique. Il n'avait jamais été ni tout à fait pour les gouvernements qui s'étaient succédé, ni entièrement contre, étant vraiment un sage et d'un parti fort supérieur à tous les partis, celui de la raison. Il disait lui-même qu'il n'avait jamais crié ni «Vive la République», ni «Vive la Monarchie», ou «Vive le Roi», ni «Vive l'Empereur». Nullement indifférent pour cela, ou pusillanime. La haine du désordre républicain ne l'avait point jeté dans la réaction; il avait voté le 10 décembre 1848 pour le général Cavaignac; et aux plébiscites qui suivirent le coup d'État de décembre 1831, il avait voté non. Il expliqua ces votes à l'Empereur, qui lui assura qu'il les comprenait fort bien. L'empereur le prit comme il était. Cela fait honneur à tous deux.
En février 1861, M. Duruy était nommé maître de conférences à l'École normale et inspecteur de l'Académie de Paris; en février 1862, inspecteur général; la même année, professeur d'histoire à l'École polytechnique. Il avait passé la cinquantaine, était d'un mérite reconnu, et l'un des professeurs les plus en vue de l'Université. Son avancement ne parut anormal à personne dans sa rapidité tardive.
Or, le 23 juin 1862, étant à Moulins en tournée d'inspection, une dépêche lui apprit qu'il était nommé ministre de l'Instruction publique. Il vit le lendemain l'empereur, qui lui dit simplement: «Ça ira bien.» Et ça alla très bien.
Le nouveau ministre conçut sa tâche dans toute son étendue. Il reprit, très franchement, l'œuvre ébauchée par la Convention nationale. Il était lui-même, par sa foi philosophique et sa conception de la cité, un Français de la Révolution, mais muni d'expérience historique, et de prudence et d'obstination romaines: quelque chose comme un idéologue pratique (je vous prie de donner au premier de ces deux mots son plus beau sens). Il se dit que depuis un demi-siècle, la classe dirigeante, par égoïsme ou par hypocrisie, avait trahi sa mission d'une façon générale en limitant à elle-même le bienfait de la Révolution d'où elle était née, et particulièrement en laissant languir l'enseignement public. Il se dit que l'égalité des droits, récemment achevée par le suffrage universel, comportant pour tous plus de devoirs, réclamait aussi pour tous plus de lumières. Il se dit encore que l'accession possible de tous au pouvoir avait pour naturel corollaire l'accession possible de tous à la science, et à tous les degrés de la science. Il considéra que, la Révolution étant rationaliste dans son essence, l'encouragement et la propagation de la science devaient être un des principaux soucis d'une société issue de la Révolution. Et, d'autre part, historien averti par l'étude des réalités, il comprit que l'enseignement doit être quelque chose de souple et de varié dans ses formes et qui s'applique aux catégories les plus diverses d'aptitudes, de besoins ou de conditions. Et il comprit aussi que l'enseignement supérieur, plus qu'à tout autre régime, importe au démocratique, lequel est plus visiblement fondé sur la raison; que d'ailleurs tous les ordres d'enseignement se tiennent secrètement et influent les uns sur les autres, soit que l'ordre supérieur fasse descendre dans les autres son esprit et leur fournisse leurs méthodes, soit qu'il se recrute continuellement et se renouvelle en eux, par la facilité offerte à tous ceux que ces méthodes ont éveillés de s'élever à un degré plus haut de la connaissance. Organiser l'enseignement, ce fut donc pour M. Duruy organiser à la fois tous les enseignements.
Quelques semaines après son entrée au ministère, il exposait son plan à l'empereur dans une lettre confidentielle.
«Sire, écrivait-il, il y a vingt ans on se méfiait de la démocratie, et cette méfiance, que 1848 a augmentée, s'est maintenue dans la loi. Les hommes qui ne voulaient pas de l'adjonction des capacités peuvent encore se réjouir en voyant la faiblesse de nos écoles primaires.»—Et c'est pourquoi il posa tout au moins le principe de l'obligation et de la gratuité, car «dans un pays de suffrage universel, l'enseignement primaire obligatoire, étant pour la société un devoir et un profit, doit être payé par la communauté». Il étendit la gratuité, amena même plus de six mille communes à voter la gratuité absolue, créa dix mille écoles nouvelles; fonda les cours d'adultes, les bibliothèques scolaires, la caisse des écoles; réforma les études dans les écoles normales d'instituteurs; essaya d'accommoder l'enseignement aux milieux et aux régions; introduisit des notions industrielles dans les écoles de villes, agricoles dans les écoles de campagne; mit un peu de maternité dans les salles d'asile; améliora notablement les traitements des instituteurs et des institutrices... Je m'arrête avant la fin de l'énumération et vous prie de considérer, Messieurs, que ce n'est point ma faute si l'abondance des œuvres de M. Duruy me condamne à la brièveté des indications et à la sécheresse des nomenclatures.
Dans la même lettre, au sujet des treize millions de citoyens occupés par l'industrie et le commerce, M. Duruy écrivait: «L'enseignement qu'il faut créer pour eux ne devra pas être purement technique ni étroitement préparatoire au métier, mais il dirigera vers le métier. L'industrie moderne vit autant de science et d'art que de procédés traditionnels: travaillons donc à développer l'esprit, à épurer le goût de nos futurs industriels».—Et c'est pourquoi il transforma les collèges classiques des petites villes en «collèges spéciaux», et surtout il constitua cet «enseignement moderne», si évidemment nécessaire dans notre démocratie, et dont on arrivera, espérons-le, à trouver la forme convenable.
Il écrivait encore à l'empereur: «Assurons à ceux qui, par leurs qualités naturelles, leur naissance ou leur fortune, sont appelés à marcher au premier rang de la société... la culture de l'esprit la plus large... afin de fortifier l'aristocratie de l'intelligence au milieu d'un peuple qui n'en veut pas d'autre...»—Et c'est pourquoi il supprima la bifurcation en études scientifiques et littéraires, «qui sépare, disait-il, ce qu'on doit unir lorsqu'on veut arriver à la plus haute culture de l'intelligence»; introduisit dans les lycées l'histoire contemporaine et quelques notions économiques; restaura la classe de philosophie, si prospère aujourd'hui et suivie avec tant de passion par les mieux doués de nos enfants. Et pour l'enseignement supérieur, il fit tout ce qu'il put: mais assurément il fit beaucoup en créant l'École pratique des hautes études, si féconde et si vite illustre.
Il écrivait en terminant: «Nous ne devons pas oublier que les femmes sont mères deux fois, par l'enfantement et par l'éducation; songeons donc à organiser aussi l'éducation des filles, car une partie de nos embarras actuels provient de ce que nous avons laissé cette éducation aux mains de gens...»[3] enfin, de gens qui n'avaient pas toute la confiance de M. Duruy.—Et c'est pourquoi, préoccupé, ici comme ailleurs, de l'unité morale du pays, et pour atténuer les dissentiments que la différence des éducations apporte dans tant de ménages français, il fonda, à la Sorbonne et dans les grandes villes, ces cours de jeunes filles qui, depuis, ont été agrandis en lycées.
Autrement dit, Messieurs, toutes les réformes de l'enseignement poursuivies par la troisième République, c'est M. Duruy qui les a commencées; et, de toutes ensemble, c'est lui qui a tracé la méthode et, pour longtemps, défini l'esprit. Depuis les sports et lendits scolaires jusqu'à la résurrection des universités provinciales, il a tout prévu, tout préparé. Et ce qu'il fit, on peut dire, en un sens, qu'il le fit seul; j'entends sans autre secours que celui de collaborateurs dont le zèle, communiqué et échauffé par lui, était son ouvrage encore. Il était isolé parmi les autres ministres, leur était presque suspect. L'empereur le laissait faire, ne le désavouait pas, mais ne l'aidait point; et peut-être cela valait-il mieux. Les réformes du ministère Duruy furent véritablement l'œuvre personnelle de M. Victor Duruy.
Par là, et par l'ampleur, l'harmonie, la beauté rationnelle et la souplesse du plan conçu; par l'activité ardente et méthodique déployée dans l'exécution; par l'importance des résultats acquis et des fondations demeurées; enfin par le bonheur qu'il eut d'imprimer à tout l'enseignement national une direction si juste, si bien prise dans le droit fil des plus légitimes besoins et des meilleurs désirs de notre temps, que ses successeurs, depuis vingt-cinq ans, n'ont eu qu'à la maintenir, j'ose dire que le ministère de M. Victor Duruy fut un des plus grands ministères de ce siècle.
Il eut de sourds ennemis: les beaux esprits universitaires, les dilettantes, les sceptiques. Il en eut de déclarés et de violents: la plus grande partie des évêques et du clergé.
M. Duruy était très réellement respectueux du christianisme, très scrupuleux observateur de la neutralité religieuse. Il n'y a pas, dans ses livres, un mot qui puisse alarmer la foi d'un écolier. Jamais il ne troubla par une taquinerie la vie religieuse des écoles, où l'on apprenait encore, de son temps, le catéchisme et l'histoire sainte. Chaque année, il se faisait un devoir d'accompagner, dans les lycées où ce prélat donnait la confirmation, Mgr Darboy, qui était, d'ailleurs, un homme doux et triste et, dit-on, d'une foi très peu agressive.
Mais il a été dit aux prêtres: «Ite et docete.» L'Église ne peut renoncer à l'éducation des âmes ou consentir à la partager sans renier sa mission divine. Du moins elle pensait ainsi, ou plutôt (car elle ne saurait penser autrement), ce que la nécessité l'oblige à taire aujourd'hui, elle pouvait encore, il y a trente ans, le crier très haut. Elle ne s'en fit point faute. Les deux plus chauds épisodes de la lutte furent la discussion au Sénat de la pétition Giraud (qui concluait à la liberté de l'enseignement supérieur), et l'assaut de quatre-vingts évêques contre les cours de jeunes filles; «nos jeunes filles», disait l'un d'eux.
Ici, Messieurs, je me dérobe avec simplicité. Il ne convient pas, dans une cérémonie aussi manifestement pacifique que celle-ci, d'agiter de ces questions qui veulent qu'on prenne parti, et toujours contre quelqu'un, et presque toujours véhémentement, malgré qu'on en ait. Je veux, parcourant l'histoire de ce passé, n'en retenir que ce dont nous pouvons tomber tous d'accord: la hauteur du dessein et la beauté de l'effort de M. Duruy; admirer pourquoi il le tentait, et non pas contre qui; et dire ma piété pour sa mémoire sans désobliger personne, fût-ce parmi les morts... Je me contenterai de remarquer que des prêtres, même excellents, ont peut-être, dans ces dernières années, regretté M. Victor Duruy.
Laissons donc ce que les évêques et des catholiques fervents ont jadis pensé de son œuvre. Notons seulement ce qu'un sceptique même en pourrait dire.—Il dirait que le grand ministre dut être surpris de quelques-uns des résultats de ses réformes; qu'il ne paraît guère que l'instruction gratuite, obligatoire et laïque ait éclairé le suffrage universel; que la superstition du savoir a jeté dans l'enseignement des fils et des filles du peuple et de la petite bourgeoisie, qui, infiniment plus nombreux que les places à occuper, n'ont fait que des déclassés et des malheureuses; que la demi-science, exaspérant les vanités, les rancunes, les ambitions, ou simplement les appétits, en même temps qu'elle ôtait aux consciences les entraves et à la fois les appuis des croyances religieuses, a grossi l'armée des chimériques et des révoltés; qu'ainsi la société s'est trouvée, justement par ce qui devait la pacifier et l'unir, plus menacée qu'elle ne fut jamais; et que, si l'œuvre de M. Duruy fut une œuvre de grande volonté et de grand courage, elle fut donc aussi une œuvre d'étrange illusion.
Ces objections, Messieurs, Victor Duruy les a sûrement prévues, et j'estime qu'il n'a pas dû en être troublé outre mesure. D'abord, quand on veut signaler les maux qui se mêlent à une réforme, on a toujours soin d'oublier ou de taire ceux auxquels elle est venue remédier. Puis il s'agit d'une de ces entreprises qui ont besoin du temps pour être consommées et pour porter leurs vrais fruits. Habitué par ses travaux historiques aux lenteurs des transformations sociales, M. Duruy nous eût conseillé les patients espoirs. Il n'entrait pas dans son esprit que l'ardeur de savoir pût n'être pas un bien. Car, si l'univers a un but, il faut que ce soit, pour le moins, d'être connu de l'homme et de se réfléchir en lui, puisque, au surplus, les métaphysiciens nous disent que le monde n'existe qu'en tant qu'il est pensé par nous. «Science sans conscience est la ruine de l'âme». Certes, M. Duruy en était énergiquement d'avis; mais il eût nié que la science, à l'entendre bien, puisse être sans conscience. Un homme qui saurait tout serait nécessairement bon. Il serait guéri de la vanité, de la haine et de l'envie; car l'intelligence totale de ce qui est en impliquerait pour lui, j'imagine, la totale acceptation; et puis, connaissant tout, j'aime à croire que, entre autres choses, il connaîtrait avec certitude que l'intérêt de l'individu coïncide avec celui de la communauté humaine. C'est par un seul et même raisonnement que l'ancienne théodicée prouve Dieu omniscient et tout bon. Or, si la science, supposée complète, entraîne la bonté, elle ne peut, incomplète, être malfaisante en soi, ni même parce qu'elle est incomplète, mais seulement par la faute des passions qui occupaient déjà avant elle le cœur des hommes. D'un autre côté, une morale rationaliste, non assise sur des dogmes, non défendue par des terreurs et des espérances précises d'outre-tombe, fondée sur le sentiment de l'utilité commune, sur l'instinct social, sur l'égoïsme de l'espèce qui est altruisme chez l'individu et s'y épure et s'y élargit en charité, enfin sur ce que j'appellerai la tradition de la vertu simplement humaine à travers les âges, une telle morale ne peut que très lentement établir son règne dans les multitudes: il lui faut du temps, beaucoup de temps, pour revêtir aux yeux de tous les hommes un caractère impératif. Oui, M. Duruy eût dit: «Attendons!» Et il lui eût été fort égal d'être taxé d'optimisme, c'est-à-dire, au jugement de quelques-uns, d'ingénuité. Un certain optimisme n'est qu'une forme ou une condition même du courage et de l'activité. Le pessimisme est excellent pour soi, pour la vie et le perfectionnement intérieurs,—à moins qu'au contraire (cela s'est vu) il ne devienne une excuse à la corruption et à la lâcheté. Mais agir pour les autres, durant de longues années, durant toute une vie, cela ne se conçoit guère sans un peu de confiance en la future victoire de la raison. Il faut bien alors affronter la honte d'être optimiste. J'avoue que, pareil en cela aux hommes du siècle dernier, M. Victor Duruy l'a affrontée largement.
J'ai dit qu'il s'appuyait uniquement sur l'estime et l'amitié de l'empereur: c'est pour cela qu'il fut si libre et put tenter de si vaillantes entreprises. Il jugeait que l'empire devait d'autant plus faire pour le peuple que le peuple avait abdiqué entre ses mains. Lors donc que Napoléon III fit un ministère libéral, M. Duruy se trouva plus libéral, et bien autrement, que ce ministère; en sorte que le souverain, devenu constitutionnel, dut se séparer du serviteur trop hardi qu'il avait pu maintenir au temps de son absolutisme.
Tranquillement, comme Cincinnatus à sa charrue, M. Victor Duruy retourna à son Histoire des Romains. Il changeait ainsi de besogne, mais non de pensée, et ne quittait point le service de la France. Irréprochable unité de dessein dans cette longue vie! C'est un ancien projet d'histoire de France qui l'avait conduit à écrire l'histoire de Rome et l'histoire de la Grèce. Il disait, dans l'avant-propos de celle-ci, quelques années avant sa mort: «Il y a plus d'un demi-siècle, élève de troisième année à l'École normale, j'avais, avec l'ambition ordinaire à cet âge, formé le projet de consacrer ma vie scientifique à écrire une Histoire de France en huit ou dix volumes. Devenu professeur, je me mis à l'œuvre; mais, en sondant notre vieux sol gaulois, j'y rencontrai le fond romain, et pour le bien connaître je m'en allai à Rome. Une fois là, je reconnus que la Grèce avait exercé sur la civilisation romaine une puissante influence; il fallait donc reculer encore et passer de Rome à Athènes. Ce qui ne devait être qu'une étude préliminaire a été l'occupation de ma vie. Les deux préfaces sont devenues deux ouvrages.»
Historien d'incroyable labeur, de composition vaste et harmonieuse, d'exposition colorée et vivante, M. Duruy est surtout original en ceci, qu'à la scrupuleuse critique d'un savant moderne il joint constamment le souci moral d'un historien antique. Il fait songer, par endroits, à un Tite-Live épigraphiste, ou mieux, à un Polybe muni, par le progrès des siècles, de plus sûres méthodes. Dans son Résumé général de l'Histoire des Romains, morceau d'une gravité, d'une majesté toute romaines, et d'une plénitude et d'une fermeté de pensée et de forme qui égalent Victor Duruy aux plus grands, après avoir confessé que la philosophie de l'histoire, cette prophétie du passé, ne permet pas les prévisions certaines, il ajoute: «Non, l'histoire ne peut annoncer quel sera le jour de demain; mais elle est le dépôt de l'expérience universelle; elle invite la politique à y prendre des leçons, et elle montre le lien qui rattache le présent au passé, le châtiment à la faute. Cette justice de l'histoire n'est pas toujours celle de la raison; elle épargne parfois le coupable et saute des générations; mais jamais les peuples n'y échappent... Considérée ainsi, l'histoire devient le grand livre des expiations et des récompenses».
C'est autant peut-être par ce souci moral que par amour de la vérité vraie qu'il évite de faire trop large la part des personnages historiques, même des plus séduisants. Écoutez ces fermes paroles: «... Les plus grands en politique sont ceux qui répondent le mieux à la pensée inconsciente ou réfléchie de leurs concitoyens. Ils reçoivent plus qu'ils ne donnent... Cette doctrine ne détruit la responsabilité de personne, mais elle l'étend à ceux qui trouvent commode de s'en affranchir.»
Il nous rappelle ainsi à chaque instant que c'est tout le monde qui fait l'histoire et que nous avons donc tous, pour notre part infime, le devoir de la faire belle—ou de l'empêcher d'être trop hideuse. Oui, l'historien, chez M. Duruy, est un moraliste qui tire, à mesure, la morale de l'énorme drame dont sa scrupuleuse érudition a vérifié les innombrables scènes. Le «résumé général» de l'Histoire des Romains et celui de l'Histoire des Grecs ressemblent à l'examen de conscience de deux peuples. Car (pour ramener la complexité des choses à des expressions toutes simples) on aurait presque tout dit en disant que si la Grèce s'éleva par sa générosité charmante, elle périt par quelque chose d'assez approchant de ce que nous nommons le dilettantisme; et de même, si c'est en somme par la vertu que grandit la république romaine, dire que, avant de mourir par les barbares, l'Empire mourut du mensonge initial d'Auguste et de n'avoir pas eu les institutions qui en eussent fait une patrie au lieu d'un assemblage de provinces, et à la fois de la corruption païenne et de l'indifférence chrétienne à l'égard de la cité terrestre, et encore de l'abus de la fiscalité qui amena la disparition de la classe moyenne, c'est dire, au fond, qu'il périt faute de franchise ou de bon jugement chez ses fondateurs, faute de liberté et d'égalité, faute de communion morale entre ses parties et, finalement, faute de bonté.—Et toutefois le sévère historien sait gré à Rome d'avoir eu quelque chose de ce qu'il lui reproche de n'avoir pas eu assez. Après tout, la conquête romaine, relativement douce aux vaincus, substitua aux lois étroites de la République les lois générales et moins dures de l'Empire; elle aplanit sans le savoir, pour la propagande chrétienne, tout le champ méditerranéen, et, d'autre part, respecta presque toujours l'indépendance de la pensée philosophique et commença de fonder, à travers le monde, la république des libres esprits; elle fut enfin, pour une portion considérable de la race humaine, un puissant agent d'unité, encore qu'imparfaite et bientôt défaite... Et puis, nous venons de Rome; et Victor Duruy ne peut se défendre d'aimer en Rome, initiée de la Grèce et notre initiatrice dans le travail jamais achevé de la civilisation, l'aïeule même de la France.
1870 le surprit dans ce labeur. Il avait pressenti la catastrophe. En 1864, il avait souhaité une intervention en faveur du Danemark; en 1866 une alliance avec l'Autriche et l'envoi d'une armée d'observation sous Metz. Et après Sadowa, il avait conseillé de préparer la guerre, à toute occurrence.—Pendant que son fils Albert, âme héroïque de l'aveu de tous ceux qui l'ont connu, partait avec les turcos pour être des premiers à la frontière, M. Duruy, à soixante ans, réclamait une place dans la garde nationale.
Tels ces citoyens de foi opiniâtre qui après Cannes, refusèrent de désespérer de Rome (car cette vie d'un bon Français éveille aisément des souvenirs romains), ou tel Condorcet, traqué, écrivant son Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain,—ainsi, une nuit du tragique hiver, dans sa casemate, Victor Duruy crayonna pour lui-même, sur un carnet, cette profession de foi, admirable en cet excès de détresse: «À cette heure funèbre, quelle est ma foi et mon espérance?... La France peut succomber momentanément sous l'effort d'ennemis qui, depuis cinquante ans, se sont si bien préparés à l'assaillir. Elle se relèvera si elle reconnaît bien le grand courant du monde, et si elle s'y plonge et s'y précipite... L'humanité, comme Dieu même, n'a que des idées fort simples et en petit nombre, qu'elle combine de diverses manières...» Il marquait alors la suite historique de ces combinaisons et il admirait ce long effort «logique» pour affranchir «le fils du père, le client du patron, le serf du seigneur, l'esclave du maître, le sujet du prince, le penseur du prêtre, l'homme de sa crédulité et de ses passions», pour mettre «légalité dans la loi, la liberté dans les institutions, la charité dans la société, et donner au droit la souveraineté du monde». Et, constatant que la France marchait en avant des autres peuples vers cet idéal, il concluait: «Pour nous venger, il nous faudra y traîner nos ennemis même».
Hélas! la plaie n'en était pas moins inguérissable au cœur du patriote. Joignez à cela de cruelles douleurs domestiques: la mort d'une femme, de deux filles, de deux fils. Parmi de tels deuils, j'ose à peine compter pour des joies le succès européen de l'Histoire des Romains, et l'admission de M. Duruy dans trois Académies. Mais sa vieillesse commençante avait rencontré la plus dévouée et la meilleure des compagnes; et, de ses deux fils survivants, il vit l'un, historien et romancier de vive imagination et de sensibilité vibrante, trouver l'emploi de son généreux esprit dans cette chaire d'histoire de l'École polytechnique où il avait lui-même enseigné jadis, et l'autre, sorti premier de Saint-Cyr, s'en aller défendre nos ultimes frontières dans cette Algérie où le père avait dû être envoyé comme recteur au temps de la conquête. Il y a ainsi de beaux sangs, et forts, où la magnanimité se perpétue.
Les dernières années de M. Duruy furent entourées d'un respect universel. On l'exceptait, pour ainsi parler, du second empire,—sans qu'il sollicitât, en aucune manière, cette exception. Le respect, jamais homme ne le mérita mieux, et de toutes manières, et, avec le respect, l'affection. Tous ceux qui l'approchaient, soit dans son modeste appartement de Paris, soit à Villeneuve-Saint-Georges, où sa médiocrité de fortune lui avait pourtant permis d'acquérir la maison et le jardin du sage, l'aimaient pour sa bonté, sa douceur, la simplicité de ses mœurs et l'on peut bien ajouter,—car la chose était exquise chez un vieillard, et l'on sait ici le vrai sens des mots,—pour sa naïveté: disposition d'esprit franche et fière, qui n'excluait ni la connaissance des hommes ni la finesse, mais seulement les défiances et les moqueries stériles et le pessimisme d'amateur. Candor ingenuus, comme disaient ses chers Romains.
De telles figures sont bonnes à regarder. Elles rappellent aux âmes inquiètes que, entre les croyances confessionnelles et le doute ou la négation, il reste à la conscience des refuges; qu'il est toute une vénérable tradition de postulats moraux, sur qui l'on peut dire que, depuis les temps historiques, ont vécu tous les hommes de bien: car ceux mêmes d'entre eux qui n'y croyaient pas ont agi comme s'ils y croyaient, et ceux, qui croyaient à quelque chose de plus croyaient donc à cela aussi. Le probe historien Victor Duruy fut un homme excellemment représentatif de cette tradition, qui fait tout le prix de la longue histoire humaine. Il dit quelque part que les Grecs de la décadence «manquaient de ces fermes assises si nécessaires pour porter honorablement la vie». Ces assises séculaires, il les eut en lui profondes; et vous savez si, en effet, il porta la vie honorablement. Sans prétendre définir dans la grande rigueur ces idées entrevues par la conscience et sommées par elle d'être des vérités, il croyait en Dieu, à une survie de l'âme et à une responsabilité par delà la mort, à une signification morale du monde et, malgré sa marche un peu déconcertante, au progrès. Il croyait que le travail, la domination sur soi, la sincérité, la justice, le dévouement à la famille, à la patrie, à l'humanité, sont des devoirs dont la base est assez éprouvée pour que nous y donnions notre vie sans crainte de nous tromper trop grossièrement et pour que nos scepticismes et nos ironies ne soient plus qu'exercices de luxe et d'agrément passager. Il croyait que les vivants sont comptables, devant la génération qui les suit, de tout l'actif de l'héritage des morts. Il avait pour la France qu'il servit si bien le plus ardent amour, le plus religieux et le plus confiant. Et il mourut doucement, malgré tout, une invincible espérance au cœur. Recueillons sa vie comme un exemple. Plus qu'un grand ministre et plus qu'un historien illustre, Victor Duruy fut un de ces hommes qui, par la façon dont ils ont vécu, nous rendent plus claires et augmentent même à nos yeux les raisons que nous avons de vivre.(Retour à la Table des Matières)
LES SNOBS
Le mot de snob est très employé depuis quelques années,—et par les snobs eux-mêmes, comme tous les mots à la mode. Je le prendrai, avec votre permission, au sens très élargi où il plaît aux Parisiens de l'entendre et dont s'étonnerait peut-être l'auteur de la Foire aux vanités.
Nous avons eu successivement les snobs du roman naturaliste et documentaire, les snobs de l'écriture artiste, les snobs de la psychologie, les snobs du pessimisme, les snobs de la poésie symboliste et mystique, les snobs de Tolstoï et de l'évangélisme russe, les snobs d'Ibsen et de l'individualisme norvégien; les snobs de Botticelli, de saint François d'Assise et de l'esthétisme anglais; les snobs de Nietzsche et les snobs du «culte du moi»; les snobs de l'intellectualisme, de l'occultisme et du satanisme, sans préjudice des snobs de la musique et de la peinture, et des snobs du socialisme, et des snobs de la toilette, du sport, du monde et de l'aristocratie,—lesquels sont souvent les mêmes que les snobs littéraires, car les snobismes s'attirent invinciblement entre eux et se peuvent donc cumuler. Mais je ne vous parlerai ici que du snobisme en littérature, et je ne sais pas bien, en vérité, si ce sera pour en faire la satire ou l'apologie.
Qu'est-ce donc, en effet, que le snobisme? C'est l'alliance d'une docilité d'esprit presque touchante et de la plus risible vanité. Le snob ne s'aperçoit pas que, d'être aveuglément pour l'art et la littérature de demain, cela est à la portée même des sots; qu'il est aussi peu original de suivre de parti pris toute nouveauté que de s'attacher de parti pris à toute tradition, et que l'un ne demande pas plus d'effort que l'autre; car, comme le dit La Bruyère, «deux choses contraires nous préviennent également, l'habitude et la nouveauté.» C'est par ce contraste entre sa banalité réelle et sa prétention à l'originalité que le snob prête à sourire. Le snob est un mouton de Panurge prétentieux, un mouton qui saute à la file, mais d'un air suffisant.
Or, cette docilité vaniteuse, cette fausse hardiesse d'esprits médiocres et vides, cette ardeur pour les nouveautés uniquement parce qu'elles sont des nouveautés ou que l'on croit qu'elles en sont, tout cela est très humain; et c'est pourquoi, si le mot de snobisme est récent dans le sens où nous l'employons, la chose elle-même est de tous les temps.
Il y a eu les snobs de l'hôtel de Rambouillet, les snobs du précieux. Cathos et Madelon sont proprement des snobinettes et les aïeules authentiques des dames bizarres qu'on voit dans les couloirs du théâtre de l'Œuvre. «C'est là savoir le fin des choses, le grand fin, le fin du fin», est une phrase de snob et même d'esthète. Madelon fait cette dépense d'admiration à propos de l'impromptu de Mascarille: elle la ferait aujourd'hui à propos de quelque poème symbolique en vers invertébrés et s'entendrait tout juste autant. Le snobisme littéraire des filles de Gorgibus se complique d'ailleurs du snobisme mondain et de celui de la toilette, ou plutôt s'y confond; car c'est du même esprit qu'elles jugent les vers de Mascarille et ses canons ou sa petite oie. Bref, elles sont complètes.
Une autre espèce de snob, c'est le marquis de la Critique de l'École des Femmes: snob d'Aristote, qu'il a découvert dans l'abbé d'Aubignac, et des trois unités: car les trois unités d'Aristote, qui ne sont pas dans Aristote, furent une nouveauté, une mode, «le dernier cri», avant d'être une vieillerie; et le marquis les défend dans le même sentiment et avec la même compétence que les conspuera tel naïf gilet rouge de 1830.
Lorsque la jeune cour délaissa le vieux Corneille pour l'auteur d'Andromaque et de Bajazet, il y eut, n'en doutez point, les snobs de Racine. Et il y eut, au siècle suivant, les snobs de la philosophie, ceux de l'anglomanie, ceux de la sensibilité et de l'amour de la nature, les snobs de Rousseau et de Bernardin de Saint-Pierre. Les bergeries de Trianon furent les jeux du snobisme charmant d'une reine. Les snobs de l'optimisme firent la Terreur. Si je nomme encore les snobs du romantisme et ceux du réalisme, et ceux du positivisme, nous aurons rejoint les snobs des vingt dernières années, que j'énumérais en commençant. Ainsi le snobisme, parallèlement à la série des écrivains novateurs, forme tout le long de notre histoire littéraire une chaîne ininterrompue.
Qu'est-ce à dire? C'est que les snobs jouent un rôle aveugle, mais parfois efficace, dans le développement de la littérature. Ils se trompent sans doute dans l'opinion qu'ils ont d'eux-mêmes et dans les raisons qu'ils se donnent de leurs préférences, mais non toujours dans ces préférences mêmes. Comme ils courent indifféremment à tout ce qui affecte un air d'originalité, ils s'attachent le plus souvent à des modes ridicules et qui passent; mais il est inévitable qu'ils s'attachent aussi quelquefois à des nouveautés qui demeurent; et leur concours, alors, n'est point négligeable. Ils ne sauraient soutenir longtemps le faux et le fragile et ce qui n'a pas en soi de quoi durer: mais leur zèle, quoique ignorant, peut hâter le triomphe de ce qui est appelé à vivre. Leurs erreurs ne sont jamais de longue conséquence, mais le bruit qu'ils font peut servir quand, d'aventure, ils ne se sont pas trompés. Ils ont donc, à l'occurrence, leur utilité sociale. Il faut, à cause de cela, les traiter doucement et, sinon les honorer, du moins les absoudre.
Mais, au fait, pourquoi ne pas les honorer? Je crois vraiment que quelques-uns des événements les plus heureux de notre littérature, et par exemple l'épuration et l'affinement de la langue dans la première moitié du dix-septième siècle, l'entrée des sciences politiques et naturelles dans le domaine littéraire au dix-huitième, le mouvement sentimental et naturiste provoqué par Jean-Jacques, et l'évolution romantique suivie de l'évolution réaliste qu'a suivie la réaction idéaliste, un peu trouble, à laquelle nous assistons, ne se seraient point accomplis aussi vite sans les snobs. Puisque, forcément, les esprits médiocres sont toujours en majorité, il faut bien que ce soient des esprits médiocres, mais inquiets et préoccupés de nouveauté, qui assurent la victoire des innovations viables. Ce qu'on appelle les bons esprits, c'est-à-dire ceux qui sont à la fois dociles et modestes, seraient plutôt capables de retarder cette victoire.
Les bons esprits se méfient; ils sont tentés de croire que «tout a été dit depuis qu'il y a des hommes et qui pensent.» Ils ont la manie de reconnaître des choses très anciennes dans ce qu'on leur présente comme nouveau. Pour eux, Ibsen et Tolstoï sont déjà dans George Sand; tout le romantisme est déjà dans Corneille; tout le réalisme dans Gil Blas; tout le sentiment de la nature dans les poètes de la Renaissance et, par delà, dans les poètes anciens; tout le théâtre dans l'Orestie, et tout le roman dans l'Odyssée. Ils disent à chaque invention prétendue:
«À quoi bon? nous avions cela.» Les snobs, plus crédules, se trouvent parfois être plus clairvoyants, sans bien savoir pourquoi. Presque tous les snobismes que je vous ai énumérés furent les auxiliaires agités et ahuris d'entreprises finalement intéressantes. Une histoire du snobisme se rencontrerait sur bien des points avec l'histoire des évolutions de la littérature et de l'art.
Il y a plus. J'ai dit que ce qui distingue les snobs des autres esprits soumis et dépourvus d'originalité, c'est qu'ils ont la docilité vaniteuse et bruyante. Hélas! cela les en distingue-t-il en effet? On peut mettre de la vanité et de la suffisance, même dans la soumission au passé, même dans le culte de la tradition, même dans la routine. On est tout aussi fier de défendre l'immobilité que de pousser au progrès, et l'on s'en fait pareillement accroire dans l'un et dans l'autre cas. En somme, tradition ou progrès, l'une ne s'établit et l'autre ne se détermine que par la docilité et la crédulité des esprits subalternes, et par la suggestion qu'exercent sur eux quelques esprits supérieurs autour desquels se rangent, en deux camps, les snobs de la nouveauté et les snobs de l'habitude, diversement, mais également dociles, et satisfaits de l'être.
Cela est fort bon. On s'en aperçoit quand on essaie d'être sincère avec soi-même et de juger vraiment par soi. On découvre que quelques-unes de nos plus grandes admirations nous ont été imposées; que ce qui nous fait le plus de plaisir ou le plus de bien, ce ne sont pas toujours les œuvres reconnues et consacrées, mais tel livre moins célèbre, qui nous parle de plus près et pénètre en nous plus avant... Or, si chacun faisait ainsi, quel désordre! quelle anarchie! Il n'y aurait pas d'histoire littéraire possible, ni même concevable, si la multitude n'en croyait quelques-uns sur parole.
Enfin, cette suggestion que les conducteurs des esprits et, si vous voulez, les critiques dignes de ce nom exercent sur le vulgaire, ils l'exercent souvent aussi sur eux-mêmes. Oui, il y a dans la critique une grande part d'auto-suggestion et, je dirai presque, d'auto-snobisme. L'homme est ainsi fait qu'il tire vanité de ses admirations: il se pique d'admirer pour des raisons qui lui appartiennent, et il s'admire alors lui même d'admirer avec tant d'originalité. Par là, le critique même le plus loyal est conduit à s'exagérer ce qu'il sent de beauté dans un écrivain, et presque à l'inventer. Dogmatiste ou impressionniste, il a volontiers des jugements qui ressemblent à des défis, et dont il se sait d'autant plus de gré. Nisard en a aussi bien que Taine, pour ne nommer que des morts. Tout critique est, plus ou moins, sa propre dupe, la dupe de ses théories et de ses idées générales, qui faussent à son insu ses jugements particuliers. Tout critique affecte de voir à certains moments et finit par voir dans un ouvrage ce que les autres n'y voient pas, et pourrait dire comme Philaminte:
Je ne sais pas, pour moi, si chacun me
ressemble,
Mais j'entends là-dessous un million de mots.
Ainsi les snobs du commun ont pour guides des façons de snobs inventifs et supérieurs; et, au point où nous sommes parvenus, le snobisme ne nous apparaît plus que comme un des noms particuliers de l'universelle illusion par laquelle l'humanité dure et semble même marcher.
Voilà les snobs vengés, j'imagine. Ils pullulent à l'heure qu'il est, et c'est plutôt bon signe, si cela veut dire que rarement autant de gens se sont intéressés à l'art et à la littérature. La floraison du snobisme prouve, non pas la santé, mais l'abondance et comme l'intensité de la production littéraire. Et c'est pourquoi je vous ai parlé des snobs avec aménité.(Retour à la Table des Matières)
FIGURINES
(Deuxième Série)
HORACE
Oh! celui-là n'est pas du tout «d'actualité». Il n'a pas eu la chance de Virgile, dont l'immortalité est entretenue par deux contresens sublimes et par un mot profond qu'il n'a peut-être pas dit. Après avoir été le plus cité et le plus traduit des poètes anciens, Horace en est aujourd'hui un des plus délaissés. Et pourtant...
Écoutez cette odelette d'Horace que je ne choisis point parmi les plus connues:
«Si jamais un seul de tes parjures avait eu pour effet de déformer un de tes ongles ou de noircir une de tes dents,
«Je croirais à tes serments, ma chère. Mais plus tu les violes, et plus tu es belle et plus tu excites l'universel désir.
«Si bien que tu trouves finalement ton compte à te jouer des cendres de ta mère, et des dieux immortels et des astres silencieux.
«Vénus en rit, les nymphes en rient, et Cupidon s'en amuse, en aiguisant ses flèches sur un grès ensanglanté.
«Et toute une génération grandit pour toi et t'assure de nouveaux esclaves,—sans que, du reste, tes anciens adorateurs aient le courage de déserter ton seuil impie.
«Et, de plus en plus, les mères et les pères économes te redoutent pour leurs fils; et les jeunes femmes tremblent que ton odeur ne détourne leurs maris.»
(Notez que ma traduction est médiocre et que la grâce des strophes saphiques en est forcément absente.)
Écoutez encore ceci:
«Citoyens! citoyens! cherchez l'argent d'abord; la vertu, si vous avez le temps!» Voilà ce que répètent les hommes de Bourse entre les deux Janus. Tu as du cœur, des mœurs, de l'éloquence, de la probité. Par malheur, il te manque cinq ou six mille sesterces pour être chevalier: tu seras peuple. Mais les enfants chantent dans leurs rondes: «Tu seras roi, si tu fais bien.» «N'avoir rien à te reprocher, n'avoir jamais à pâlir d'une mauvaise action, que ce soit là ton inexpugnable citadelle.»
Et ceci encore:
«... Le poète n'est point avare ni cupide... Il se moque des pertes d'argent; il ne trahira point un ami; il ne dépouillera point un pupille. Il vit de fèves et de pain bis... Le poète façonne la bouche tendre et balbutiante des enfants; il défend leur oreille contre les propos grossiers; il forme leur cœur par de belles maximes; il leur enseigne l'humanité et la douceur... Il console le pauvre et celui qui souffre. Et c'est lui qui apprend aux jeunes gens et aux jeunes filles de belles prières.»
Serait-ce par hasard Chaulieu ou Désaugiers que vous rappellent ces passages, pris entre cent d'égale qualité, et dont j'ai affaibli, bien malgré moi, la beauté solide?
La malechance d'Horace, c'est d'avoir été, pour quelques chansons bachiques et quelques développements de philosophie bourgeoise, accaparé par les chansonniers et par les vieux messieurs des académies provinciales de jadis. Grâce à quoi, on l'a enfin pris lui-même tantôt pour un membre du Caveau et tantôt pour un vieux monsieur dans le genre du regretté Camille Doucet. Or cela est absurde, et jamais on ne vit maître plus différent des disciples qu'il eut à subir.
Car, d'abord, rien n'est moins «artiste» qu'un membre de la Lice chansonnière: et il se pourrait qu'Horace fût, dans ses vers lyriques, le plus purement artiste des poètes latins. Ses Odes sont, à la vérité, des odelettes parnassiennes. Savantes et serrées, d'une extrême beauté pittoresque et plastique, elles n'ont pas grand'chose de commun, à coup sûr, avec les chansons de Béranger. Et les vers des Satires et des Épîtres ne ressemblent guère davantage à ceux d'un Andrieux ou d'un Viennet. Ils rappelleraient plutôt, par la liberté et l'ingénieuse dislocation du rythme, les fantaisies prosodiques de Mardoche ou d'Albertus: je parle sérieusement. Joignez qu'Horace a, le premier, introduit dans la poésie latine les plus belles variétés de strophes grecques, sans compter certaines combinaisons de vers qui lui sont, je crois, personnelles. En sorte qu'il fait songer à Ronsard infiniment plus qu'à Boileau.
Secondement, il n'est pas d'animal plus timide ni plus esclave de la tradition qu'un chansonnier gaulois ou un retraité qui traduit Horace. Or le véritable Horace fut, en littérature, le plus hardi des révolutionnaires. Il traita les Ennius, les Lucilius et les Plaute comme Ronsard et ses amis traitèrent les Marot, les Saint-Gelais et les auteurs de «farces» et de «mystères». D'esprit plus libre, d'ailleurs, que les poètes de la Pléiade, Horace fut, à tort ou à raison, ce que nous appellerions aujourd'hui un enragé moderniste. O imitatores, servum pecus! et Nullius addictus jurare in verba magistri, sont des mots essentiellement horatiens.
Enfin, rien n'est plus plat ni plus borné que la sagesse d'un chansonnier bachique ou d'un rimeur de l'école du bon sens. Or, le véritable Horace a bien pu se qualifier lui-même, par boutade, de pourceau d'Épicure: vous savez que l'épicurisme n'est nullement la philosophie des refrains à boire; et celui d'Horace est, finalement, d'un stoïcien qui n'avoue pas. C'est que, chez les âmes bien situées, l'épicurisme et le stoïcisme, et généralement tous les systèmes, ont toujours abouti aux mêmes conclusions pratiques. On trouve dans Horace les plus fortes maximes de vie intérieure, de vie retirée et retranchée en soi, supérieure aux accidents, attachée au seul bien moral et l'embrassant uniquement pour sa beauté propre.—Soldat de Brutus, il accepta le principat d'Auguste par raison, par considération de l'intérêt public; mais il fut, ce semble, moins complaisant pour l'empereur et pour Mécène et sut beaucoup mieux défendre contre eux sa liberté et son quant-à-soi que le tendre Virgile. Ce fut un homme excellent, un fils exemplaire, un très fidèle ami,—et une âme ferme sous une tunique lâche et sous des dehors à la Sainte-Beuve.
Ce que j'en dis est, du reste, bien inutile. On n'en continuera pas moins, j'en ai peur, à le prendre pour un vulgaire «bon vivant» ou pour une espèce de vieil humaniste enclin aux amours ancillaires et à le confondre presque avec ceux qui, dans les provinces reculées, le traduisent encore en vers, sans y rien comprendre...(Retour à la Table des Matières)
ALFRED DE VIGNY OU L'ORGUEIL SAUVEUR
Non, il ne faut pas regretter ces publications, de plus en plus fréquentes, de la correspondance intime des écrivains illustres. L'immortalité de ces morts demeurerait, sans cela, quelque peu léthargique, car nous n'avons pas le loisir de relire leurs œuvres tous les matins. Si d'ailleurs ces lettres divulguées nous révèlent en eux des faiblesses et des erreurs que nous ne connaissions pas, et dont nous les savions seulement capables puisqu'ils furent des hommes, le mal n'est pas grand. Mais ils gagnent aussi quelquefois à nous être dévoilés tout entiers; et c'est singulièrement le cas pour Alfred de Vigny, comme vous le verrez par les Lettres que vient de publier la Revue des Deux Mondes.
Les jeunes gens en seront heureux, s'il est vrai que, parmi les poètes de la première génération dite «romantique», c'est lui qui les satisfait le plus. Cinq ou six fois du moins, Vigny a su inventer, pour les idées les plus profondes et les plus tristes, les plus beaux symboles et les mythes les plus émouvants, et fondre de telle sorte la pensée et l'image que les objets sensibles sont, chez lui, tout imprégnés d'âme, que la forme précise et rare y est suggestive de rêves infinis, et que ses vers, signifiant toujours au delà de ce qu'ils expriment, retentissent en nous longuement et délicieusement, y parachèvent leur sens et s'y égrènent en échos lents à mourir... Et c'est, comme vous savez, une poésie de cette espèce, plus libre seulement et plus fluide, mais pareillement évocatrice, que poursuivent les derniers venus de nos joueurs de flûte.
Or, nous sommes encore plus sûrs que ce grand poète fut aussi un héros, depuis que nous avons lu ses lettres intimes à sa petite parente.
«Intimes», oui, puisqu'il y découvre ou y laisse apercevoir souvent le fond même de sa pensée sur la vie. Familières, non pas. Vigny ne sait pas, ou ne veut pas être familier. Mais, justement, il est remarquable que ces lettres, adressées à une jeune cousine, d'humeur frivole, à ce qu'il semble, continuent, sous leur simplicité relative et leur demi-abandon, l'attitude morale qu'exprimaient Moïse, la Colère de Samson, le Christ aux Oliviers et la Maison du Berger, et attestent à la fois la sincérité et la profondeur de son pessimisme et l'efficacité merveilleuse de son orgueil.
Les idées de Vigny, vous les connaissez. Le monde est mauvais; l'injustice y règne, et la douleur; le monde comme il est serait une infamie si Dieu existait; la nature est insensible et cruelle; toute supériorité condamne à un plus grand malheur ceux qui en sont affligés... Donc il faut se taire, se résigner, demander à la nature non une consolation, mais un spectacle, avoir pitié de la vie—de très haut—sans jamais se plaindre pour son compte.
Ce pessimisme est absolu, assez simple en somme, original seulement par son intensité. Il se confondrait avec le nihilisme philosophique, n'étaient les conclusions (arbitraires, il faut le dire).
Ce qui est admirable, c'est que, portant dans son esprit cette négation et dans son cœur ce désespoir,—et croyant, dans le fond, à moins de choses encore qu'un Sainte-Beuve, si vous voulez, ou un Renan,—Alfred de Vigny ait fait toute sa vie, avec une exactitude attentive, les gestes de son rôle social: gentilhomme accompli; très bon officier; royaliste intransigeant; fidèle, sous Louis-Philippe, à la branche aînée; respectueux de la religion; homme du monde peu répandu, mais fort convenable en discours: de sorte que ceux de sa caste purent croire que, sauf dans ses vers (mais des vers, n'est-ce pas? ce n'est que de la littérature), le comte de Vigny fut vraiment des leurs.
Les lettres à la petite cousine nous apprennent quelque chose de plus. La vie d'Alfred de Vigny apparaît là comme un défi sublime. «La plus forte protestation contre le monde injuste et contre Dieu absent, c'est de m'appliquer à faire ce qui me permettra de m'estimer le plus. Moins le monde vaut, plus je vaudrai.» Ainsi raisonnait-il. Cela, sans l'ombre d'espérance. Sur le fondement de ce sentiment irréductible du devoir, Vigny aurait pu, comme d'autres, se rebâtir après coup toute une métaphysique encourageante. Il ne daigne; il est désolé à fond. Mais il veut valoir, pour lui-même et pour jouir solitairement de son propre prix. Et nous voyons dans ses lettres la magnifique fructification de cet orgueil.
C'est à cet orgueil, d'abord, qu'il doit sa conception, très aristocratique et presque sacerdotale, de la mission du poète. Et c'est cette conception qui lui donne la force de vivre à l'écart, dans sa «tour d'ivoire», de rechercher la gloire peut-être, jamais le succès ni la popularité, de n'écrire que pour dire quelque chose et, par suite, de n'imprimer que tous les dix ou vingt ans: irréprochable vie d'écrivain, et à laquelle on ne peut comparer que celle d'un Flaubert ou d'un Leconte de Lisle.
Cet orgueil le sauve de la vanité, aussi sûrement que le ferait l'humilité elle-même. L'orgueil sait se passer d'autrui. L'étalage que Chateaubriand et Lamartine font de leur personne répugne à Vigny comme une prostitution. Et pourtant il les traite l'un et l'autre sans dureté: le sentiment qu'il a de «valoir» plus qu'eux lui permet l'indulgence.—Il ne parle presque jamais de lui; et, quand il en parle, il s'en excuse. «Vous avez remarqué un jour que je ne parlais jamais de moi. Mes amis me le reprochent souvent... Cette disposition native n'a fait que s'accroître pendant seize ans de vie à l'armée, où le silence est une consigne; cette coutume s'est accrue encore par un long séjour en Angleterre... Il en résulte qu'il y a sur mon caractère une enveloppe de taciturnité, qui fait que j'aime à parler des idées et des sentiments, jamais des personnes.» Et ailleurs: «Quand j'étais dans la Charente, d'où je vous écrivais souvent, je fus atteint de la fièvre typhoïde. Je souffris et fus guéri entre deux de vos lettres, sans vous le dire.» Il se tait comme le loup dans la Mort du Loup, et par le même sentiment.
Cet orgueil a chez lui les mêmes effets que la charité. Je ne dirai pas qu'il se soit tourné en bonté chez l'auteur de Moïse, mais il lui a communiqué la puissance d'agir pendant trente ans comme s'il eût été parfaitement bon. Pendant trente ans Vigny fut le garde-malade patient et assidu de sa femme, massive, paralytique, demi-aveugle et qui, nous dit M. de Ratisbonne, «née en Angleterre, avait oublié l'anglais et n'avait jamais réussi à apprendre le français, ce qui rendait la conversation assez difficile»; ne la quittant jamais, s'interdisant pour elle toute distraction, tout voyage, presque toute absence. Il fit tout son devoir,—précisément parce que c'était très difficile.
Cet orgueil s'amollit, se transforme en douceur pour la petite cousine. Il y a, dans le sentiment qu'elle lui inspire, de la tendresse, de l'amusement à regarder s'agiter une jolie forme, de la pitié et un imperceptible dédain. Il lui donne de bons conseils, qu'il sait qu'elle ne suivra pas. Il lui reproche paternellement ses lettres trop courtes et ses trop rares visites; et cependant il sait qu'elle ne peut lui donner que cela: un plaisir d' «apparition», le plaisir de la voir de temps en temps vivre sa vie gracieuse et inutile. Il l'aime un peu (quoique avec moins de gravité) comme il aime l'Éva de la Maison du Berger: pour se reposer de la contemplation des choses insensibles et immuables dans celle d'une créature éphémère, plus séduisante d'être fugitive,—et souffrante aussi, quoique frivole...
Tout de même, elle est bien étourdie, la petite cousine, bien inattentive au mal de son ami. Une fois, quelques mois avant sa mort, il s'en plaint: «Si j'ai gardé le silence après votre dernière lettre, c'est qu'il y a un si cruel contraste entre mes souffrances de l'âme et du corps et la légèreté cavalière de vos lettres, que je ne pouvais me décider à vous empêcher de jouir en paix de votre vie évaporée. Tous vos bals n'étaient pas dansés encore, je crois, et, quoi que vous en disiez, vous n'y preniez point de peine». À mesure qu'il souffre davantage et que la mort approche, il se détache de la jolie «apparition», et en reconnaît mieux l'inutilité. Il désire même ne plus la voir, sinon en passant. «... Si vous continuez à faire chaque jour vos trente visites nécessaires, indispensables, supposez-moi à Londres, et vous vous acquitterez de ces délicieux devoirs.» Ce qu'il attend d'elle, c'est, tout au plus, la dernière vision d'une forme agréable... Oui, sa mort sera bien la «Mort du Loup».
Dans son orgueil, enfin, il puise la force de supporter, avec une tenue parfaite, les longues tortures d'un cancer de l'estomac... «Puisqu'il faut vous parler de moi, sachez donc qu'il n'y a pas de martyre comparable au mien. Depuis deux ans, je ne suis pas sorti et je ne peux marcher, et j'ai toutes les nuits une insomnie qui me condamne à compter tous les coups de ma pendule...» Et, tandis que des cousines pieuses multiplient autour de lui «les amulettes, les médailles de la Vierge immaculée, et même de saintes amoureuses comme Mme de Chantal», et que «le pauvre archevêque de Paris» vient le voir, et aussi l'évêque d'Orléans, «au milieu des empressements exagérés de tant de monde... de médecins tout neufs qui ont fait des miracles, et de petits abbés qui en ont vu plusieurs dans la semaine», le comte de Vigny, convenable, souriant à ces zèles pieux, respectueux de tous les rites, mourait, sans croire à rien, avec une tranquillité farouche.
Sans croire à rien? Je me trompe. Voici la dernière ligne de sa dernière lettre à sa jeune parente: «Vous parlez beaucoup de croire et de croyants. Croyez en moi, avec une ferme foi». C'est-à-dire:—Croyez en mon orgueil, en cet orgueil sauveur par qui j'ai pu souvent agir comme si j'avais été un saint, et vivre héroïquement dans l'état de désespoir.(Retour à la Table des Matières)
J.-K. HUYSMANS
Rapproché de ses autres ouvrages, éclairé par eux et les éclairant, le dernier livre de M. Huysmans, En route, nous fait concevoir une aventure morale d'un rare intérêt: la transformation du naturalisme en mysticisme et la purification d'une âme par le dégoût.
J'appelle ici de ce mot très impropre de «naturalisme» le genre de littérature qui fut en faveur de 1875 à 1885, ou à peu près. Il se distingue expressément du réalisme. Car le réalisme est tranquille, simple et court; il n'ajoute pas à la laideur des choses; il n'en souffre pas; il ne saurait jamais en être excédé. Les vrais réalistes sont Hérondas, Pétrone, Alain Lesage. Leur disposition d'esprit est radicalement anti-chrétienne.
Mais il y avait sans doute un germe chrétien dans les furieux dégoûts qu'exprimaient les premiers livres de M. Huysmans. L'exactitude flamande des peintures y aboutissait à de soudains haut-le-cœur. Les sujets étaient si bas et la bassesse en était étalée avec un si sombre parti pris, l'auteur s'excitait dans une vision si méprisante, si inventrice de platitudes et d'ordures, que je me suis demandé jadis si cette vision n'était point un jeu d'art maladif et que j'ai suspecté la vérité des ces minutieuses nausées. Je vois bien aujourd'hui que je me trompais.
Non, jamais le monde n'a si étrangement pué au nez d'un homme. Il y avait chez M. Huysmans deux sentiments contradictoires en apparence: celui de la laideur des hommes et des choses et de l'impureté de la chair et de ses œuvres et, au fond, une complaisance pour cette laideur et un consentement à cette impureté, se trahissant par une sorte d'orgueilleuse virtuosité à les décrire et par la hantise non repoussée de leurs images. Mais son jugement sur les ignominies dont il subissait, dont il aimait peut-être l'obsession, était déjà un jugement chrétien, le jugement d'un moine tenté et succombant avec honte à la tentation. Ses livres laissaient loyalement paraître que le fond du «naturalisme» était la «délectation morose» des théologiens, et que l'attachement même à considérer le laid y était encore une forme détournée de l'impureté.
D'autres en sont restés là; non M. Huysmans. L'extraordinaire sensibilité physique et morale qui est son tout le lui interdisait. Il poussa donc plus avant. Le pessimisme et l'impureté, à leur dernier degré d'exaspération, c'est le satanisme, ou la luxure blasphématoire. M. Huysmans est allé jusque-là, du moins par la curiosité inassouvie de l'imagination (Là-Bas). En réalité, il était déjà «en route» vers Dieu.
Car, lorsque l'on croit à Dieu assez pour le maudire, c'est bien simple: autant l'adorer. La messe noire est proche de l'autre messe, puisqu'elle en est le contraire; et le désespoir satanique peut engendrer la divine espérance. Le pessimisme absolu, quand il est moins une perversion de l'esprit qu'un état du système nerveux, peut être grand créateur de rêves. La conversion de M. Huysmans (ou de Durtal) fut une évasion hors des réalités hideuses.
L'horreur de l'universel cloaque de lâcheté, de sottise et d'impudicité qui est le monde ne lui laissait de refuges que ces étroits et secrets paradis d'entier renoncement et de pureté parfaite qui sont les couvents; entendez les couvents intransigeants des carmélites ou des trappistes. Et, là même, c'est encore par ses sens excédés qu'il était conduit. Ces blancs asiles lui étaient, physiquement, un bain de paix.
Rien du catholicisme littéraire de Chateaubriand; très peu même de celui de Baudelaire ou de Barbey d'Aurevilly, purs artistes qui ne concluent point par des actes. Les nerfs de Durtal ne lui permettent de séjourner que dans les extrêmes: il va jusqu'au bout du catholicisme, et jusqu'au fin fond. Or, le fond, c'est le monde considéré comme le champ de bataille de Dieu et du démon; c'est la foi au surnaturel continu, au miracle chronique, à l'action directe et personnelle de Dieu sur les âmes et au jeu de la réversibilité des mérites.
Ces prodiges s'opèrent par la prière, l'oraison méthodique, la confession, la communion. L'action divine se traduit, chez l'homme et la femme, par des signes sensibles et corporels. La chasteté, la sainteté sont des états de la chair. Et c'est pourquoi le vocabulaire et le style de Durtal ont pu rester aussi concrets, aussi brutaux dans l'expression des phénomènes de la vie mystique que jadis dans la peinture de la vie immonde.
Le haut-le-cœur de son naturalisme l'a jeté au mysticisme; mais on a cette impression qu'il demeure le même homme. D'autant mieux qu'il a commencé par être un converti du plain-chant et de l'art du moyen âge, un converti par les sens.—Sa chasteté n'est peut-être qu'un moment singulier de son impureté, et son tragique catholicisme qu'un moment de sa curiosité de sentir.
Ce point, Durtal pourra-t-il s'y fixer? Que vaut sa conversion? On a vu des prostituées prises tout à coup d'une horreur physique insurmontable pour leurs besognes habituelles. L'abus de leur corps avait totalement aboli en elles le désir: apaisées, endormies, amorties, angélisées, la seule approche de l'ancien péché les eût fait s'évanouir d'épouvante. Le lendemain, la plupart retournaient à leur vomissement; mais quelques-unes devenaient sainte Thaïs ou sainte Marie l'Égyptienne. «Les voies de Dieu sont mystérieuses...»(Retour à la Table des Matières)