Project Gutenberg's Les Contemporains, 5ème Série, by Jules Lemaître

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Title: Les Contemporains, 5ème Série
Études et Portraits Littéraires,

Author: Jules Lemaître

Release Date: December 1, 2008 [EBook #27379]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES CONTEMPORAINS, 5ÈME SÉRIE ***




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NOUVELLE BIBLIOTHÈQUE LITTÉRAIRE

JULES LEMAÎTRE
DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

LES CONTEMPORAINS

ÉTUDES ET PORTRAITS LITTÉRAIRES

CINQUIÈME SÉRIE

Guy de MaupassantAndré TheurietMarcel PrévostPaul MargueritteGilbert Augustin-ThierryÉdouard RodStéphane MallarméStanleyGuillaume IIDom PedroRenanBillets du matin

Paris
ANCIENNE LIBRAIRIE FURNE
BOIVIN & Cie, ÉDITEURS
3 et 5, rue Palatine (VIe)
Tout droit de traduction et de reproduction réservé

LES CONTEMPORAINS

GUY DE MAUPASSANT[1]

Je vous jure que ce n'est pas pour le vain plaisir de vous conter mes petites affaires. Mais ce que j'ai à vous confier, on en peut tirer une morale: vous y verrez à quelles préventions involontaires on est exposé, même quand on travaille continuellement (comme je vous affirme que je fais) à se maintenir l'esprit aussi libre que possible.

Laissez-moi donc vous dire l'histoire de mes impressions sur Maupassant, et quand et comment je le lus pour la première fois.

J'allais voir de temps en temps Gustave Flaubert à Croisset (c'était en 1880). Il paraît que j'y rencontrai Maupassant un jour, au moment où il repartait pour Paris. Maupassant l'affirme. Moi, je ne sais plus, ayant la mémoire la plus capricieuse du monde. Mais je me souviens nettement que Flaubert me parla avec enthousiasme de son jeune ami et qu'il me lut, de sa voix tonitruante, une pièce qui figura, quelques mois après, dans le premier volume de Maupassant: Des vers. C'était l'histoire de deux amants qui se séparent, après une dernière promenade à la campagne; lui brutal, elle désespérée et muette. Je trouvai que ce n'était pas mal: la méfiance que m'inspirait l'admiration débordante du vieux Flaubert m'empêcha de voir que c'était même très bien.

Maupassant était alors employé au ministère de l'instruction publique. C'est là qu'un jour je lui fis visite de la part de son grand ami. Il fut très simple et très doux (je ne l'ai jamais vu autrement). Mais il se portait très bien, un peu haut en couleur, l'air d'un robuste bourgeois campagnard. J'étais bête; j'avais des idées sur le physique des artistes. Puis, à cette époque déjà, Maupassant n'éprouvait aucun plaisir à parler littérature. Je me dis: «Voilà un très brave garçon,» et je m'en tins là dans mon jugement.

Un an après, j'étais à Alger. Maupassant vint me voir, accompagné de Harry Alis (l'auteur de Petite ville et de ces fines et originales études: Quelques fous). Maupassant continuait à avoir très bonne mine. Les Soirées de Médan venaient de paraître, mais je ne les avais pas lues, la douceur du ciel et la délicieuse paresse du climat ayant glissé en moi une certaine incuriosité des choses imprimées. Quelqu'un m'avait dit que Boule de suif était drôle: cela m'avait suffi. Néanmoins, j'interrogeai poliment Maupassant sur ses travaux. Il me dit qu'il était en train d'écrire une longue nouvelle, dont la première partie se passait dans un mauvais lieu et la seconde dans une église. Il me dit cela avec beaucoup de simplicité; mais moi, je songeais: «Voilà un garçon évidemment très satisfait d'avoir imaginé cette antithèse. Comme c'est malin! Je la vois d'ici, sa machine: moitié Fille Élisa et moitié Faute de l'abbé Mouret. Toi, j'attendrai pour te lire qu'il fasse moins chaud.» Misérable que j'étais! Cette nouvelle c'était la Maison Tellier.

Et pendant deux ans encore, j'ignorai la prose de Maupassant. En septembre 1884, je n'avais pas lu une ligne de lui. J'entendais dire qu'il avait du talent, mais je n'éprouvais pas le besoin d'y aller voir.

Un jour enfin, tout à fait par hasard, Mademoiselle Fifi me tomba sous la main. Je l'ouvris du bout des doigts. À la troisième page, je me dis: «Mais c'est très bien, cela!» À la dixième: «Mais c'est très fort!» et ainsi de suite. J'étais conquis à Maupassant; je lus ce qui avait paru de lui à cette époque, et je l'admirai d'autant plus que je lui devais une réparation et qu'un peu de remords se mêlait à cette sympathie soudaine—et forcée.

Peu de temps après, je priais Eugène Yung de me laisser écrire un article sur les Contes de Maupassant. Yung y consentit tout de suite. Mais, comme il y a dans plusieurs de ces contes une extrême vivacité de peintures et que la Revue bleue est une honnête revue, une revue de famille, Yung me recommanda la plus grande réserve. Je n'obéis que trop strictement à cette recommandation. Il me semble aujourd'hui que je fus un peu ridicule, que j'excusai beaucoup trop Maupassant, du moins dans mon «exorde». Il est vrai que je me rattrapais un peu dans le courant de l'article.

J'y distinguais la grivoiserie, chose basse et chétive, et la sensualité, qui peut être chose poétique et belle. Et, en effet, nul écrivain ne justifie mieux que Maupassant cette distinction. La grivoiserie implique la conscience d'un manquement à la pudeur: or il semble que Maupassant ait toujours aussi complètement ignoré cette vertu-là qu'un faune dans les grands bois. Bonne ou mauvaise, je crois que l'influence de Flaubert sur ses premières années a été considérable,—à cet égard et à quelques autres. De bonne heure le généreux ermite de Croisset, pensant bien faire, a dû prendre à tâche de le déniaiser, de lui montrer les choses comme elles sont, de lui enseigner sa philosophie brutale et sa misanthropie truculente. Seulement cette vue farouche du monde s'accompagnait chez Flaubert de lyrisme romantique. C'était encore, chez lui, de la littérature. Le disciple, plus calme et mieux équilibré que le maître, laissa le romantisme et ne garda de cet enseignement que la sagesse purement positiviste qui s'y trouvait contenue. Je ne pense pas que jamais jeune homme ait jeté sur le monde un regard plus clairvoyant, plus tranquille et plus froid que Maupassant à vingt-cinq ans.

Dès le début il considère l'amour et les démarches de l'amour du même œil que le reste, comme des phénomènes tout aussi naturels (je crois bien!), et que par suite on doit décrire sans plus d'embarras ni de trouble. Et tout de même, comme il est jeune et qu'un sang de campagnard, de chasseur et de marin coule dans ses veines, il laisse voir assez fréquemment une prédilection pour les tableaux charnels,—soit qu'il porte en ces matières l'esprit du naturalisme antique, ou l'amertume pessimiste qui est à la mode depuis vingt ans. Peu s'en faut, dans ses commencements, qu'il ne se fasse une spécialité de certains sujets et qu'il n'installe dans la maison Tellier son principal siège d'observation.

À la même époque, tous ses récits expriment la philosophie la plus simple, la plus directe et la plus négative. À vrai dire, c'est le nihilisme pur. La vie est mauvaise, elle n'a d'ailleurs aucun sens. Nous ne savons rien et ne pouvons rien savoir, nous allons malgré nous où nous mènent nos désirs et les fatalités du dehors; puis la mort finit tout. Rien de plus. (La préoccupation de la mort est très sensible dans l'œuvre de Maupassant.) Cette philosophie rudimentaire, non pas vraie (je l'espère du moins), mais irréfutable, qui a très bien pu être celle du premier anthropoïde un peu intelligent et à laquelle les hommes les plus raffinés des derniers âges finiront peut-être par revenir après un long circuit inutile; cette philosophie que Maupassant a pris la peine de formuler dans un de ses derniers volumes (Sur l'eau), est la froide source, secrète et profonde, d'où venaient à la plupart de ses petits récits leur âcre saveur. Cela, sans pédanterie, sans nul prétentieux effort—et seulement parce qu'une tristesse sort des choses vues comme elles sont.

Ses premiers romans se ressentent très fort de cette conception. Une vie est l'histoire—un peu laborieusement contée, sous l'influence encore proche de Flaubert—d'une pauvre créature sacrifiée, qui souffre par son mari, puis par son fils, et qui meurt. Bel-Ami est l'histoire—plus rapide et plus aisée, contée plutôt à la façon des limpides romans du XVIIIe siècle—d'un joli homme de proie. L'indifférence de l'auteur paraît d'ailleurs égale pour l'une et pour l'autre; car la vie de celui-ci n'est, comme la vie de celle-là, qu'une série d'événements produits par des forces fatales, et fatalement enchaînés entre eux.

Mont-Oriol me semble, dans l'œuvre de Maupassant, un roman de transition. Il y a, dans Mont-Oriol, quelque chose d'Une vie et quelque chose de Bel-Ami. C'est l'histoire d'une femme et d'une jeune fille qui souffrent et d'un homme qui les fait souffrir; et elles sont bonnes, et il n'est pas méchant, et tous sont irresponsables, et tout cela est bien triste. Mais il est à remarquer que Mont-Oriol est déjà un drame, non plus une biographie complète comme les deux premiers romans de l'auteur, et que déjà, vers la fin, il y montre plus d'émotion qu'il ne lui était arrivé jusque-là d'en trahir. Et tout de suite après il nous donne Pierre et Jean, un drame serré, une lutte courte et déchirante entre la mère coupable et accusée et le fils inquisiteur et juge. Et je n'ai guère lu de pages plus émouvantes que celles où la mère se confesse à l'autre fils, le fils de l'amant.

Je ne saurais dire si c'est parce qu'il avait quitté le roman biographique pour le roman-drame que l'auteur de Bel-Ami a, dans ces derniers temps, paru s'attendrir, ou si c'est au contraire parce que l'expérience et les années l'avaient attendri, qu'il s'est intéressé davantage aux drames de la passion et qu'il a jugé qu'une seule crise dans une existence humaine pouvait faire le sujet de tout un livre: mais le fait est que son cœur, on le dirait, s'est amolli et que la source des larmes a commencé d'y jaillir. Et, en même temps qu'il apportait à la description des souffrances humaines un esprit plus fraternel, plus attentif, plus incliné, Maupassant devenait chaste. Je veux dire qu'il s'en tenait de plus en plus aux indications essentielles, indispensables, sur les choses de l'amour physique, et qu'il ne lui arrivait jamais plus de les décrire pour elles-mêmes: soit dédaigneuse satiété, soit délicatesse secrète, éclose de ses récents attendrissements. Ce que je dis là, il est aisé de le constater dans ses deux derniers romans et jusque dans son dernier volume de nouvelles: la Main gauche.

Ces changements imperceptibles (mais que je ne crois pourtant pas inventer) se sont faits chez lui, fort heureusement, sans altérer en rien le calme et la sûreté de son regard. C'est toujours la même lucidité infaillible, la même prodigieuse faculté de saisir dans la réalité les traits significatifs, de ne saisir que ceux-là et de les rendre sans effort. Cet esprit est un miroir irréprochable qui reflète les choses sans les déformer, mais en les simplifiant, en les clarifiant aussi, et peut-être en faisant ressortir, de préférence, les liens de nécessité qui existent entre elles. Nulle affectation, ni romanesque, ni réaliste. Pas de casse-tête psychologique, peu de commentaires des actions, et des commentaires limpides comme eau de roche. Et qui sait si cette sobriété d'interprétation n'est pas conforme à la vérité des choses? Une surface assez simple et des dessous incompréhensibles, n'est-ce pas tout l'homme? Les psychologues de profession s'évertuent à percer ces dessous, mais ne leur arrive-t-il pas d'inventer, d'imaginer des nuances de sentiment et de secrets mobiles d'action? pour le plaisir de les définir?...

Le résultat, c'est que les récits de M. de Maupassant intéressent et émeuvent comme la réalité, et de la même façon. Et c'est pourquoi on peut l'admirer beaucoup sans trouver grand'chose de plus à en dire que ce que j'en ai dit. Il offre très peu de prise au bavardage de la critique. (La critique, ah! Dieu, que j'en suis las!) Vous, mon cher Bourget, vous avez un tas d'intentions et d'affectations; nul romancier ne transforme plus complètement que vous la matière première de ses récits; vous ajoutez votre esprit tout entier à chacune des parcelles du monde que vous exprimez dans vos livres; vous vous donnez un mal de tous les diables, vous fatiguez, vous exaspérez; avec tout cela vous contraignez à penser et l'on peut disserter sur vous indéfiniment. Mais qu'est-ce que vous voulez qu'on dise de ce conteur robuste et sans défauts, qui conte aussi aisément que je respire, qui fait des chefs-d'œuvre comme les pommiers de son pays donnent des pommes, dont la philosophie même est ronde et nette comme une pomme? Que voulez-vous qu'on dise de lui, sinon qu'il est parfait—et fort comme un Turc?

Je ne dirai donc qu'un mot de ce merveilleux livre: Fort comme la mort. Car à quoi bon commenter—fût-ce ingénieusement—un texte superbe et qui se suffit?

Le thème du roman, c'est, au fond, l'immense douleur de vieillir. Déjà, dans Bel-Ami, M. de Maupassant nous avait dit le supplice de la femme qui n'est plus jeune et qui perd son dernier amant. Mais, ici, le supplice paraît plus cruel encore, étant plus profondément et plus minutieusement décrit, et les âmes suppliciées étant plus nobles et plus tendres.

Le peintre Olivier Bertin frise la cinquantaine; son amie, la comtesse Anne de Guilleroy, a quelque quarante ans. Leur liaison, très douce et très solide, pourrait durer encore. Mais la comtesse rappelle sa fille auprès d'elle; Annette a dix-huit ans: c'est le portrait vivant de la comtesse; c'est elle-même, comme elle était jadis, quand Olivier la rencontra. Comment Olivier se met à aimer la jeune fille sans le savoir, et comment la comtesse s'en aperçoit et prend le parti désespéré d'en avertir son ami; comment Bertin souffre d'aimer cette enfant—lui, un vieil homme—et comment la comtesse souffre de n'être plus aimée de ce vieil homme parce qu'elle n'est plus une jeune femme; la lutte d'Olivier contre cette passion insensée et de la comtesse contre les premières flétrissures de l'âge; et comment la jeune fille traverse tout ce drame (qu'elle a déchaîné) sans en soupçonner le premier mot; et comment enfin les deux vieux amants assistent, impuissants, au supplice l'un de l'autre, jusqu'à ce qu'Olivier se réfugie dans une mort à demi volontaire: voilà tout le roman. Je n'en sais pas de plus douloureux.

Ce qui est remarquable, c'est que ce drame, de donnée romanesque (par le caractère absolument exceptionnel de la situation et de quelques-uns des sentiments), M. de Maupassant le développe par les procédés du roman réaliste. Cette étrange histoire, nous en touchons du doigt la vérité, jour par jour, heure par heure. M. de Maupassant, plusieurs fois de suite, a accompli avec sérénité ce tour de force de marquer, dans chacun des innombrables incidents de la journée la plus unie, les progrès lents de la passion et de la douleur dévoratrices au cœur d'Olivier et d'Anne.

Il y a là, continuellement, un choix de circonstances extérieures, toutes des plus naturelles et toutes singulièrement expressives, par lesquelles on se sent si bien enveloppé que l'on a, aussi intense que possible, l'impression de la vie réelle,—et cela, je le répète, sur une donnée exceptionnelle jusqu'à l'invraisemblance. La sûreté d'observation du conteur est telle que, cette invraisemblance, il la fait comme rentrer de force dans le courant vulgaire des choses... Eh! oui, on mange, on boit, on bâille, on travaille, on fait ce que font les autres, on est comme tout le monde, on n'a rien d'extraordinaire: et on meurt de désespoir et d'amour; on meurt d'une passion fatale comme les passions de tragédie. C'est ainsi, cela arrive, pas souvent, mais cela arrive, en vérité, et peut-être tout près de nous.

C'est à cause de ces patientes préparations des trois cents premières pages que les cinquante dernières sont si étrangement émouvantes. Nous avons vu, minute par minute, ce que souffrent Anne et Olivier; quand ces deux souffrances se rencontrent et s'avouent, cela est déchirant,—et d'autant plus que chacun d'eux sait le martyre de son compagnon et qu'ils se font mutuellement pitié. La suprême entrevue des deux torturés arrive à un tel degré d'émotion qu'il n'y a rien par delà, ou pas grand'chose: tant le sentiment des obscures fatalités humaines y est douloureux et accablant!

Pas de conclusion. C'est la vie. Chercherons-nous des objections? Dirons-nous qu'Olivier est un grand fou, qu'il est des passions qu'on s'interdit à son âge, que la comtesse (plus excusable, d'ailleurs) n'a qu'à s'abriter en Dieu, que tout a une fin, qu'il faut savoir vieillir, accepter l'inévitable, et que ceux-là pâtissent justement qui vont contre les volontés de la nature? Mais la déraison même est dans la nature, et dans la nature aussi les pires folies de l'amour, de l'odieux amour! Maupassant ne juge ni ne condamne. Il regarde et il raconte.

Il regarde si bien que je ne puis douter de la vérité de son livre (lequel porte en lui-même le témoignage de cette vérité); et il raconte si bien que, l'ayant lu voilà trois semaines, j'ai encore le cœur serré en y songeant.[Retour à la Table des Matières]

ANDRÉ THEURIET[2]

Séverin Malapert, c'est un peu Fortunio. Il est petit employé de préfecture, comme Fortunio est clerc de notaire. Il est amoureux de la préfète, comme Fortunio est amoureux de la belle notairesse; et, comme Fortunio, il est tendre, naïf et capable d'un dévouement absolu. Seulement, Fortunio est un clerc de notaire du pays bleu. Il ne porte point de tricot, ni de mauvaise jaquette usée aux coudes et luisante au collet. Même le poète nous dit qu'il est de bonne famille et que ses parents ont du bien. Le pauvre Séverin, lui, n'est qu'un pauvre diable... Lisez cette page. Si vous n'êtes, d'aventure, que le fils de tout petits bourgeois de province, elle vous attendrira:

Le logis des Malapert était étroit comme la vie qu'on y menait, pauvre comme la bourse de l'ancien agent voyer... Dans cette demeure froide et nue, on vivait parcimonieusement et solitairement. Point de servante; une femme de ménage venait seulement deux heures chaque matin pour faire le gros ouvrage. Mme Malapert préparait elle-même les repas. On déjeunait de café au lait; on dînait à midi d'un potage, d'un plat de viande et d'un légume, et le soir, à huit heures, on soupait des restes du dîner et d'une salade. Rarement un extra, plus rarement encore un dîner en ville. Le rigide M. Malapert, ayant pour principe «qu'on ne doit jamais accepter ce qu'on ne peut pas rendre», refusait impitoyablement toute invitation. De loin en loin seulement, en hiver, quelque voisin venait jouer au piquet ou à la brisque. Alors on tirait de l'armoire une bouteille de fignolette, liqueur fabriquée avec des vins doux et des épices, et l'on mangeait des marrons rôtis sous la cendre. On ne se ruinait pas en toilette: Mme Malapert prolongeait pendant cinq ou six années la durée de ses robes et de ses chapeaux; M. Malapert portait en semaine un habit-veste de gros drap et un gilet de laine tricotée; pour les grands jours, il avait une redingote noire «dont il ne voyait pas la fin». La garde-robe de Séverin était des plus élémentaires. Mme Malapert avait des doigts de fée pour rapetasser et rallonger les vieux vêtements, et, bien que son amour-propre en souffrît, le jeune homme devait se contenter de grosses chemises lessivées à la maison et de chaussettes tricotées par sa mère...

Moi, des pages comme celles-là me ravissent. Elles pénètrent mieux en moi que les plus tendres élégies des poètes. Car l'élégie est aristocrate et supprime les dures conditions de la vie réelle. Et les romans romanesques en font autant. Je ne sache pas de livres qui, plus souvent que ceux de M. Theuriet, aient ravivé en moi les chères impressions d'enfance. George Sand nous a montré des gentilshommes ruraux et des filles nobles vivant d'une vie campagnarde; et M. Émile Pouvillon, des paysans à demi conscients, tout pareils à leurs bêtes et comme absorbés et fondus dans la nature environnante. Mais M. André Theuriet est assurément le meilleur peintre, le plus exact et le plus cordial à la fois, de la petite bourgeoisie française, mi-citadine et mi-paysanne; et, comme cette classe sociale est la force même de la nation, comme elle lui est une réserve immense et silencieuse d'énergie et de vertu, les romans si simples de l'auteur des Deux Barbeaux deviennent par là très intéressants; ils prennent un sens et une portée; peu s'en faut qu'ils ne me soient vénérables. Oh! la sainte économie de nos mères, leurs prodiges de ménagères industrieuses, et l'étroitesse sévère du foyer domestique! C'est cette parcimonie même qui donnait tant de ragoût aux moindres semblants de vie plus aisée, aux petites douceurs exceptionnelles, aux crêpes du carnaval, aux cadeaux modestes du premier de l'an, aux deux sous des jours d'«assemblée»! Et cette parcimonie avait sa noblesse: car elle n'était, après tout, que l'expression d'un désir et d'un besoin de dignité extérieure. Que dis-je? Elle avait toute la beauté du sacrifice désintéressé: car cette vie n'était si étroitement ordonnée que pour permettre au fils, à l'héritier, de connaître un jour une forme supérieure et plus élégante de la vie. C'est la condition même de l'ascension des humbles familles. Et plus tard, sans doute, les enfants venus à Paris, et y ayant pris d'autres habitudes, peuvent sourire de cette mesquinerie campagnarde; mais c'est à elle pourtant, c'est à leur enfance à la fois indigente et tendrement choyée qu'ils doivent leur persistante fraîcheur d'impression et cette sensibilité qui les a faits artistes ou écrivains. Et, pour en revenir à Séverin Malapert, si la vie eût été plus large dans la petite maison de l'ancien agent voyer, il n'eût pas eu tant de plaisir à gagner, près du grenier, «la petite pièce, donnant sur les vignes, qui lui servait de dortoir et de cabinet de travail», et là, à relire ses poètes favoris et à rêver tout son soûl. Et il est vraisemblable aussi que c'est la secrète dignité dont s'inspire l'ingénieuse économie de maman Malapert qui se tourne, chez le pauvre petit employé, en héroïsme sentimental.

Car, je l'ai dit, Séverin est aussi fou que Fortunio. Dès que Mme de Grandclos, la nouvelle préfète, apparaît; dès qu'il a vu se promener, dans le jardin de la préfecture, cette jolie Parisienne dont la grâce savante lui est une révélation, il l'aime à en mourir et il lui appartient absolument. Un hasard le rapproche de son idole: M. le préfet l'ayant pris pour secrétaire particulier, Séverin voit tous les jours Mme la préfète et lui fait quelquefois la lecture dans le petit pavillon du jardin. Il est parfaitement heureux. Mais il paraît que l'adorable femme a un passé un peu trouble. Un méchant drôle de journaliste, Peyrehorade, qui s'en trouve informé, veut la contraindre, par des menaces, à devenir sa maîtresse. Séverin surprend leur entretien; et, comme rien ne saurait diminuer sa passion (qu'importe ce qu'elle a fait, puisqu'il l'aime?), il se propose comme champion à la dame de ses pensées, qui, après quelques façons, l'envoie avec sérénité à une mort possible. Il va donc provoquer Peyrehorade dans un café et ne réussit qu'à se couvrir de ridicule. Alors il va guetter son ennemi au bord d'un canal, le provoque de nouveau et, comme il refuse de se battre, le fait, d'un vigoureux coup de poing, rouler dans l'eau profonde. Il s'y jette après lui pour l'en retirer. Mais il n'est sauvé lui-même qu'à grand'peine. Conséquence: une fièvre cérébrale. Au moment où il commence à aller mieux, Mme la préfète entre dans sa chambre, lui dit: «Grand merci», et lui annonce qu'elle part pour un voyage de quelques semaines. Elle ne reparaît plus, son mari ayant été nommé secrétaire général dans quelque ministère; mais, pour témoigner sa reconnaissance à son sauveur, elle lui fait donner une bonne perception,—au milieu des bois. On l'y oublie; il s'y abrutit lentement, et reste garçon.

«Ainsi les années se succédèrent, oisives, ennuyées, monotones. L'âge venait, les cheveux noirs de Séverin grisonnaient, son imagination se stérilisait, et son esprit, autrefois si vif, s'atrophiait. Il n'entendait plus parler de Mme de Grandclos, et il ne s'en attristait plus...

«Maintenant il est vieux, il a pris sa retraite, et, encore que rien ne le retienne plus en Touraine, il n'a pas quitté Montrésor, où il continue le même train de vie insipide et inutile. Parfois, lorsqu'il se regarde dans un miroir, et qu'il voit se refléter dans la glace cette figure ridée et vieillotte, ce dos voûté, ces yeux ternes et ces lèvres chagrines, il a peine lui-même à reconnaître dans ce personnage desséché et décrépit le Séverin d'autrefois,—le svelte jouvenceau exalté, tendre et romanesque, qui marchait d'un pas si allègre sous les acacias en fleur de la rue du Baile, et qu'on avait surnommé à Juvigny «l'amoureux de la préfète».

Telle est cette simple histoire, moins belle, mais plus mélancolique que celle de Fortunio, qui du moins fut aimé de celle pour qui il avait voulu mourir.

Je ne vous cacherai point cependant que M. André Theuriet a écrit des romans plus parfaits, plus riches en peintures humaines et en descriptions rustiques, que l'Amoureux de la préfète. J'aurais mieux aimé que ce fût Péché mortel ou Amour d'automne qui me fournît l'occasion de vous parler un peu de ce sincère et cordial écrivain. Mais, qu'importe, après tout? En lisant son dernier livre, je me ressouviens confusément des autres. Son œuvre entière m'apparaît comme un vaste morceau de campagne, avec des rivières entre des pentes boisées, des forêts de sapins, des vergers, des fermes, des villages et les ruelles montantes de quelque vieille petite ville... Et je me dis: «Qu'il y fait bon!»

Je ne sais pas s'il n'y aurait point par hasard de plus savants artistes que M. Theuriet, mais je sais que nul n'aime les champs d'un meilleur cœur; qu'il y a, dans un très grand nombre de ses pages, une douceur qui s'insinue en moi, et qu'il me fait adorer la terre natale. Il excelle à nous faire voir des «coins», qui restent dans le souvenir et où l'on voudrait vivre. J'ai peu de mémoire, et je n'ai point relu depuis longtemps la plupart de ses romans; et pourtant je revois, avec une grande netteté, tel verger dans le Mariage de Gérard, telle vieille maison bourgeoise dans Tante Aurélie, tel sentier à travers bois dans Péché mortel; tel banc sous les grands arbres où un beau garçon et une jolie dame mangent des cerises, dans le Fils Maugars; tel champ où l'on «fane», dans Madame Heurteloup; et chaque fois je songe: «Que ne suis-je là!»—Je sais que nul romancier, pas même George Sand, n'a su mêler aussi étroitement la vie des hommes et la vie de la terre sans absorber l'une dans l'autre; ni mieux entrelacer l'histoire fugitive des passions humaines et l'éternelle histoire des saisons et des travaux rustiques.—Je sais aussi que rien n'est plus charmant que ses jeunes filles; car, tandis que la campagne les fait simples et saines, la solitude les fait un peu rêveuses et capables de sentiments profonds.—La solitude, soit aux champs, soit dans les petites villes silencieuses, nul n'a mieux vu que M. Theuriet comme elle agit sur les âmes et les façonne. Relisez Seule et Mademoiselle Guignon, ces deux excellents récits. Nul n'a mieux peint les solitaires, les «vieux originaux», vivant aux champs ou dans les bois, où s'endorment les chagrins, où les manies se développent en liberté, où s'enracinent les idées fixes. Rappelez-vous ses veuves, ses vieux gentilshommes, ses vieilles filles et ses vieux garçons, Mme Heurteloup, tante Aurélie, M. Noël, les deux Barbeaux, et combien d'autres! Toutes les variétés modernes du vieillard de Tarente,

... Sub Æbaliæ memini me turribus altis
Corycium vidisse senem
...

vous les trouverez dans l'œuvre de M. Theuriet, qui est en effet, ne vous y trompez pas, un poète virgilien.[Retour à la Table des Matières]

PAUL CHALON[3]

Vous rappelez-vous deux ou trois nouvelles très distinguées, parues il y a quelques années dans la Revue bleue et signées Paul Chalon? L'auteur était un jeune homme de beaucoup de cœur et d'esprit, qui avait su inspirer à notre cher directeur Eugène Yung une vive sympathie, et qui mourut peu après, à vingt-sept ans, Mme Paul Chalon vient de réunir en volume les essais de son mari[3]. Je les ai relus avec plaisir, et non sans attendrissement.

Je me rappelle ceux de mes amis, à moi, qui sont morts à vingt ans et qui resteront, à cause de cela, les plus aimés. Vous avez dû le remarquer: ceux de nos compagnons de jeunesse qui nous ont été enlevés dans leur printemps, ce sont presque toujours les meilleurs et les mieux doués, ceux dont nous attendions le plus, ceux à qui nous croyions du génie. Nous joignons, dans notre souvenir, à ce qu'ils ont été, ce que nous sommes sûrs qu'ils auraient fait s'ils avaient vécu. Qui dira ce qu'eût fait Henri Regnault? Qui dira ce qu'eût fait Adrien Juvigny? Les plus belles œuvres d'art et les plus beaux livres, ce ne sont peut-être pas ceux que nous avons, mais ceux qui devaient sortir de l'âme de tous ces jeunes morts. Sans doute ils achèvent leur tâche ailleurs. Si quis piorum manibus locus, nous retrouverons cet art et cette littérature d'outre-tombe, qui seront la joie du paradis qu'il est permis de rêver. Un Dieu moissonne les adolescents de génie et les belles jeunes filles, afin que ses élus soient un jour réjouis par leur beauté et par leurs chants; et le printemps éternel sera fait de ces printemps humains brusquement interrompus... Je livre cette idée consolante et déraisonnable à quelque poète spiritualiste.

Revenons au livre posthume de Paul Chalon. Il y a dans les Violettes, une jeunesse et une fraîcheur de sentiment tout à fait charmantes... Nous sommes pleins de bienveillance pour les morts que nous avons connus et aimés. Nous les transfigurons sans y prendre garde. De loin, leur jeunesse paraît plus fleurie, plus avide de vie et de lumière,—parce qu'ils ne jouissent plus du soleil; et leur tendresse paraît plus tendre,—parce que leur cœur ne bat plus. Nous nous disons: «Quoi donc! ils étaient ainsi?» Et c'est comme si nous les découvrions.

Mais, parmi d'autres pages où, sous une forme encore hésitante, se trahissent une âme douce et chaude et un esprit ingénieux, je vous recommande particulièrement les Deux gendarmes. Cela n'est point parfait, assurément; mais cela est simple, franc et tragique. Le tableau de ce duel au sabre, de ce duel à mort, dans une écurie close, derrière la croupe des lourds chevaux et sous la lumière fantastique d'une lanterne, n'est point d'une imagination médiocre. Il est triste que cette imagination soit éteinte; il est triste que tout passe;—et il est triste que nous ne puissions même pas concevoir un monde où rien ne passerait.[Retour à la Table des Matières]

MARCEL PRÉVOST
ET
PAUL MARGUERITTE

Je voudrais vous parler un peu de deux romans presque également distingués, à ce qu'il me semble, par des qualités diverses: Mademoiselle Jaufre, de M. Marcel Prévost, et Jours d'épreuve, de M. Paul Margueritte, et vous indiquer brièvement ce qui, dans chacun de ces livres, m'a paru particulièrement sincère et personnel, m'a donné l'impression de quelque chose de non encore lu, ou tout au moins de non ressassé. Impression rare en ce temps de production surabondante et banale, de demi-habileté courante et d'imitation universelle.

I.

Ainsi, je passerai vite sur les cent vingt premières pages de Mademoiselle Jaufre[4], où nous sont contés (avec art, je le sais, et parfois avec poésie) l'idylle des amours enfantines de Louiset et de Camille dans le grand parc abandonné, puis le départ de Louiset, puis l'adolescence paresseuse, inerte, solitaire de la belle Camille chez son père le docteur Jaufre. Je passerai aussi sur des descriptions, faites cent fois, des mœurs de petite ville et sur les conversations des abonnés du cercle de Tonneins. Ce qui me désole, ce qui fait que je n'ouvre presque jamais sans ennui ni défiance les romans qui m'arrivent par paquets, c'est que je suis toujours sûr d'y trouver des parties entières que je connais d'avance, des développements qui peuvent être «de la bonne ouvrage», mais qui sont à tout le monde, qui m'écœurent parce qu'il me semble que je les aurais moi-même écrits sans effort, et que je voudrais voir réduits à l'essentiel, à des notes brèves et comme mnémotechniques... Dans une littérature aussi vieille que la nôtre, il y a nécessairement des sortes de lieux communs du roman. Et sans doute on ne peut pas toujours les éviter, mais il ne faut jamais s'y étendre...

Et maintenant voici par où le récit de M. Marcel Prévost m'a retenu et intéressé.

Le docteur Jaufre est un philosophe, un original, un esprit systématique. Il a sur les femmes les idées de Schopenhauer. Il les considère comme des êtres inférieurs et charmants, dont la seule mission est de «conspirer aux fins de la nature» et, par l'attrait qu'elles exercent sur l'homme, d'assurer la perpétuité de l'espèce. Il réduit donc au minimum l'éducation de Camille.

«... Il s'agissait de favoriser avant toute chose le développement physiologique de l'enfant, surtout au passage périlleux de la puberté; il fallait, en un mot, la rendre capable d'être épouse et d'être mère. Pour le développement de l'esprit, un enseignement élémentaire suffirait... Quant à la morale féminine, Jaufre la trouvait résumée dans l'horreur du mensonge, le désir du mariage et le culte du foyer: ce qu'avaient eu sa mère et sa femme. Il oubliait leur foi religieuse. Ainsi façonnée, pensait-il, une femme ne peut devenir coupable que par l'insouciance ou l'infidélité du mari.»

Qu'en arrive-t-il? La belle Camille, qui n'est qu'un joli et tendre animal, d'une douceur toute moutonnière et passive, se laisse prendre, presque sans résistance ni révolte, par un hardi garçon, un officier d'artillerie, qui disparaît lorsqu'il la sait enceinte. Camille l'aimait-elle? Elle ne sait; elle l'a subi, voilà tout. Revient alors son petit ami d'enfance, Louiset. Il aime toujours Camille, et voilà que Camille se remet à l'adorer et qu'elle se laisse épouser sans rien dire. Mais elle ne peut longtemps cacher son mensonge, et Louiset part, désespéré.

Je vous supplie de ne point juger trop durement la pauvre belle créature. Elle fait des choses abominables sans nous devenir odieuse. Comment, en cédant à l'officier brun, elle obéit à une volonté plus forte que la sienne; comment cette première aventure et son cruel abandon éveillent en elle, par la douleur, la faculté d'aimer; comment sa faute même la jette dans les bras de Louiset comme dans son refuge naturel; comment le courage lui manque pour le détromper, justement parce qu'elle l'aime; comment le ressouvenir même de sa souillure exaspère cet amour; sa honte, ses terreurs, ses souffrances, son désespoir en sentant approcher l'instant inévitable où éclatera sa trahison... M. Marcel Prévost a su nous peindre tout cela (ce qui n'était point facile) avec beaucoup de pénétration et de sûreté, une intelligence subtile des mystères du sentiment et un accent de pitié contagieuse. L'histoire de Camille, c'est celle d'un être presque inconscient, proche de la nature, point méchant au fond, transformé, par sa chute même et par l'affreux mensonge où cette chute l'a contraint, en une créature aimante et capable désormais de vivre d'une vie morale. C'est comme qui dirait la révélation, dans une âme primitive, de la loi par le péché...

Une autre partie tout à fait digne d'attention, ce sont les pages qui nous montrent Louiset réfugié à Paris et essayant en vain de haïr celle qui l'a trahi si indignement. Il retrouve une jeune femme, Laurence, une artiste demi-galante, qui l'a aimé autrefois, quand il était étudiant. Il la suit un soir dans son petit hôtel, bien résolu à oublier l'autre. Mais tandis qu'il serre Laurence dans ses bras, ses lèvres, à son insu, prononcent le nom de Camille. Et Laurence, prise de compassion, ne se fâche point, mais lui demande son histoire.

«... J'ai obéi (c'est Louiset qui parle). Je me suis assis près d'elle et je lui ai conté tout... Elle écoutait, presque recueillie... De temps en temps, elle pleurait... Elle me prenait les mains et me les serrait. Maintenant que je resonge à cette scène, je la trouve bien extraordinaire. Figure-toi cette chambre de jeune femme, mystérieuse comme un boudoir, éclairée par vingt bougies; le lit en face de nous... Elle décolletée, les bras à demi nus...—moi fait ... comme je le suis maintenant... Quand j'ai eu tout dit, je me suis senti à la fois soulagé et épuisé...»

«Vous adorez votre femme, lui dit la bonne Laurence. Allez la retrouver.» Et il y va, et il lui pardonne. Il trouve auprès d'elle l'enfant qui n'est pas de lui, un pauvre petit être chétif et malade et qui gémit doucement dans son berceau:

«... Son cœur se déchira dans un sanglot de pitié. Et, penché sur le front de l'enfant fiévreux, qui levait sur lui ses yeux de misère,—par où la mort semblait regarder,—il le baisa...»

Et la forme? Il y a dans le style de M. Marcel Prévost,—avec quelques affectations de «modernisme»,—de l'aisance, de l'abondance, même de la luxuriance, et un je ne sais quoi qui rappelle la manière de George Sand. Je note en pédant,—et avec regret,—des expressions qui m'ont affligé. M. Prévost ose encore écrire sérieusement: «Le front las des penseurs (page 32)»; il nous dit que la clientèle était peu lucrative à Tonneins (idem); il nous parle d'«un avenir politique naissant de la notoriété du génie de Paul Delcombe (page 91)», etc., etc... Beaucoup d'écrivains d'un réel talent commettent aujourd'hui des fautes de ce genre. Certes, nombre de littérateurs du temps jadis écrivaient faiblement: ils n'écrivaient jamais mal. À présent ... mais cela voudrait toute une étude.

II.

Je veux vous le dire tout de suite: le nouveau roman de M. Paul Margueritte[5] est un beau livre et (je prie l'auteur de prendre cela pour un compliment plus grand encore) un bon livre. Il est sain, il est vrai; il est triste, il est fortifiant. Ce qu'il nous raconte, c'est l'éducation de deux âmes par la vie. C'est donc, sous une forme plus concrète, dans des conditions qui rendent la leçon autrement émouvante et démonstrative, la même histoire que nous a contée dans le Sens de la vie M. Édouard Rod.

(J'ajoute,—et la remarque n'est pas inutile au temps où nous vivons,—que le livre de M. Paul Margueritte est chaste, absolument chaste,—sans que cette réserve coûte rien à la belle franchise de l'observation.)

Une particularité de ce roman, c'est qu'il atteint, par endroits, à l'émotion la plus forte par des séries de notations brèves, précises, un peu sèches même, à la Flaubert. Il est écrit à la fois dans la manière de l'Éducation sentimentale et dans l'esprit du plus «cordial» roman anglais. C'est par de petites phrases exactes, menues, et assez froides quand on les isole, que M. Margueritte nous communique son muet attendrissement et glisse en nous le «désir des larmes». Cela est très singulier. Mais cela revient peut-être à dire que M. Margueritte a senti profondément les choses avant de les traduire en nets et courts paragraphes.

Il n'est pas commode de faire, d'un tel livre, un résumé qui en donne une idée un peu approchante. Je voudrais abréger les quatre-vingts premières pages, celles où l'auteur nous fait connaître son héros, son caractère indécis et fier, son ennui, son désespoir, sa tentative de suicide... Ce sont là choses connues et qu'il était peu utile de répéter. Mais les deux derniers tiers du livre m'ont lentement pris aux entrailles.

Ce qu'ils racontent est bien simple pourtant. Un jeune homme, de vieille race, mais pauvre, André de Mercy, intelligent, cultivé, très loyal et très bon, petit employé dans un ministère (sa mère ne lui ayant pas permis de se faire soldat), épouse une petite provinciale sans fortune; car il a le cœur trop haut pour trafiquer de son nom et faire un mariage d'argent, et, d'autre part, il est de ceux qui ne peuvent résister à la solitude et qui ont besoin d'un foyer. Toinette (c'est le nom de la jeune femme) est fort jolie, très ignorante, assez bonne, et elle aime son mari. Au sortir de sa vie provinciale, elle a de cruelles déceptions, dont elle ne sait pas prendre son parti. La vie du jeune ménage est plus que serrée: ils ont à peine trois mille francs pour vivre. C'est la misère en habit noir et en robe de dame. Ils sont obligés, pour restreindre leurs dépenses, de déménager deux fois et de prendre des appartements de plus en plus modestes et, finalement, d'émigrer à la campagne, dans les bois de Sèvres. Ils ont deux enfants. Les premières couches de la petite femme ont été laborieuses; elle n'a pas eu de lait, et il a fallu une nourrice... Toinette souffre de mille petites privations, sans compter la blessure de son amour-propre. Un moment elle est obligée de se passer de bonne et de faire le ménage; son humeur s'aigrit. André, lui, souffre de sa vie inutile et morne de gratte-papier; il souffre de voir que sa mère et sa femme ne s'aiment point; il souffre de sa pauvreté croissante et de sa continuelle inquiétude du lendemain... Vous ne sauriez croire avec quelle poignante vérité de détails sont notés le progrès et l'entrelacement de toutes ces humbles douleurs.

Et pourtant, en dépit des découragements passagers, le cœur d'André et de Toinette grandit dans ces épreuves; et, en dépit des malentendus et des dissentiments, leur affection mutuelle s'épure et se fortifie. La paternité consomme la bonté morale d'André; le sentiment de sa responsabilité soutient son courage; il oppose à chaque nouvelle trahison de la vie plus de patience et de résignation. Et Toinette aussi devient peu à peu meilleure... Le jour où son mari est renvoyé du ministère, elle sent combien elle aime le pauvre garçon. Elle le sent mieux encore lorsqu'il a la fièvre typhoïde et qu'elle songe à ce qu'elle deviendrait sans lui. Enfin, la vie à la campagne et le soin des enfants achèvent d'apaiser et d'assagir la petite femme; elle devient plus sérieuse et plus intelligente, elle comprend plus de choses et conçoit mieux son devoir.

Cependant les luttes mesquines de ces tristes années ont développé l'énergie d'André, lui ont donné le goût de l'action. Sa mère lui a légué une ferme en Algérie. Pourquoi n'irait-il pas cultiver sa terre? «Que faire ici? dit-il à Toinette. N'es-tu pas lasse de la vie que nous menons? Veux-tu qu'à soixante ans je sois un vieux scribe hébété? L'avenir nous attend là-bas. Au moins nous vivrons chez nous, sous un beau ciel.» Et ils partent. Les voici sur le pont:

«... Alors André les embrassa tous du regard, cette famille qu'il avait créée, qui était sienne, dont il était le chef, et qu'il emportait avec lui, à travers les aventures, vers l'avenir.

«Il fut brave, et son cœur ne faiblit pas.

«—Eh bien, dit-il à sa femme, es-tu contente?

«—Oui, dit-elle.

«Et ce oui, ferme, le rasséréna.

«Toinette et lui se regardèrent et, pour la première fois, peut-être, ils se comprirent...

«À cette heure ils ne regrettaient pas de s'être mariés jeunes et pauvres, car toute une vie robuste, par cela même, s'ouvrait encore devant eux.

«Pleins de résignation, mais aussi d'espoir, ils se contemplaient en leurs vêtements de deuil, en leur mélancolie d'émigrants. Fermes de cœur, André et Toinette, ramenant leurs yeux sur les enfants, échangèrent un tendre et mystérieux regard. Là-bas ils auraient des enfants encore, leur jeunesse en répondait; ils n'auraient point à se dire: «Nourrirons-nous celui qui viendra?» Ils donneraient à Marthe des sœurs et à Jacques des frères. Il sortirait d'eux toute une race, et c'était la vie vraie, naturelle, la vie simple et grande. Ils le voyaient à l'évidence, comme ils voyaient cette mer bleue qui les entourait...»

Ainsi le récit patient, d'observation minutieuse, se trouve soulevé, vers la fin, par un souffle de vaillance et d'énergique espoir; et il nous plaît de retrouver et de reconnaître chez l'artiste raffiné, chez l'auteur de Pierrot assassin de sa femme, un peu de l'âme du soldat excellent dont il est le fils.

Je me sens moi-même, après des lectures comme celles-là,—commencées avec ennui, achevées avec émotion,—tout plein de confiance et tout prêt à me laisser consoler de la vie. Je suis tenté de ne plus croire ceux qui parlent de décadence et qui nous montrent la jeunesse d'aujourd'hui tristement ballottée du naturalisme au dilettantisme. Et, de grâce, ne nous accablez pas tant sous les romans russes. Voilà deux livres, Mademoiselle Jaufre et Jours d'épreuves, qui respirent, je vous assure, l'humanité et la pitié. Et ils ont encore ce mérite d'être écrits, sinon en dehors de toute réminiscence, du moins en dehors de tout préjugé d'école, et avec une loyauté parfaite. Enfin, vous serez surpris—et charmé, je pense,—de la somme de vérité qu'ils contiennent. J'ai souvent affecté de dire, agacé par certaines présomptions ou naïvetés trop fortes, que nous n'avions rien inventé, et je ne m'en dédis pas. Et pourtant j'ai aujourd'hui cette impression qu'à aucune époque de notre littérature il ne s'est trouvé, dans les livres d'écrivains encore jeunes, tant de sérieux, d'intelligence, de sagesse, d'observation curieuse, une science déjà si avancée de la vie et des hommes, et tant de compassion, une vue si sereine et si indulgente de la destinée[6].[Retour à la Table des Matières]

GILBERT AUGUSTIN-THIERRY

«Cet homme devait subir toutes les suggestions, y étant prédisposé par l'atavisme...

«Atavisme ... responsabilité solidaire et indéfinie de toute une race devant Dieu,—suivant qu'il est écrit au Décalogue: Je suis le Dieu fort et je sais châtier l'iniquité du père jusque sur les enfants...»

... Ô Justice immanente!... Il est patient puisqu'il est éternel[7]

Écoutez un drame étrange.

Premier acte. En 1815.

Le marquis Charles de Mauréac est un chouan héroïque et féroce. Durant plusieurs générations, les seigneurs de Mauréac, du Parlement de Bretagne, ont occupé une des quatre charges de présidents aux enquêtes, presque toujours «ordonnés pour tenir la Tournelle»,—honneur redoutable que justifiaient d'ailleurs des travaux successifs sur les édits criminels, par suite une connaissance héréditaire des âmes scélérates et une pratique familiale de la question «selon l'usage de Rennes», c'est-à-dire de la torture par brûlement des pieds et des jambes.

Pour enlever l'Albatros, un ponton où les bleus, vétérans de Bonaparte, gardent des chouans prisonniers, le marquis de Mauréac a séduit d'abord Anne-Yvonne Gallo, la femme du capitaine des bleus. Une nuit (c'est la nuit de Noël), il lui demande le mot d'ordre qui permettra d'accoster le navire. Anne-Yvonne refuse. Il lui arrache le mot en la «chauffant», c'est-à-dire en lui faisant brûler les pieds et les jambes jusqu'aux os, et il laisse ses compagnons l'enterrer encore vivante.

Pour le Roy!

Deuxième acte. En 1865.

René de Mauréac, fils du grand marquis, rencontre une petite comédienne d'opérette, Chérie-Mignon. Il la poursuit d'un désir aveugle, irrésistible, plus fort que la volonté, la raison et l'honneur. La fille résiste. Elle a peur. Il finit pourtant par l'épouser. Mais, pendant la nuit des noces, il essaye de l'étrangler; et elle, en se défendant, le tue d'un coup de couteau. Il tombe près de la cheminée et roule, les jambes dans le feu.

Chérie-Mignon est la petite-fille d'Anne-Yvonne Gallo.

René de Mauréac le sait.

Tous deux ont accompli ces choses sans le vouloir, et pour obéir à la suggestion du spirite Élias, 24, rue Rousselet, à Paris.

Je ne vous dis là que l'essentiel. Il faut lire le livre, il faut voir la mise en œuvre, avec quel art subtil et sûr toute l'histoire est conduite, et comment, dès les premières pages, M. Gilbert Augustin-Thierry sait nous envelopper de mystère, et, par la notation de détails très simples, mais inquiétants parce qu'on n'en voit pas le pourquoi, créer peu à peu autour de nous comme une atmosphère d'épouvante. J'ai rarement senti avec cette vivacité le désir de savoir ce qui arrivera et le délice d'avoir peur.

C'est comme qui dirait du Mérimée abondant,—et convaincu.

Convaincu, et même un peu solennel. M. Augustin-Thierry nous avertit, dans sa préface, qu'il a prétendu faire «une tentative littéraire nouvelle». Le vieux roman, le roman d'observation meurt d'épuisement. L'étude de l'homme «doit poursuivre sa recherche beaucoup plus haut que l'homme». La justice immanente et implacable qui gouverne secrètement l'histoire des familles et de leurs générations successives, le conflit de la personnalité humaine et des fatalités de l'atavisme; «les responsabilités solidaires» transmises par les pères aux enfants, le problème de la suggestion ... tels sont quelques-uns des sujets qui s'offrent aujourd'hui aux méditations et aux divinations de l'«artiste penseur».

Que les essais de M. Augustin-Thierry soient aussi nouveaux qu'il le croit, c'est ce que je ne puis vous garantir. Mais si sa matière n'est peut-être pas intacte, du moins n'est-elle pas encore si rebattue; et ces fiertés me plaisent quand elles sont soutenues, comme ici, par un vrai talent. Ou, plutôt, elles m'en imposent. Et, après que l'assurance de l'auteur m'a fait hésiter, la demi-obscurité de son programme prolonge cette hésitation.

Oui, j'entends bien, voilà assez longtemps qu'on nous ressasse l'éternelle histoire de l'amour et de l'adultère, et celles de la jalousie, de la haine, de la cupidité, et de toutes les passions et de tous les vices individuels. Tout cela est connu, archi-connu. Si j'ai bien compris l'auteur de Marfa, il voudrait qu'après la psychologie des personnes on tentât l'étude de ce qu'il y a en nous d'étranger et de supérieur à nous, des influences fatales dont nous n'avons pas clairement conscience et qui ne deviennent intelligibles qu'à la condition de les observer, non plus dans des individus isolés, mais dans des successions ou des groupes d'êtres humains. Moyennant quoi l'on voit se dégager à demi des ténèbres qui les rendent redoutables quelques-unes des lois qui semblent présider au développement moral du monde: lois de solidarité, de réversibilité, de responsabilité collective, d'expiation familiale; et par suite on entrevoit d'étranges communications, non encore définies, des âmes entre elles et de celles des vivants avec celles des morts, de subites et effrayantes lacunes de la personnalité et de l'identité du moi, et des sortes de substitutions de consciences. «Car, comme dit Hamlet, il y a plus de choses sous le ciel, Mercutio, que n'en conçoit votre philosophie.»

Mais d'autre part, c'est ici proprement le domaine des suppositions invérifiables, des chimères et des ombres vaines. Peut-on bien nous proposer pour sujet «d'étude» et «d'analyse», comme fait M. Thierry, des conceptions forcément arbitraires? N'est-il point dupe d'une assez plaisante illusion? Ce qu'il rêve, il croit l'observer. Son «enquête sur l'inconnu» n'est qu'une enquête sur l'inconnaissable: ce qui implique contradiction, comme on dit dans l'école. Quoi qu'il fasse, des récits comme la Tresse blonde ne sauraient être que des divertissements d'art d'une horrifique ingéniosité,—rien de plus que Lokis ou la Vénus d'Ill, ce qui est déjà beaucoup.

Et pourtant il y a ici autre chose: un rêve moral édifié sur une hypothèse scientifique. L'accomplissement d'une parole divine (Je châtierai l'iniquité du père sur les enfants) par la loi darwinienne de l'atavisme, voilà la Tresse blonde. C'est donc bien une imagination d'aujourd'hui. D'aujourd'hui? N'y a-t-il donc point une idée analogue dans l'Orestie d'Eschyle? N'est-ce point son père assassiné qui «suggère» à Oreste, par la bouche d'Apollon, de tuer sa mère Clytemnestre? Oreste n'a-t-il point l'aspect et la démarche d'un somnambule? Est-ce bien lui qui agit? A-t-il un moment d'hésitation? Et n'est-il pas, en somme, absous comme irresponsable?... Cherchons et regardons autour de nous, que de fois nous voyons les fils expier pour leurs pères et leurs aïeux! Et ces châtiments d'innocents offensant en nous une irréductible idée de justice, comment ne ferions-nous pas ce rêve d'une transmission et d'une réincarnation des âmes?—Mais cela n'arrange rien du tout, puisque ces âmes ne se doutent point qu'elles ont déjà vécu ni qu'elles rachètent leurs fautes antérieures...—Laissez-moi tranquille! Et souvenez-vous, par exemple, de ce pauvre petit prince impérial massacré par les sauvages et venant mourir de si loin, d'une mort sanglante, sous la même latitude où était mort l'Homme de sang, son aïeul. Est-ce assez machiné? Et sent-on assez là-dedans l'application d'une loi?—Mais nous ne sommes frappés que des cas où cette loi semble appliquée: or il y en a des millions où rien de semblable n'apparaît.—Qu'en savez-vous? L'histoire d'une famille peut exiger des siècles et des siècles pour que le drame moral y soit complet: patiens quia æternus. Et dès lors ces choses sont hors de notre prise.—Précisément.—Oui, mais cette obscurité même nous permet tous les rêves. Le roman de M. Gilbert Augustin-Thierry est un rêve horrible et édifiant à la fois de métempsycose hindoue. Mais la pensée d'où il est éclos a un tel caractère de beauté morale, et en même temps les circonstances extérieures où il se déroule ont un tel air de réalité, qu'on est tenté de se demander: Pourquoi pas? C'est ce qu'a voulu M. Augustin-Thierry. Je tiens donc son livre pour excellent.[Retour à la Table des Matières]

STÉPHANE MALLARMÉ

M. Stéphane Mallarmé a mis en tête de sa traduction des poèmes d'Edgar Poe[8] ce sonnet préliminaire:

LE TOMBEAU D'EDGAR POE

Tel qu'en Lui-même enfin l'éternité le change
Le Poète suscite avec un glaive nu
Son siècle épouvanté de n'avoir pas connu
Que la Mort triomphait dans cette voix étrange

Eux comme un vil sursaut d'hydre oyant jadis l'ange
Donner un sens plus pur aux mots de la tribu
Proclamèrent très haut le sortilège bu
Dans le flot sans honneur de quelque noir mélange

Du sol et de la nue hostiles ô grief
Si notre idée avec ne sculpte un bas-relief
Dont la tombe de Poe éblouissante s'orne

Calme bloc ici-bas chu d'un désastre obscur
Que ce granit du moins montre à jamais sa borne
Aux noirs vols du Blasphème épars dans le futur

—Qu'est-ce que cela veut dire? me demanderez-vous.

Je répondrai:

—M. Stéphane Mallarmé est un homme original et doux. Il a de l'esprit. Sa conversation se distingue par un tour imprévu et charmant; il y emploie du reste les mêmes mots que tout le monde, et dans le même sens, ou à peu près. Dès qu'il écrit, c'est autre chose... Pourtant il a commencé par faire des vers très beaux et, malgré quelques singularités, très intelligibles (sans quoi, je n'aurais pas osé dire «très beaux», car je ne me moque jamais des gens). Ces vers vous les trouverez dans le Parnasse contemporain, dans les Poètes maudits de Paul Verlaine (la Fenêtre, Placet, Automne, etc., surtout le Guignon, qui est, à fort peu de chose près, un chef-d'œuvre). Depuis, M. Stéphane Mallarmé est devenu décidément ce que M. Catulle Mendès appelle par une exquise litote un «auteur difficile». Pourtant il a des amis, Mendès tout le premier, Henri Roujon, Wyzewa, qui continuent à l'expliquer couramment. Et alors, me souvenant d'avoir été charmé par ses premiers vers, ce m'est un vrai chagrin de ne pas entendre parfaitement les derniers, et j'ai envie de lui en demander pardon. Au moins voudrais-je savoir au juste pourquoi je ne les comprends pas.—C'est peut-être, direz-vous, que c'est inintelligible.—Mais non, puisqu'ils sont trois qui comprennent, et probablement quatre, en comptant l'auteur. Si donc vous êtes patient et capable d'attention, et si vous avez l'âme assez bien située pour vous soucier parfois de choses réputées inutiles, reprenons le sonnet que je citais tout à l'heure, et tâchons de le traduire comme nous ferions d'un texte de Lycophron.

Je vous ai donné ce sonnet tel qu'il est dans le livre, sans aucune espèce de ponctuation. Il ne serait peut-être pas mauvais de la rétablir d'abord. Il faut, je pense, une virgule après change, un point après étrange, une virgule après eux, une après tribu, un point après mélange, un point d'exclamation après grief, une virgule après s'orne, une après obscur,—et, j'imagine, un point final.

Et maintenant voici la traduction que je vous propose:

«Redevenu vraiment lui-même, tel qu'enfin l'éternité nous le montre, le poète, de l'éclair de son glaive nu, réveille et avertit son siècle, épouvanté de ne s'être pas aperçu que sa voix étrange était la grande voix de la Mort (ou que nul n'a dit mieux que lui les choses de la Mort).

«La foule, qui d'abord avait sursauté comme une hydre en entendant cet ange donner un sens nouveau et plus pur aux mots du langage vulgaire, proclama très haut que le sortilège qu'il nous jetait, il l'avait puisé dans l'ignoble ivresse des alcools ou des absinthes.

«Ô crime de la terre et du ciel! Si, avec les images qu'il nous a suggérées, nous ne pouvons sculpter un bas-relief dont se pare sa tombe éblouissante,

«Que du moins ce granit, calme bloc pareil à l'aérolithe qu'a jeté sur terre quelque désastre mystérieux, marque la borne où les blasphèmes futurs des ennemis du poète viendront briser leur vol noir.»

C'est fort mal traduit, et pourtant j'ai fait de mon mieux. Je ne suis pas sûr d'avoir bien compris le 4e vers, ni le 5e et le 6e, ni le 9e, ni le 12e, ni le 14e. Le rapport de ces images avec les faits ou les pensées qu'elles expriment étant (je l'espère du moins) absolument clair pour M. Stéphane Mallarmé, il s'imagine qu'il en est de même pour nous, que nous rétablissons sans peine ce lien, et que nous remontons sans hésitation des signes aux choses signifiées.

Apparemment il croit à une sorte d'universelle harmonie préétablie en vertu de laquelle les mêmes idées abstraites doivent susciter, dans les cerveaux bien faits, les mêmes symboles. C'est un Leibnizien plein d'assurance. Ou, si vous voulez, il croit que les justes correspondances entre le monde de la pensée et l'univers physique ont été fixées de toute éternité, que l'intelligence divine porte en elle le tableau synoptique de tous ces parallélismes immuables et que, lorsque le poète les découvre, ils éclatent à son esprit avec tant d'évidence qu'il n'a point à nous les démontrer. M. Stéphane Mallarmé est un platonicien éperdu. Il croit à des séries de rapports nécessaires et uniques entre le visible et l'invisible. Il oublie que nous ne sommes pas, nous, dans le secret des dieux; voilà tout.

La preuve que son sonnet est limpide, c'est que deux Américaines l'ont traduit: Mrs Sarah Helen Whitman et Mrs Louise Chandler Moulton. Au fait, peut-être les étrangers sont-ils plus aptes que nous à entendre cette poésie. Les bizarreries qui nous déconcertent leur échappent. Ils ne sont pas gênés comme nous par une tradition, par le souvenir d'une langue plus exacte et plus précise. Ils n'ont rien à oublier avant de lire.

Sur les poèmes de Poe (la traduction est d'une belle et audacieuse littéralité), je me récuse. Je ne suis capable de goûter pleinement que le Corbeau, où le symbole est si clair, si triste, si saisissant, où le never more revient si douloureusement, comme un tintement de glas. Quant au reste, ce sont de vagues, harmonieuses et mystiques rêveries sur l'amour et la mort. C'est de la poésie lunaire et nocturne:

«Les cieux étaient de cendre... C'était nuit en le solitaire octobre de ma plus immémoriale année... À travers une allée titanique de cyprès, j'errais avec mon âme;—une allée de cyprès avec Psyché, mon âme...»

Ou bien:

«À minuit, au mois de juin, je suis sous la lune mystique: une vapeur opiacée, obscure, humide, s'exhale hors de son contour d'or et, doucement se distillant goutte à goutte sur le tranquille sommet de la montagne, glisse avec assoupissement et musique, parmi l'universelle vallée. Le romarin salue la tombe, le lis flotte sur la vague...»

La poésie de Poe est pareille à ce paysage. C'est de la vapeur opiacée.

J'ai aimé certains passages qui me rappelaient des vers—plus arrêtés et plus nets—de nos poètes à nous, de Baudelaire très souvent, quelquefois de Sully Prudhomme.

«... Et toi, fantôme, parmi le sépulcre des arbres, tu glissas au loin. Tes yeux seulement demeurèrent, ils ne voulurent pas partir;—ils ne sont jamais partis encore.»

Ainsi le poète de la Vie intérieure:

Ô morte mal ensevelie,
Ils ne t'ont pas fermé les yeux.

De même encore le poème intitulé Pour Annie exprime à peu près le même état d'âme crépusculaire et délicieux que l'adorable pièce du Rendez-vous dans les Vaines tendresses. Et alors j'ai relu le Rendez-vous, et je l'ai préféré. Je suis beaucoup trop de mon pays; mais qu'y faire?[Retour à la Table des Matières]

ÉDOUARD ROD

«Pourquoi avez-vous été créé et mis au monde? demande le catéchisme romain.—J'ai été créé et mis au monde pour aimer Dieu, le servir et, par là, mériter la vie éternelle.»

M. Édouard Rod se pose la même question sous cette forme: «Quel est le sens de la vie[9]?» Et, si j'ai bien compris, il finit par se faire à lui-même cette réponse ou à peu près: «Si la vie a un sens, elle a celui que lui donnent les honnêtes gens et les braves gens, quels que soient, d'ailleurs, l'espèce et le degré de leur culture.»

Seulement il a l'air de songer tout le temps: «Peut-être bien que la vie n'a pas de sens du tout.» Et c'est pourquoi son livre est triste, aussi triste, en vérité, que la Course à la mort.

D'autre part, ce livre lugubre ne nous raconte que des événements heureux, et c'est par là qu'il est rare et original.

Car il ne s'est pas vu, je pense, de tristesse plus purement intellectuelle. On est tenté, à première vue, de ne pas plaindre du tout M. Édouard Rod. Un commerçant, un ouvrier, un paysan ne le plaindraient point, ne le comprendraient même pas. Un artiste non plus. Un métaphysicien pas davantage, du moins je le crois. Il y a là, en effet, je ne sais quoi de contradictoire: la souffrance de M. Rod implique une distinction d'esprit dont il a sûrement conscience et qui lui est donc, par elle-même, une consolation. D'ailleurs, l'ignorance où nous sommes de nos origines et de nos fins ne saurait être une souffrance positive, puisque cette ignorance est la condition même de l'activité de l'esprit, laquelle est nécessairement un plaisir. Je ne fais point là de sophismes, je vous assure. Jamais désolation ne fut moins motivée, extérieurement, que celle de M. Rod. Jugez plutôt.

Le «sens de la vie», il le cherche de la meilleure manière qui soit: en vivant. Et, d'abord, il se marie. Cela, c'est affirmer tout au moins que l'homme est fait pour le mariage et pour l'amour. Et ainsi, tandis que notre penseur se pose la question, il l'a déjà en partie résolue. Il doit donc être déjà un peu soulagé.

Mais, au reste, il a toutes les chances: il connaît depuis longtemps sa femme, qui est une petite amie d'enfance; il l'aime et il est aimé d'elle. Sans doute il se demande si la vie en commun ne leur ménage pas des surprises, s'ils ne vont point faire l'un chez l'autre des découvertes fâcheuses. Mais cette inquiétude est vite dissipée. Non seulement ils s'adorent, mais ils se comprennent, ils ne s'ennuient pas un moment ensemble. Ils vont en Italie, puis vivent quelques mois dans une maisonnette au bord de la Méditerranée. Leur lune de miel est exquise: il en fait lui-même l'aveu...—Et je me dis, presque avec colère: «Est-ce qu'il croit qu'un pareil bonheur est chose commune? Est-ce qu'il croit que tout le monde l'a eu? Est-ce que cela ne le met pas, du coup, au rang des plus rares privilégiés de la vie? De quoi se plaint-il? Et comment, après cette divine aubaine, a-t-il eu le front d'écrire son livre?»

Il est inquiet en songeant que ce bonheur ne sera pas éternel; que, peut-être, quand il sera de retour à Paris, il regrettera sa vie de garçon et que la grande ville le disputera à sa femme.

Ils y reviennent, à Paris, et l'épreuve tourne au mieux. Ils habitent une jolie maison, à Auteuil. Il vit comme un coq en pâte. Il sent autour de lui une affection fidèle et réchauffante... Un jour, il rencontre un de ses compagnons d'autrefois; il s'applique à revivre, tout un soir, sa vie de bohème et de noctambule: mais cela ne lui dit plus rien, et il rentre avec joie dans son élégant foyer... Notez que nulle part il n'est question d'embarras ni de soucis d'argent, et que sa femme et lui ont l'air de se porter comme des charmes.

... Et la description de toutes ces joies sonne comme un glas!

Sa compagne devient grosse... Je connais des gens qui, s'ils avaient une femme et si cela lui arrivait, auraient la candeur de s'en réjouir. Mais il est, lui, profondément désolé, parce que cela va le déranger dans ses habitudes et parce qu'il n'aura plus sa femme à lui tout seul...

L'enfant vient au monde. Les couches ont été un peu laborieuses, mais en somme tout a bien marché. Or, quand la vieille bonne lui présente sa petite fille en lui disant: «Embrassez-la, Monsieur!» il se détourne avec horreur; et quand la brave femme fait la même tentative auprès de l'accouchée, celle-ci «répond par un geste de suprême lassitude et se détourne». Le père souffre parce que cette petite fille, qui n'avait pas demandé à vivre, est sans doute vouée, comme lui, à la douleur. Il souffre d'avoir à déclarer l'enfant à la mairie; il trouve aux employés des airs d'inquisiteurs(!). «Jamais je n'ai senti plus vivement l'odieux et le ridicule de l'ordre civil, etc.» Enfin, quoi! il souffre parce qu'il veut souffrir. Mais, s'il veut souffrir, c'est donc que cela l'amuse; et, si cela l'amuse, à qui en a-t-il?

L'enfant tombe malade. Pendant dix jours le père et la mère sont en proie à d'horribles angoisses. Voilà donc enfin une vraie souffrance, la première! Mais l'enfant guérit. (Je vous dis que ces gens-là ont toutes les veines!) Aux inquiétudes qu'il a senties le père reconnaît qu'il aime son enfant. (Ce n'est pas trop tôt!) Cependant il continue à se plaindre...

De quoi? De n'être pas un saint. Il a lu les romans de Tolstoï et de Dostoiewski, et cela lui a donné un coup,—comme si ces Russes avaient découvert la charité et comme s'il n'en eût jamais entendu parler avant. Il se dit: «Vivre pour les autres, oui, c'est là le but de la vie.» Il nous raconte alors l'histoire d'une vieille demoiselle qu'il a connue dans son enfance, qui a passé ses jours à se dévouer, et qui, seule, paralytique, presque pauvre, sans une joie extérieure, a vécu sereine à force de résignation, de douceur et de charité. (Et tout ce récit, je dois le reconnaître, est un pur chef-d'œuvre.) Il veut donc, lui aussi, essayer de l'«altruisme». Il va dans quelques réunions anarchistes et en revient totalement découragé par la brutalité et la stupidité des misérables. Il fait un autre effort: il prend dans sa maison, comme petite bonne, une orpheline assez mal élevée, qu'il est bientôt obligé de mettre à la porte. Il découvre très vite qu'il est incapable de pratiquer pour de bon, et dans la rigueur réelle de ses obligations, la «religion de la souffrance humaine», et qu'il n'est, comme tant d'autres, qu'un brave homme assez pitoyable et pas méchant, mais non pas héroïque... Et il souffre de cette constatation.

Il souffre enfin de n'avoir point de foi positive. La rencontre d'un ami, qui de sceptique est devenu croyant, augmente son angoisse et son désir. Il voudrait croire pour être tranquille, et n'y arrive pas. Tout ce qu'il peut faire, c'est d'esquisser un système de philosophie, l'Illusionisme, qui voudrait être nouveau et qui ne l'est pas: car, sauf erreur, il se ramène aux conceptions de Lachelier ou de Secrétan et, par delà, au kantisme. Un matin, il entre dans l'église de Saint-Sulpice, pendant la messe. Il est ému par les cérémonies et par les chants. Il fait une vague prière idéaliste en prose poétique, et se décide enfin à réciter le Pater,—pour voir. Et il est tout à fait désolé parce qu'il ne peut le réciter que des lèvres...

Le pauvre homme!

J'ai analysé le livre de M. Édouard Rod en affectant un esprit grossier et superficiel. Mais je vous préviens maintenant que ce n'était qu'un artifice pour vous faire plus vivement sentir l'originalité de cette autobiographie morale.

Car, d'abord, comme je l'ai dit, ce livre, où se déroule une vie humaine si douce, si unie, si exempte de catastrophes et même d'ennuis matériels, est plus triste que s'il y ruisselait des larmes et du sang. Mais le pire, c'est que cette mélancolie sans cause n'a pourtant rien d'affecté. Elle n'est point préméditée. Elle coule de source. Et l'ironie ou l'irritation que j'ai pu laisser voir tout à l'heure tournent à la louange de l'écrivain. Ce qui m'irrite, voulez-vous le savoir? C'est qu'il est trop vrai, ce livre d'un heureux qui ne peut pas se consoler. C'est que cette tristesse vaine, et pourtant sincère, je l'ai souvent sentie en moi, et que j'en rougis; c'est que j'ai peur d'y découvrir un mélange affreux de vanité, d'égoïsme, de «gendelettrerie», de complaisance pour la beauté et la distinction de ma propre intelligence; et que, de souffrir uniquement par la pensée (oh! là là!) et de le dire, et de s'en lamenter en phrases bien faites et que l'on sent bien faites, cela me paraît lâcheté pure et prétentieuse impertinence, alors que tant de malheureux souffrent réellement de la faim, du froid, de la maladie, des infirmités, de la perte de leurs enfants, des abandons, des trahisons, etc. Au reste, M. Édouard Rod est bien de mon avis: et, la seule fois où il ait connu une vraie douleur, il n'a pas craint de confesser la vanité des autres. Que dis-je? Il s'est aperçu ce jour-là qu'il aimait la vie, même douloureuse:

«... Et, pour la première fois, il me semble qu'il y a un peu de «phrases» dans ce que j'ai toujours dit et pensé sur la vie, dans les colères, les dégoûts, peut-être jusque dans les tristesses qu'elle m'a inspirés. On a beau la haïr et la mépriser, on l'aime pourtant; elle a, jusque dans ses pires cruautés, des saveurs qui la font désirable, et, quand on a senti la mort passer tout près, quand on a failli voir disparaître une de ces existences qui sont la vôtre même, on comprend alors que la vie, affreuse, inique, féroce, vaut encore mieux que le néant.»

À la bonne heure! mais cette page condamne-t-elle et efface-t-elle le reste du livre? Non pas. Le mal défini par M. Rod n'en existe pas moins, et il valait la peine de le décrire, ne fût-ce que pour que nous en sentissions la honte et que nous eussions le désir de le secouer d'un coup d'épaules, en rentrant des livres dans la vie.

Ce mal, M. Rod le nomme de son vrai nom:

«Ah! trois fois malheur à celui qu'a touché le funeste dilettantisme!... Sans réflexion, sans calcul, poussé par sa nature et par l'esprit du temps, il s'est livré à ses séductions, dont il n'a pas vu le danger: c'est si facile, si doux, si distingué, de jouer avec les idées, de s'en caresser l'intelligence, d'en extraire l'essence, et, comme un riche répand sur ses mouchoirs un parfum dont le prix nourrirait des familles, d'en saupoudrer élégamment sa vie... Cependant, ces plaisirs s'émoussent comme toutes les ivresses: le Pharisien se fatigue à la fin des arcs-en-ciel qu'allument sur toutes choses les prismes de son esprit. Un chagrin le frappe, la vieillesse vient, il se sent homme, et voici s'éveiller en lui un immense besoin d'aller aussi prier obscurément dans les recoins des églises et d'y déposer sa souffrance, et de savoir qu'il est écouté... Mais c'est Dieu maintenant qui le traite ironiquement en égal, qui discute et raisonne et lui renvoie les questions qu'il lui posait, et le promène en raillant par la chaîne des cercles vicieux qu'il avait forgée. Alors son orgueil s'écroule enfin, il sent peser sur lui comme un poids matériel le vide dont il s'est entouré et qui l'absorbe; il se révolte contre la tyrannie de son intelligence dont il a fait une inexpugnable forteresse... En vain ... et pour s'être complu en lui-même, il est éternellement isolé en lui seul

Cela est fort bien dit, et c'est cette misère qui a inspiré à M. Rod ses meilleures pages: par exemple celles où, par un ciel gris de novembre, serré en vain contre sa compagne, il sent «le je ne sais quoi d'étranger qui subsiste quand même en eux malgré la fusion de leurs vies (p. 48-49)», et celles encore où il exprime le navrement de tout souvenir, quel qu'il soit, et aussi ce sentiment singulier qu'on est plusieurs êtres successifs qui semblent indépendants les uns des autres, et que le «moi» coule comme l'eau d'un fleuve ou le sable d'une clepsydre... (P. 54-55.)

Et pourtant tout bien réfléchi et au risque de me contredire encore une fois, il m'est extrêmement difficile de m'apitoyer sur le cas de M. Rod, ni de me persuader que le dilettantisme soit par lui-même malfaisant, et j'ai presque envie de prendre sa défense. Ce mot de «dilettantisme», si vague et si commode, je pense que c'est Paul Bourget qui en a donné la meilleure définition: «C'est, dit-il, une disposition d'esprit très intelligente à la fois et très voluptueuse, qui nous incline tour à tour vers les formes diverses de la vie et nous conduit à nous prêter à toutes ces formes sans nous donner à aucune.» Eh bien, pourquoi cette disposition d'esprit serait-elle nécessairement funeste? Elle a souvent pour résultat l'ennui et l'impossibilité d'échapper à son propre isolement? Mais l'ennui, on y arrive tout aussi bien par d'autres routes. Bossuet nous parle de l'ennui qui est naturel à toute âme bien née. «Quelle solitude que ces corps humains!» dit Musset. «Nous mourons tous inconnus», dit Balzac dans un sentiment assez semblable. Et ni Bossuet, ni Balzac, ni Musset ne furent des dilettantes...

Il y a dans le dilettantisme un désir de tout comprendre, et un don de souple sympathie—avec une arrière-pensée de reprise, dans la crainte d'être dupe. Il est donc fait en même temps d'imagination sympathique—et de défiance intellectuelle ... et ainsi, il peut être la pire chose ou la meilleure: tout dépend du dosage des deux éléments qui le composent, et ce dosage dépend lui-même du tempérament de celui qui le pratique... Je suis persuadé, pour moi, qu'un dilettante sec est un homme qui aurait été plus sec encore s'il n'avait pas été dilettante.

Le dilettantisme commence par être un plaisir et, quand il devient ensuite une cause de souffrance, il porte en lui-même son remède. Pour revenir au cas de M. Rod, le dilettantisme ne l'a pas empêché de se marier par amour, et il lui a sans doute servi à jouir plus délicatement de cette bonne fortune. Et, si le dilettantisme a d'abord retardé en lui l'éclosion de l'amour paternel, ce n'a été que pour le faire ensuite plus réfléchi, plus fort et plus tendre. Car le dilettantisme (Dieu! que ce mot m'agace!) est comme l'éprouvette de nos sentiments: il n'y a que les plus profonds et les moins artificiels qui y résistent. C'est le dilettantisme qui a permis à M. Rod de s'intéresser à toutes les conceptions de la vie, même les plus contraires à ce qu'on entend justement par dilettantisme, et d'y entrer tour à tour. C'est grâce à lui que notre écrivain a pu s'éprendre à ce point des romans russes, ou, si vous voulez, c'est l'ennui mortel issu de son dilettantisme qui a finalement déterminé ce prétendu dilettante à ne plus l'être. Oh! sans doute il traînera toujours derrière soi des lambeaux du vieil homme; il ne sera jamais un Vincent de Paul; ses expériences d'«altruisme» ont échoué, et ses tentatives pour «croire» n'ont point mieux réussi. Mais n'ayez crainte, il en demeure quelque chose, et l'on peut dire, en un sens, que c'est le dilettantisme qui a conduit M. Rod à plus de charité et d'humilité d'esprit, et à une résignation déjà chrétienne.

La vie n'a de sens que pour ceux qui croient et qui aiment: telle est sa conclusion. Son livre se rattache donc à ce mouvement d'esprit qu'on pourrait presque appeler évangélique, et qui est si sensible dans les écrits de Paul Bourget, de Maurice Bouchor, de Paul Desjardins, et de toute l'élite de la jeune génération. Et je me figure que l'origine de ce mouvement, c'est, quoi qu'on en dise, cette curiosité même qui est la marque éminente de notre temps: car on arrive assez vite à reconnaître que la curiosité intellectuelle et sentimentale ne suffit pas pour vivre pleinement, et c'est là une constatation qui a des conséquences.

Ce n'est point que ce credo des âges nouveaux soit facile à rédiger. Essayerons-nous? En voici un que je vous donne pour ce qu'il vaut et qui, d'ailleurs, n'est pas original (mais un credo ne doit pas être original).

—Je crois que l'humanité marche—quoique très lentement, avec des arrêts et des retours—vers un état meilleur où la justice sera moins incomplètement réalisée, la souffrance moindre, la vérité mieux connue, et, si vous le voulez, vers un idéal. Cet idéal, dont l'accomplissement est la raison d'être de l'univers, je ne sais s'il réside dans l'intelligence d'un Dieu, ou s'il se forme peu à peu dans le cerveau des êtres supérieurs. Je crois que tous les hommes sont réellement solidaires; je crois aussi (ceci est de Pascal) que nous aimons les autres (ou d'autres que nous) aussi «naturellement» que nous nous aimons nous-même; et que, de cette vérité sentie et de cet instinct développé peut découler toute une morale. Je crois que notre intérêt et notre plaisir, c'est d'aimer autre chose que nous, de travailler pour ceux que nous aimons et, par delà, en vue de la communauté tout entière.

Je crois que la morale est tantôt l'amour et tantôt l'acceptation des liens parfois délicieux et parfois gênants qui nous enchaînent, soit par le cœur, soit par un intérêt supérieur où le nôtre se confond, à d'autres que nous et aux groupes de plus en plus larges dont nous faisons partie. Je crois que cette morale, dans le détail de ses prescriptions, doit coïncider, sur les points essentiels, avec la partie durable des morales religieuses et de celle qui est fondée sur une philosophie spiritualiste.

Je crois aussi qu'on est bon et juste (quand on l'est) naturellement, par un sentiment qui commande et rend le plus souvent facile le sacrifice à autre chose que soi et, comme on l'a dit, par une «duperie» profitable à l'ordre universel et qui dès lors n'est plus duperie: mais pour croire que ce n'en est pas une, il faut faire effort, et sans doute la morale doit commencer par un acte de foi, formulé ou non. Le don ou le pouvoir de vivre sur cet acte de foi implicite, je crois qu'il peut être développé ou diminué par l'éducation ou par l'expérience, mais que rien ne peut le communiquer aux créatures manquées qui ne l'apportent pas en naissant ou qui n'en ont pas, du moins, un petit germe, et qu'ainsi il y aura longtemps encore, dans le grand œuvre, un énorme déchet de forces inemployées ou nuisibles, mais que tout de même le grand œuvre se fera ... Amen.[Retour à la Table des Matières]

CHOSES D'AUTREFOIS

Par ce temps de lycées de jeunes filles, c'est une joie pour l'esprit que ce journal enfantin où la petite princesse Hélène Massalska nous raconte la vie qu'on menait, de 1772 à 1779, au couvent de l'Abbaye-au-Bois[10].

C'est dans ce couvent qu'étaient élevées les fillettes les plus nobles de France. Les religieuses aussi appartenaient aux plus grandes familles. En 1772, l'abbesse s'appelait Mme de Chabrillan, et la maîtresse générale Mme de Rochechouart.

C'était un très noble couvent, vaste et plein de souvenirs, avec une bibliothèque de seize mille volumes, et partout des tableaux de maîtres. Et c'était un gai couvent, largement ouvert aux bruits du monde, avec une salle de théâtre au bout de l'antique jardin à marronniers et à charmilles. Des artistes de l'Opéra et de la Comédie-Française y donnaient des leçons de danse et de déclamation. Un jour, la petite Hélène y jouait le rôle d'Esther avec cent mille écus de diamants sur son manteau. Continuellement, des dames à paniers, poudrées et haut coiffées, des petites femmes de Watteau et de Lancret, s'y promenaient par les cloîtres. Toutes les fêtes de l'Église y étaient chômées, et Dieu sait s'il y en avait alors! Et c'étaient, pour un rien, des déjeuners «avec des glaces».

Et le joli programme d'études! Je fais le relevé des heures de travail pour une journée. Je trouve deux heures pour l'écriture, le calcul, la géographie et l'histoire, et quatre heures pour le catéchisme, la danse, le dessin, la musique, le clavecin et la harpe. D'algèbre, de chimie, de physique ou de zoologie pas la moindre trace.

Ces fillettes ne s'en portaient pas plus mal. Bleues, blanches ou rouges—c'est-à-dire petites, moyennes ou grandes—elles sont singulièrement énergiques et vivaces. Elles ont l'humeur batailleuse et fière. On sent qu'elles ont dans les veines, même à cette époque de décadence de la noblesse, un sang orgueilleux et fort, le sang d'une vieille race de soldats, seigneurs de par l'épée. Elles sont tumultueuses et violentes comme des guerriers Francs.

Une fois, pour avoir «rapporté», la petite Hélène est jetée par terre d'un croc-en-jambe, et tout le pensionnat lui saute par-dessus le corps en la bourrant de coups de pied. Une autre fois, ce sont des batailles terribles entre les rouges et les bleues, les grandes battant les petites comme plâtre quand elles les rencontrent dans les coins, et les petites déchirant et jetant dans le puits les livres et les cahiers des grandes. Un jour, pour une maîtresse qui déplaît, toutes les pensionnaires, sauf quelques timides, se révoltent, s'emparent des cuisines, y campent deux jours et une nuit, et envoient des parlementaires faire leurs conditions à Mme de Rochechouart. Et celle-ci, grande dame, indulgente aux fiertés et aux violences et qui a, comme les petites révoltées, du sang des vieux barons féodaux sous ses habits de servante du Christ, répond sèchement à une pensionnaire qui n'avait pas été de la conspiration et qui s'en vantait: «Je vous en fais mon compliment.»

Toutes ces petites féodales sont aussi des gauloises. Elles font, sur la sœur Saint-Jérôme et sur son confesseur dom Rigoley, qui avaient tous deux la peau fort noire, cette plaisanterie que «si on les mariait ensemble, il en viendrait des taupes et des négrillons». Elles ont, par un soupirail, des conversations avec un marmiton d'un hôtel voisin, qui leur joue de la flûte et qui les appelle par leurs noms: «Hé! d'Aumont! Choiseul! Mortemart!» Et elles s'échappent en espiègleries énormes, comme de mettre de l'encre dans le bénitier, en sorte que les religieuses s'en barbouillent en venant chanter l'office de nuit. Ce qui fit dire à Mme de Rochechouart que certes «le trait était noir».

Ah! les braves petites filles, si saines et si gaies! Elles font bien de rire, et de se dépêcher. Car ces privilégiées sont aussi des sacrifiées. Que nos filles de bourgeois et d'ouvriers ne les envient pas trop!

Ces pensionnaires de la noble abbaye ont des noms illustres, toutes les jouissances de la richesse et de l'orgueil—et notamment le plaisir de se croire pétries d'une autre argile que les «Petites Cordelières», les pensionnaires du couvent bourgeois d'à côté. Mais vraiment elles payent bien tous ces avantages. Pas de tendresse; pas de vie de famille, jamais; les pères absents; les mères occupées par une vie de parade. Leur famille, c'est la caste dont elles sont. C'est pour la conservation et l'honneur de cette caste que leur enfance se passe de caresses, et qu'elles ignoreront les libres fiançailles amoureuses.

Elles sont les victimes superbes de leur nom. À douze ans, on marie Mlle de Bourbonne à un vieux gentilhomme, M. d'Avaux; puis on la ramène au couvent, où elle pleure chaque fois que son vieux mari la demande au parloir. Le cœur de ces petites est condamné à ne parler qu'après le mariage. Aussi se rattraperont-elles.

Il y a par malheur d'autres sacrifiées: celles qui prennent le voile pour conserver à l'aîné de quoi soutenir l'honneur du nom. Mme de Rochechouart elle-même, si sage, si sereine, fond quelquefois en larmes et, pour occuper son imagination, passe des heures à noircir du papier. Mlle de Rastignac, très belle, vingt ans, prononce ses vœux. Au moment où on lui coupe ses longs cheveux blonds, toutes les pensionnaires disent: «Quel dommage!» Après le vœu d'obéissance, quand elle en vient au vœu de chasteté, elle s'arrête, et alors les petites coquines, qui pleuraient jusque-là, étouffent une grosse envie de rire. La pauvre victime «jeta les yeux de tous côtés pour voir s'il ne lui viendrait aucun secours. La maîtresse s'approcha, lui disant: «Allons, du courage, mon enfant, achevez votre sacrifice!» Elle fit un profond soupir en disant: «de chasteté et de clôture perpétuelles», et en même temps elle laissa tomber sa tête sur les genoux de madame l'abbesse. On vit qu'elle s'évanouissait, et on la mena à la sacristie.»

Il a donc ses drames, ce joyeux couvent, où sans doute la moitié des religieuses ont à peu près autant de vocation que Mlle de Rastignac. Et parmi ses légendes, il a celle de Madame d'Orléans, une néronienne. On ne nettoie que deux fois par an l'appartement de cette ancienne abbesse, fille du Régent. Un jour, une religieuse y a trouvé des traces de sang et une odeur de soufre. Les petites pensionnaires se racontent à l'oreille, avec terreur, et peut-être avec une secrète admiration scandalisée, que Madame d'Orléans faisait fouetter les sœurs jusqu'au sang, que parfois elle se mettait toute nue et faisait venir des religieuses pour l'admirer, «car elle était la plus belle personne de son temps», et qu'enfin elle prenait des bains de lait, qu'elle distribuait le lendemain à ses béguines, au réfectoire.

Ce couvent est au roi plus qu'à Dieu. On n'y enseigne point l'humilité. Les religieuses même l'ignorent. Quand l'archevêque de Paris fait mettre les scellés sur leur bibliothèque (parce qu'elle contient des livres jansénistes), elles les font lever par deux «visiteurs» de leur ordre, et l'archevêque finit par leur faire des excuses.

Ce qu'on développe chez les pensionnaires, c'est l'énergie individuelle, le sentiment de l'honneur; et on leur apprend aussi l'immolation de soi à l'intérêt d'une caste qui est encore (pour quelques années) une institution politique et sociale. Ce couvent est une sorte d'«École des Cadettes», une école de vie élégante, d'orgueil, de volonté—et de sacrifice. L'enseignement religieux devient souvent, ici, d'un illogisme charmant, l'institution même de la noblesse et jusqu'à ses préjugés d'honneur allant contre l'esprit de l'Évangile.

C'est égal, la vaillance et la fierté de ces fillettes me ravissent.—À huit ans, Mlle de Montmorency «eut un entêtement très fort vis-à-vis de madame l'abbesse (c'était alors Mme de Richelieu), qui lui dit en colère: «Quand je vous vois comme cela, je vous tuerais.» Mlle de Montmorency répondit: «Ce ne serait pas la première fois que les Richelieu auraient été les bourreaux des Montmorency.»—Six ans après, cette enfant, mourant d'un bras gangrené, disait avec une tranquillité merveilleuse: «Voilà que je commence à mourir.»

Ce qui rend plus intéressant encore, et même hautement dramatique, le tableau que la petite Hélène nous trace de l'Abbaye-au-Bois, c'est que, à l'heure même où elle écrit son journal, l'organisation sociale en vue de laquelle ces jeunes filles sont expressément élevées craque de toutes parts. Tandis qu'elles dansent, jouent de la harpe, se marient à douze ans ou prennent le voile à dix-huit, et qu'elles se disposent, par leurs plaisirs comme par leurs sacrifices, à soutenir la gloire de leurs maisons, peut-être que dans la rue, sous les longs murs du noble couvent, passe le petit robin qui leur fera couper la tête. Leurs maîtresses les préparent à être de grandes dames—et bientôt il n'y aura plus de grandes dames. Mais, en même temps et sans le savoir, elles les préparent à bien mourir. Leur éducation de filles nobles leur servira du moins à bien porter la détresse de l'exil—ou à bien monter sur l'échafaud.

Tout cela est fini. C'est un monde entièrement disparu dont la petite princesse nous montre un coin. La noblesse, n'étant plus une institution sociale, a bien réellement cessé d'être. Tout est si fort changé qu'on ne peut même pas comparer l'Abbaye-au-Bois et nos Sacré-Cœur ou nos Ursulines. La noblesse est si bien réduite à n'être qu'un nom et qu'un souvenir, que les derniers représentants de ce néant ne peuvent même plus faire élever leurs filles en filles nobles. Dans les couvents les plus «aristocratiques», les petites bourgeoises sont en majorité. L'éducation n'y développe plus la volonté ni l'énergie morale. L'instruction y est absolument démocratique. La danse et le clavecin ont cédé le pas aux choses «sérieuses». Le couvent, même au faubourg Saint-Germain, ne fait plus que des filles à diplômes, des institutrices, et tantôt des niaises, tantôt des corrompues.

Dès lors plus de grandes dames, du moins au sens entier du mot. Les conditions manquent, et la culture spéciale. On m'assure que les descendantes de celles d'autrefois ne se distinguent guère plus des riches bourgeoises. Que dis-je? C'est peut-être telle bourgeoise affinée qui nous donnera le mieux aujourd'hui l'idée de la grande dame. Il n'y a plus qu'une aristocratie intellectuelle.

L'aristocratie du sang (avec tout l'ordre social qu'elle impliquait) était assurément plus décorative, produisait des individus plus remarquables, de plus beaux spécimens de l'animal humain, et permettait à un petit nombre une vie plus noble et plus brillante. Le développement de la démocratie est peut-être incompatible avec la beauté du monde considéré comme un spectacle pour l'artiste et pour le curieux. Prenons-en notre parti; faisons ce sacrifice à l'idée de justice.

Mais, malgré moi, je me suis pris de tendresse pour Hélène Massalska et pour ses compagnes. J'ai senti, en feuilletant le livre de M. Pérey, que tout ce qu'il y a eu d'élégance, d'héroïsme et de fierté dans cette ancienne noblesse française faisait partie de notre patrimoine à tous. J'ai aimé à voir s'épanouir, dans ce royal couvent, ces orgueilleuses et charmantes fleurs de notre race. Plaisir de plébéien ébloui? Non, mais de Français pieux.[Retour à la Table des Matières]

L'EXPOSITION BODINIER

Si, flânant dans la rue, lorsque rien ne vous presse, vous ne vous êtes jamais arrêté devant les vitrines où sont exposées les photographies des comédiens et des comédiennes; si vous n'avez jamais pris un plaisir absurde, mais vif, à les reconnaître, depuis M. Cocheris jusqu'à Mme Damala, en passant par Delobelle et par Chichinette ..., vous pouvez être un honnête homme, mais vous êtes à coup sûr un individu bizarre et inquiétant, d'une originalité blessante pour vos contemporains, et sur qui le gouvernement devrait avoir l'œil.

L'ingénieux secrétaire général de la Comédie-Française, M. Bodinier, qui est décidément un psychologue et qui déjà avait eu l'idée merveilleuse d'offrir en spectacle aux messieurs d'un certain âge, pour des sommes relativement considérables, les exercices et les ébats enfantins des élèves du Conservatoire, M. Bodinier n'a donc point été si mal inspiré en organisant, dans une galerie attenante à son théâtre de poche, une exposition de portraits d'acteurs et d'auteurs dramatiques.

M. Bodinier connaît les hommes. Il sait que, si rien n'égale la joie de monter publiquement sur les planches et d'être de ceux que nomme la foule, c'est encore une volupté très appréciable que de contempler les traits de ces privilégiés, de participer à leur gloire par sympathie. Il sait qu'après les ivresses de la célébrité il y a les plaisirs de la badauderie; que, d'ailleurs, elles s'entretiennent l'une par l'autre; qu'ainsi tout le monde est content, ceux qui sont regardés et ceux qui regardent, et que tout est donc pour le mieux.

Si quelque industriel hardi et insinuant décidait, par son éloquence ou par des cachets sérieux, nos principales «illustrations» à venir passer tous les jours une demi-heure dans quelque salle entièrement vitrée, sur le boulevard, et admettait le public à les voir,—pour de l'argent,—ne pensez-vous pas qu'il ferait plus rapidement fortune qu'un directeur de ménagerie ou de musée anthropologique?

En attendant, nous avons, avec le musée Grévin, l'exposition Bodinier. J'en viens.

C'est une revue amusante à passer. Je vous parlerai peu des artistes vivants. Les têtes que la photographie a multipliées aux devantures des papeteries, vous les retrouverez là, peintes ou crayonnées. Vous constaterez qu'elles sont un peu moins ressemblantes, voilà tout.

Mais les portraits des morts pourront vous inspirer quelques réflexions.

La première, c'est qu'il nous est absolument impossible de nous représenter exactement les traits et la physionomie d'un seul des comédiens d'autrefois.

Hélas! nous ne savons même pas et nous ne saurons jamais quelle tête avait Molière. Ressemblait-il à Monval? ou peut-être à Porel? Mystère!

On hésite entre trois ou quatre images du grand homme. Ne dites pas que la question peut être tranchée par une sorte de divination, par un secret et sûr instinct du cœur. S'il en était ainsi, Monval aurait tout de suite reconnu, l'année dernière, la mâchoire de l'auteur du Misanthrope. Un je ne sais quoi l'aurait averti et éclairé. Or, Monval lui-même n'a pas osé la reconnaître: c'est un fait.

Le salon Bodinier présente d'autres cas aussi lamentables. Voici, par exemple, un premier portrait de la Clairon: c'est une Bartet, plus fade. Puis, en voici un autre, où elle rappelle tout à fait la Madeleine de Guido Reni (qui ressemble elle-même à Adrienne Lecouvreur). Et pas un trait de commun entre ces deux Clairon! Laquelle est la vraie? Ni l'une ni l'autre peut-être.

Du moins pouvons-nous espérer qu'il y a, dans l'une de ces peintures, quelques vagues linéaments de ce qui fut le visage de la Clairon. Il est seulement fâcheux que nous ne sachions pas lesquels. Mais le sort de la pauvre Gaussin est plus triste encore. On nous montre un portrait d'elle. Rien de mieux, n'était une petite difficulté: on n'est pas bien sûr que ce soit son portrait.

Nous ne sommes pas au bout de nos mécomptes. Par un phénomène inexplicable et pourtant bien réel, s'il est vrai que les diverses figures peintes d'un même comédien ne se ressemblent jamais entre elles, il est également vrai que les portraits des comédiens d'une même époque se ressemblent tous, tous,—comme des frères. Arrangez cela!

Je vous signale, à l'appui de cette observation, un tableau de Faustin Besson (?) représentant «les Dames de la Comédie-Française en 1855». Elles ont toutes la même tête, et l'on dirait aussi le même corps et la même robe. Elles sont indiscernables—et toutes pareillement affreuses.

Et les hommes? Lockroy père a la tête de Casimir Delavigne, et Casimir Delavigne a la tête de Victor Hugo. Je vous assure!

D'où vient cela? Peut-être de ce que j'ai mal regardé (mais écartons cette hypothèse). Peut-être de «l'air de théâtre» également répandu sur toutes ces figures. Peut-être aussi de l'uniformité des mentons rasés et des coiffures. Nous avons la barbe, et toutes les coupes de barbe, à notre disposition,—et toutes les coupes de cheveux, quand nous avons des cheveux. De là, de grandes facilités pour nous faire «une tête» et, par suite, plus de variété dans nos physionomies.

J'ai dit que les «Dames de la Comédie» d'autrefois étaient affreuses. Cette appréciation est évidemment excessive. C'est, sans doute, que j'avais encore dans les yeux l'abominable portrait de «Rachel jeune» par Dubuffe père: un front d'hydrocéphale, une tête longue comme un jour sans pain. Et c'est que toutes les autres sont coiffées et habillées à peu près comme les figures allégoriques de la place de la Concorde. Je crois pouvoir affirmer que, depuis les origines de la civilisation jusqu'à nos jours, l'époque de Louis-Philippe est celle où les corsets ont été le plus mal faits.

Peut-être bien que, dans cet accoutrement, Mlle Réjane elle-même finirait par ressembler à la statue de Lille ou à celle de Rouen.

Devant de telles horreurs, on songe avec mélancolie:—Voilà donc les divinités qu'adoraient nos pères! Voilà celles qui troublaient leurs cœurs, affolaient leurs cerveaux et hantaient leurs nuits! C'est bien drôle!

Il est vrai que leurs horribles coiffures se défaisaient peut-être quelquefois, et l'on peut supposer qu'elles ne dormaient pas toujours avec leurs robes. Il est vrai aussi que, si l'idée de la beauté féminine est restée à peu près immuable à travers les âges, l'idée du joli, qui est en grande partie affaire de toilette et de colifichets, est soumise aux plus rapides et aux plus étranges vicissitudes.

C'est égal, j'ai le soupçon que les frimousses de nos comédiennes à nous sont plus piquantes et surtout plus vivantes, plus individuelles que celles de leurs mères ou de leurs aïeules. Outre que la toilette d'aujourd'hui respecte mieux les naturels contours de leur enveloppe mortelle (les artifices que vous savez n'en exagèrent, après tout, que les détails les plus significatifs), nos comédiennes savent mieux se composer un minois qui soit bien à elles, se coiffer et s'habiller à l'air de leur visage, la mode actuelle laissant aux femmes intelligentes une liberté presque absolue. Cela ressort clairement de l'exposition Bodinier.

Il en ressort aussi (vous vous en doutiez, n'est-ce pas?) que tout est vanité. Beaucoup de ces braves histrions défunts (histrions n'est ici qu'un latinisme, je vous en avertis) sont déjà comme s'ils n'avaient jamais vécu. Dites-moi, je vous prie, ce que c'est que Melle Denain? Dites-moi ce que c'est que Melle Randoux et Melle Araldi? Je ne vous dirai pas: «Qu'est-ce que c'est que Firmin?» car celui-là, son nom du moins est encore connu. Mais je vous demanderai, à vous qui comme moi n'avez jamais vu cet estimable artiste: «Qu'est-ce que ce nom vous représente? et qu'est-ce autre chose qu'un nom?»

Talma, Rachel ou Frédérick Lemaître sont moins complètement évanouis. Mais cherchez pourquoi. C'est que leurs noms prononcés évoquent dans la mémoire certains personnages dramatiques, c'est-à-dire, en somme, autre chose qu'eux-mêmes. À le bien prendre, ce n'est donc point Rachel, c'est Phèdre et Hermione; ce n'est point Talma, c'est Oreste et Néron qui survivent et qui sont immortels. Vous en doutez? Essayez de songer à Talma et à Rachel, de vous les figurer en dehors des rôles que nous savons qu'ils ont joués d'une certaine façon: vous y aurez beaucoup de peine, et nos petits-enfants en auront plus encore.

Ainsi les comédiens n'ont point, si je puis ainsi dire, d'immortalité propre, quand d'aventure ils en ont une. Au reste, la partie rétrospective de l'exposition Bodinier nous fait très bien sentir qu'ils n'ont rien à eux, pas même leur tête.

Car, au temps où ils étaient vivants, où ils apparaissaient en chair et en os aux regards de la foule idolâtre, ce n'était pas eux, du moins ce n'était pas eux seuls qu'on voyait, mais les personnages historiques ou imaginaires qu'ils étaient chargés de représenter. Et, si quelque peintre les a fixés sur la toile, ce n'est donc point leur vrai visage qu'il nous a transmis, mais un visage arrangé par eux pour nous donner l'idée de tel ou tel personnage de théâtre... Il est de toute évidence que la tête de M. Maubant (no 304), couronnée de plus de lauriers qu'il n'en faut pour la cuisine d'une famille pendant toute une année, et de lauriers attachés par un ruban rose aussi large que les rubans de nourrice; il est évident que cette tête d'un homme qui joue l'empereur Auguste et que transfigure une si noble tâche, n'a presque plus rien de commun avec M. Maubant, électeur et bourgeois de Paris.

Mais j'enfonce ici une porte ouverte à deux battants. Il y a plus. Même quand l'artiste qui pourtraicturait les comédiens a prétendu peindre ou crayonner leur tête à eux, leur tête d'homme et de chrétien, il a eu beau faire, il s'est souvenu de tel ou tel de leurs masques publics, et c'est cela qu'il a reproduit, peut-être à son insu.

Et la photographie, quoique véridique par définition, triche ici presque autant que la peinture. La plaque même qui les réfléchit, ne les réfléchit pas tels qu'ils sont, mais se souvient de leurs rôles. Et puis, il y a les retouches, et c'est terrible!

J'avais donc raison: les malheureux comédiens ont des masques, mais n'ont point de tête. Ou, du moins, celle qu'ils ont, celle que Dieu leur avait donnée, personne ne l'a vue, ni ne la verra jamais. Quelle étrange condition! Et ils la subissent sans se plaindre—quelquefois avec entrain—pour l'amour de l'art!

C'est assurément le comble de l'abnégation. Ce sont eux les vrais Bouddhas! Comme Bouddha, ils se résignent à revêtir diverses figures; ils font le sacrifice de celle qu'ils auraient pu avoir, de celle à laquelle ils avaient droit. Mais ce que Bouddha faisait pour le salut de l'humanité, ils le font pour son plaisir, ce qui mérite plus de reconnaissance encore. Ils acceptent d'être, pendant leur vie, des ombres vaines et changeantes, que les poètes façonnent et pétrissent pour nous faire tour à tour rire, pleurer et rêver. Ils se donnent si bien à nous tout entiers qu'après leur mort il ne reste rien d'eux, absolument rien, et qu'il n'en peut rien rester, et que leurs portraits même ne peuvent pas être leurs portraits!

La conclusion, c'est qu'il convient d'honorer ces fantômes. Puisque leur gloire est la plus purement viagère de toutes; puisqu'au surplus elle n'est jamais bien nette ni libre de redevances, et qu'il leur faut toujours la partager avec ceux dont ils incarnent la pensée (comment doit se faire ce partage? le diable lui-même ne s'y reconnaîtrait pas),—nous ne saurions trop les fêter pendant que nous jouissons d'eux, ni leur tresser trop de couronnes, ni trop multiplier ce que nous prenons pour leurs figures, ni trop les décorer, ni trop les gorger de louanges et d'honneurs,—dussions-nous pour cela faire violence à leur inexorable modestie.[Retour à la Table des Matières]

UNE ÂME EN PÉRIL

Il y avait une fois, dans une pauvre paroisse du Bas-Limousin, un curé qui s'ennuyait. Ni la prière, ni la lecture des Livres saints, ni la joie austère d'instruire les enfants et d'évangéliser les humbles, ni les rencontres et les agapes cordiales avec les confrères, ni la nature qui est belle partout, même en pays plat, ni les plaisirs du jardinage, ni les promenades dans les champs, le bréviaire à la main, ni la fraîcheur des matins, ni la douceur des soleils couchants sur la lande, ne suffisaient à remplir cette âme inquiète.

C'est qu'il y avait dans ce prêtre un «gendelettre», comme eût dit Veuillot.

Il avait la rage d'écrire sur de gros cahiers des «pensées» faciles et des maximes innombrables. Il piochait des parallèles entre Virgile et Homère, entre Corneille et Racine, et il s'appliquait à rédiger en phrases «brillantes» son jugement sur Lemierre, Thomas et Jean-Baptiste Rousseau. Il faisait des «portraits» comme La Bruyère, avec des noms tirés du grec. Il avait des vues sur la brièveté de la vie, sur la fragilité de nos sentiments, l'infirmité de notre raison et l'excellence de la religion chrétienne. Et tout cela était d'une rare innocence.

Mais, comme il avait pourtant une imagination de poète et beaucoup de sincérité, il lui arrivait d'exprimer, avec un accent assez pénétrant, la tristesse de sa solitude morale et la mélancolie d'une âme qui se croit supérieure à sa destinée. Et, comme ce prêtre de campagne n'aimait pas les paysans, il avait quelquefois sur eux des remarques d'une clairvoyance cruelle et d'une éloquente âpreté.

Un aimable homme, un Parisien de Lyon, qui passait par là, s'en aperçut. Il fit à l'abbé la douce violence qu'il attendait, le décida à publier ses Pensées, et nous présenta l'auteur.

Le livre du curé limousin, qui, écrit par un laïque, eût passé à peu près inaperçu, fut fort bien accueilli par la presse. On y découvrit une saveur originale. Puis, de bons farceurs se piquèrent de courtoisie envers ce prêtre, parce qu'il était prêtre. Cela arrive plus souvent qu'on ne croit. Quand les journalistes sont en veine de respect, ils poussent très loin ce sentiment. D'ailleurs on flairait dans ces Pensées je ne sais quel manque de résignation qui semblait piquant chez un ministre de Dieu. Surtout on était charmé de trouver dans le livre d'un prêtre un portrait sans pitié du paysan, un portrait qui rappelait la page de La Bruyère et qui faisait même songer aux horribles paysans des romans naturalistes. Bref, on fit fête à ce Jocelyn maussade.

L'abbé vint à Paris humer sa gloire sur place. Il fit voir sa tête chez l'éditeur Lemerre. L'Académie lui donna un de ses prix. Et son évêque, fasciné, le nomma chanoine.

Tant de succès grisa le prêtre maximiste. Le diable lui souffla de composer un second livre de pensées et de l'orner d'une belle préface.

Or, ses Nouvelles Pensées ne valent rien; et, comme on sait, «rien, c'est peu de chose». Et quant à sa préface, elle pourrait bien compromettre son salut éternel.

L'abbé Roux ne s'ennuie plus; l'abbé Roux est chanoine; l'abbé Roux habite en ville, à Tulle. Mais, dès lors, l'abbé Roux n'a plus rien à nous dire.

Je prends au hasard dans ses secondes Pensées.

En voici de littéraires:

«Paul de Kock éclabousse la modestie et la pudeur pour faire rire.»

«Tacite est merveilleux dans l'antithèse, lorsqu'il n'y est pas ridicule.»

En voici de morales:

«Peu aiment beaucoup; beaucoup aiment peu.»

«Un despote n'a pas d'amis.»

«L'époux qui frappe sa compagne mérite-t-il le nom d'époux? Je dis plus: mérite-t-il le nom d'homme?»

«Les vierges sentent le lys.»

Et voici une pensée religieuse:

«La Théologie est une reine qui a les Arts pour chambellans et les Sciences pour dames d'atours.»

Je vous jure que tout est de cette force, sauf une douzaine de pensées que j'ai mises à part et que je ne citerai pas, crainte d'aggraver l'état d'âme inquiétant que nous révèle la Préface.

Cette préface est un morceau bien curieux. L'abbé s'y étale, s'y contemple, s'y démontre avec une joie! une complaisance! une liquéfaction intérieure! Hélas! il se connaît si peu qu'il va jusqu'à repousser ce qui faisait le meilleur de son originalité. «On a semblé croire, dit-il, qu'une solitude forcée m'inspira de penser et d'écrire.» Eh oui! nous le croyions, et c'est par là qu'il nous intéressait. Mais lui, le malheureux, tient absolument à être «auteur» et à l'avoir toujours été: «J'aurais écrit partout, reprend-il fièrement, et mieux à la ville que dans un fond de campagne. Ma plume, disciplinée de bonne heure, n'avait besoin ni de saint Hilaire ni de saint Sylvain pour frapper des maximes.»

Il nous raconte qu'en 1870 il avait déjà écrit quinze cahiers de pensées, qui furent pillés par les Prussiens, et il ne nous cache pas que c'est là une grande perte.

Puis il nous fait l'histoire de son premier volume:

«L'ouvrage eut un beau succès. On l'acheta comme un roman. Pas un journal, pas une revue qui n'en fît l'éloge... Tandis que les Pensées marchaient ainsi de triomphe en triomphe, l'auteur, lui, tendait de tous côtés une oreille inquiète. Ah! ces premiers jours furent pénibles! Enfin de bonnes nouvelles arrivèrent. Victoire! criaient tous les échos. Je ne pouvais croire à tant de bonheur.» Il écrit couramment: «Le chapitre des Paysans est trop célèbre à mon sens, sinon à mon gré», et il parle du «prodigieux retentissement accumulé autour de son nom».

Ah! monsieur l'abbé, je ne saurais vous dire quel chagrin c'est, pour une âme restée religieuse et qui s'attendait à rencontrer un prêtre, de se trouver en face d'un vilain homme de lettres et d'un auteur fieffé!

Pourtant, à y bien regarder, cette préface a aussi quelque chose de touchant, et qui désarme.

D'abord, cette fleur d'illusion, cette ignorance des hommes et des choses. L'abbé se figure avoir remué Paris, être entré dans la gloire. Il ne sait pas avec quelle rapidité nous oublions. On ne pensait plus guère à ses maximes limousines; et si l'on s'occupe encore de lui, vous verrez que ce sera pour lui dire des choses désagréables. Il va souffrir, et je le plains; car c'est évidemment un brave homme.

Il y a tant de candeur dans son contentement! Citant l'article que M. Caro lui a consacré, il fait remarquer en note que cet article était de «vingt-quatre pages et orné de trois gravures».

Il nomme tous ceux qui ont parlé de lui. Il remercie tout le monde, depuis l'évêque de Tulle jusqu'à M. Champsaur. Il s'écrie: «Merci à mon évêque!... Merci à M. Paul Mariéton!... Merci à la Presse parisienne!... Merci à la noble Académie française!...» Et il cite la page de M. Camille Doucet qui le concerne.

C'est que ce moraliste a, en somme, plus d'innocente vanité que d'orgueil. Et cette vanité est bien d'un prêtre: elle implique des habitudes de respect. Vous avez tous connu de ces abbés lauréats, sensibles aux prix académiques et aux récompenses officielles; enclins à respecter, en littérature comme ailleurs, les jugements qui se formulent par voie d'autorité; d'un amour-propre littéraire à la fois très éveillé et très ingénu, et où se révèle un fond de docilité chrétienne, de soumission aux puissances constituées, car toutes, et même celles que signalent les palmes vertes, émanent en quelque sorte de Dieu lui-même. L'abbé Roux joint à ce bon sentiment le respect des journalistes. Il nous montre les certificats qu'ils lui ont délivrés. En réalité, il est bien humble,—et je me trompais tout à l'heure.

C'est égal, je voudrais entendre la prière qu'il adresse à Dieu, de sa stalle de chanoine. J'imagine qu'il murmure entre deux antiennes:

—«Seigneur, si j'ai du génie, je sais que je vous le dois. Je m'ennuyais à Saint-Hilaire-le-Peyrou, parce que, comme je l'ai écrit, «un géant cherche en vain le sommeil dans un lit étroit, et un grand esprit le repos dans un milieu mesquin... Mais, quoique vous m'ayez fait plus grand que Daniel Darc, la comtesse Diane et M. Valtour, de l'Illustration, je ne suis qu'un pur néant devant vous, Seigneur! Que si j'égale La Bruyère et La Rochefoucauld, je ne veux point le savoir; car, plus magnifiques sont les dons que vous m'avez départis, et plus je vous en devrai un compte rigoureux. Alphonse Lemerre me trouvait supérieur à Vauvenargues, et j'ai bien vu que je faisais de l'impression sur les poètes qui venaient chez lui... Mais moi, Seigneur, je sais que, sans vous, je suis plus vil que la poussière des chemins. Ne permettez pas que je l'oublie jamais, et sauvez-moi du péché d'orgueil. La tentation est si forte pour les grands esprits!»

M. l'abbé Roux ne m'en voudra pas. Il considérera que c'est peut-être le Ciel qui l'avertit par une bouche profane. Au reste, je veux bien en faire l'aveu. Il y a grande apparence que nous avons tous, nous qui écrivons, une vanité littéraire pour le moins égale à la sienne. Seulement nous la cachons mieux; nous ne l'exprimons pas, en général, par des préfaces, mais par des actes, par toute notre conduite et par le mal que nous disons de nos confrères. Puis, nous savons un peu mieux les choses; nous n'avons pas les illusions de l'abbé sur la valeur et la portée des articles de journaux, et même de revues. En d'autres termes, nous sommes moins sincères, moins crédules, moins confiants que lui. Nous n'avons pas sa fraîcheur d'impressions. Et je suis bien sûr que l'abbé Roux, même après sa préface, vaut encore mieux, moralement, que les neuf dixièmes des hommes de lettres.

Mais c'est justement pour cela que son cas m'afflige. Corruptio optimi...

Si, à coup sûr, sa candeur l'excuse, elle ne le justifie pas complètement, et elle lui rend plus dangereux le poison de la louange. Ne le louons donc plus et prions pour lui.

Pourvu qu'il n'aille pas maintenant, pris de repentir, faire ciseler dans le pied d'un ostensoir un ange foulant sous son talon les Nouvelles Pensées et leur préface, comme fit Fénelon pour ses Maximes des Saints!

Non, vraiment, ça n'en vaut pas la peine.[Retour à la Table des Matières]

UN GRAND VOYAGEUR DE COMMERCE

Je viens de lire les deux énormes volumes, intéressants encore que confus, que M. Stanley vient de publier en dix langues sous ce titre à effet: Dans les Ténèbres de l'Afrique. Cette lecture m'a laissé une impression singulière.

Voilà un homme tout à fait remarquable par le courage, l'énergie, la patience, la persévérance, la lucidité d'esprit, le talent d'organiser et de commander. Il a, non le premier, mais après très peu d'autres, découvert un grand morceau du mystérieux continent noir. Il est digne de notre admiration, et nous ne songeons point à la lui marchander.

Comment se fait-il donc (je parle ici pour moi et pour quelques-uns) que, l'admirant, nous ne parvenions pas à l'aimer, et qu'il y ait, dans les sentiments qu'il nous inspire, un peu d'incertitude, de malaise, presque de défiance? Cela vaut la peine d'être expliqué.

Il y a explorateur et explorateur. M. Stanley représente éminemment, en fait d'exploration, la dernière manière et, si je puis dire, le nouveau jeu.

Dans un emploi de l'activité humaine qui, d'ailleurs, même intéressé, reste magnifique et rare, on peut bien constater, sans être accusé d'aucun mauvais sentiment, que M. Stanley apporte un désintéressement moindre, en apparence, que ses prédécesseurs.

Les grands conquistadores du quinzième siècle étaient de terribles chrétiens. Ils prétendaient conquérir à la vraie religion de nouveaux domaines. Assurément d'autres mobiles, beaucoup moins purs, fortifiaient en eux celui-là. Mais en principe, et très sincèrement, c'est au nom d'une idée religieuse qu'ils se précipitaient dans l'inconnu.

D'autres ont visité des terres ignorées pour en agrandir leur patrie, ou par un amour ingénu de la science et de la vérité, quelquefois aussi par goût du mouvement et de l'aventure.

Mais les voyages de M. Stanley ont tous été des tâches commandées par des journaux ou des compagnies. Ce n'est point pour sa patrie qu'il a travaillé; et lui-même n'essaie pas sérieusement de nous faire croire que c'est pour sa religion. Ce n'est pas non plus pour l'humanité, puisque c'est pour l'Angleterre.

La vérité, c'est que les nations civilisées se demandent comment elles exploiteront, pour l'accroissement de leur propre richesse et de leur propre bien-être, les régions du globe occupées par les races inférieures, et qu'elles se disputent déjà cette exploitation. Je crois que cela est légitime, je ne vois pas que ce soit héroïque. Les expéditions de M. Stanley sont, à aller au fond des choses, des entreprises commerciales,—dont le bénéfice est, je le sais, à longue échéance, ce qui leur communique une certaine beauté; mais enfin les actes, pris en eux-mêmes, sont ici fort supérieurs aux pensées.

La grande exploration, qui ressemblait jadis à une croisade, relève aujourd'hui du négoce, auquel elle prépare les voies. Elle tend à devenir une fonction du commerce moderne,—la plus noble, puisqu'elle en est la plus périlleuse. Mais cette noblesse même ne peut guère aller qu'en diminuant.

Avant cinquante ans, l'exploration sera presque un métier. Ce sera la forme nouvelle du condottiérisme. Les natures violentes, batailleuses et particulièrement douées d'énergie physique, les hommes qui, il y a trois ou quatre siècles, eussent été mercenaires dans les armées d'Europe, seront voyageurs au service des grandes nations commerciales. Ce sera intéressant, ce sera utile: ce ne sera pas nécessairement admirable.

Des mobiles inférieurs et purement égoïstes peuvent produire des actions d'une énergie surprenante. Grandet et Gobseck sont des hommes d'un très grand courage, à leur façon. Le vieux mot:

..... Quo non mortalia pectora cogis,
Auri sacra fames!

peut s'entendre des tours de force de la volonté tout aussi bien que des crimes. Je ne dis point cela pour rabaisser les voyageurs de commerce du siècle prochain. Je fais seulement remarquer que l'endurance ni l'énergie déployée ne sont point l'unique mesure de la beauté des actes.

Je reviens à M. Stanley. Un de mes griefs (si l'on en peut avoir contre un tel homme) est celui-ci. Les grandes choses qu'il a faites ou qu'il a vues, il ne les raconte jamais simplement, et cela en diminue un peu la grandeur.

La Réclame de tous les pays du monde nous l'a garanti «grand écrivain». Hélas! je voudrais tout au moins qu'il fût un écrivain exact, clair et bonhomme. Ses récits en seraient beaucoup plus émouvants; et nous aurions beaucoup plus de plaisir, nous mettrions plus de promptitude à y croire. Car alors ils ne seraient pas seulement vrais: ils auraient l'air de l'être, ce qui est un grand point.

Mais, comme j'ai dit, ces récits et ces descriptions sont étrangement dénués de simplicité. Outre que la multiplicité mal ordonnée des détails précis produit, au bout du compte, l'ensemble le plus indigeste, la forme est presque partout insupportable d'emphase et de prolixité. C'est un échauffement factice de reporter à demi lettré qui s'évertue à «chercher l'effet». Tous les journaux ont vanté le chapitre où est décrite la grande forêt du Congo. Lisez-le... Ce que ces trente pages abondantes en redites finiront—peut-être—par évoquer dans votre esprit, c'est tout bonnement la vision de la vieille forêt vierge classique, celle que Chateaubriand décrit en cent lignes et Lamartine en deux cents vers (dans la Chute d'un Ange); mais combien moins nette chez le journaliste yankee que chez nos deux compatriotes! Bien entendu, je ne compare point le talent d'expression, ne me faites pas dire une sottise: je ne parle que de la clarté du tableau.

(Joignez que, si la forêt était partout telle que M. Stanley la montre, j'ai peine à imaginer que la caravane eût pu y faire en moyenne, comme nous le voyons, sept kilomètres par jour.)

Voulez-vous un exemple de cette rhétorique de reporter excité? L'auteur nous décrit une tempête dans la grande sylve:

«... On entend hurler et mugir, gémir et soupirer: des clameurs aiguës, des bourrasques se mêlent à la plainte du bois. Les monarques sylvains brandissent leurs bras puissants; leurs sujets inclinent le front jusqu'à terre, et la feuillée s'agite comme pour célébrer la valeur des ancêtres. Une pâle lumière verdâtre se joue sur les jeunes troupes entraînées au combat par l'exemple des aînés. Notre âme se passionne à ce spectacle, etc...»

C'est encore pire quand l'auteur s'avise d'avoir des «pensées».

Exemple: «Plus j'acquiers l'expérience de la nature humaine, plus je pénètre ses profondeurs, plus je suis convaincu...» (vous vous attendez à recevoir un coup?), «plus je suis convaincu que, pour une très grande partie de son essence, l'homme est un pur animal.» Suit l'amplification de cette idée neuve que ventre affamé n'a pas d'oreilles. Ailleurs, M. Stanley découvre que la forêt est l'image de la société, en ce que, chez les arbres comme chez les hommes, les plus forts tuent les plus faibles. Et cette remarque profonde, il nous la développe avec abondance et solennité.

On passerait aisément condamnation sur ces banalités ambitieuses et sur toute cette rhétorique, si elle n'avait un inconvénient très grave. L'emphase presque continue de la forme finit par donner quelque méfiance sur le fond.

Une telle façon d'écrire est, en effet, incompatible avec cet accent qui, chez les conteurs parfaitement simples, est à lui seul un témoignage de vérité, l'accent d'un Villehardouin, d'un Joinville ou d'un Bernal Diaz. On se dit: «Assurément, ce journaliste ne veut pas nous tromper; mais qui sait s'il ne se trompe pas lui-même et si, dans son désir de frapper fort et de nous étonner, il n'arrange pas un peu ses souvenirs, sans le savoir? Et de là, un malaise pour les lecteurs. L'auteur pourrait nous dire: «Allez-y voir.» Mais cela prouverait seulement que nous sommes incapables de faire ce qu'il a fait, ce dont nous convenons sans peine.

Ce qui donne encore un air d'artifice à plus d'une page du célèbre explorateur, c'est ce qui aurait pu, tourné autrement, ajouter à la beauté de son récit: ce sont les ressouvenirs de son éducation protestante. Ce n'est peut-être pas sa faute, mais il y a dans son livre, au lieu des involontaires et simples effusions religieuses qu'on y aimerait, il y a comme des morceaux de prêche, très emphatiques et compassés, et qui, dans le récit d'une entreprise commandée par des intérêts si évidemment et si pleinement terrestres, étonnent et semblent plaqués. Cela ne jaillit pas ou, ce qui revient au même pour nous, ne paraît pas jaillir du cœur. On sent que c'est quelque chose de voulu, de convenu, et que l'écrivain a jugé bienséant, à certains endroits, de parler de Dieu.

D'autres fois, c'est un souci de civilisation et d'humanité qui se manifeste tellement à l'improviste que cela fait un peu sourire. Par exemple, il vient de nous peindre des peuplades qui ont des «physionomies répulsives et dégradées à l'excès». Et tout à coup il ajoute: «Cependant, quelque féroce que soit le caractère des naturels, rétive leur disposition et bestiale leur façon de vivre, il n'en est pas qui ne décèlent des germes de progrès (vous n'aviez pas prévu cette conclusion!), germes grâce auxquels, à une époque future, la civilisation et tous les bienfaits qui en découlent se substitueront à la barbarie.» On a envie de répondre amen. Une pareille réflexion, ainsi placée et amenée, a je ne sais quoi d'antisincère, d'automatique, de mécanique, qui devient presque plaisant.

Voilà quelques-unes des raisons (et je laisse de côté le caractère de l'homme) qui font que, tout en admirant ce voyageur extraordinaire, je ne saurais aller jusqu'à l'amour ni à la confiance. Je lui en veux de ne pas nous laisser goûter avec sécurité les belles choses qu'il a faites.

Et je ne vois pas pourquoi je le tairais, puisque, aussi bien, il ne nous aime pas.[Retour à la Table des Matières]

DONEC ERIS FELIX...

8 octobre 1889.

La mer est grosse; le bateau est durement secoué. C'est que le général n'a plus son étoile. Il débarque à Jersey par une pluie battante.

Il apprend que la maison habitée jadis par Victor Hugo, et qu'il lui semblait convenable d'habiter à son tour, est occupée par une famille anglaise. Il ne trouve à s'installer que dans une méchante villa exposée au nord et qui craque tout entière sous le vent du large.

Son premier dîner dans l'île est mélancolique. Il en veut à Dillon et à Rochefort, qui sont demeurés là-bas et qui s'amusent peut-être...

13 octobre.

Il lit dans le Rappel un article de M. Auguste Vacquerie intitulé: Deux proscrits. C'est un parallèle flamboyant entre le poète des Châtiments et l'auteur des lettres au duc d'Aumale. Le général murmure: «Des mots! des mots!» Mais il reste sombre et il cache le journal pour qu'on ne le lise pas autour de lui.

14 octobre.

Une lettre anonyme lui apprend que, le 23 septembre, c'est-à-dire le lendemain du premier tour de scrutin, la femme d'un de ses plus zélés partisans a fait demander secrètement une entrevue à l'un des ministres de M. Carnot, et que cette entrevue lui a été d'ailleurs refusée.

Il songe: «Ô femmes! ô femmes!»

15 octobre.

Où sont les volumineux courriers d'autrefois, les lettres par centaines, offres de services et protestations de dévouement, les lettres qui disaient: «Tu seras roi!» les billets parfumés des grandes dames, les enveloppes à cachets rouges où les cuisinières enthousiastes mettaient leurs économies?

Il n'y a, ce matin-là, que treize lettres. Douze viennent de fonctionnaires révoqués qui réclament, les uns avec des lamentations et les autres avec des injures, le second mois de leurs appointements.

La treizième est de Mme Pourpe.

16 octobre.

Défection publique et définitive de M. Vergoin. Il reproche au général de manquer d'austérité.

17 octobre.

Défection de M. Terrail-Mermeix. Il reproche au général de manquer de sérieux.

18 octobre.

Défection de M. Turquet. Il reproche au général de manquer de sens artistique.

20 octobre.

M. Paulus, interviewé par un reporter du Gaulois, «demande pardon à Dieu et aux hommes d'avoir fait le boulangisme».

21 octobre.

M. Arthur Meyer répudie décidément le boulangisme «au nom des gens du monde».

22 octobre.

M. Édouard Hervé découvre que le général a fait peu de chose, lorsqu'il était au ministère, pour empêcher l'exil des princes.

23 octobre et jours suivants.

La session de la Chambre est ouverte. Dès le premier vote, les trois quarts des députés boulangistes se rallient tranquillement aux radicaux, et le reste aux monarchistes.

Il n'y a plus qu'un député boulangiste: M. Maurice Barrès. Encore l'est-il pour des raisons exclusivement littéraires et comprises de lui seul.

15 novembre.

Le général ne reçoit ce jour-là que trois lettres. Ce sont des mémoires de fournisseurs.

16 novembre.

MM. Rochefort et Dillon sont venus de Londres voir le général. Les trois complices passent leur journée à se disputer: «Ah! pourquoi m'avez-vous fait quitter Paris?—On allait nous arrêter.—Allons donc! on vous l'a fait croire. Mais c'est un truc de Constans.—Vous dites cela maintenant», etc., etc.

Il fait mauvais temps dans l'île. Puis, le boulevard est loin. Ça manque de théâtres, de restaurants et de femmes... Le soir après dîner, les exilés jouent au whist, avec un mort. Rochefort dit au général: «C'est vous le mort.» Et les trois proscrits échangent des mots aigres.

17 novembre et jours suivants.

M. Rochefort retourne à Londres. Il s'ennuie. Il va à Bruxelles. Il s'ennuie. Alors il va à Monaco.

Le général voudrait bien y aller aussi; mais l'exil à Jersey est plus décoratif; sa gloire l'attache à ce rocher.

25 novembre.

L'Intransigeant publie un article de M. Rochefort où le général est traîné dans la boue.

30 novembre.

Le général parcourt les journaux de Paris. Il constate avec stupeur que, pour la première fois depuis deux ans, le nom de Boulanger, le mot «boulangisme», même le mot «boulange» ne figurent dans aucun journal.

Il n'en croit pas ses yeux et reprend toutes les feuilles l'une après l'autre. Il ne s'est pas trompé, aucune ne le nomme, pas même pour l'insulter. Il passe une nuit atroce, et s'aperçoit, le lendemain matin, que sa barbe blonde est toute grise.

25 décembre.

Il se promène, le soir, sur les rochers au bord de la mer. Il songe que, il y a vingt ans, un autre exilé faisait ainsi... Une voix mystérieuse, qu'il voudrait bien ne pas entendre, lui murmure à l'oreille:

—Celui-là portait sous son front les Contemplations, la Légende des Siècles et les Misérables. Il existait par lui-même, et magnifiquement. Mais toi, qu'as-tu fait? Tu n'étais rien. Tu n'étais qu'un nom, le nom donné par les mécontents à leurs espérances ou à leurs convoitises, à leurs passions bonnes ou mauvaises. Ta popularité n'était faite que de leurs illusions. Dès que ces illusions sont tombées, tu es rentré dans ton néant.

Alors, lui:

—Oui, j'ai vu les hommes à nu; j'ai touché le fond de l'ingratitude humaine.

Mais la voix:

—Tu ne peux même pas les dire ingrats. Ils ne te devaient rien, puisque c'est eux qui t'avaient tout donné... Console toi pourtant: ta bizarre aventure restera instructive, comme un chef-d'œuvre de l'ironie du destin, comme un exemple unique de l'artifice des renommées.

Mais le général ne veut pas être consolé et pleure tout seul dans la nuit.

26 décembre.

Un vieux domestique qu'il a emmené avec lui à Jersey fredonne le Père la Victoire en lui servant son déjeuner. À une observation du général, le vieux domestique marmonne entre ses dents:

—Eh! va donc, panné!

1er avril 1890.

Une Compagnie de Londres propose au général une place d'agent d'assurances.

2 avril.

Le propriétaire d'un grand magasin de nouveautés à Bruxelles lui propose une place d'inspecteur.

3 avril.

Le général hésite.

4 avril.

Il quitte Jersey.

5 avril.

On perd sa trace.

Cent ans plus tard.

On lit dans un manuel d'Histoire de France:

«... Ici se place un incident sans importance réelle, mais qui fit grand bruit, si l'on en croit les contemporains.

«Un certain général Boulanger sut profiter de l'état de malaise que les agitations stériles de la politique radicale avaient créé dans le pays. Il sut grouper les mécontentements, les appétits et les rancunes, et, à la tête d'un parti où figuraient ensemble des hommes de la Commune, des radicaux pressés d'arriver au pouvoir, des royalistes et des impérialistes, unis seulement pour la lutte et n'ayant en commun que des haines et des négations, il marcha à l'assaut du parlementarisme et put, un moment, aspirer à la dictature. La résistance énergique du cabinet Tirard-Constans et la sagesse du pays conjurèrent le danger, et les élections du 29 septembre 1889 marquèrent la fin du parti boulangiste.

«On ignore ce que devint le général après son échauffourée. Il est impossible, faute de documents sérieux (car on n'a que ses proclamations, qui sont insignifiantes), de dire si Boulanger fut un ambitieux de haute intelligence et capable de grands desseins, ou s'il ne fut qu'un aventurier vulgaire, servi un moment par des circonstances exceptionnelles, et, finalement, inégal à sa fortune.»

J'espère que l'on sentira plus de pitié que de raillerie dans ces faciles horoscopes. Car, à moins qu'il ne soit devenu un grand sage pour avoir vu les hommes de près ou qu'il n'ait été secouru par une heureuse frivolité de caractère, cet homme si rudement tombé, et de si haut, doit, à l'heure qu'il est, souffrir infiniment. Et volontiers je lui adresserais le mot de Sophocle: «Ô malheureux! malheureux! malheureux! Je ne puis désormais te donner un autre nom!»[Retour à la Table des Matières]

CONTRE UNE LÉGENDE

Le livre tout récemment publié par M. Renan, l'Avenir de la Science (Pensées de 1848) est un in-octavo de plus de cinq cents pages compactes, un répertoire et comme un «trésor» de toutes les idées que M. Renan devait développer, en les précisant ou en les affinant, dans la suite de ses ouvrages. Je n'ai point la prétention, dans un article de journal, vite écrit pour être lu cent fois plus vite encore, de parler dignement d'un tel livre. Il est d'ailleurs beaucoup trop riche de substance pour pouvoir être résumé commodément en quelques lignes.

Je n'y chercherai donc qu'une occasion d'exprimer de nouveau au plus cher de mes maîtres spirituels mon admiration reconnaissante, et aussi d'avertir les personnes frivoles d'une des erreurs où elles tombent le plus aisément au sujet de l'auteur des Origines du Christianisme, de protester enfin contre une légende fâcheuse et très mal fondée: celle du scepticisme de M. Renan.

Car, il n'est que trop vrai, le nom même de M. Renan est devenu, aux yeux des esprits superficiels, synonyme de scepticisme et de dilettantisme, ces mots étant pris, d'ailleurs, dans leur sens le plus grossier. Beaucoup se le figurent comme une manière de bon vivant et de bon plaisant, qui se moque gravement de tout, et—phénomène bizarre, retour absurde des choses d'ici-bas—on dirait que le vulgaire lui prête un peu des traits de ce banal Béranger, dont M. Renan a, jadis, si durement et dédaigneusement traité la basse «théologie». Bref, il entre dans l'image que la foule se forme de lui nombre de traits aussi étrangers que possible à sa véritable physionomie, et il lui est arrivé d'être loué pour des choses dont il a toujours eu profondément horreur.

D'où vient un si fâcheux malentendu?

Peut-être M. Paul Bourget, mal lu par les gens du monde et traduit sans finesse dans leurs conversations, a-t-il contribué sans le savoir à répandre cette idée d'un Renan sceptique et dilettante. Mais, au reste, certaines particularités de la destinée littéraire de M. Renan rendaient ce malentendu inévitable.

L'auteur de la Vie de Jésus est, depuis vingt-cinq ans, professeur d'hébreu au Collège de France. C'est un philologue et un historien. Par la nature de ses travaux, il semblait destiné à n'être connu que d'un groupe d'hommes assez restreint. La gloire qu'il pouvait espérer, c'était une gloire sévère, la même, si vous voulez, que son illustre ami M. Taine. Or, il s'est trouvé que, tout à coup et contre son attente, cet hébraïsant, cet homme voué aux plus austères études, a connu, outre la gloire, la popularité, je dis la popularité la plus retentissante, quelque chose en vérité comme celle de M. Coquelin ou de Mme Sarah Bernhardt. Et cela est unique.

Mais cette anomalie a eu des conséquences. La parole du maître ayant prodigieusement dépassé le cercle de son auditoire naturel, il a été très imparfaitement entendu; et on l'a admiré ou haï tout de travers, et l'on a affreusement simplifié sa philosophie. Les béotiens l'ont trahi, quelquefois en l'aimant; et, par béotiens, je n'entends pas seulement la foule, mais les gens du monde, les petits chroniqueurs et les faiseurs de revues de fin d'année. J'en parle d'autant plus librement que je ne suis point sûr de n'avoir pas été moi-même, un jour, un peu béotien à cet égard.

Le public a donc pétri, selon son caprice, cette idole inattendue. Comme l'auteur des Origines du christianisme étudiait une matière obscure et était souvent amené à douter des faits, on a lestement transformé son scepticisme historique en scepticisme moral. Puis, au lieu de le considérer dans les plus sérieux de ses travaux (qu'ils n'avaient point lus), et notamment dans toute la partie de son œuvre antérieure aux Dialogues philosophiques, les badauds l'ont jugé presque uniquement sur certaines fantaisies, délicieuses d'ailleurs, où il avouait lui-même que son imagination s'était donné carrière.

Ils l'ont aussi jugé sur des causeries improvisées à des banquets, sub rosâ, et où ce sage pliait par instants sa sagesse à une extrême indulgence pour les faiblesses ou la frivolité des personnes qui l'entendaient. On doit du reste remarquer qu'à mesure qu'il avançait en âge, M. Renan craignait davantage d'avoir l'air de surfaire, dans ses discours, les vertus à la pratique desquelles il avait consacré toute sa vie. Quarante années d'héroïque labeur, de pureté et d'intégrité absolues, lui donnaient peut-être le droit d'éviter un certain ton dogmatique en parlant des vérités morales. Mais cette pudeur, cette délicatesse d'une âme fière se tournaient contre lui, et on les prenait encore pour dilettantisme et scepticisme.

Le plus triste, c'est que cette opinion des béotiens n'est pas sans avoir déteint sur la génération nouvelle. Les jeunes gens qui ont aujourd'hui de vingt à vingt-huit ans se sont mis à reprocher à M. Renan de ne pas assez croire et d'être trop gai. Le plus distingué d'entre eux écrivait dernièrement: «Oh! que ce grand professeur d'hébreu nous pèse!» Ils sont là une petite bande qui, sous la conduite de M. de Vogüé, vont répétant à journée faite: «Croyons! croyons!» sans nous dire à quoi, comme on chante à l'Opéra: «Marchons! marchons!» Le «scepticisme» de M. Renan paraît tout à fait sec et affligeant à ces tendres cœurs.

À la vérité, ces novateurs ont découvert que l'âme avait son prix et qu'il faut avoir pitié des humbles et des souffrants. Or, je puis leur affirmer que cela même, avec quelques autres choses, est dans les ouvrages de M. Renan, et notamment dans l'Avenir de la Science.

Car, s'il est un livre de foi, c'est bien celui-là. Je ne pense pas que personne, dans aucun temps, ait pris plus sérieusement la vie que ce petit Breton de vingt-cinq ans dont l'enfance avait été si pure, l'adolescence si grave et si studieuse, et qui, au sortir du plus tragique drame de conscience, seul dans sa petite chambre de savant pauvre, continuait à s'interroger sur le sens de l'univers,—et cela, dans un tel détachement des vanités humaines, que ces pensées devaient rester quarante ans inédites par la volonté de leur auteur.

M. Renan, dans sa préface, «ne réclame pour ces pages qu'un mérite, celui de montrer dans son naturel, atteint d'une forte encéphalite, un jeune homme vivant uniquement dans sa tête et croyant frénétiquement à la vérité». Ah! certes, elles l'ont, ce mérite, et abondamment! Il y a là de l'excès, de l'ivresse cérébrale, une poussée désordonnée de sève intellectuelle. Et il y a de l'enthousiasme. Oui, c'est bien, avec une science plus vive et une plus large intelligence des choses, l'état d'esprit de certains philosophes du siècle dernier, de Diderot souvent, ou de Condorcet affirmant sa croyance au progrès indéfini...

Et voici où le livre de jeunesse de M. Renan reste absolument original. Les encyclopédistes, même les plus candides et les meilleurs, traitant toutes les religions positives en ennemies, n'avaient pas l'accent religieux. L'Avenir de la Science est sans doute un des premiers livres où une entreprise qui passait, il y a cent ans, pour irréligieuse, ait été tentée chez nous religieusement et ait ainsi repris son vrai caractère. Cela s'est fait tout naturellement. C'est que l'ancien clerc de Saint-Sulpice n'avait point changé d'âme: il était devenu clerc de la science, voilà tout. Mais l'accent était le même; c'était le même sérieux, la même ardeur pieuse, la même émotion profonde de tout l'être attentif à la vérité. Il n'avait pas à changer de ton, puisque sa vie, à le bien prendre, n'avait pas changé d'objet. «.... Savoir est de tous les actes de la vie le moins profane, car c'est le plus désintéressé, le plus indépendant de la jouissance... C'est perdre sa peine que de prouver sa sainteté; car ceux-là seuls peuvent songer à la nier pour lesquels il n'y a rien de saint.»

L'Avenir de la Science est un livre de foi, car je ne connais point de livre où le scepticisme et le dilettantisme mondains soient traités avec un mépris plus frémissant de colère. L'Avenir de la Science est un livre de foi, si vous pensez que la foi peut être autre chose que la croyance aux formules dogmatiques de quelqu'une des religions établies. Croire que l'homme est capable de vérité, croire que le monde a un sens, le chercher, croire qu'on a le devoir de conformer sa vie à ce qu'on a pu deviner des fins de l'univers, etc..., ce n'est pas la foi du charbonnier, du derviche, ni du nègre fétichiste; mais j'imagine pourtant que c'est une foi.

Or, je le répète, cet esprit de foi éclate dans le premier livre écrit par M. Renan. Et, d'autre part, vous pouvez constater que cet esprit est celui de son œuvre entière et que, dans les trente volumes qui la composent, il n'y a pas une seule idée d'importance qui ne soit au moins en germe dans ce livre qu'il appelle plaisamment «son vieux pourana». Oui, vous savez lire, vous verrez qu'il l'a gardée, sa foi. Seulement...

D'abord que voulez-vous? Son optimisme a peu à peu décru. La réalité s'est trouvée plus dure, la vérité plus inaccessible, le bien plus difficilement réalisable qu'il ne se l'était figuré. Il nous dit, dans sa préface, en combien de façons il a dû déchanter. Et alors, il s'est efforcé de devenir gai, crainte de tomber dans trop de tristesse.

Puis, sa philosophie s'est faite, pour ainsi parler, de plus en plus cosmique.

La pensée de l'immensité des choses a fini par lui être habituelle. Non seulement l'humanité occidentale, mais toute la planète, mais le système solaire, mais l'univers entier a été de plus en plus présent à ses méditations et presque à chacune de ses démarches. Il a de plus en plus vécu avec la pensée de Sirius. C'est une des plus notables singularités de son génie. «... Comme Hégel, écrit-il, j'avais le tort d'attribuer trop affirmativement à l'humanité un rôle central dans l'univers. Il se peut que tout le développement humain n'ait pas plus de conséquence que la mousse ou le lichen dont s'entoure toute surface humectée...»

Mais il n'en a pas moins poursuivi l'accomplissement de son devoir. Il a continué d'agir très fermement, comme si ce qu'il espérait était le vrai. Et c'est cela qui est la foi. Il n'y a même que cela.

Je voudrais que les bons boulevardiers, qui tour à tour accusent ou félicitent M. Renan de ne pas croire, et ceux de l'école évangélique qui commencent à le renier, nous donnassent un peu leur credo, mais là, d'une façon précise et sérieuse, article par article. On le comparerait avec celui qu'on peut extraire de l'œuvre de M. Renan...

Je pourrais ajouter que cet homme «fuyant» a eu la vie la plus harmonieuse, la plus soutenue, la plus une qu'on puisse concevoir; que cet «épicurien» a autant travaillé que Taine ou Michelet; que ce grand «je m'enfichiste» (car on a osé l'appeler ainsi) est, au Collège de France, l'administrateur le plus actif, le plus énergique et le plus décidé quand il s'agit des intérêts de la haute science; que, s'il se défie, par crainte de frustrer l'humanité, des injustices où entraînent les «amitiés particulières», il rend pourtant des services, et que jamais il n'en a promis qu'il n'ait rendus; que sa loyauté n'a jamais été prise en défaut; que cet Anacréon de la sagesse contemporaine supporte héroïquement la souffrance physique, sans le dire, sans étaler son courage; que ce sceptique prétendu est ferme comme un stoïcien, et qu'avec tout cela ce grand homme est, dans toute la force et la beauté du terme, un bon homme...

Mais je ne sais s'il lui plairait qu'on fît ces révélations, et je m'arrête.

Je crois, en résumé, qu'on exagérerait à peine en disant que le vrai Renan est précisément le contraire de celui que se sont fabriqué les neuf dixièmes des Parisiens. Comme d'autres grands hommes, celui-là ne sera sans doute connu et compris qu'après sa mort.

Il est sans doute fort inutile de le dire, mais il fallait que cela fût dit.[Retour à la Table des Matières]

LES LEGS DE L'EXPOSITION
PHILOSOPHIE DE LA DANSE

Les legs de l'Exposition! Il y en a de sérieux et d'excellents; il y en a de gais; il y en a de fâcheux.

Je crois fermement qu'il faut mettre au nombre de ces derniers la danse du ventre.

Car tous ces ventres algériens, tunisiens, égyptiens et marocains, ces ventres d'almées et d'odalisques, de Zoras et de Fatmas, qui déplaçaient en mesure leurs paquets d'entrailles à l'Esplanade et dans la rue du Caire, ces ventres nous sont restés. Même, ils se sont encore dévêtus et s'étalent plus effrontément. Il y a un établissement de plaisir, et des plus à la mode, où, sous un léger tricot de coton rose, ces ventres travaillent à deux doigts du nez des spectateurs, dont ils frôlent les binocles.

Ce n'est pas tout. Les Fatmas et les Zoras ont fait école. Les personnes légères de chez nous se sont mises à les imiter, par divertissement. Je m'étais laissé dire, quand j'habitais Alger, que, pour former les moukères à cette danse éminemment significative, on était obligé de les prendre toutes petites, et qu'elles piochaient ferme, et que ces exercices déterminaient souvent, chez les jeunes sujets, des désordres intestinaux, si j'ose m'exprimer ainsi. Les moukères de Paris sont plus résistantes. Telle petite cabotine est arrivée du premier coup à reproduire sans douleur ces trémoussements redoutables et se taille ainsi de jolis succès après souper, entre intimes.

Ainsi la danse d'Orient nous envahit, et c'est pourquoi je ne crains pas de jeter ici le cri d'alarme, non en moraliste (je sens trop mon indignité), mais en brave Occidental et en honnête Arya que je suis.

Cette invasion, si elle se poursuivait, serait déplorable. Notre danse est si supérieure à celle-là par la grâce, par l'esprit, par la décence!

La danse de chez nous et celle de là-bas expriment bien réellement deux âmes différentes et même contraires, deux races, deux civilisations.

La danse d'Orient est, par essence, un solo et un spectacle.

La femme danse seule et ne danse pas pour son plaisir. Elle n'est que l'esclave obéissante dont la tâche est de réveiller les désirs du maître. Sa danse n'est qu'une série d'attitudes lascives. Ce qu'elle traduit, il serait impossible de le dire honnêtement. Ce n'est, en réalité, qu'un chapitre de l'ars amatoria ou de ce que l'empereur Domitien appelait du nom de clinopalè, une entrée, un préambule, une exhortation patiente aux vieux pachas fatigués. Elle est d'un caractère éminemment privé et intime. Elle peut, dans le cadre resserré et dans le demi-jour d'une chambre mauresque, intéresser par la souplesse des mouvements et par l'harmonie des lignes et des contours un curieux, un voluptueux, un artiste. Dans une baraque où tout le monde entre pour vingt sous, elle devient tout bonnement un plaisir de collégiens vicieux, une excitation éhontée à la débauche.

Or, il est certain que nous n'avons pas besoin de ces encouragements-là.

Sans doute, depuis un peu plus de deux siècles, nous avons la danse des premiers sujets d'Opéra, qui est, elle aussi, un solo et un spectacle. Mais quelle différence! Cette danse-là n'exprime rien de déterminé. C'est une acrobatie savante et délicieuse, qui n'éveille en nous que des idées de grâce, de douceur, de légèreté surnaturelle. Un corps de femme qui semble ainsi presque affranchi des lois ordinaires de la pesanteur n'apparaît plus comme un instrument de volupté. Il est angélique à demi, tant on sent qu'un esprit subtil, répandu dans toutes ses parties, le gouverne harmonieusement, l'ennoblit et l'allège. On dirait parfois une âme qui danse sous une forme visible, mais charnelle à peine. Rien n'était d'une élégance plus chaste que la danse de Mlle Beaugrand—ou même de cette Cornalba pour qui Meilhac éprouva un sentiment d'une spiritualité si pure qu'un jour il commanda son portrait sans lui avoir jamais adressé la parole.

Nos ballerines ne dansent qu'avec leurs jambes, ces jambes fuselées, intelligentes, capables de mille mouvements divers. Les bestiales almées dansent avec leur bassin, qui ne connaît qu'un mouvement, toujours le même.

Notez qu'à cause de cela, le costume de nos danseuses d'Opéra est exactement le contraire de celui des almées. Le tutu et la jupe forment un nuage blanc, comme celui dont s'enveloppait la pudique Junon, où disparaissent le ventre et la croupe, toute la partie massive et brutale de ce «corps féminin qui tant est tendre, poly, souëf, si prétieux». Mais les peuples obscènes couvrent soigneusement la gorge et les jambes de leurs danseuses, et découvrent le reste.

La danse des gitanes, ardente, cynique et farouche, est cependant déjà supérieure, moralement, à ces danses ombilicales et solitaires de l'impur Orient. L'homme y est mêlé et y joue son rôle. Cette danse exprime donc un état de civilisation où la femme est moins avilie, où elle est autre chose que la servante des plaisirs de l'autre sexe. Il s'y déroule de petites comédies d'amour, où la femme résiste, où il faut la conquérir. C'est une danse, non plus de harem, mais de place publique. Elle sort de l'ombre honteuse des exercices secrets pour s'élever à la dignité relative d'un jeu de théâtre, d'un divertissement scénique. Certes elle n'est pas chaste, et toute la fureur d'un sang chauffé par le soleil y éclate brutalement. Mais la provocation à ce qu'on n'ose dire y est moins directe. Elle laisse au spectateur les yeux et l'esprit assez libres pour goûter un plaisir d'art. C'est une oaristys d'une allure un peu violente, voilà tout.

Notre vraie danse à nous (valse, quadrille, et j'ajoute nos danses historiques et toutes celles de nos provinces) est toujours un duo, et n'est un spectacle que par rencontre, jamais par destination.

Ces deux tableaux: une almée qui tortille ses hanches pour distraire un homme à turban étendu sur des tapis,—et un couple de valseurs où la femme est enlacée par l'homme et tourne en s'appuyant sur lui,—sont deux symboles des plus instructifs. Ils traduisent aux yeux, avec une clarté saisissante, les rapports sociaux des deux sexes dans l'Orient et dans l'Occident. Nous dansons, nous, avec nos femmes, et pour nous amuser. Et, jusque dans ce frivole divertissement, l'homme traite la femme comme une égale et comme une associée. L'attitude de l'un et de l'autre y répond exactement à leurs fonctions respectives dans les sociétés occidentales: elle, pliante, à demi blottie, se prêtant avec une soumission volontaire aux mouvements qu'il imprime; lui, plus ferme sur ses jarrets, la tête plus droite, commandant et dirigeant les évolutions, enfermant sa compagne dans une étreinte qui à la fois la détient et la défend, et, là comme au foyer, jouant son rôle de protecteur respectueux et tendre.

Il faut d'ailleurs remarquer que nos danses sont des réunions. Le triste solo de la danse orientale raconte la séquestration de la femme, la jalousie du maître, l'isolement des sexes. Mais nos bals traduisent notre profond instinct de sociabilité. Même, la plupart de nos vieilles danses, la pavane, la chacone, n'étaient qu'un ingénieux enchaînement de saluts, de révérences, de gestes galants et courtois, et ne faisaient guère qu'ajouter un rythme et une cadence au cérémonial compliqué de la politesse d'autrefois.

Le malheur, c'est que nous dansons mal. Car si nous dansions bien, ce serait charmant.

Voulez-vous savoir ce qu'on peut faire de la valse? Allez sur le boulevard extérieur, dans un éden que signale aux passants un moulin lumineux aux ailes de pourpre flamboyante: vous y verrez valser une aimable fille dont le sobriquet exprime un appétit sans mesure, et un homme d'aspect sévère qui porte le même nom que le frère infortuné de Marguerite. Ce sont deux grands artistes. Elle tourne, que dis-je? elle tourbillonne autour de lui avec une rapidité si vertigineuse—et si aisée; il la soutient, il la guide, dans un caprice de pas sans cesse rompus et entre-croisés, avec une si impeccable sûreté; l'harmonie de leurs mouvements est si parfaite que, si vous espérez jamais voir une grâce plus précise unie à une force plus souple ... inutile de chercher, vous ne trouverez pas.

Et, vraiment, cela purifie l'air, que souillent, à côté, les Zétulbés et les Sélikas.

Le quadrille même, dansé par notre étoile faubourienne et par son compagnon, a une gaieté, un entrain, une gentillesse pas très distinguée, mais si bon enfant! Les jambes fines que moule la soie noire, dardées au plafond dans un enragé mouvement de balancier, parmi l'envolement neigeux des jupons, ont l'air si spirituelles et si contentes!

Les horreurs de la rue du Caire m'ont révélé la décence du cancan.

Et puis, elles sont parfois exquises, nos petites danseuses montmartroises.

Une d'elles a eu l'autre soir un bien beau cri de piété filiale.

—Dans quels termes es-tu maintenant avec Fuite-de-gaz? lui demandait-on.

Elle qualifia durement son ancienne amie et ajouta:

—Elle a eu le toupet de faire écrire par un journaliste de quatre sous qu'elle était de bonne famille et qu'elle avait été institutrice ... oh! là là!... et que, moi, ma mère m'avait vendue à treize ans!

Puis, avec l'accent d'une généreuse indignation:

—Ça n'est pas vrai! Maman était une honnête femme. À preuve, qu'elle m'a mise trois fois dans une maison de correction pour m'empêcher de faire la noce!

Quand les almées auront de ces mots-là...[Retour à la Table des Matières]

LE THÉÂTRE ANNAMITE

Ils sont hideux.

J'ai vu quelques-unes des plus brutales manifestations de la bestialité humaine. J'ai vu, dans les cabarets de grande route, des gaietés de rouliers, et, dans les tavernes du Havre, des rixes de matelots ivres. J'ai vu, à Alger, tout en haut de la Kasbah, dans l'incendie du soleil, des danses furieuses de nègres coupées de cris inhumains. J'ai vu les Aïssaouas, pendant des quarts d'heure qui semblaient des heures très longues, secouer leurs têtes comme des loques au-dessus d'un brasier, avec des miaulements lamentables... Mais ces têtes étaient charmantes, mais ces cris étaient doux et berceurs comme le bruissement des feuilles, comparés aux cris et aux têtes des acteurs du théâtre annamite.

Car ils sont hideux.

Du drame qu'ils jouaient, je n'ai pas compris un mot. Et ceux qui vous disent qu'ils y ont compris quelque chose se vantent impudemment. Et voici ce que l'on voit. Un affreux magot, la face striée de dessins bizarres, une barbe comme une queue de cheval. Puis un paquet, qui doit être une femme, la face peinte en rouge, un rouge indéfinissable, un rouge faux, un rouge cruel, au milieu duquel la bouche livide, aux dents gâtées, s'ouvre comme une fente d'ulcère. Un autre magot, non moins férocement peinturluré, avec des boules en cuivre collées sur les yeux, et je ne sais quoi sous sa robe, qui le fait ressembler à une naine enceinte. Ce magot sautèle d'une patte sur l'autre, d'un mouvement de crapaud infirme. Sur les paravents ou sur les potiches, ces figures peuvent être drôles: en chair et en os, elles font mal à voir, horriblement mal.

Et les cris gutturaux que poussent ces êtres n'expriment que deux sentiments, sans plus: une colère méchante ou une douleur féroce. Je n'ai jamais rien entendu d'aussi aigre, d'aussi brutal, d'aussi impitoyablement strident que ces cris. Et quelle musique! Le charivari le plus discordant de rapins en délire semblerait, auprès de cela, une harmonie céleste.

De grands coups sur des morceaux de bois ou sur les pots; une espèce de flûte dont le son vous entre dans l'oreille comme un vilebrequin. Musique de tortionnaires, faite pour accompagner l'agonie des prisonniers à qui l'on a enfoncé des roseaux pointus sous les ongles, ou dont on a introduit la tête dans une cage hermétiquement close, laquelle contient un rat,—un joli rat aux dents pointues pour vous grignoter les lèvres, le nez, les yeux, lentement, avec des pauses...

Ce qui fait de ces misérables un objet d'horreur vraiment douloureuse, c'est qu'ils ne sont pas seulement affreux, ils sont grotesques. J'aime mieux les nègres les plus dégradés de l'Afrique la plus reculée. Ah! les Zoulous me sont maintenant doux à voir, et je baiserais les Achantis sur la bouche! Ceux-là du moins ne sont que des brutes; ils ne sont pas ridicules. Mais il y a, chez ces hommes jaunes, quelque chose qui serait risible si leur vue ne serrait le cœur et n'emplissait les yeux d'épouvante. Étant des magots qui vivent, ils sont beaucoup plus laids que des brutes, et plus inquiétants. Même la petitesse surprenante de leurs mains devient un sujet de dégoût et d'effroi. Elle les fait ressembler à des pattes de lézard. Elle donne la sensation de bêtes incomplètes, ratées. On dirait des mains qui sont en train de repousser, comme les pattes des crustacés, et qui n'ont pas encore atteint leur entier développement. Elles achèvent, ces délicates mains, de donner à ces immondes créatures un aspect de monstres.

Cependant tant de niaiserie flotte dans l'air au temps où nous sommes; l'idée et le respect de cette vieille «couleur locale» chère aux romantiques ont pénétré dans tant de cervelles, même bourgeoises, que beaucoup de badauds s'extasient sur le pittoresque de ces monstres, et particulièrement sur la richesse de leurs costumes. Oui, ils sont couverts de lourds tissus chatoyants et dont l'éclat accroche les yeux, bon gré mal gré. Et là-dessus, on va répétant que ces peuples de l'Extrême-Orient sont de délicieux et hardis coloristes. Mais la vérité, c'est qu'ils assemblent les couleurs au hasard, absolument au hasard, et que ces assemblages, où l'intelligence et le choix ne sont pour rien, peuvent quelquefois, par rencontre, former des harmonies plaisantes et singulières—surtout quand le temps a fané les étoffes et adouci les teintes... Les appellerai-je pour cela des artistes? Jamais de la vie! Ils m'ont trop fait souffrir.

Ah! l'abominable cauchemar! Je revois toujours la bouche grande ouverte de celui qui portait sur ses yeux des boules de cuivre avec une fente de grelot ou de tirelire; et j'entends le cri mauvais, indéfinissable, le cri de xylophone exaspéré qui jaillissait entre ces deux rangées de dents noires, comme d'une bouche de poisson... Je n'ai jamais senti un plus vaste, un plus infranchissable abîme entre une autre créature et moi.—Ça, mes frères? Mais je suis bien plutôt le frère de mon chien! Il y a entre mon chien et moi beaucoup de sentiments communs et de commencements de pensées communes. Mon chien a des yeux intelligents et bons, et quand d'aventure il hurle à la lune, c'est sans doute assez désagréable à entendre, mais il y a encore je ne sais quoi d'humain dans sa plainte. C'est, tout au moins, un hurlement triste. Celui des Annamites n'est pas même triste; impossible d'y attacher un sens: il est affreux et innommable; je ne sais rien de plus.

J'ai beau faire, cette race jaune ne m'inspire aucune pensée bienveillante; la race noire, qu'on dit moins intelligente, me paraît beaucoup plus proche de moi. Le rire innocent et cordial des bons nègres, les jaunes ne l'ont point. C'est bien une autre humanité que nous, si toutefois c'en est une. J'avoue la profonde répulsion, mêlée de terreur, qu'ils me font éprouver. Je ne dirai pas que j'aurais tué ceux de l'autre jour si j'avais pu; mais j'en ai eu l'idée. Oui, les tuer—sans douleur: car je serais malgré tout sensible à leur souffrance; à leur mort, non.

Je sais bien les objections qu'on peut me faire. Tous ne sont pas pareils à ces bêtes odieuses et burlesques qu'on nous a montrées, et je «généralise» avec une hâte de femme ou d'enfant. Soit! Mais un peuple dont c'est là le théâtre et qui se délecte à ces représentations ... non, là, vraiment, je n'ai aucun désir de le connaître, aucun. Je prolongerais, si je pouvais, la muraille de Chine, et j'en doublerais la hauteur et l'épaisseur pour n'être plus jamais exposé à les voir. Si le Christ est mort pour eux comme pour moi, la vision de ces magots a dû être sa pire angoisse.

On me dira: «Mais, monsieur, oubliez-vous que nous vivons au siècle de la critique et de l'histoire? Il faut élargir son cerveau, afin de tout comprendre et de tout aimer. Vous cédez injustement à une première impression physique. Cela est tout à fait puéril et indigne d'un esprit sérieux. Vous retardez d'un siècle et demi. Vous seriez de force à dire encore: «Comment peut-on être Persan?»

Oui, je sais, il y a comme cela des gens qui se sont donné pour tâche d'expliquer, et, par suite, d'aimer toutes les manifestations, quelles qu'elles soient, de la vie et de l'art humain à travers les pays et les âges. Ils me refuseront carrément l'esprit philosophique et le sens de l'histoire. Ça m'est parfaitement égal. J'en ai assez de chercher à tout goûter de par le monde! Je ne veux plus aimer que ce qui me donne du plaisir. Qu'est-ce que cela me fait de n'avoir perçu, dans mes jours passagers, qu'une infime parcelle de l'univers? Celle qu'on peut atteindre sera toujours infime. Que j'aie connu et embrassé de ma sympathie la planète entière, ou seulement une portion de l'humanité et un petit morceau du sol, cela n'est-il pas exactement la même chose, en comparaison de cet infini de temps et d'espace qui échappe à nos prises?

Alors?...

Je demande peu. Je demande, quand mon cœur se soulève de dégoût, de pouvoir résister à l'exotisme sans être méprisé de mes contemporains, psychologues, impressionnistes ou simples snobs. Voilà tout. Je le demande, mais je ne l'obtiendrai pas.[Retour à la Table des Matières]

RÊVERIES SUR UN EMPEREUR

Il est en ce moment, selon toute apparence, le plus puissant souverain de l'Europe.

D'autre part, il semble bien qu'il soit, de tous les empereurs et de tous les rois qui nous restent, celui qui a le plus nettement conscience de sa mission providentielle, celui qui a la conception la plus mystique de son devoir de pasteur des peuples.

Enfin, il semble bien que, ces devoirs, il soit décidé à les remplir tous, et jusqu'au bout, et qu'il soit, entre les souverains, le plus énergique, le plus actif—ou le plus agité.

Si vous admettez ces trois propositions, qui n'ont, je crois, rien de téméraire, et si vous essayez d'en tirer les conséquences bravement, naïvement et dans un esprit d'optimisme, vous serez vous-même surpris du rêve que vous édifierez peu à peu et comme malgré vous.

Naguère encore, il ne se mêlait, et pour cause, que fort peu de sympathie, même intellectuelle, aux sentiments que nous inspirait le nouvel Empereur. On disait qu'il n'avait pas été un fils tendre; qu'il aimait la guerre pour elle-même; que son idéal de vie ne dépassait point celui des chefs militaires du haut moyen âge, et que nous devions nous féliciter que le chancelier fût là pour le contenir. Il ne cachait point sa haine de la France et des choses françaises; il proscrivait de sa table les mets et les vins de notre pays et pourchassait notre langue jusque dans les menus de ses dîners. Il lui est encore arrivé ces jours-ci, ayant des Français pour hôtes, de porter un toast où il célébrait Waterloo et glorifiait Blücher. Il est évidemment très nerveux, sensible à l'excès; il a des impressions rapides et vives, auxquelles il ne sait pas toujours résister.

Mais cette impressionnabilité ne paraît pas exclure chez lui la ténacité, les desseins opiniâtres. Il est incontestablement original. Il force l'attention. Depuis qu'il est sur le trône, nous nous sommes plus passionnément occupés de lui que de nos cabotins les plus illustres. Ce jeune Empereur a déjà fait un certain nombre de choses extrêmement curieuses.

Il a commencé par aller visiter, à la file, ses cousins les empereurs et les rois (jusqu'au Grand Turc, qui n'y a rien compris), comme s'il sentait qu'au temps où nous sommes, les souverains que la démocratie n'a pas encore emportés ont des choses graves à se dire, des questions solennelles à débattre, une sorte d'examen de conscience royal à faire ensemble.

Et ses bons cousins en ont été tout ébahis, ou même visiblement ennuyés. Ce jeune homme ne pouvait-il pas les laisser tranquilles? À quoi bon tant d'agitation? Constitutionnels ou absolus, le plus avantageux pour les souverains est de ne pas bouger et de se montrer le moins possible. Quant au vieil équilibre européen, encore que rompu, on l'étaye au jour le jour, tant bien que mal. Le chancelier y a pourvu, et cela durera ce que cela pourra. Le reste est de peu d'importance. Les peuples? qui s'en soucie? Le seul que les rois aient à redouter a été réduit à l'impuissance voilà vingt ans, et il achève de consumer ses forces en faisant chez lui l'expérience de la démocratie.

Et le jeune autocrate, dans sa bonne volonté, songeait: «Mais ils ne comprennent pas! Ils ne comprennent rien! Non, non, il n'est pas possible que la seule affaire des rois d'aujourd'hui soit d'être de la triple alliance ou de n'en pas être. Sûrement, il y a autre chose...»

Le second acte original du jeune Empereur, ç'a été de briser l'homme qui représentait sans doute, en Allemagne, la politique nationale, mais aussi la vieille politique, celle des Richelieu, des Frédéric, des Napoléon, celle qui d'ailleurs a duré beaucoup plus longtemps que les conditions historiques qui la justifiaient, la politique du temps où les groupes humains étaient imparfaitement constitués, où les patries étaient multiples et incertaines, où les peuples pouvaient encore être considérés comme des fiefs et des héritages, où les guerres étaient guerres de princes et non de peuples.

Ce colosse, cet homme redoutable et retardataire, prolongateur des haines, pacificateur sur ses vieux jours, mais pacificateur par la crainte et la compression, qui eût dit que le jeune Empereur, jadis son élève favori, oserait y toucher? Il l'a osé pourtant. Il a congédié le serviteur impérieux, nettement et, sans le vouloir, plaisamment, en l'accablant de respects et d'honneurs... Et comme l'autre n'a pas su cacher son dépit ni son étonnement furibond, nous devons à Guillaume II une des meilleures scènes tragi-comiques de toute l'histoire moderne.

Et le peuple allemand ne s'est aucunement ému de la chute de l'homme à qui il doit tout,—précisément parce qu'il lui doit trop, surtout parce qu'il lui doit plus qu'il ne lui avait demandé, et peut-être enfin parce qu'il sent confusément que ce grand homme est l'homme du passé.

Le troisième acte singulier de Guillaume II, ce sont les rescrits pour la convocation d'une Conférence ouvrière.

Ce qu'un gouvernement démocratique hésiterait à faire (peut-être parce qu'il ne serait pas assez sûr de pouvoir limiter les conséquences d'un essai de cette espèce); ce que n'avait pas osé chez nous un César aux tendances socialistes, issu du suffrage universel, il l'a fait, lui, Empereur de droit divin.

Je sais bien que la Conférence de Berlin n'aura été qu'une cérémonie; qu'elle aura peu de résultats, ou que, si elle en doit avoir, ils seront indirects et inattendus; je sais bien que les membres de la Conférence, surpris et gênés de se trouver ensemble, se borneront à constater que le sort des ouvriers est digne d'intérêt, qu'il ne faut pas faire travailler les enfants de cinq ans, qu'il est excellent de se reposer le dimanche, et autres vérités de cette force.

Qu'importe? le fait d'avoir convoqué cette réunion probablement inutile n'en est pas moins significatif. Je ne crois pas qu'un prince ait jamais affirmé plus hautement ses devoirs et, parmi ses devoirs, celui auquel les princes pensent généralement le moins.

Et, ce qui est tout à fait remarquable, c'est que, cherchant les moyens de remplir sa mission de chef absolu d'un grand peuple, l'Empereur a appelé à ses conseils des républicains de France, dont un jacobin et un anarchiste.

Bref, il vient d'accomplir un acte, non pas allemand, mais purement humain, comparable, dans son essence, aux actes de la Révolution française.

Que se passe-t-il donc dans l'âme du jeune Empereur?

Qu'il m'apparaît différent de la plupart des autres rois! Ceux-là ne sont, en somme, que des bourgeois qui ont une belle position et qui s'y tiennent. Ils ne croient plus à leur droit divin. Ils sentent que leur pouvoir ne repose que sur une fiction. Et, à cause de cela, ils restreignent autant qu'ils peuvent leurs devoirs; ils ne s'en reconnaissent d'autres que ceux de très hauts fonctionnaires.

Le jeune Empereur pense bien autrement. Il vit sous l'œil de Dieu, il se sent choisi et sacré par Dieu. Il se sent responsable (dans quelle mesure? il l'ignore et cela l'effraie d'autant plus), il se sent réellement responsable du sort matériel et moral des millions d'hommes que Dieu lui a confiés; il sent qu'il est leur maître pour leur bien, pour le bien de tous, et particulièrement des plus humbles. Il sent qu'il a envers eux des devoirs, non seulement de protection contre l'étranger, mais aussi, et bien plus encore, de justice et de charité. Sa royauté lui semble un sacerdoce. Bref, il est dans un état d'esprit auquel, depuis des siècles, les souverains sont restés à peu près étrangers, et qui n'a guère été connu, dans sa plénitude, que de certains princes religieux du moyen âge.

Or,—et nous entrons ici dans le rêve,—que pourrait-on attendre aujourd'hui d'un monarque absolu qui, un siècle après la Révolution, aurait, au fond, la même notion du pouvoir royal et le même genre de sérieux et de bonne volonté que les rois-prêtres de jadis, qu'un Philippe-Auguste, un Louis IX ou un Charles V, et qui, jeté dans un monde totalement différent du leur, joindrait à cela les lumières auxquelles est parvenue, depuis ces grands princes, la conscience de l'humanité?

Il ne serait pas déraisonnable d'attendre beaucoup d'une âme ainsi constituée. Et qui sait? Un autocrate pénétré des idées que j'ai dites serait peut-être plus puissant pour l'établissement de la justice et pour l'amélioration de la condition humaine qu'un gouvernement démocratique.

Quand ce désir de justice et de charité s'est emparé d'un cœur profondément sincère et pur, on ne lui fait pas sa part. Ah! que je voudrais que cet Empereur eût le cœur pur, sincère, héroïque, qu'il l'eût jusqu'à l'oubli des préjugés de sa situation et de sa race et jusqu'au sacrifice complet de sa personne, s'il le fallait! Ah! combien je souhaite l'impossible!

Que ferait-il, ce potentat idéal, qui n'existe pas, mais dont il semble pourtant que le petit-fils de Guillaume Ier nous offre quelques traits?

Il y a, pour le moins, deux choses que les bonnes âmes de tous les pays,—et aussi, j'en suis sûr, du pays d'Allemagne,—trouveraient toutes naturelles et toutes simples, mais dont les politiques, je ne l'ignore pas, déclareraient l'entreprise impossible et absurde, bien que ces fortes têtes n'en apportent d'autres preuves que leurs affirmations et leur chétive expérience.

Il est monstrueux que des millions d'hommes passent dans les casernes les plus vivaces années de leur jeunesse, de façon qu'en additionnant ce qu'ils coûtent et ce qu'ils pourraient produire, on constate une perte annuelle de dix milliards pour le bien-être de la pauvre humanité occidentale. Le bon tyran de nos rêves méditerait le désarmement de tous les États de l'Europe; et comme il serait sincère, comme il serait assez fort pour le proposer et même pour le commencer, on le croirait.

Un autre acte, bien entendu, serait lié à celui-là. Nous observons loyalement le traité signé par nous; mais le juger irrévisable serait au-dessus de nos forces, et, d'ailleurs, nous n'en aurions pas le droit. Un attentat a été commis il y a vingt ans contre la plus chère liberté de près d'un million d'hommes. Le doux et pieux autocrate que je me figure rendrait à ces hommes leur patrie, ou, du moins, leur indépendance. Il considérerait que, si des iniquités ont été commises contre ses pères il y a quatre-vingts ans, Dieu ne permet plus d'en tirer vengeance, justement parce que l'humanité a quatre-vingts ans de plus, et que, du reste, les événements les avaient déjà réparées.

Sans doute, ma naïveté excitera le sourire des politiques. Cet invraisemblable Empereur devrait vaincre une telle masse de préjugés traditionnels et de mauvais sentiments, légitimes en apparence et même honorables, et si enracinés chez lui et chez une partie de son peuple; il devrait, pour faire cette chose inouïe, sortir si complètement de lui-même, qu'assurément il ne la fera point. Mais, s'il la faisait, il pourrait se glorifier d'avoir été, moralement, le plus grand des pasteurs d'hommes, d'avoir accompli un acte prodigieusement méritoire et original, et d'avoir, le premier de tous, rompu avec la vieille politique égoïste et inauguré les temps nouveaux...

Notez que si une âme droite, simple et bonne, qui ne serait point de race royale, qui ne serait retenue ni par l'éducation ni par la tradition, si un véritable enfant de Dieu se trouvait subitement, comme dans les contes, élevé sur le premier trône de l'Europe, toutes ces choses extraordinaires et folles, il les ferait, du premier coup, avec sérénité.

Cela n'arrivera donc jamais, jamais?

Le jeune Empereur peut fonder la paix du monde. Aura-t-il assez de foi et de vertu pour l'oser?

Vous voyez bien que ce ne sont là que «rêveries.»[Retour à la Table des Matières]