The Project Gutenberg EBook of Jean-Jacques Rousseau, by Jules Lemaître

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Title: Jean-Jacques Rousseau

Author: Jules Lemaître

Release Date: August 6, 2006 [EBook #18996]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JEAN-JACQUES ROUSSEAU ***




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Note du transcripteur: l'orthographie de l'original est conservée.

JULES LEMAÎTRE

de l'académie française

JEAN-JACQUES

ROUSSEAU

image

PARIS

CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

3, rue auber, 3

Droits de reproduction, de traduction et de représentation réservés pour tous pays, y compris la Hollande.

Privilege of copyright in the United States reserved, under the Act approved March third, nineteen hundred and five, by Jules Lemaître.

Imprimerie L. Pooby, 117, rue VIEILLE-DU-TEMPLE, PARIS.—1215-3-07


TABLE

Au Lecteur
 
PREMIÈRE CONFÉRENCE
Les Six premiers livres des Confessions
DEUXIÈME CONFÉRENCE
Rousseau à Paris.—Thérèse
TROISIÈME CONFÉRENCE
Le Discours sur les sciences et les arts.—La réforme morale de Rousseau
QUATRIÈME CONFÉRENCE
Le Discours sur l'inégalité.—Rousseau à l'Ermitage
CINQUIÈME CONFÉRENCE
La Lettre sur les Spectacles
SIXIÈME CONFÉRENCE
La Nouvelle Héloïse
SEPTIÈME CONFÉRENCE
Émile
HUITIÈME CONFÉRENCE
Le Contrat social.—La Profession de foi du Vicaire Savoyard
NEUVIÈME CONFÉRENCE
La Lettre à l'archevêque de Paris.—Les Lettres de la Montagne.—Dernières années de Rousseau.—Les Dialogues
DIXIÈME CONFÉRENCE
Les Rêveries.—Résumés et Conclusions

Au Lecteur,

1º J'ai pu me tromper sur quelques faits. Ceci n'est point une «biographie critique» de Rousseau: mon principal objet a été l'histoire de ses sentiments.

2º Ce ne sont que des «conférences». J'y ai cherché avant tout la simplicité et la clarté; et le ton est le plus souvent celui d'une causerie un peu surveillée.

J. L.


PREMIÈRE CONFÉRENCE

les six premiers livres des «confessions»

Au risque d'être encore accusé de critique impressionniste, personnelle, subjective, je dois vous faire un aveu. Lorsque je choisis pour sujet de ce cours Jean-Jacques Rousseau, ce ne fut point d'abord dans une pensée d'extrême bienveillance pour le citoyen de Genève.

Pourtant, je l'avais beaucoup aimé autrefois, quand j'avais plus d'illusions que je n'en ai aujourd'hui. Mais j'ai fait des expériences, j'ai vu de près des réalités que je n'avais aperçues que de loin; j'ai touché du doigt les conséquences de certaines idées de Rousseau. Et c'est pourquoi, quand je promis de parler de Jean-Jacques, je me proposais d'étudier surtout en lui le père de quelques-unes des plus fortes erreurs du XVIIIe et du XIXe siècle.

Mais il fallait d'abord le relire, ou, soyons sincère, le lire sérieusement et complètement. Or il m'est arrivé une chose que je n'avais pas prévue. Tandis que je cherchais dans cette longue lecture des raisons de le condamner, oh! je les trouvais abondamment, puisqu'elles y sont; mais en même temps je sentais trop bien comment ces idées lui étaient venues, par quelle fatalité de tempérament ou de circonstances, à la suite de quels souvenirs, de quelles déceptions, de quels regrets, même de quels remords. Puis, ce qu'il eut de candeur et de véritable piété me touchait malgré moi; et je connaissais de nouveau que cet homme, de qui l'on peut croire que tant de maux publics ont découlé (à son insu, il est vrai, et principalement après sa mort) fut sans doute un pécheur, et finalement un fou, mais non point du tout un méchant homme, et qu'il fut surtout un malheureux.

Et puis son cas est si singulier! Il est même unique dans notre littérature et, je crois bien, dans toutes les littératures du monde. Ce vagabond, ce fainéant, cet autodidacte qui, après trente ans de rêvasserie, tombe un jour dans le plus brillant Paris du XVIIIe siècle, et qui y fait l'effet d'un Huron, mais d'un Huron vrai et de plus de conséquence que celui de Voltaire; qui commence à publier vers la quarantaine; qui écrit en dix ans, péniblement et parmi des souffrances physiques presque incessantes, trois ou quatre livres,—lesquels ne sont pas autrement forts ni rares de pensée, mais où il y a une nouvelle façon de sentir et comme une vibration jusque-là inconnue; puis qui s'enfonce dans une lente folie,—et qui se trouve, par ces trois ou quatre livres, transformer après sa mort une littérature et une histoire et faire dévier toute la vie d'un peuple dont il n'était pas: quelle prodigieuse aventure!

Donc, je résolus d'aborder l'œuvre de Jean-Jacques d'une âme égale, craignant de m'irriter inutilement contre un mystère.

Je dus ensuite me mettre au courant des dernières études publiées sur Rousseau. J'eus alors le soupçon qu'une étude nouvelle était peut-être superflue. Mais, à ce compte-là, on ne ferait jamais rien.

Là-dessus je cherchai un plan. Je voyais bien déjà les principales idées à développer. Je pouvais montrer à ma manière soit l'unité, soit l'incohérence de l'œuvre de Rousseau;—expliquer, comme M. Lanson, que tout, dans Rousseau et même le Contrat social, se rapporte à un seul principe; ou, comme Faguet, que tout s'y rapporte en effet, excepté le Contrat social;—suivre, à propos de chacun de ses livres, la fructification posthume des erreurs qu'il y a déposées;—ou bien démontrer que Jean-Jacques, quel qu'il soit d'ailleurs, est dans le fond, avant et après tout, un protestant chez qui le protestantisme a prématurément produit ses extrêmes conséquences;—ou bien encore étudier, dans sa vie et dans ses livres, l'histoire d'une âme, d'une pauvre âme, une très lente mais très véritable évolution morale... Et je pouvais grouper, sous ces divers chefs, tout ce que m'aurait suggéré la lecture de Rousseau.—Le plus simple était d'ailleurs, à première vue, de présenter d'abord sa vie, puis ses ouvrages.

Mais j'ai vite senti que cette méthode usuelle, et qui convient à presque tous les écrivains, ne convient peut-être pas à Rousseau, parce que Rousseau n'est pas un écrivain comme un autre.

Les grands classiques sont pour nous tout entiers dans leurs œuvres. Cette œuvre étant toute objective, quand nous l'avons définie, nous avons tout dit sur eux; et la connaissance de leur vie, même agitée, n'ajouterait pour nous rien d'essentiel à la connaissance de leurs ouvrages. J'en dis autant des écrivains du XVIIIe siècle et des encyclopédistes eux-mêmes. La vie des Diderot, des d'Alembert, des Duclos est la vie commune aux gens de lettres de ce temps-là. La vie de Voltaire est amusante; mais, quand nous ne la connaîtrions pas, son œuvre n'en serait pas moins facile à comprendre et à juger. Quant à Montesquieu et à Buffon, leur biographie ne communique, pour ainsi parler, avec leurs livres que par les loisirs et la sérénité qu'assurait à leur pensée leur condition de gentilhommes riches...

Mais Rousseau est le plus «subjectif» de tous les écrivains. C'est un homme qui n'a guère parlé que de lui, un homme qui a passé son temps à «expliquer son caractère». Tous ses ouvrages étaient déjà des sortes de confessions. Mais en outre, il a pris soin d'écrire lui-même ses Confessions expresses, et quelles confessions! Les plus sincères, je ne sais, mais à coup sûr les plus détaillées, les plus complaisantes, les plus impudentes sans doute, mais aussi les plus candides apparemment et peut-être les plus courageuses, et en tout cas les plus singulières et les plus passionnantes qui aient jamais été écrites.

Je crois donc qu'une étude sur Jean-Jacques pourrait être une biographie morale continue, où l'histoire de ses livres se mêlerait intimement à l'analyse de ses Confessions. Et c'est ce que j'essayerai de faire.


Je voudrais aujourd'hui suivre les Confessions de Jean-Jacques jusqu'à son dernier départ des Charmettes. Il avait alors vingt-neuf ans. Ce sont donc, proprement, ses «années d'apprentissage».

Que le plus beau livre de Rousseau ait été sa confession, c'est-à-dire le récit de sa vie la plus intime et la description de son «moi» le plus secret, c'est déjà très curieux. Si le romantisme est, comme on l'affirme, l'étalage de l'individu dans la littérature, les Confessions de Jean-Jacques fondaient donc, du premier coup, le romantisme et en donnaient un modèle qui n'a pu être dépassé. Et, en outre, que Jean-Jacques ait eu l'idée d'écrire ce livre, et qu'il l'ait écrit comme il l'a fait, et qu'il se soit jugé lui-même intéressant à ce point pour les autres hommes, cela seul est une grande lueur sur son caractère, puisque c'est le plus fort témoignage de l'orgueil maladif et délirant qui en formait presque tout le fond. Les Confessions sont, dans leur essence même, un livre d'impudeur: ce livre est donc bien le père de la moitié de la littérature du siècle dernier.

Il commence ainsi: «Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple et dont l'exécution n'aura jamais d'imitateur.» Et notez qu'il a raison. Rien de tel avant ni après lui. Je ne vous rappellerai pas le caractère religieux et même théologique des pudiques confessions de Saint-Augustin. Montaigne dans ses Essais, Retz dans ses Mémoires ne confessent que des faiblesses ou des fautes qui ont un certain air et qui ne déshonorent point. Mais Rousseau confesse, et sans les atténuer, des choses honteuses, des péchés, des péchés mortels. Et, comme il le prédisait, son entreprise n'a pas eu d'imitateurs. Car sans doute, après lui, la bonde est ouverte à ce genre immodeste des «confessions»: mais ni Chateaubriand dans les Mémoires d'outre-tombe, ni Lamartine dans les Confidences, ni George Sand dans l'Histoire de ma vie, ni Renan dans les Souvenirs d'enfance et de jeunesse n'auront le courage de nous confesser des secrets honteux ou simplement ridicules, (et si vous en concluez que la matière leur en a fait défaut, c'est donc que vous avez de très bonnes âmes).

C'est pourquoi je comprends l'exaltation de cette première page, et cette invocation à Dieu qui se termine ainsi:

Être éternel, rassemble autour de moi l'innombrable foule de mes semblables; qu'ils écoutent mes confessions, qu'ils gémissent de mes indignités, qu'ils rougissent de mes misères. Que chacun d'eux découvre à son tour son cœur au pied de ton trône avec la même sincérité: et puis qu'un seul te dise s'il l'ose: je fus meilleur que cet homme-là.

Qu'est-ce à dire? Ce cri veut nous étonner et sent son charlatan. Mais songez d'où venait Rousseau, où il avait vécu, à qui il se comparait: et vous verrez que ce qu'il exprime là, c'est, en somme,—retournée dans l'expression,—la pensée de Joseph de Maistre: «Je ne sais pas ce qu'est le cœur d'un coquin; je sais ce qu'est le cœur d'un honnête homme: c'est affreux.»

Et d'ailleurs, je le dis parce que cela est vrai, Jean-Jacques, quand il commença d'écrire les Confessions, à Motiers, en 1762, était devenu un fort honnête homme. Les maladies, la persécution avaient développé ses sentiments religieux. Il était déjà dans cette disposition d'esprit presque mystique qui sera si sensible dans ses Dialogues. Il me semble que les Confessions, œuvre d'un pénitent superbe qui s'oppose à tous les autres hommes et en appelle aux siècles futurs, ont tout de même aussi, dans bien des pages, quelque chose d'une confession religieuse.

Cela seul me ferait assez croire à leur vérité, qui du reste a été peu contestée, sauf sur des points de chronologie, et qui s'est vue confirmée presque toutes les fois qu'on a pu contrôler les récits de Jean-Jacques par des lettres de lui et de ses correspondants ou de ses contemporains.

Il est certain cependant que les Confessions, qui sont surtout psychologiques, sont encore en plus d'un endroit, et par la force des choses, apologétiques (surtout la seconde rédaction). Puis, Rousseau écrit ses confessions de mémoire; il en écrit les premiers livres quarante, trente et vingt ans après les événements. Et nous savons comme il il est difficile de se souvenir, et à quel point la mémoire déforme les choses.

Mais, d'abord, lorsqu'il nous raconte des actes avilissants, il n'y a pas apparence qu'il les invente (à moins que certains aveux pénibles ne soient là pour faire croire à la vérité du reste); mais il y a apparence, au contraire, qu'il s'en est nettement souvenu, justement à cause de leur caractère humiliant. (Eh! n'avons-nous pas tous, ou presque tous, dans notre passé, de ces choses dont on dit «qu'elles ne s'oublient pas», de ces souvenirs affreusement désagréables, qui nous reviennent presque tous les jours quand nous sommes seuls un peu longtemps, ou bien que nous rappelons exprès pour nous dégriser?...)—Pour l'ensemble, j'estime que, si la véracité de Jean-Jacques peut être en défaut, il faut croire du moins à sa sincérité.

Joignez qu'il a, au plus haut point, le souvenir des lieux, qui l'aide à garder celui des faits ou des sentiments. En voici un exemple (et où nous trouvons aussi, dans la vision et dans l'accent, un je ne sais quoi qu'on ne connaissait pas trop avant Jean-Jacques, et qui sera, si vous voulez, le commencement de l'impressionnisme).

Les moindres faits de ce temps-là me plaisent par cela seul qu'ils sont de ce temps-là. Je me rappelle toutes les circonstances des lieux. Je vois une hirondelle entrant par la fenêtre, une mouche se poser sur ma main tandis que je récitais ma leçon; je vois tout l'arrangement de la chambre où nous étions; le cabinet de M. Lambercier à main droite, une estampe représentant tous les papes, un baromètre, un grand calendrier, des framboisiers qui, d'un jardin fort élevé dans lequel la maison s'enfonçait sur le derrière, venaient ombrager la fenêtre et passaient quelquefois jusqu'en dedans. Je sais bien que le lecteur n'a pas grand besoin de savoir tout cela, mais j'ai besoin de le lui dire... (Livre I).

«J'ai besoin de le lui dire.» Ô individualisme! ô romantisme!

Et encore (souvenir de la maîtrise d'Annecy, avec le bon M. le Maître (M. Nicoloz)):

...Non seulement je me rappelle les temps, les lieux, les personnes, mais tous les objets environnants, la température de l'air, son odeur, sa couleur, une certaine impression locale qui ne s'est fait sentir que là, et dont le souvenir vif m'y transporte de nouveau. Par exemple, tout ce qu'on répétait à la maîtrise, tout ce qu'on chantait au chœur, tout ce qu'on y faisait, le bel et noble habit des chanoines, les chasubles des prêtres, les mitres des chantres, la figure des musiciens, un vieux charpentier boiteux qui jouait de la contrebasse, un petit abbé blondin qui jouait du violon, le lambeau de soutane qu'après avoir posé son épée, M. le Maître endossait par-dessus son habit laïque, et le beau surplis fin dont il en couvrait les loques pour aller au chœur; l'orgueil avec lequel j'allais, tenant une petite flûte à bec, m'établir dans la tribune pour un petit bout de récit que M. le Maître avait fait exprès pour moi; le bon dîner qui nous attendait ensuite; le bon appétit qu'on y portait; ce concours d'objets vivement retracé m'a cent fois charmé dans ma mémoire, autant et plus que dans la réalité. J'ai gardé toujours une affection tendre pour un certain air du Conditor alme siderum qui marche par ïambes, parce qu'un dimanche de l'Avent j'entendis de mon lit chanter cet hymne avant le jour sur le perron de la cathédrale, selon un rite de cette église-là... etc. (Livre III).

Mais je ne puis vous lire ainsi toutes les Confessions et je le regrette. Je ne puis que les analyser; et combien de détails charmants, étranges, émouvants ou irritants je laisserai de côté!—Pour plus de clarté, et pour fixer vos propres souvenirs, il me paraît indispensable de faire un sommaire très bref des faits principaux relatés dans ces six premiers livres qui nous occuperont aujourd'hui.

Livre I.—Jean-Jacques naît à Genève le 28 juin 1712, d'un horloger. Sa mère meurt en le mettant au monde.—Son père lui fait lire des romans à sept ans. Il l'abandonne à huit ans, une affaire d'honneur l'obligeant à s'expatrier.

On le met en pension, de huit à dix ans, à Bossey, chez le pasteur Lambercier, qui lui apprend la religion. Ici se placent diverses anecdotes, notamment celle de la fessée donnée par mademoiselle Lambercier.

On le retire de Bossey. Il reste deux ou trois ans, à Genève, chez son oncle Bernard. Il va de temps en temps à Nyon, où est son père; est amoureux de mademoiselle Vulson et polissonne avec mademoiselle Gothon. Il est ensuite placé chez un greffier pour y apprendre le métier de procureur. Il s'en fait renvoyer et entre chez un graveur, qui le maltraite. Un soir, après une promenade dans la campagne, il trouve la porte de la ville fermée. Et il quitte Genève le lendemain pour courir fortune à travers le monde.

Livre II.—Il rôde autour de Genève, se présente au curé de Confignon, qui l'adresse à madame de Warens, à Annecy. Cette dame, nouvelle convertie, l'envoie à Turin dans l'hospice des Catéchumènes. Il se laisse convertir, cherche sa vie dans Turin, passe quelques semaines chez la jolie marchande madame Bazile, puis est laquais chez la comtesse de Vercellis. Ici se place l'histoire du ruban.

Livre III.—Après cinq ou six semaines passées sans occupation et signalées par de singulières fantaisies sensuelles, il entre chez le comte de Gouvon, toujours comme laquais, mais pour qui on a des égards. Il est amoureux de mademoiselle de Breil, une des filles de la maison. Le fils du comte, l'abbé de Gouvon, s'intéresse à lui, et lui apprend l'italien. On se chargeait de son avenir: mais un beau jour il décampe avec un camarade des rues (à près de dix-huit ans), repris par son besoin de vagabondage.

Il retourne à Annecy, près de madame de Warens; se laisse nourrir, mais lit, travaille. On le met au séminaire; il n'y reste pas. Il reçoit des leçons de musique du professeur des enfants de chœur de la cathédrale, un M. Nicoloz, qu'il appelle «M. le Maître». Il s'engoue d'une espèce de musicien bohème, Venture. Puis, M. le Maître étant obligé de quitter Annecy, Jean-Jacques l'accompagne jusqu'à Lyon, où il l'abandonne au coin d'une rue en peine crise d'épilepsie, ou peut-être de delirium tremens. (Ce M. le Maître était bonhomme, mais fortement ivrogne.)

Là-dessus, Jean-Jacques revient à Annecy, et n'y retrouve plus madame de Warens.

Livre IV.—Il attend des nouvelles de madame de Warens à Annecy. Ici se place la partie de campagne avec mesdemoiselles Galley et de Graffenried.

Chargé de conduire à Fribourg la Merceret, femme de chambre de madame de Warens, il passe par Genève, voit son père à Nyon (pour la première fois, je crois, depuis huit ou neuf ans), et se rend de Fribourg à Lausanne, où, sous le nom de Vaussore, il montre la musique sans la savoir et donne même un concert (chez M. de Treytorens). Il va à Vevey (patrie de madame de Warens), passe l'hiver de 1731-1732 à Neuchâtel, où il continue de donner des leçons de musique. (Il finissait par l'apprendre en l'enseignant.) Vie pénible, détresse. Il fait la connaissance d'un archimandrite qui quêtait pour le «rétablissement du Saint-Sépulcre»; va à Fribourg, à Berne, à Soleure, où M. de Bonac, ambassadeur de France, le retient. Puis M. de Bonac l'envoie à Paris pour être précepteur. Jean-Jacques fait la route à pied; ne s'entend pas avec le père de son élève, apprend que madame de Warens est retournée en Savoie, et repart à pied de Paris. Après quelque séjour à Lyon, il arrive chez madame de Warens, qui venait de se fixer à Chambéry. Elle lui obtient un emploi dans le cadastre.

Livre V.—Il donne des leçons de musique à des jeunes filles. Pour le mettre en garde contre les séductions de certaines de ses élèves, madame de Warens devient elle-même son initiatrice. Il se laisse faire; il accepte même le partage avec le jardinier Claude Anet.—Il fait un voyage à Besançon pour prendre des leçons de composition de l'abbé Blanchard; va voir un parent à Genève et son père à Nyon (deuxième visite); revient à Chambéry; fait plusieurs voyages à Genève, à Lyon, à Nyon, tantôt pour son plaisir, tantôt pour les affaires de madame de Warens. Un accident le rend aveugle pendant quelque temps. Ensuite il tombe sérieusement malade. Madame de Warens le guérit, et tous deux vont habiter les Charmettes, campagne près de Chambéry (fin de l'été 1736).

Livre VI.—Aux Charmettes. Maladie bizarre. Il retourne l'hiver à Chambéry, puis, dès le printemps, aux Charmettes. Il lit beaucoup et tâche d'y mettre de la méthode. Au mois d'avril 1738, il va à Genève pour toucher enfin sa part de la succession de sa mère. Il la rapporte à madame de Warens. Sa maladie s'aggrave. Il s'imagine avoir un polype au cœur et va consulter à Montpellier. En route, aventure avec madame de Larnage. Il reste deux mois à Montpellier, revient près de madame de Warens, et trouve sa place prise par le coiffeur Wintzenried. Il n'accepte pas ce nouveau partage; passe une année à Lyon, chez M. de Mably, comme précepteur de ses deux enfants; revient en 1741 aux Charmettes, y retrouve la même situation et madame de Warens refroidie. Il invente un nouveau système pour noter la musique, croit sa fortune faite, et se met en route pour Paris. Il a vingt-neuf ans.


Ce simple canevas des faits, ce résumé des agitations extérieures de Rousseau jusqu'à la trentaine nous présente déjà l'image d'un errant et d'un déclassé. Mais pénétrons plus avant, et, sous les faits, et grâce, en partie, à ses propres commentaires, voyons l'homme lui-même dans la complexité de sa nature.

Rousseau (ceci n'est point inutile à rappeler), est d'origine française et parisienne. Sa famille était établie à Genève depuis 1529. Son bisaïeul et son trisaïeul avaient été libraires: profession à demi libérale et proche des lettres.

Autre remarque, essentielle celle-là: Rousseau est né protestant. Son grand-père maternel était pasteur. C'est le protestant pur, je veux dire conséquent avec le principe de la Réformation, qui écrira le récit de la mort de Julie, la Profession de foi du Vicaire Savoyard, les Lettres de la Montagne.

Puis, nous trouvons chez Jean-Jacques un Genevois très imprégné des mœurs et de l'esprit de sa petite république,—et qui se souviendra avec tendresse, dans la Lettre à d'Alembert, d'avoir participé, enfant, aux fêtes civiques de sa ville. C'est ce petit Genevois qui écrira le Contrat social.

Notons encore, chez lui, le rejeton d'un sang aventureux. Sa mère, jolie, vive, lettrée et musicienne, très entourée, semble avoir fait innocemment scandale dans la ville de Calvin. Son père, horloger et maître de danse, léger et romanesque, fut quelque temps (de 1705 à 1711) horloger du sérail à Constantinople. Un frère de Jean-Jacques tourna mal et disparut. Un de ses oncles était allé chercher fortune en Perse.

Il y a ensuite, dans Jean-Jacques, un pauvre enfant très déraisonnablement élevé, passant des nuits à lire des romans avec son père, nourri de d'Urfé et de La Calprenède (avec du Plutarque, il est vrai, par-dessus), abandonné par son père à l'âge de huit ans, et qui, à partir de dix ans, ne fut plus élevé du tout et devint, il le dit lui-même, à plusieurs reprises, un polisson, un larron, un parfait vaurien.

Il y a aussi un enfant, puis un adolescent, puis un homme d'une sensibilité extraordinaire, et extraordinairement imaginative,—cette sensibilité qui le fera se jeter dans les bras de ses amis en les arrosant de larmes, et mouiller de pleurs tout le devant de son gilet le jour où lui vint la première idée de son Discours sur les Sciences et les Arts. Sensibilité étroitement jointe à un orgueil également extraordinaire, par la conscience qu'il a de cette délicatesse de nature et aussi de sa supériorité intellectuelle. Et, par un jeu naturel, les blessures de sa sensibilité exaspèrent son orgueil, et son orgueil lui rend plus douloureuses les blessures de sa sensibilité.—Et c'est «l'homme sensible» qui fera du sentiment le fondement de la morale, et qui écrira la plus grande partie de la Nouvelle Héloïse et de l'Émile.

C'est justement par cette sensibilité et cet orgueil que s'explique la plus mauvaise action de son adolescence, «l'histoire du ruban». C'est à Turin, après la mort de cette madame de Vercellis dont il était laquais-secrétaire. Dans le désordre qui suit cette mort, Jean-Jacques vole un «petit ruban couleur de rose et argent, déjà vieux». On le trouve, on veut savoir où il l'a pris. On l'interroge devant la famille assemblée. Il balbutie et dit enfin que c'est la jeune cuisinière Marion qui lui a donné ce ruban. On les confronte; elle nie, Jean-Jacques persiste; on les congédie tous les deux. «J'ignore, dit Rousseau, ce que devint cette victime de ma calomnie; mais il n'y a pas d'apparence qu'elle ait après cela trouvé facilement à se placer... Qui sait, à son âge, où le découragement de l'innocence avilie a pu la porter?» (Et, là-dessus, libre à nous d'imaginer quelque historiette «en marge des Confessions», où nous ferons rencontrer par Jean-Jacques, plus tard, dans quelque rue mal famée de Paris, la petite Marion devenue fille publique... Mais ce serait peut-être un peu trop prévu, et je ne l'écrirai pas.)

Il reste que l'acte abominable de Jean-Jacques est extrêmement significatif du fond même de sa nature,—sensibilité, imagination, orgueil,—et cela, par l'explication même qu'il en donne et qui me paraît, ici, toute la vérité:

Jamais la méchanceté ne fut plus loin de moi que dans ce cruel moment (celui où il accusa faussement Marion); et, lorsque je chargeai cette malheureuse fille, il est bizarre, mais il est vrai que mon amitié pour elle en fut la cause. Elle était présente à ma pensée: je m'excusai sur le premier objet qui s'offrit et je l'accusai d'avoir fait ce que je voulais faire et de m'avoir donné le ruban, parce que mon intention était de le lui donner... Quand je la vis paraître ensuite, mon cœur fut déchiré, mais la présence de tant de monde fut plus forte que mon repentir. Je ne craignais pas la punition: je ne craignais que la honte, mais je la craignais plus que la mort, plus que le crime, plus que tout au monde. J'aurais voulu m'enfoncer dans le centre de la terre: l'invincible honte l'emporta sur tout; la honte seule fit mon impudence, et plus je devenais criminel, plus l'effroi d'en convenir me rendait intrépide. Je ne voyais que l'horreur d'être reconnu, déclaré publiquement, moi présent, voleur, menteur, calomniateur. Un trouble universel m'ôtait tout autre sentiment.

(Quelques difficultés subsistent sur cette anecdote. Il s'agit d'un «petit ruban» et «vieux», qui par conséquent pouvait valoir quelques sols. Le comte de la Roque, neveu de madame de Vercellis, attacha si peu d'importance à l'histoire que, quelques semaines après, il procura à Jean-Jacques une place excellente... Jean-Jacques aurait-il dramatisé? C'est ennuyeux, avec lui on ne sait jamais. Ce qui est sûr, c'est qu'il mène un terrible repentir... Il assure que le désir de se soulager par cet aveu a beaucoup contribué à la résolution qu'il a prise d'écrire ses confessions; et, dans un premier manuscrit de ces mêmes Confessions, il va jusqu'à dire qu'il considère la calomnie de David Hume sur son compte, trente ans après, comme le châtiment direct du mensonge qu'il fit lui-même contre la pauvre Marion.)

Corollairement à cette sensibilité et à cet orgueil, il y a dans Jean-Jacques un profond amour de la solitude, de la rêverie paresseuse, de l'indépendance et, par suite, de la vie errante et, tranchons le mot, du vagabondage. Le vagabondage est chez lui une passion. Il aime vivre au hasard. Apprenti greffier, graveur, laquais, valet de chambre, séminariste, employé au cadastre, maître de musique, on peut dire que, dans les longs intervalles de ces diverses occupations, il redevient volontairement, et autant qu'il peut, un errant, un chemineau. C'est son goût dominant. Quand il s'enfuit de Genève, à seize ans: «L'indépendance que je croyais avoir acquise, écrit-il, était le seul sentiment qui m'affectait. J'entrais avec sérénité dans le vaste monde.» Ailleurs il dit que ce qu'il aime dans ses courses solitaires, c'est «la vue de la campagne, la liberté du cabaret, l'éloignement de tout ce qui lui fait sentir sa dépendance». C'est aussi la paresse et la rêverie. Il goûte tellement cette vie-là que, pouvant espérer, par l'abbé de Gouvon, une situation honorable dans la carrière des ambassades (et il n'a pas dix-huit ans), il lâche tout pour suivre une espèce de voyou genevois, nommé Bascle, dont il s'est épris, et avec qui il court le pays en montrant une machine de physique amusante.

(Notons ici un autre trait de caractère: sa facilité à s'engouer. Il s'éprend de Bascle, comme il s'éprendra de Venture, le musicien bohème, comme il s'éprendra d'abord de Diderot, de Grimm et de tant d'autres. Il a un grand besoin d'aimer et une crédulité qui le font se jeter à la tête des gens; et ce premier mouvement de sensibilité confiante est peu à peu suivi de sensibilité défiante; car il trouve bientôt chacune de ses idoles inférieure à l'idée que son imagination s'en était formée; ou bien son orgueil craint très vite que l'idole ne lui rende pas son affection ou même ne se moque de lui.)

Reprenons. C'est à cette vie errante dans un des plus beaux pays du monde, c'est à cette vie rêveuse et inquiète que Rousseau doit son intelligence et son amour de la nature, et d'avoir inventé, ou peu s'en faut, la poésie romantique. Ses Confessions sont pleines de souvenirs charmants de paysages, et en outre, au commencement du livre II, il parle déjà comme parlera René: «... J'étais inquiet, distrait, rêveur; je pleurais, je soupirais, je désirais un bonheur dont je n'avais pas d'idée, et dont je sentais pourtant la privation...»

C'est ce chemineau qui écrira les paysages et les morceaux lyriques de la Nouvelle Héloïse, et les Rêveries d'un promeneur solitaire.

Ce que Jean-Jacques doit encore à ses années de bohème, c'est d'avoir vu de tout près les vies humbles ou modestes,—et aussi (car il a été deux fois laquais dans de grandes maisons) d'avoir connu et observé les vies brillantes dans des conditions qui ont déposé en lui une amertume dont il fera plus tard de l'éloquence. Sur cette souffrance intime, il s'arrête peu, sans doute parce que ces souvenirs lui sont particulièrement pénibles, plus pénibles encore, sans doute, que le souvenir de ses actions honteuses: mais on devine ce que ce garçon orgueilleux et d'un si beau génie, d'ailleurs de naissance libre, petit-fils de libraires et de pasteurs, a dû ressentir sous la livrée, même quand «on le dispensait d'y porter l'aiguillette» et que cette livrée «faisait à peu près un habit bourgeois». Mais il a beau vouloir se taire là-dessus, certains traits qui lui échappent révèlent sa rancœur:

...Sur la fin, dit-il, madame de Vercellis ne me parlait plus que pour son service. Elle me jugea moins sur ce que j'étais que sur ce qu'elle m'avait fait, et à force de ne voir en moi qu'un laquais, elle m'empêcha de lui paraître autre chose... Je crois que j'éprouvai dès lors ce jeu malin des intérêts cachés qui m'a traversé toute ma vie et qui m'a donné une aversion naturelle pour l'ordre apparent qui le produit.

(Cela, parce que, comme il le dit plus loin, «il y avait tant d'empressés autour de madame de Vercellis proche de sa fin, qu'il était difficile qu'elle eût du temps pour penser à lui Jean-Jacques».) Ainsi il en veut à toute la société que madame de Vercellis ne l'ait pas distingué davantage.—Ainsi encore, chez les Gouvon-Solar, lorsque, servant à table et interrogé par le vieux comte, il explique la devise des Solar («Tel fiert qui ne tue pas»), et recueille l'admiration de la compagnie: «Ce moment fut court, mais délicieux à tous égards. Ce fut un de ces moments trop rares qui replacent les choses dans leur ordre naturel et vengent le mérite avili des outrages de la fortune». Et je rappelle aussi son cri, lorsqu'il entre chez le comte de Gouvon: «Encore laquais!» Et il apparaît que, si c'est le vagabond qui écrira l'admirable Cinquième Rêverie, c'est beaucoup l'ancien laquais qui écrira le Discours sur l'inégalité et qui fondera sur l'égalité la théorie du Contrat social.

Par là-dessus, ou, pour mieux dire, sous tout cela, il y a un malade.

Il faut, ici, que j'insiste et que je précise. La pathologie d'un Bossuet ou d'un Racine a peu à voir avec leurs sermons ou leurs tragédies: mais la pathologie de Jean-Jacques, c'est presque tout Jean-Jacques. (Son œuvre elle-même apparaît dans la littérature comme une éruption morbide.)

Je naquis, dit Jean-Jacques, infirme et malade... Je suis né presque mourant... J'apportais le germe d'une incommodité que les ans ont renforcée.

Cette maladie congénitale était une rétention d'urine, dont il souffrit toute sa vie et qui s'aggrava après trente ans.

Ajoutez une autre infirmité, que je ne sais comment définir, et que vous devinerez par cet aveu qui se rapporte au temps où Jean-Jacques allait de l'Ermitage à Eaubonne voir madame d'Houdetot:

Je rêvais en marchant à celle que j'allais voir, à l'accueil caressant qu'elle me ferait, au baiser qui m'attendait à mon arrivée... Ce seul baiser... avant même de le recevoir, m'embrasait le sang... J'étais obligé de m'arrêter, de m'asseoir... De quelque façon que je m'y sois pu prendre, je ne crois pas qu'il me soit jamais arrivé de faire seul ce trajet impunément.

Ajoutez encore un mal bizarre qui le prit un jour aux Charmettes, et qu'il décrit ainsi:

Un matin que je n'étais pas plus mal qu'à l'ordinaire, en dressant une petite table sur son pied, je sentis dans tout mon corps une révolution subite... Mes artères se mirent à battre d'une si grande force, que non seulement je sentais leur battement, mais que je l'entendais même, et surtout celui des carotides. Un grand bruit d'oreilles se joignit à cela; et ce bruit était triple ou plutôt quadruple, savoir: un bourdonnement grave et sourd, un murmure plus clair comme d'une eau courante, un sifflement très aigu, et le battement que je viens de dire... Ce bruit était si grand, qu'il m'ôta la finesse d'ouïe que j'avais auparavant, et me rendit, non tout à fait sourd, mais dur d'oreille, comme je le suis depuis ce temps-là. (Livre V des Confessions)

Il dit que, depuis trente ans jusqu'au moment où il écrit, ses battements d'artères et ses bourdonnements ne l'ont pas quitté une minute. Il y revient au livre VI, où il parle aussi de «vapeurs», des «pleurs qu'il versait souvent sans raison de pleurer», de ses «frayeurs vives au bruit d'une feuille ou d'un oiseau».

Je passe ses autres maux: coliques néphrétiques (croit-il) à partir de 1750, esquinancies fréquentes, hernie à quarante-cinq ans, etc. (sans compter un accident de laboratoire qui, aux Charmettes le rendit aveugle, dit-il, pendant six semaines). En somme, et pour ne retenir que ses maux durables: rétention d'urine (soit par vice de conformation, soit par mouvements spasmodiques), neurasthénie profonde, artério-sclérose, voilà son lot.

Il est aisé de voir la répercussion de ces misères physiques sur son être moral.

D'abord sa neurasthénie nous fournit l'explication la plus indulgente des menus vols de son enfance et de sa jeunesse, et aussi de certains actes d'impudence et de hâblerie, comme lorsque, à Lausanne, il compose et donne un concert sans savoir la musique, ou lorsque, pendant son voyage de Montpellier, il se fait passer pour un Anglais jacobite sans savoir un mot d'anglais. Sa neurasthénie permet de substituer aux mots désobligeants de menteur et de voleur ceux de «simulateur» et de «cleptomane».

Puis, il se peut que la première de ses infirmités ait contribué à son goût de la solitude et notamment de la promenade à pied, et de la promenade solitaire, et de la promenade dans la campagne et dans les bois, où l'on n'est gêné par personne, où l'on peut s'arrêter quand on veut. Il nous dira lui-même qu'après le succès du Devin du Village, ce fut cette infirmité, plus que sa fierté d'homme libre, qui l'empêcha de demander une audience au roi.

Mais surtout ses maux physiques ont profondément agi sur sa sensibilité, sur sa vie passionnelle, et par conséquent sur ses livres eux-mêmes.

La vie passionnelle de Jean-Jacques est bien curieuse et bien triste. Sa sensualité s'éveille à dix ans, sous la fessée qu'il reçoit de mademoiselle Lambercier (une fille de trente ans). Je ne puis décidément descendre dans les détails et dans ce qu'il appelle «le labyrinthe obscur et fangeux de ses confessions». Mais il faut pourtant indiquer ce qui est. Il a une enfance et une adolescence vicieuses: les jeux avec mademoiselle Gothon, ses détestables habitudes, ses extravagances exhibitionnistes à Turin, dans les allées sombres et près de ce puits où les jeunes filles viennent chercher de l'eau. Et avec cela, corrompu et d'une dépravation maladive, il garde jusqu'à vingt-deux ans ce que j'appellerai son innocence. Pourquoi? Par une timidité qui est évidemment un effet de son état pathologique. C'est pour cela qu'à vingt-deux ans, à la fois vicieux et intact, il arrive aux bras de madame de Warens pour y connaître l'amour dans des conditions qu'il n'est guère possible de ne pas qualifier de déshonorantes. C'est pour cela aussi que, madame de Warens et Thérèse mises à part, Jean-Jacques n'a eu de sa vie d'autre «aventure d'amour» que sa rencontre avec madame de Larnage, laquelle, il est vrai, y mit beaucoup du sien, car il crut d'abord qu'elle voulait se moquer de lui. (Le pauvre Jean-Jacques raconte cette unique aventure avec orgueil, et il ajoute: «Je puis dire que je dois à madame de Larnage de ne pas mourir sans avoir connu le plaisir.»)—Et c'est pour cela encore que, plus tard, il se condamnera à Thérèse. Et ces choses en expliquent d'autres, soit dans la Nouvelle Héloïse, soit même dans l'Émile.

(Je n'oublie pas d'ailleurs qu'à cette timidité nous devons la grâce de son idylle chez madame Basile, la petite marchande italienne.)

J'ai nommé plusieurs fois madame de Warens. Elle est assez singulière pour qu'on dût s'arrêter sur elle. Mais vous la connaissez. Je n'ai pas à vous rappeler sa naissance protestante, son mariage, sa fuite de Vevey, à la suite d'on ne sait trop quel incident domestique, son recours au roi de Sardaigne, sous les auspices de qui elle se convertit au catholicisme et qui lui fait une pension de deux mille francs. Elle travaillait elle-même dans les conversions (comme on le voit par sa première rencontre avec Jean-Jacques), quoique son catholicisme fut extrêmement latitudinaire. Elle était d'une activité brouillonne, s'occupait de pharmacie et de chimie, désordonnée, chimérique, crédule aux aventuriers et aux inventeurs, et toujours dans les entreprises.—En amour, un vieux monsieur lui avait appris dans sa jeunesse que l'acte est chose indifférente en soi, et elle l'avait cru. Elle se donnait à ses amis pour leur faire plaisir et pour se les attacher, et elle n'était pas regardante sur leur condition sociale. Elle se disait, avec cela, de tempérament froid. Bref, elle était en amour un homme,—un peu comme notre George Sand, mais moins décemment: car madame de Warens ne redoutait pas d'être indulgente à plusieurs à la fois.

Rousseau l'a aimée profondément; mais la nature de cette affection est bien marquée par les noms qu'ils se donnaient: «maman» et «petit». La première fois qu'il la voit, elle a vingt-huit ans, il en a seize. C'est un petit vagabond totalement abandonné, très timide. Elle est la première femme élégante et belle, et riche (à ses yeux) qu'il ait rencontrée. Et tout de suite elle est bonne pour lui, et d'une bonté simple et maternelle. Elle tire ce petit malheureux du gouffre. Son premier sentiment pour elle, et qui durera longtemps,—c'est l'adoration.

Il faut relire le récit de leur première rencontre, car cela est délicieux:

C'était un passage derrière sa maison... Prête à entrer dans l'église, madame de Warens se retourne à ma voix. Que devins-je à cette vue! Je me figurais une vieille dévote bien réchignée; la bonne dame de M. de Pontverre ne pouvait être autre chose à mon avis. Je vois un visage pétri de grâces, de beaux yeux bleus pleins de douceur, un teint éblouissant, le contour d'une gorge enchanteresse. Rien n'échappa au rapide coup d'œil du jeune prosélyte; car je devins à l'instant le sien, sûr qu'une religion prêchée par de tels missionnaires ne pouvait manquer de mener au paradis. Elle prend en souriant la lettre que je lui présente d'une main tremblante, l'ouvre, jette un coup d'œil sur celle de M. de Pontverre, revient à la mienne, qu'elle lit tout entière, et qu'elle eût relue encore si son laquais ne l'eût avertie qu'il était temps d'entrer. Eh! mon enfant, me dit-elle d'un ton qui me fit tressaillir, vous voilà courant le pays bien jeune, c'est dommage en vérité. Puis, sans attendre ma réponse, elle ajouta: Allez chez moi m'attendre; dites qu'on vous donne à déjeuner; après la messe, j'irai causer avec vous.

Et un peu plus loin:

Elle avait de ces beautés qui se conservent, parce qu'elles sont plus dans la physionomie que dans les traits; aussi la sienne était-elle encore dans tout son premier éclat. Elle avait un air caressant et tendre, un regard très doux, un sourire angélique, une bouche à la mesure de la mienne (Jean-Jacques avait la bouche petite), des cheveux cendrés d'une beauté peu commune, et auxquels elle donnait un tour négligé qui la rendait très piquante.

Et les lignes qui suivent nous font comprendre qu'elle était boulotte.

Les pages où Jean-Jacques nous raconte que madame de Warens lui propose de se donner à lui pour le sauver des périls de son âge (il avait vingt-deux ans et elle trente-quatre) et qu'elle lui explique cela gravement et posément, et qu'elle lui laisse huit jours pour répondre, et qu'il accepte sans grand plaisir et surtout par reconnaissance, en continuant d'appeler sa maîtresse «maman», et qu'il découvre un jour qu'il a le jardinier Claude Anet pour collaborateur, et qu'il l'admet sans résistance, et que madame de Warens les bénit tous deux, et que Jean-Jacques reste plein de respect pour Claude Anet; ces pages où il ne cesse de parler de vertu, ces pages qui semblent une caricature anticipée et violente de l'histoire, beaucoup plus convenable, de Sand entre Musset et Pagello, nous paraissent aujourd'hui d'un énorme comique. Et sans doute, dans tout cela, Rousseau n'est qu'à demi responsable (nous remarquons souvent chez lui une étrange passivité), et sans doute le récit de la vie aux Charmettes, où s'est formé son esprit, est d'une neuve et franche saveur; et je sais bien que Rousseau essaye à diverses reprises de gagner son pain; que, lorsqu'il a touché son petit patrimoine, il en fait part à son amie, et que, à son troisième ou quatrième retour, quand il trouve sa place prise par le perruquier, madame de Warens lui proposant ingénument un nouveau ménage à trois («Elle me dit que je n'y perdrais rien») il n'accepte pas ce partage; et je n'oublie pas enfin, que, quelques années après, quand la pauvre femme est totalement déchue, il lui envoie de Paris un peu d'argent: il n'en reste pas moins que le garçon a vécu, à peu près dix ans, presque uniquement de madame de Warens, qu'il était trop son obligé pour pouvoir ni se refuser à elle, ni exiger au moins d'elle la fidélité; qu'ainsi son premier amour ne fut ni libre, ni fier, ni désintéressé, du moins dans les apparences;—et que cela eut, sur sa conception de l'amour, des conséquences que nous noterons dans ses ouvrages.

Enfin,—et pour achever l'énumération de tous les hommes qu'il porte en lui,—s'il y a chez Jean-Jacques un protestant né, il ne faut pas oublier qu'il y a aussi un catholique.

Il se convertit au catholicisme,—encore presque enfant, il est vrai,—pour obéir à la belle dame d'Annecy et pour sortir de la misère. Peut-être exagère-t-il après coup (mais je n'en sais rien) ses scrupules et ses hésitations au moment de quitter sa religion natale. Peut-être aussi, à propos de l'histoire de l'abominable Maure,—écrivant à trente-cinq ans de distance,—exagère-t-il, par un retour d'antipapisme, le cynisme de l'administrateur de l'hospice des Catéchumènes, et surtout l'étrange placidité de l'ecclésiastique qui se trouve là. Mais après tout je n'en sais rien. Ce qui m'étonne le plus, c'est que, une fois converti, on le mette dehors avec vingt francs dans la main et sans plus s'occuper de lui. Car quel intérêt avait le clergé à faire des convertis, si ce n'était pour se faire des créatures et, par conséquent, les suivre et les aider? Il est vrai que les plus pieuses institutions peuvent devenir purement mécaniques et dégénérer jusqu'à oublier leur objet.

Mais, quoi qu'il en soit de tout cela, une chose est sûre: c'est que Jean-Jacques a été catholique pendant vingt-six ans (de 1728 à 1754), et qu'il a vécu, les dix premières années, dans une atmosphère purement catholique. Il passe deux mois environ au grand séminaire d'Annecy pour être prêtre. A Annecy, à Chambéry, aux Charmettes, il pratique sa nouvelle religion. Il y connaît des prêtres ou des religieux, qu'il déclare avoir été excellents pour lui. Après l'accident de laboratoire qui faillit lui coûter les yeux, il écrit son testament avec tous les termes et formules de la piété catholique, et il fait de petits legs à des religieuses, à des capucins, à d'autres moines. Lorsque madame de Warens entreprend de faire béatifier M. de Bernex, l'ancien évêque d'Annecy, Jean-Jacques atteste par écrit un miracle de ce bon évêque (il s'agit d'un incendie éteint par les prières de l'évêque et de madame de Warens!)—«Alors sincèrement catholique, dit Jean-Jacques, j'étais de bonne foi.» Il commence ainsi le récit d'une promenade avec «maman»:

Nous partîmes ensemble et seuls de bon matin, après la messe qu'un carme était venu nous dire dans une chapelle attenante à la maison.

Il écrit dans le même livre VI:

Les écrits de Port-Royal et de l'Oratoire, étant ceux que je lisais le plus fréquemment, m'avaient rendu demi-janséniste.

Il avait la terreur de l'enfer:

Mais mon confesseur qui était aussi celui de maman, contribua à me maintenir dans une bonne assiette.

Et, parlant du Père Hémet et du Père Coppier:

Leurs visites me faisaient grand bien: que Dieu veuille le rendre à leurs âmes!

Enfin, nous verrons que Jean-Jacques, de son propre aveu, n'eut jamais à se plaindre du clergé catholique (le mandement contre l'Émile excepté), mais qu'il eut fort à se plaindre des ministres protestants.

Tout ce que je veux dire ici, c'est que, chez lui, l'empreinte catholique est superposée à l'empreinte protestante; que sa sensibilité même est plutôt catholique. Nous expliquerons cela en son lieu: mais pourquoi ne dirai-je pas dès maintenant qu'il y a, dans sa facilité à se confesser, et à se confesser d'une certaine manière, et à l'espèce de plaisir qu'il y prend, quelque chose au moins comme la dépravation d'une sensibilité catholique,—disposition qui n'est pas rare, dit-on, chez certaines pénitentes à qui la confession auriculaire permet de goûter une seconde fois leur péché, jusque dans la honte de l'aveu?


Tel est l'homme,—oh! avec de la candeur, de la bonté, et même déjà des velléités de réforme morale,—et aussi avec cette singulière atténuation que c'est par lui seul que nous savons ses hontes,—mais enfin tel est l'homme, enfant et adolescent vicieux, vagabond indiscipliné,—paresseux, faible et chimérique,—menteur et larron, la dernière fois voleur de vin à vingt-huit ans, chez M. de Mably,—protestant compliqué d'un catholique,—transfuge excusable, mais transfuge de sa patrie et de sa religion,—longtemps amant tolérant d'une femme excellente et déconsidérée dont il est l'obligé—d'ailleurs profondément malade, perdu de névrose, candidat à la folie,—tel est l'homme qui, à vingt-neuf ans, s'en va chercher fortune à Paris et qui, quelques années plus tard, entreprendra la réforme de la société et s'établira professeur de vertu.


DEUXIÈME CONFÉRENCE

rousseau à paris.—thérèse.

J'ai décrit l'étrange garçon, plein de bizarreries, de souillures et d'orgueil, qui à vingt-neuf ans vient à Paris, pour y chercher simplement fortune (dans la musique ou dans les lettres), en attendant qu'il s'établisse, huit ans plus tard, réformateur des mœurs et professeur de vertu. Mais il faut bien dire que, pendant ces huit années, il n'y songe pas du tout.

Quel était ce monde des lettres où le vagabond de Genève, des bords du lac Léman, de la Savoie, du Piémont et de Turin, le rêveur des Charmettes et l'amant de madame de Warens allait entrer?—Si l'on met à part le seigneur de Ferney, et Montesquieu et Buffon, gentilshommes un peu dédaigneux qui, la plupart du temps, travaillaient enfermés dans leur retraite,—ce monde-là, c'était alors une vingtaine d'écrivains qui se rencontraient dans trois ou quatre cafés et qui étaient familiers chez une douzaine, au plus, soit de fermiers généraux, soit de grands seigneurs et de grandes dames, de ceux et de celles qui se piquaient de liberté d'esprit, et qui se plaisaient à protéger les gens de lettres parce qu'ils les trouvaient amusants, et aussi par un sentiment assez proche de ce que nous appelons aujourd'hui le «snobisme». Ce qui est sûr, c'est qu'un écrivain de ce temps-là, qui voulait arriver, était condamné aux relations aristocratiques.

Le futur auteur du Discours sur l'inégalité et du Contrat social n'échappe point à cette obligation, et d'ailleurs ne cherche point à y échapper. Et pourtant, nul n'est moins fait que lui pour cette vie de salon, de conversation, et de plaisirs à la fois raffinés et futiles.—Il était plébéien de goûts et d'esprit, réellement ami de la simplicité, d'ailleurs extrêmement timide. Il nous parle des balourdises qu'il fait dans les premiers dîners élégants où il est admis. Il nous répète à satiété, dans cinquante passages de ses Confessions et de ses lettres (ce qui prouve peut-être qu'au fond il en souffrait) qu'il est timide et gauche, qu'il manque de conversation et d'à-propos, et que, pour parler quand même, il dit souvent des sottises...

Mais, d'autre part, il a une figure intéressante, des yeux d'un éclat extraordinaire; et de temps en temps, quand les choses le touchent, il lui arrive d'être éloquent pendant quelques minutes, avec un effort qui donne alors plus d'accent à sa parole. On le considère avec curiosité. Et lui, qui s'en aperçoit, il s'y prête, et, sentant qu'il ne sera jamais «comme les autres», un causeur étourdissant comme Diderot ou fin et froid comme Grimm ou d'une brusquerie savoureuse comme Duclos, il se résoudra à paraître de plus en plus singulier et «à part», car cela aussi est un succès. Mais avec cela, je le répète, jusqu'en 1749, ses ambitions sont purement musicales et littéraires.

J'arrivai, dit-il, à Paris dans l'automne de 1741, avec quinze louis d'argent comptant, ma comédie de Narcisse, et mon projet de musique pour toute ressource.

Ce «projet de musique» est un nouveau système de notation par les chiffres (le même système, je crois, qui a été repris et perfectionné par Galin-Paris-Chevé, et recommandé maintes fois par Francisque Sarcey).—Il lit son projet, le 22 août 1742, à l'Académie des sciences, sans succès. Il semble porter assez bien cette déception; et, comme il manque un peu de ressort, il partage son temps entre la lecture et le jeu d'échecs.

Mais les personnes auxquelles il était recommandé, et aussi ses visites aux académiciens, lui ont fait faire des connaissances.—Au reste il dit lui-même: «Un jeune homme qui arrive à Paris avec une figure passable et qui s'annonce par des talents est toujours sûr d'être accueilli.» (C'est aujourd'hui un peu changé.) Donc il rencontre et fréquente Fontenelle, Mably, Marivaux, Bernis, l'abbé de Saint-Pierre, Diderot et, un peu plus tard, Grimm.

Peu après l'échec de son mémoire sur la musique, comme il attendait tranquillement la fin de son argent, un jésuite, le Père Castel lui dit un jour: «Je suis fâché de vous voir vous consumer ainsi sans rien faire. Puisque les musiciens, puisque les savants ne chantent pas à votre unisson, changez de corde et voyez les femmes. Vous réussirez peut-être mieux de ce côté-là.» Ainsi parla ce jésuite. C'est à lui que Jean-Jacques dut la connaissance de madame de Beuzenval, de madame Dupin, de M. de Francueil et, par celui-ci, de madame d'Épinay et de madame d'Houdetot.

Jean-Jacques suit avec M. de Francueil un cours de chimie. Il tombe dangereusement malade et, dans le transport de sa fièvre, compose des chants et des chœurs. Ces idées lui reviennent dans sa convalescence; il médite un plan et commence l'opéra des Muses galantes. Nous voilà bien loin encore du Discours sur l'inégalité.

Naturellement il devient amoureux,—sans nul danger pour elle,—de madame Dupin (l'aïeule de George Sand). Car il ne peut voir une grande dame sans en tomber amoureux et sans bâtir là-dessus des projets. Il y a dans Jean-Jacques comme un Julien Sorel sans volonté (ce qui, à vrai dire fait une différence notable.) Il écrit:

Elle me permit de la venir voir. J'usai, j'abusai de la permission. J'y allais presque tous les jours, j'y dînais deux ou trois fois la semaine, je mourais d'envie de lui parler, je n'osai jamais. Plusieurs raisons renforçaient ma timidité naturelle. L'entrée d'une maison opulente était une porte ouverte à la fortune; je ne voulais pas risquer de me la fermer... Madame Dupin aimait avoir tous les gens qui jetaient de l'éclat, les grands, les gens de lettres, les belles femmes. On ne voyait chez elle que ducs, ambassadeurs, cordons bleus. Madame la princesse de Rohan, madame la comtesse de Forcalquier, madame de Mirepoix, madame de Brignolé; milady Hervey, pouvaient passer pour ses amies. Monsieur de Fontenelle, l'abbé de Saint-Pierre, l'abbé Sollier, monsieur de Fourmont, monsieur de Bernis, monsieur de Buffon, monsieur de Voltaire étaient de son cercle et de ses dîners...

Voilà donc Rousseau dans le plus grand monde, et, s'il faut le dire, dans le plus voluptueux et le plus corrompu, et qui s'y trouve fort bien. Oui, nous sommes loin de Jean-Jacques citoyen de Genève et philosophe selon la nature.

Cependant, ces dames s'occupent de lui, lui cherchent une situation. Vers avril ou mai 1743, il va rejoindre, en qualité de secrétaire, M. de Montaigu, ambassadeur de France à Venise. Il y passe dix-huit mois. Jean-Jacques s'étend avec complaisance sur cette période de sa vie.

A la vérité, il ne dit pas un mot de la beauté de Venise, tant célébrée depuis un siècle par les écrivains, et avec des mots si pâmés!

Sébastien Mamerot, prêtre natif de Soissons, écrivait en 1454, dans les Passages d'outre mer faits par les Français, livre publié en 1518:

Venise est une belle cité grande comme la moitié de Paris, assise sur la mer, tout environnée d'eau qui court la plupart des rues de la ville; et vont les petits galiots et bateaux parmi les dites rues; et il y a des ponts, tant grands que petits, tant de bois que de pierre, environ de douze à quinze cents. Et c'est la ville la plus peuplée qu'on puisse guère voir, car on n'y voit point de jardins ni de places vides... Et il y a les plus belles boutiques de toutes marchandises qu'on puisse guère trouver, et la plupart des métiers sont faiseurs de soie et de velours. Et il y a quantité de belles maisons qu'on appelle palais;... et chaque seigneur a sa barque pour aller où il veut. Et dit-on qu'il y a plus de bateaux à Venise qu'il n'y a de chevaux ni de mulets à Paris. Et il y a au corps de la ville environ cent vingt églises, etc.

Et Sébastien Mamerot décrit ensuite sèchement et minutieusement les mosaïques de Saint-Marc.

Or, Jean-Jacques, l'aïeul des romantiques dont Chateaubriand est le père, ne nous en dit pas même autant. Justement parce qu'il est, comme descriptif, un précurseur, il ne s'attache encore qu'aux objets simples: lacs, forêts, montagnes modérées, et n'a pas eu le temps de raffiner et de renchérir. Il ne faut pas oublier d'ailleurs que Venise, au milieu du XVIIIe siècle était une ville extrêmement vivante, que ses palais étaient neufs ou nettoyés et ne menaçaient pas ruine, et qu'elle n'avait donc pas alors ce charme de l'agonie et de la déliquescence, sur lequel nous avons appris à nous exciter.

Mais, surtout, au moment où il nous parle de son séjour à Venise, Jean-Jacques est trop rempli du souvenir des fonctions qu'il y exerçait, pour se soucier de Saint-Marc, du pont des Soupirs, des canaux et des gondoles. Visiblement, il est fier d'avoir été secrétaire d'ambassade (car il en faisait les fonctions), d'avoir un jour occupé un poste honorable, officiel, dans la société régulière. Écoutez le ton, l'accent:

Il était temps que je fusse une fois ce que le ciel, qui m'avait doué d'un heureux naturel, ce que l'éducation que j'avais reçu de la meilleure des femmes (madame de Warens avait peut-être été quelque peu agent diplomatique secret du roi de Sardaigne), ce que celle que je m'étais donné à moi-même m'avait fait être, et je le fus. Livré à moi seul, sans amis, sans conseils, sans expérience, en pays étranger, servant une nation étrangère, au milieu d'une foule de fripons qui, pour leur intérêt et pour écarter le scandale du bon exemple, me tentaient de les imiter: loin d'en rien faire, je servis bien la France, à qui je ne devais rien, et mieux l'ambassadeur, comme il était juste, en tout ce qui dépendait de moi. Irréprochable dans un poste assez en vue, je méritai, j'obtins l'estime de la République, celle de tous les ambassadeurs avec qui nous étions en correspondance, et l'affection de tous les Français établis à Venise.

Et il énumère ses services. Le ton, le sérieux, l'air de satisfaction profonde, rappellent Chateaubriand racontant son ambassade à Londres. (Combien Chateaubriand, ce fils aristocrate de Jean-Jacques, lui ressemble, c'est ce qui apparaît à mesure qu'on lit davantage l'un et l'autre.)

Mais, si nous en croyons Jean-Jacques, son patron M. de Montaigu était un homme grossier, avare, ignorant et un peu fou[1]. Il dut se séparer de lui, sans pouvoir, dit-il, se faire payer ses appointements. De retour à Paris, il demande inutilement justice de son ambassadeur. Les refus qu'il éprouva (il faut dire que, tout en faisant fonction de secrétaire d'ambassade, il n'était que secrétaire de l'ambassadeur) laissèrent dans son âme, dit-il, «un germe d'indignation contre nos sottes institutions civiles, où le vrai bien public et la véritable justice sont toujours sacrifiés à je ne sais quel ordre apparent, destructif en effet de tout ordre, et qui ne fait qu'ajouter la sanction de l'autorité publique à l'oppression du faible et à l'iniquité du fort».

C'est dommage. S'il avait pu s'entendre avec M. de Montaigu, si Rousseau, content d'être quelqu'un de classé et d'officiel avait pu poursuivre sa carrière diplomatique (et il est probable que ses puissantes amies de Paris l'eussent fait avancer rapidement), il eût pris goût de plus en plus à sa profession, il eût envoyé à son ministre des rapports d'un style admirable; il se fût adonné à l'économie politique pour laquelle il avait du penchant, mais il n'y eût pas cassé les vitres; il n'eût pas écrit l'Inégalité, l'Émile ni le Contrat, et nous y aurions perdu au point de vue littéraire, mais nous y aurions gagné à quelques autres égards, et il n'eût pas épousé Thérèse Levasseur.

Mais achevons les souvenirs vénitiens de Jean-Jacques.

Dans cette ville d'amours et de plaisirs, dans cette Venise de Casanova (qui s'y trouvait en même temps que Rousseau), la vie amoureuse de Jean-Jacques se réduit à peu. Le malheureux nous dit lui-même qu'il n'avait pas renoncé à ses habitudes honteuses. Sa seule rencontre effective, pendant ces dix-huit mois, est avec une personne qu'on appelait la Padoana. Une rencontre plus célèbre est avec Zulietta. Je vous renvoie au texte du récit; mais je dois vous en citer du moins le commencement:

J'entrai dans la chambre d'une courtisane comme dans le sanctuaire de l'amour et de la beauté... A peine eus-je connu, dans les premières familiarités, le prix de ses charmes et de ses caresses, que, de peur d'en perdre le fruit d'avance, je voulus me hâter de le cueillir. (Nous retrouvons ici la névrose que j'ai signalée l'autre jour.) Tout à coup, au lieu des flammes qui me dévoraient, je sens un froid mortel couler dans mes veines, et, prêt à me trouver mal, je m'assieds, et je pleure comme un enfant.

Ne nous y trompons pas: bonnes ou mauvaises, c'est peut-être la première fois qu'on ait écrit des paroles de ce sentiment, de cet accent, de cette couleur. Et, si je ne m'abuse, pour obtenir ce ton, il a fallu (Rousseau écrit cela à cinquante-cinq ans) toute une vie de timidité douloureuse dans les choses de l'amour, et de sauvagerie, et de sensibilité et d'imagination d'autant plus excitées; il a fallu un demi-siècle de maladie, et de désir non contenté—et du génie par là-dessus.

Rousseau continue:

Qui pourrait deviner la cause de mes larmes et ce qui me passait dans la tête en ce moment? Je me disais: Cet objet dont je dispose est le chef-d'œuvre de la nature et de l'amour; l'esprit, le corps, tout est parfait; elle est aussi bonne et généreuse qu'elle est aimable et belle; les grands, les princes devraient être ses esclaves; les sceptres devraient être à ses pieds. Cependant la voilà, misérable coureuse, livrée au public; un capitaine de vaisseau marchand dispose d'elle, etc.

Sentez-vous que c'est là la première rédaction parfaite d'un des thèmes sur lesquels les romantiques ont vécu: l'attendrissement, volontiers solennel et mystique, sur la courtisane; le respect de la femme déchue, plus touchante et même plus vénérable d'être déchue;—oh! mon Dieu, très bon sentiment, si l'on n'avait tout de même un peu trop abusé de cette substitution du sentiment à la raison. Thème romantique, ai-je dit: cela est si vrai, et la page de Jean-Jacques sur Zulietta était si nouvelle et parut si insensée quand les Confessions furent connues, que La Harpe y vit un des signes les plus probants de la folie de Rousseau.—Thème romantique,—qui dévie dans le récit de, Jean-Jacques, car il s'avise ensuite d'attribuer à quelque défaut physique secret la vile condition où Zulietta est réduite,—mais thème essentiellement romantique dans les lignes que j'ai citées. Jean-Jacques près de Zulietta, n'est-ce pas déjà Rolla près du lit de Marion? et ne saisissez-vous pas une ressemblance de sentiment et de ton entre la méditation, encore tempérée, de Jean-Jacques, et les effusions miséricordieuses et effrénées de Rolla:

Ô Chaos éternel, prostituer l'enfance!...
Pauvreté! Pauvreté! c'est toi la courtisane,
C'est toi qui dans ce lit as poussé cet enfant
Que la Grèce eût jeté sur l'autel de Diane!...

Et plus loin:

Jacque était immobile et regardait Marie...
Il se sentait frémir d'un frisson inconnu.
N'était-ce pas sa sœur, cette prostituée?...

Oui, il me semble bien que l'emphase, la déraison et ce que j'appellerai la disproportion romantique entre les sentiments et les choses est déjà dans cet épisode de la Zulietta.

Nous arrivons à Thérèse.

De retour à Paris, Jean-Jacques, tombé de ses ambitions, était fort triste et fort désemparé. Il s'installe de nouveau à l'hôtel Saint-Quentin, rue des Cordiers, près de la Sorbonne. Les pensionnaires mangeaient avec l'hôtesse et une jeune lingère de vingt-deux à vingt-trois ans, Thérèse. La mère, madame Levasseur, avait tenu boutique à Orléans, où son mari était «officier de monnaie.» Ayant mal fait ses affaires, elle avait quitté le commerce et était venue à Paris avec son mari et ses enfants. (Jean-Jacques nous dit qu'elle avait «beaucoup d'enfants», sans préciser.) Et maintenant écoutons Jean-Jacques:

La première fois que je vis paraître cette fille à table, je fus frappé de son maintien modeste, et plus encore de son regard vif et doux, qui pour moi n'eut jamais son semblable. La table était composée de plusieurs abbés irlandais, gascons, et autre gens de pareille étoffe. Notre hôtesse elle-même avait rôti le balai: il n'y avait là que moi seul qui parlât et se comportât décemment. On agaça la petite, je pris sa défense. Aussitôt les lardons tombèrent sur moi. Quand je n'aurais eu naturellement aucun goût pour cette pauvre fille, la compassion, la contradiction m'en auraient donné. J'ai toujours aimé l'honnêteté dans les manières et dans les propos, surtout avec le sexe. Je devins hautement son champion, je la vis sensible à mes soins, et ses regards, animés par la reconnaissance qu'elle n'osait exprimer de bouche, n'en devinrent que plus pénétrants.

Bref, il lui fait la cour... Il lui déclare d'avance que «jamais il ne l'abandonnera et que jamais il ne l'épousera». Elle hésite. Un jour enfin, «elle lui fit en pleurant l'aveu d'une faute unique au sortir de l'enfance, fruit de son ignorance et de l'adresse d'un séducteur». Il s'écrie joyeusement: «Ce n'est que cela»? Ils «se mettent» ensemble. Mais, jusqu'en 1749, il garde sa chambre à l'hôtel, et va passer ses journées chez Thérèse et sa mère. «Sa demeure devint presque la mienne.» En 1749 seulement, il s'installe avec elle dans un petit appartement à l'hôtel de Languedoc, rue de Grenelle-Saint-Honoré, et y demeure pendant sept ans, «jusqu'à son délogement pour l'Ermitage».

Arrêtons-nous sur Thérèse.

Je crois bien qu'aucun des critiques ou historiens de Rousseau n'a manqué de déplorer sa rencontre avec Thérèse: «Liaison indigne de lui, dit-on, et qui eut la plus triste influence sur son sort.» Il me semble qu'on exagère. La famille de Thérèse a causé à Rousseau de grands ennuis, sans doute. D'autre part, la fécondité de Thérèse a été pour lui l'occasion de l'acte le plus coupable qu'il ait commis. Mais Thérèse elle-même, malgré ses défauts, me paraît bien lui avoir été, pour le moins, aussi douce, aussi consolante et utile que funeste. Et enfin, qu'il ait formé cette liaison, cela s'explique aisément; et il aurait pu tomber plus mal.

Jeune, Thérèse, dut être assez jolie fille. (Au reste, elle n'est pas laide sur le seul portrait qu'on ait d'elle, et qui la représente à cinquante ans environ.) Nous parlant une fois de Diderot, Jean-Jacques nous dit, dans un esprit de rivalité assez divertissant:

Il avait une Nanette ainsi que j'avais une Thérèse; c'était entre nous une conformité de plus. Mais la différence était que ma Thérèse, aussi bien de figure que sa Nanette, avait une humeur douce et un caractère aimable..., au lieu que la sienne, pie-grièche et harengère, etc..

Il fallait bien que Thérèse ne fût pas si désagréable, puisque les belles dames lui faisaient des caresses, que madame de Boufflers à Montmorency allait goûter chez elle, et que la maréchale de Luxembourg l'embrassait comme du pain.—Même plus tard, et quand Thérèse a dépassé la cinquantaine, un jeune Marseillais, M. Eymar, venu à Paris en 1774 pour visiter Rousseau, nous dira: «Madame Rousseau était bien loin de ressembler au portrait hideux qu'un poète célèbre a fait d'elle dans ses satires (sans doute Voltaire dans la Guerre de Genève), je ne la trouvai ni jeune ni belle, bien s'en faut; mais je la trouvai honnête, polie, vêtue proprement dans sa simplicité, et ayant toute l'allure d'une bonne ménagère.»

Thérèse, à vingt-trois ans, pouvait plaire. Ceci me paraît acquis.

Que cherchait Rousseau quand il la rencontra? Une infirmière et une servante autant qu'une compagne.

Thérèse avait eu un malheur? Tant mieux! «Sitôt que je le compris, dit Rousseau, je fis un cri de joie.» Pourquoi? C'est sans doute parce qu'il avait craint une autre chose qu'il nous dit sans ambages. Mais c'est aussi parce que, peu sûr de lui à cause de son infirmité et de sa névrose, il ne tenait pas du tout à être le premier dans un cœur.—Et selon moi, c'est ce qui explique que la jalousie en amour soit absente de sa vie, et à peu près absente de son œuvre.

Thérèse était une ouvrière en linge,—une grisette,—ignorante et d'esprit fort simple:

Je voulus, dit-il, d'abord former son esprit; j'y perdis ma peine... Son esprit est ce que l'a fait la nature; la culture et les soins n'y prennent pas. Je ne rougis point d'avouer qu'elle n'a jamais bien su lire, quoiqu'elle écrivît passablement... Elle n'a jamais pu suivre l'ordre des douze mois de l'année, et ne connaît pas un seul chiffre, malgré tous les soins que j'ai pris pour les lui montrer. Elle ne sait ni compter l'argent, ni le prix d'aucune chose. Le mot qui lui vient en parlant est souvent l'opposé de celui qu'elle veut dire. Autrefois, j'avais fait un dictionnaire de ses phrases pour amuser madame de Luxembourg, et ses quiproquos sont devenus célèbres dans les sociétés où j'ai vécu.

Excellent, tout cela! et c'est bien ce qu'il lui fallait. Il avait alors trente-trois ans. Or il nous dit qu'à partir de trente ans sa maladie s'aggrava. Il lui fallait une infirmière. Il lui fallait une femme qui lui fût inférieure socialement et de toutes façons; une fille du peuple, et qui fût pauvre, et qui lui dût de la reconnaissance, et qui ne fît pas la délicate et la renchérie, et devant qui il n'eût pas honte de ses misères physiques ni de ses défaillances sexuelles, et qui lui donnât les soins les plus intimes. Et voilà pourquoi il choisit Thérèse.

Et il la choisit aussi parce qu'elle était ignorante et «stupide», comme il le dit lui-même. Il lui fallait une compagne avec qui il n'eût pas de frais à faire; une femme aussi dont la simplicité d'esprit lui fût un repos, et quelquefois un amusement... Au reste son cas, ici, n'est pas extraordinaire: on a souvent vu des artistes rechercher une compagne inculte et un peu bête,—pour être plus tranquilles...

Rousseau n'épouse pas Thérèse. Il en donne, en 1755, la raison (assez vague) à madame de Francueil: «Que ne me suis-je marié, me direz-vous? Demandez-le à vos injustes lois, madame. Il ne me convenait pas de contracter un engagement éternel, et jamais on ne me prouvera qu'aucun devoir m'y oblige.»—Il en donne, en 1761, une autre raison à madame de Luxembourg: «Un mariage public nous eût été impossible à cause de la différence de religion.» Mais en 1745 Rousseau était encore catholique: cette raison ne vaut donc rien. En somme, il n'épouse pas Thérèse, pour être plus libre, pour qu'elle dépende toujours de lui; peut-être pour n'avoir pas à la mener quelquefois avec lui dans les maisons où il va.

Il n'épouse pas Thérèse. Mais certainement il l'aime.

Non d'amour. Il dit au livre IX:

Que pensera le lecteur quand je lui dirai que, du premier moment que je la vis jusqu'à ce jour (environ 1769) je n'ai jamais senti la moindre étincelle d'amour pour elle, que je n'ai pas plus désiré la posséder que madame de Warens, et que les besoins des sens, que j'ai satisfaits auprès d'elle, ont uniquement été pour moi ceux du sexe, sans avoir rien de propre à l'individu?

Mais il l'aime, on n'en peut guère douter, d'une grande affection. Avant de rappeler sa première rencontre avec elle, il nous dit: «Là m'attendait la seule consolation réelle que le ciel m'ait fait goûter dans ma misère, et qui seule me la rendit supportable.» Il écrit cela après vingt-quatre ans d'union.—Il dit un peu plus loin: «Le cœur de ma Thérèse était celui d'un ange.»—Dans vingt passages des Confessions, dans cinquante passages peut-être de ses lettres, (et de toutes les époques), il parle de ses bonnes qualités, de ses vertus, notamment de «son bon cœur, de son affection, de son désintéressement sans exemple, de sa fidélité sans tache».—Il dit bien, dans une note écrite après 1768: «Elle est, il est vrai, plus bornée et plus facile à tromper que je ne l'avais cru;» mais il ajoute aussitôt: «Mais pour son caractère, pur, excellent, sans malice, il est digne de toute mon estime et l'aura tant que je vivrai.»—Il s'occupe beaucoup d'elle. Après sa fuite de Montmorency, il la recommande tendrement à madame de Luxembourg et à une supérieure de couvent. Une des raisons qui lui font choisir pour séjour Motiers-Travers, c'est qu'il y a, aux environs, une église catholique où Thérèse pourra aller à la messe. A Motiers même, quand il se croit prêt à mourir, il assure l'avenir de Thérèse; il la recommande à un curé qui avait été bon pour elle dans le voyage qu'elle avait fait pour rejoindre Jean-Jacques en Suisse... Et l'on pourrait citer vingt faits de cet ordre.

Il la voyait par ses meilleurs côtés. Il disait ce que disent souvent des hommes supérieurs vivant avec une bête: «Elle est simple, mais elle a beaucoup de bon sens, un instinct très sûr.» Jean-Jacques, adorateur de la nature et de l'instinct, devait le dire d'autant plus.—Après avoir parlé des pataquès de Thérèse, il ajoute:

Mais cette personne si bornée et, si l'on veut, si stupide, est d'un conseil excellent dans les occasions difficiles... Devant les dames du plus haut rang, devant les grands et les princes, ses sentiments, son bon sens, ses réponses et sa conduite lui ont attiré l'estime universelle, et à moi, sur son mérite, des compliments dont je sentais la sincérité.

Il y a bien ce passage du livre IX:

On connaîtra la force de mon attachement dans la suite, quand je découvrirai les plaies, les déchirures dont elle a navré mon cœur dans le plus fort de mes misères, sans que jusqu'au moment où j'écris ceci, il m'en soit échappé un mot de plainte à personne.

Mais ces «plaies» et ces «déchirures», il ne nous en dit plus rien.—Ce qui est sûr, c'est qu'il a conservé jusqu'au bout, jusqu'à la mort, ses sentiments pour Thérèse.—Le prince de Ligne le visite à Paris vers 1770 et cause longtemps avec lui. «Sa vilaine femme ou servante, dit-il (Thérèse approchait alors de la cinquantaine), nous interrompait quelquefois par quelques questions saugrenues qu'elle faisait sur son linge ou sur la soupe: il lui répondait avec douceur et aurait ennobli un morceau de fromage s'il en avait parlé.»—Et Corancez, l'un des fondateurs du Journal de Paris, Corancez, qui avait épousé la fille d'un Genevois ami de Jean-Jacques, Corancez qui a connu intimement Jean-Jacques dans ses dernières années, nous dit expressément: «Il n'avait de confiance qu'en elle.»

D'autre part, Thérèse, sans doute, bien des fois lui nuisit malgré elle. D'abord elle avait sa mère, qui jouait à la dame, et qui était fort rapace. Rousseau nous dit:

Sitôt qu'elle se vit un peu remontée par mes soins, elle fit venir toute sa famille pour en partager le fruit. Sœurs, fils, filles, petites-filles, tout vint, hors sa fille aînée mariée au directeur des carrosses d'Angers. Tout ce que je faisais pour Thérèse était détourné par sa mère en faveur de ses affamés.

Et plus loin:

Il était singulier que la cadette des enfants de madame Levasseur (Thérèse), la seule qui n'eût point été dotée, était la seule qui nourrissait son père et sa mère, et qu'après avoir été longtemps battue par ses frères, par ses sœurs, même par ses nièces, cette pauvre fille en était maintenant pillée, sans qu'elle pût mieux se défendre de leurs vols que de leurs coups.

Il en faut conclure que Thérèse était une assez bonne bête. Seulement, stylée par sa mère, elle acceptait, sans le dire à Jean-Jacques, des cadeaux de ses riches amies.—Plus tard, à l'Ermitage, il paraît bien que, jalouse de madame d'Houdetot, elle fut maladroite, bavarde, indiscrète.—Ce n'est pas tout. Jean-Jacques, dans l'endroit même où il vante le bon sens de Thérèse, nous dit:

Souvent, en Suisse, en Angleterre, en France, dans les catastrophes où je me trouvais, elle a vu ce que je ne voyais pas moi-même; elle m'a donné les avis les meilleurs à suivre; elle m'a tiré des dangers où je me précipitais aveuglément.

Aïe! Cela signifie sans doute qu'elle lui a dit un jour, je suppose: «Tu ne vois donc pas que madame d'Épinay te traite comme un valet?» ou: «Tu ne vois donc pas que ce monsieur Grimm est jaloux de toi?» un autre jour, à Motiers: «Tu ne vois pas donc pas que ce Montmollin s'entend avec ceux de Genève?» un autre jour, s'ennuyant à Wootton: «Est-ce que tu crois que ce monsieur Hume est tant que cela ton ami?» enfin, qu'elle entretenait volontiers sa défiance, par bêtise, pour le garder, pour se faire valoir, ou parce que la tête de tel ou tel ne lui revenait pas, ou parce que tel ou tel l'avait traitée avec trop peu d'égards.—Et, parce que Jean-Jacques avait absolument besoin d'elle, il la croyait.

Oui, tout cela est possible; mais, avec tout cela, il me paraît certain que Thérèse lui a été réellement dévouée. Et, si cela lui fut facile dans les premières années, quand elle était son obligée, quand elle le voyait devenir célèbre, quand les belles dames s'amusaient à causer avec elle, je crois qu'elle y eut ensuite quelque mérite. A dater de sa retraite en Suisse, il me semble bien que Rousseau fut à son tour l'obligé de Thérèse. A partir de 1755, il ne la traite plus que comme sa sœur. Elle pourrait le quitter; les amis de Rousseau ne la laisseraient pas mourir de faim, et du reste elle a un métier et pourrait vivre de son travail. Elle reste. Elle le suit à travers tous ses exils. Elle le rejoint en Suisse; elle le rejoint en Angleterre; elle le rejoint à Trye, à Bourgoin, à Monquin; elle le suit à Paris, à Ermenonville; elle recueille son dernier soupir.—Un seul moment de refroidissement, au bout de vingt-quatre ans d'union, en 1769. C'est à Monquin. Jean-Jacques lui propose de se séparer, et lui promet d'assurer sa vie, dans une lettre admirable. Thérèse refuse, Thérèse reste.

Ils demeurent en somme presque parfaitement unis, mieux unis que la plupart des ménages réguliers, pendant trente-trois ans. La mort seule de Rousseau délie Thérèse.

C'est peut-être qu'ils étaient unis par un crime, par un crime cinq fois répété, et que cela est un lien sérieux.

Rousseau eut de Thérèse trois enfants de 1746 à 1750: il en eut deux autres entre 1750 et 1755. Il les mit tous les cinq aux Enfants-Trouvés.

Qui nous l'a dit? Rousseau lui-même, et Rousseau tout seul. Ceux qui en ont parlé ou écrit au XVIIIe siècle ne le savaient que par Rousseau. Aucun témoignage qui ne soit fondé, directement ou indirectement, sur les confidences de Jean-Jacques (aucun, sauf un témoignage anonyme dans le Journal encyclopédique, en 1791. L'anonyme dit que, voisin de Rousseau dans la rue de Grenelle-Saint-Honoré,—donc entre 1749 et 1756,—il avait entendu dire à son barbier que M. Rousseau envoyait ses enfants aux Enfants-Trouvés et que cela était connu dans le quartier. Ce témoignage d'un anonyme, trente-cinq ou quarante ans après les faits, et neuf ans après la publication des Confessions, ne paraît pas très imposant).

Où je veux en venir? Voici.

Dans le fond, on sent que, malgré tout, Jean-Jacques fut plutôt meilleur que beaucoup de ses confrères en littérature de ce temps-là. Il y a, dans la vie de Voltaire, des méchancetés noires, des mensonges odieux, des platitudes, même des actes d'improbité. Et il y a bien des hontes dans la vie de quelques autres... Mais voilà! cinq enfants aux Enfants-Trouvés, cela est monstrueux; de quelque côté qu'on le prenne; cela semble pire,—à cause de la représentation précise qu'on s'en fait,—que l'abandon même d'une fille séduite et enceinte. Bref, cela paraît un des crimes par excellence contre la nature,—contre cette nature dont Jean-Jacques est l'apôtre. Et alors les amis de Rousseau voudraient bien que ce ne fût pas vrai.

Moi-même, jadis, je raisonnais ainsi:

—Nulle autre preuve que les aveux de Rousseau, aveux faits sans nécessité, «pour que mes amis, dit-il, ne me crussent pas meilleur que je n'étais».—«Je le dis à tous ceux à qui j'avais déclaré nos liaisons, je le dis à Diderot, à Grimm, je l'appris dans la suite à madame d'Épinay, et dans la suite encore à madame de Luxembourg, sans aucune nécessité et pouvant aisément le cacher à tout le monde.»—Cela est un peu étrange: car, qu'il l'ait dit «sans nécessité et pouvant le cacher», cela signifie que, de 1747 à 1755, aucun de ses amis, aucune de ses belles amies qui s'amusaient à visiter Thérèse ne s'étaient aperçus d'aucune des cinq grossesses. En somme, si l'on en croit Rousseau, il le dit tout justement parce que, s'il ne l'avait pas dit, personne ne s'en serait douté.

(Thérèse l'avait dit, raconte-t-il, à madame Dupin, et cela fait une difficulté: mais on peut croire ici Thérèse stylée par lui, et que, par suite, les aveux de Thérèse ne sont pas plus une preuve que les aveux de Jean-Jacques.)

En 1761, madame de Luxembourg a l'idée de retrouver les enfants de Rousseau. Elle lui demande quelles sont les dates et les marques de reconnaissance. Il lui écrit à ce sujet:

Ces cinq enfants ont été mis aux Enfants-Trouvés avec si peu de précautions pour les reconnaître un jour, que je n'ai pas même gardé la date de leur naissance.

Cela est-il bien possible? et Thérèse aussi l'a-t-elle oubliée?—Il se souvient pourtant que le premier enfant est né «dans l'hiver de 1746 à 1747, ou à peu près». Celui-là avait une marque dans ses langes. (Il dit dans les Confessions que «cette marque était un chiffre qu'il avait fait en double, sur deux cartes, dont une fut mise dans les langes de l'enfant».) Les autres enfants n'avaient aucune marque.

Laroche, homme de confiance de la maréchale, fait donc des démarches pour retrouver l'aîné, celui qui avait une marque, et qui en 1761 devait, s'il vivait encore, avoir quatorze ans. Les recherches sont infructueuses.

Rousseau écrit alors à la maréchale: «Le succès même de vos recherches ne pouvait plus me donner une satisfaction pure et sans inquiétude.» (Et cela est vrai: où, dans quel état allait-il retrouver, s'il le retrouvait, ce garçon de quatorze ans? et comment aurait-il été absolument sûr que c'était bien lui? etc...)—«Il est trop tard, ajoute-t-il, il est trop tard. Ne vous opposez point à l'effet de vos premiers soins; mais je vous supplie de ne pas y en donner davantage.»

Rousseau, dans la partie de ses Confessions écrite en 1769, nomme la sage-femme Gouin. L'a-t-il indiquée en 1761 à madame de Luxembourg? Ou cette sage-femme était-elle morte? En tout cas Rousseau savait bien qu'elle serait morte quand les Confessions seraient rendues publiques.

Oh! tout cela ne prouve pas que les cinq enfants soient une invention de Rousseau. Mais il semble qu'il ait tenu avec madame de Luxembourg la même conduite que si ç'avait été une invention.

Et là-dessus on pourrait essayer une hypothèse:

—Affligé des infirmités que vous savez, à cause de cela timide avec les femmes, les adorant toutes et ne concluant jamais; sans autre liaison que celle de Thérèse; abstinent dans un monde aux mœurs extrêmement relâchées; devinant ce que sa conduite et le siège même de son infirmité pouvait suggérer à la malignité des gens, le lisant peut-être dans les yeux de ses amis, et surtout de ses amies,—ne se pourrait-il pas qu'une de ses pires terreurs, et la plus obsédante, ait été de passer pour impuissant?—De là, cette réplique qu'on peut appeler triomphante: la fable des cinq enfants, et, parce qu'il n'aurait pas pu les montrer et que, d'autre part, l'horreur d'un tel aveu en impliquait la véracité, l'histoire du quintuple recours aux Enfants-Trouvés. Peut-être Rousseau, imaginatif et «simulateur» comme il était, a-t-il mieux aimé paraître abominable que d'être soupçonné d'une des disgrâces les plus mortifiantes pour l'orgueil masculin.

L'hypothèse est fragile, je le reconnais. Il y en a une autre. D'après madame Macdonald, Thérèse, cinq fois de suite, aurait fait croire à Rousseau qu'elle était enceinte, qu'elle était accouchée chez une sage-femme et qu'elle avait fait porter l'enfant aux Enfants-Trouvés. Le principal argument de madame Macdonald, c'est que Rousseau avoue qu'il n'a vu aucun de ses cinq enfants.—Cette machination se serait faite d'accord avec Grimm et la mère Levasseur. Dans quel dessein? Pour empêcher Jean-Jacques de quitter Thérèse.

Une telle hypothèse souffre d'étranges difficultés, et matérielles et morales. Au reste, si elle supprime le fait de la naissance et de l'abandon des enfants, elle ne supprime pas le consentement de Rousseau à l'abandon de ces enfants qu'il croyait avoir. Donc, elle ne l'absout pas.

Ici, se place naturellement une autre explication,—qui était celle de Victor Cherbuliez:—Oui, Thérèse eut cinq enfants et qui furent tous mis aux Enfants-Trouvés. Mais de ces enfants Rousseau n'était pas et ne pouvait sans doute pas être le père. Et, dans ces conditions, la conduite de Rousseau est assurément moins abominable.

Je ne repousse pas absolument cette hypothèse; mais elle soulève encore bien des objections.—D'après Tronchin, Rousseau n'était pas impropre à avoir des enfants; il y fallait seulement certaines conditions, qu'il trouvait auprès de Thérèse. Il ne pouvait donc avoir, au plus, que des doutes sur sa paternité.—Et, d'autre part, s'il avait su ou cru Thérèse infidèle, nous aurait-il parlé de sa «fidélité sans tache»?—A moins de supposer encore une fois qu'il aimait mieux paraître criminel que de passer pour impuissant ou que d'être ridicule...

Tout bien examiné, mon hypothèse (qui d'ailleurs n'est pas à moi tout seul) me plairait mieux.—Mais j'ai été aux Enfants-Trouvés. Dans le dossier de l'année 1746, j'ai trouvé un papier[2] portant cette mention: «2795. Marie-Françoise Rousaux» (ce dernier mot rayé et surchargé du mot «Rousseau» correctement écrit). «Un garçon le 19 novembre 1746.» Puis, d'une autre écriture et d'une autre encre: «Joseph Cathne a été baptisé ce 20 novembre 1746. Daguerre, prêtre.»—Ce papier est épinglé à un bulletin de dépôt imprimé. Et, dans le registre où sont inscrits les dépôts de l'année 1746, j'ai lu ceci: «Joseph Catherine Rousseau, donné à Anne Chevalier, femme André Petitpas, à Guitry (Andelys), 1er mois, 6 francs, payés 22 décembre 46; 21 janvier 1747, 5 f. 2e (mois) jusqu'au 14 janvier 1747, jour du décès, 1 mois 23 jours

Cela est impressionnant. La marque de reconnaissance a disparu. Mais la date concorde avec l'indication de Rousseau. «Marie-Françoise». prénoms de la déposante, sont aussi ceux de la mère Levasseur.—D'autre part, pourquoi ce nom de «Joseph», et surtout pourquoi ce prénom féminin de Catherine donné à un garçon? Je n'en sais rien. Et l'on doit remarquer aussi que le nom de Rousseau est et était fort commun.—C'est égal: la date, le nom de famille, les prénoms de la déposante, cela fait trois, concordances singulières.

Mais alors, si l'homme de confiance de madame de Luxembourg a vu ce papier et ce registre, comment a-t-il déclaré n'avoir rien trouvé du tout?... Faut-il voir là un mensonge charitable de madame de Luxembourg qui n'a pas voulu dire à Rousseau que l'enfant était mort?

Quant aux autres enfants, s'il n'y en a nulle trace dans les registres, c'est peut-être que la déposante ou l'administration leur avait donné, comme cela se faisait, un faux nom de famille.—Je ne sais rien, vous ne savez rien, nous ne savons rien.

Allons! je vois bien qu'il faut admettre l'histoire,—sur laquelle, au surplus, aucun des plus grands admirateurs de Rousseau, au XVIIIe siècle, excepté Sébastien Mercier, n'a jamais eu de doutes[3]. Voyons maintenant comment il la raconte lui-même, et quelles explications et excuses il nous donne successivement dans ses Confessions, dans ses lettres et dans ses Rêveries. (Car il y revient très souvent, et cela peut montrer également la préoccupation de soutenir l'imposture ou le trouble d'une âme peu à peu envahie par le remords.)

La première fois qu'il en parle dans ses Confessions (un peu plus de vingt ans après l'acte), c'est d'un ton léger et presque avec désinvolture. Il s'excuse sur l'influence de la mauvaise compagnie qu'il rencontrait à la table d'hôte de madame La Selle:

J'y apprenais des foules d'anecdotes très amusantes, et j'y pris aussi, peu à peu, non, grâce au ciel, jamais les mœurs, mais les maximes que j'y vis établies. D'honnêtes personnes mises à mal, des maris trompés, des femmes séduites, des accouchements clandestins, étaient là les textes les plus ordinaires; et celui qui peuplait le mieux les Enfants Trouvés était toujours le plus applaudi. Cela me gagna, je formai ma façon de penser sur celle que je voyais en règne chez des gens très aimables, et dans le fond très honnêtes gens, et je me dis: «Puisque c'est l'usage du pays, quand on y vit, on peut le suivre.» Voilà l'expédient que je cherchais. Je m'y déterminai gaillardemment sans le moindre scrupule; et le seul que j'eus à vaincre fut celui de Thérèse, à qui j'eus toutes les peines du monde de faire adopter cet unique moyen de sauver son honneur(!) Sa mère, qui de plus craignait un nouvel embarras de marmaille, étant venue à mon secours, elle se laissa vaincre.

On la mène chez une sage-femme prudente et sûre, la Gouin, où elle fait ses couches.—«L'année suivante (1748), même inconvénient et même expédient, au chiffre près qui fut négligé.» (Donc insouciance plus grande encore.) «Pas plus de réflexion de ma part[4], pas plus d'approbation de celle de la mère: elle obéit en gémissant.»

En 1760, troisième enfant, troisième dépôt (sans chiffre, donc sans intention de reprise en des jours meilleurs). Cette fois, il en donne pour raison, qu'en livrant ses enfants à l'éducation publique, faute de pouvoir les élever lui-même, en les destinant à devenir ouvriers ou paysans plutôt qu'aventuriers et coureurs de fortune, «il crut faire un acte de citoyen et de père et se regarda comme un membre de la république de Platon».

Dans la lettre à madame de Francueil, 21 avril 1751, voici les raisons qu'il donne: 1º sa misère; 2º il n'a pas voulu déshonorer Thérèse, (ce qui est assez plaisant); 3º il n'aurait pu nourrir ses enfants qu'en devenant fripon; 4º on est très bien aux Enfants-Trouvés. Les enfants ne sortent des mains de la sage-femme que pour passer dans celles d'une nourrice. Rousseau sait bien que ces enfants ne sont pas élevés délicatement: tant mieux pour eux! Ils en deviendront plus robustes. On n'en fait pas des messieurs, mais des paysans ou des ouvriers. Ils seront plus heureux que leur père.

Chemin faisant, il prévient une objection: «Il ne faut pas faire des enfants quand on ne peut pas les nourrir.—Pardonnez-moi, madame, la nature veut qu'on en fasse, puisque la terre produit de quoi nourrir tout le monde: mais c'est l'état des riches, c'est votre état qui vole au mien le pain de mes enfants.» (Ceci est écrit après le Discours sur les sciences et les arts.)

Enfin, cinquième raison, déjà donnée: il a cru agir comme un citoyen de la république de Platon.

(Il aurait pu ajouter encore cette excuse,—qui est de M. Gustave Lanson,—que, dans sa vie de vagabond, il avait appris à user sans scrupule des établissements de charité.)

Madame de Francueil aurait pu lui répondre que ses raisons ne valaient pas le diable. La misère? Rousseau, au moment de la naissance des deux premiers enfants, gagnait neuf cents, puis mille francs chez madame Dupin. Il eût pu gagner davantage s'il n'eût pas été paresseux. Ces dames faisaient d'ailleurs des cadeaux à Thérèse, et auraient été charmées de s'occuper des enfants. Il dit qu'elles ne les auraient pas fait élever en honnêtes gens? La raison est un peu faible.—Il est célèbre en décembre 1750. Il a, peut-être avant 1752, une place lucrative, celle de caissier du fermier-général Francueil. Et en 1753, le Devin du Village lui rapporte de cinq à six mille francs. Il pouvait donc élever au moins ses deux derniers enfants. Mais sans doute le pli était pris. Et puis, il ne voulait pas commettre d'injustice envers les trois premiers. N'était-il donc pas devenu, dans l'intervalle, l'apôtre de l'égalité?

Quant au bonheur qui est l'apanage des enfants trouvés... La plaisanterie est lugubre.

Dans la Neuvième Rêverie (1776, deux ans avant sa mort), autre explication:

La mère les aurait gâtés; sa famille en aurait fait des monstres... Je frémis d'y penser; ce que Mahomet fit de Séide n'est rien auprès de ce qu'on aurait fait d'eux à mon égard.

Enfin, rappelons ce passage du livre IX des Confessions:

Je n'avais point de famille; Thérèse en avait une, et cette famille, dont tous les naturels différaient trop du sien, ne se trouva pas telle que j'en pusse faire la mienne. Là fut la première cause de mon malheur. Que n'aurais-je point donné pour me faire l'enfant de sa mère? Je fis tout pour y parvenir et n'en pus venir à bout. J'eus beau vouloir unir tous nos intérêts; cela me fut impossible. Elle s'en fit toujours un, différent du mien, contraire au mien et même à celui de sa fille, qui déjà n'en était plus séparé. Elle et ses autres enfants et petits-enfants devinrent autant de sangsues, dont le moindre mal qu'ils fissent à Thérèse était de la voler. La pauvre fille, accoutumée à fléchir, même sous ses nièces, se laissait dévaliser et gouverner sans mot dire; et je voyais avec douleur qu'épuisant ma bourse et mes leçons, je ne faisais rien pour elle dont elle pût profiter. J'essayai de la détacher de sa mère; elle y résista toujours. Je respectai sa résistance et l'en estimai davantage; mais son refus n'en tourna pas moins à son préjudice et au mien. Livrée à sa mère et aux siens, elle fut à eux plus qu'à moi, plus qu'à elle-même. Leur avidité lui fut moins ruineuse que leurs conseils ne lui furent pernicieux. Enfin, si, grâce à son bon naturel elle ne fut pas tout à fait subjuguée, c'en fut assez du moins pour empêcher en grande partie, l'effet des bonnes maximes que je m'efforçais de lui inspirer... Les enfants vinrent; ce fut encore pis. Je frémis de les livrer à une famille si mal élevée pour en être élevés encore plus mal. Les risques de l'éducation des enfants trouvés étaient beaucoup moindres. Cette raison du parti que je pris, plus forte que toutes celles que j'énonçai dans ma lettre à madame de Francueil, fut pourtant la seule que je n'osai lui dire. J'aimai mieux être moins disculpé d'un blâme aussi grave et ménager la famille d'une personne que j'aimais.

Sur quoi Émile Faguet, qui s'est occupé de la question dans le Journal des Débats du 18 juin 1906, conclut ainsi:

«Ou je me fais bien illusion, ou, pour qui sait lire, cela veut dire: Absolument subjuguée par une famille de bandits qu'elle aima toujours plus que moi, Thérèse se privait pour eux et me volait et dépouillait pour eux. Vous comprenez bien que cette famille n'a pas voulu que Thérèse eût d'enfants, qui auraient pris part au gâteau et qui auraient, d'autre part, peut-être détaché Thérèse de sa famille par l'affection qu'elle aurait eue pour eux. La famille de Thérèse n'a pas voulu que Thérèse eût d'enfants. Lui obéissant toujours, et craignant peut-être que sa famille ne les assassinât, Thérèse m'ordonna de les abandonner. Partie par amour pour elle, partie pour ne pas avouer que je lui obéissais comme elle obéissait à sa famille, je n'ai jamais voulu dire que c'était elle qui avait exigé leur sacrifice.»

Il reste que Rousseau aurait abandonné cinq enfants par peur de Thérèse et surtout de la mère Levasseur, en somme par faiblesse, passivité, aboulie. Il est possible.

Il a connu le remords, du moins à partir de 1769. Il écrit à Moultou (14 février 1769):

C'est bien malgré elle (Thérèse), c'est bien malgré nous qu'elle et moi n'avons pu remplir de grands devoirs: mais elle en a rempli de bien respectables.

Et il ajoute cette phrase que j'avoue ne pas bien comprendre:

Que de choses qui devraient être sues vont être ensevelies avec moi! Et combien mes cruels ennemis tireront d'avantages de l'impossibilité où ils m'ont mis de parler!(?)

Et dans l'admirable lettre à Thérèse, quand il songe à se séparer d'elle: «Nous avons des fautes à pleurer et à expier.» Des mots comme celui-là, dans une lettre intime, me paraissent une meilleure preuve des enfants abandonnés que les récits des Confessions.

Et dans la lettre à madame de Chenonceaux (17 janvier 1770):

Jamais on ne me verra falsifier les saintes lois de la nature et du devoir pour exténuer (atténuer) mes fautes. J'aime mieux les expier que les excuser.

(Il est vrai qu'après cela il revient à ses mauvaises excuses.)

Enfin, dans sa lettre du 26 février 1770 à M. de Saint-Germain, qui est une sorte de confession générale:

L'exemple, la nécessité, l'honneur de celle qui m'était chère me firent confier mes enfants à l'établissement fait pour cela, et m'empêchèrent de remplir moi-même le premier, le plus saint des devoirs de la nature. En cela, loin de m'excuser, je m'accuse... Je ne fis point un secret de ma conduite à mes amis, ne voulant pas passer à leurs yeux pour meilleur que je n'étais. Quel parti les barbares en ont tiré! Avec quel art ils l'ont mise (ma conduite) dans le jour le plus odieux!... Comme si pécher n'était point de l'homme, et même de l'homme juste! Ma faute fut grave sans doute, elle fut impardonnable, mais aussi ce fut la seule, et je l'ai bien expiée.

Il n'y a peut-être pas là «contrition parfaite», mais enfin, il y a trouble et repentir,—comme aussi dans l'audacieuse allusion qu'il fait publiquement à l'abandon de ses enfants, au livre Ier de l'Émile.—Si l'histoire des cinq enfants abandonnés était une «simulation», il faut avouer que Jean-Jacques l'aurait soutenue avec une stupéfiante et miraculeuse vraisemblance.

Hélas, je vois bien qu'il faut le croire... Et alors, de quelque indulgence qu'on se veuille munir pour lui, il paraît tout de même offensant à la fois et sinistrement comique que ce soit entre deux abandons de nouveau-nés, au retour du peu austère château de Chenonceaux où il avait fait la petite comédie de l'Engagement téméraire et les petits vers de l'Allée de Sylvie pour plaire aux belles dames;—que ce soit dans sa chambre de la rue Plâtrière, dictant ses périodes à la mère Levasseur qui venait tous les matins allumer son feu;—que ce soit dans ces conditions qu'il ait écrit son vertueux Discours,—ah! si vertueux!—sur la corruption des mœurs par les sciences et les arts.


TROISIÈME CONFÉRENCE

le «discours sur les sciences et les arts» la réforme morale de rousseau.

J'ai traité aussi complètement que j'ai pu la question de Thérèse et de l'abandon des cinq enfants. J'ai présenté les diverses explications que donne Rousseau, et celles qu'il ne donne pas. Mais en voici une autre, d'ordre général, et qui rend compte de beaucoup d'actes de sa vie.

Nous avons, de Joubert, une longue lettre (six ou sept pages) à Molé sur Chateaubriand, écrite le 21 octobre 1803, et qui est une merveille d'analyse, on pourrait dire d'anatomie psychologique.

Nous y lisons vers la fin:

Il y a dans le fond de ce cœur (le cœur de Chateaubriand) une sorte de bonté et de pureté qui ne permettra jamais à ce pauvre garçon, j'en ai bien peur, de connaître et de condamner les sottises qu'il aura faites, parce que à la conscience de sa conduite, gui exigerait des réflexions, il opposera toujours machinalement le sentiment de son essence, qui est fort bonne.

Il me semble que cela convient singulièrement aussi à Rousseau. Et voici un passage des Confessions qu'on dirait écrit exprès pour illustrer par Rousseau la remarque de Joubert sur Chateaubriand.

C'est dans le voyage que fit Jean-Jacques à Genève en 1754. Il revoit madame de Warens, tout à fait déchue:

Ah! écrit-il, c'était alors le moment d'acquitter ma dette. Il fallait tout quitter pour la suivre, m'attacher à elle jusqu'à sa dernière heure, et partager son sort, quel qu'il fût. Je n'en fis rien. Distrait par un autre attachement, je sentis relâcher le mien pour elle, faute d'espoir de pouvoir le lui rendre utile. Je gémis sur elle et ne la suivis pas. De tous les remords que j'ai sentis en ma vie, voilà le plus vif et le plus permanent.

(Là, décidément, il exagère, car enfin le remords de ses enfants abandonnés a dû ou aurait dû être pire; mais il passe sa vie à exagérer.)

Je méritai par là, continue-t-il, les châtiments terribles qui depuis lors n'ont cessé de m'accabler. Puissent-ils avoir expié mon ingratitude! Elle fut dans ma conduite; mais elle a trop déchiré mon cœur pour que jamais ce cœur ait été celui d'un ingrat.

Autrement dit: «J'ai pu agir comme si j'étais un ingrat; mais je n'ai pu être un ingrat puisque j'ai un bon cœur». Ou bien encore: «J'ai abandonné mes enfants, mais je n'ai pu être un mauvais père, parce que je suis un homme plein de sensibilité.» C'est là de la psychologie proprement vaudevillesque: car notez que c'est tout à fait la logique de Jobelin dans Le plus heureux des trois: «Nous t'avons trompé, Marjavel!... Je n'ai pas de remords parce que je me repens.» Ainsi Jean-Jacques, pénétré de sa bonté intime, se juge toujours sur ses sentiments, non sur ses actes. C'est extrêmement commode. C'est en somme une déviation profane de la doctrine de l'«amour pur» de Molinos et de madame Guyon, doctrine où les actes sont indifférents pourvu qu'on aime Dieu. Tant il est vrai que toutes les erreurs laïques correspondent à quelque forme d'hérésie!

Nous nous souviendrons de cela quand nous rencontrerons dans Émile la morale du sentiment et l'invocation à la conscience.


En attendant, reprenons Jean-Jacques où nous l'avons laissé. Il vient donc de se «mettre» avec Thérèse. Il mène une vie simple et toute populaire, qu'il nous décrit de façon savoureuse:

Si nos plaisirs pouvaient se décrire, ils feraient rire par leur simplicité; nos promenades tête à tête hors de la ville, où je dépensais magnifiquement huit ou dix sous à quelque guinguette; nos petits soupers à la croisée de ma fenêtre, assis en vis-à-vis sur deux petites chaises posées sur une malle qui tenait la largeur de l'embrasure. Dans cette situation, la fenêtre nous servant de table, nous respirions l'air, nous pouvions voir les environs, les passants, et, quoique au quatrième étage, plonger dans la rue tout en mangeant. Qui décrira, qui sentira les charmes de ces repas composés, pour tous mets, d'un quartier de gros pain, de quelques cerises, d'un petit morceau de fromage, et d'un demi-setier de vin que nous buvions à nous deux! Amitié, confiance, intimité, douceur d'âme, que vos assaisonnements sont délicieux! Quelquefois nous restions là jusqu'à minuit sans y songer et sans nous douter de l'heure, si la vieille maman ne nous en eût avertis.

(Ah! que vient faire cette vieille?...) C'est égal, cette simplicité de goûts, très sincère chez Jean-Jacques, est un de ses charmes, et que rien ne pourra lui enlever.

Cependant, à travers des découragements et des paresses, il cherche à se faire sa place, soit dans la musique, soit dans la littérature, et particulièrement au théâtre; et c'est à cela qu'il songe entre 1741 et 1749.

Plus tard, il répétera à satiété que son cas est unique, qu'il n'a jamais pensé à la gloire, qu'il n'a pris la plume que vers quarante ans, et pour son malheur. Cela n'est pas vrai.—De bonne heure il a eu la passion et le don de la musique, et il a rêvé d'être compositeur. De bonne heure aussi, et malgré des études fort capricieuses et incomplètes, il a écrivaillé en prose et en vers, et il a rêvé d'être poète, et surtout auteur dramatique.

A son arrivée à Paris, il avait en portefeuille non seulement Narcisse, petite comédie en prose dans le goût de Marivaux écrite à vingt ans, mais des poésies, des élégies, des vers amoureux, et une tragédie sur la Découverte du Nouveau Monde. Et, de 1741 à 1749, il écrit des épitres en vers, la Dissertation sur la musique moderne, le Projet concernant de nouveaux signes pour la musique, une petite comédie intitulée les Prisonniers de Guerre, l'opéra des Muses galantes, le Persifleur, premier numéro d'un écrit périodique qui n'eut pas de second numéro, l'Allée de Sylvie, l'Engagement téméraire, comédie en trois actes, en vers; et j'en passe.

En 1745 il entre en rapports avec Voltaire, et il retouche pour lui la Princesse de Navarre qui reparaît à Versailles sous le titre de Fêtes de Ramire.—En 1747, son père meurt; cela lui vaut un peu d'argent, dont il envoie une partie à madame de Warens.—La même année, il présente inutilement sa comédie de Narcisse aux Italiens.

Ses dîners avec Thérèse, sur la malle, dans l'embrasure de la fenêtre, ne l'empêchaient pas d'aller «dans le monde». Il devient, je l'ai dit, secrétaire de madame Dupin. Francueil l'introduit chez madame d'Épinay. Il fait la connaissance de madame d'Houdetot la veille même du mariage de celle-ci. Il soupe chez mademoiselle Quinault.

Et sans doute il fréquente Grimm, Diderot, Condillac, dîne avec eux toutes les semaines au Panier Fleuri (restaurant du Palais-Royal), connaît d'Alembert et l'abbé de Raynal, et est considéré comme du parti des «philosophes»; et sans doute, Diderot exerce quelque influence sur lui; et sans doute la religion de Jean-Jacques, jusqu'ici demi-protestant, demi-catholique, tourne au déisme pur,—à un déisme, il est vrai très sincère, très pieux et même tendre: mais enfin, il n'y a pas un brin ni de révolte sociale, ni même de paradoxe, dans les petits vers de l'Allée de Sylvie ni dans les vers un peu chétifs de l'Engagement téméraire, écrit pendant un automne qu'il passa en très brillante compagnie, au château de Chenonceaux, et joué en 1749, chez madame d'Épinay à la Chevrette. Le futur citoyen de Genève y tint lui-même un rôle. Le sujet est encore dans le goût de Marivaux. L'«engagement» dont il s'agit est l'engagement que prend un amoureux de ne montrer aucun amour pour sa maîtresse pendant un jour, moyennant quoi elle l'épousera. Et quant à l'Allée de Sylvie, c'est à peu près, avec moins de souplesse, du ton et de la force de la Chartreuse de Gresset.

Bref, Rousseau est un homme d'allure un peu singulière, il est vrai, mais qui fait de la musique amoureuse et des petites comédies galantes,—la musique avec quelque originalité, les comédies comme tout le monde, et plutôt un peu moins bien,—et qui paraît ne songer qu'à l'Opéra, aux Italiens et à la Comédie-Française.—Cela, jusqu'en novembre 1749.

Mais en octobre 1749, il arrive ceci.

Quelques mois auparavant, Diderot avait publié la Lettre sur les Aveugles à l'usage de ceux qui voient. C'était à propos de l'opération de la cataracte pratiquée par M. de Réaumur sur un aveugle-né. Réaumur, malgré les demandes, n'avait invité presque personne à la séance où il leva le premier appareil. De là, à la première page de la Lettre, cette plaisanterie de Diderot: «M. de Réaumur n'a voulu laisser tomber le voile que devant quelques yeux sans conséquence». Dans ces «yeux sans conséquence», madame du Pré de Saint-Maur reconnut les siens. Cette dame était l'amie de Réaumur et aussi du comte d'Argenson, ministre de la guerre. Elle fut ulcérée.

Il faut dire aussi que certaines idées de la Lettre sur les Aveugles pouvaient paraître hardies. Bref, on fit des perquisitions chez Diderot, sous prétexte de rechercher le manuscrit d'un conte, l'Oiseau bleu, qui contenait, disait-on, des allusions à madame de Pompadour. En réalité, c'était pour mettre l'embargo sur les matériaux de l'Encyclopédie. Diderot est arrêté le 29 juillet et conduit au donjon de Vincennes. Un mois après, on lui donna le château et le parc pour prison, avec permission de voir ses amis. Il resta là jusqu'au 3 novembre.

Et maintenant, écoutons Rousseau, puis Marmontel, puis Diderot.

Et ne vous plaignez pas que je fasse trop de citations: car ce premier ouvrage de Rousseau: le Discours sur les sciences et les arts, celui qui a commencé sa gloire et déterminé l'esprit de ses autres ouvrages, il s'agit de savoir dans quelles conditions, comment et pourquoi il l'a écrit, et à combien peu il a tenu qu'il ne l'écrivît pas ou qu'il l'écrivît autrement:

...Tous les deux jours, malgré des occupations très exigeantes, j'allais, soit seul, soit avec sa femme, passer avec lui (Diderot), l'après-midi (à Vincennes).

Cette année 1749 l'été fut d'une chaleur excessive...

(La question du Mercure est d'octobre, et octobre n'est pas l'été; mais peu importe. Rousseau écrit cela vingt ans après les événements.)

On compte deux lieues de Paris à Vincennes. Peu en état de paye des fiacres, à deux heures après-midi j'allais à pied quand j'étais seul, et j'allais vite pour arriver plus tôt. Les arbres de la route, toujours élagués à la mode du pays, ne donnaient presque aucune ombre; et souvent, rendu de chaleur et de fatigue, je m'étendais par terre, n'en pouvant plus. Je m'avisai, pour modérer mon pas, de prendre quelque livre. Je pris un jour le Mercure de France, et tout en marchant et le parcourant, je tombai sur cette question proposée par l'Académie de Dijon pour le prix de l'année suivante: Si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs[5].

A l'instant de cette lecture, je vis un autre univers, et je devins un autre homme... En arrivant à Vincennes, j'étais dans une agitation qui tenait du délire, Diderot l'aperçut, je lui en dis la cause, et je lui lus la prosopopée de Fabricius écrite au crayon sous un chêne. Il m'exhorta de donner l'essor à mes idées et de concourir au prix. Je le fis et dès cet instant je fus perdu.

Il écrit cela en 1769. Il avait déjà raconté la chose en 1762, dans sa Deuxième Lettre à M. de Malesherbes, et avec plus d'échauffement encore:

«... Si jamais quelque chose a ressemblé à une inspiration subite, c'est le mouvement qui se fit en moi à cette lecture...» Et il parle de palpitations, d'éblouissements, d'un étourdissement semblable à l'ivresse, et il dit qu'il se laisse tomber sous un des arbres de l'avenue et qu'il y passe une demi-heure dans une telle agitation, qu'en se relevant, il aperçoit tout le devant de sa veste mouillé de ses larmes sans avoir senti qu'il en répandait.

Tout ça pour aboutir à la prosopopée de Fabricius!

Tel est le récit de Rousseau. Mais il y a celui de Marmontel dans ses Mémoires (livre VII).

Voici le fait dans sa simplicité tel que me l'avait raconté Diderot et tel que je le racontai à Voltaire.

J'étais (c'est Diderot qui parle) prisonnier à Vincennes; Rousseau venait m'y voir. Il avait fait de moi son Aristarque, comme il l'a dit lui-même. Un jour, nous promenant ensemble, il me dit que l'Académie de Dijon venait de proposer une question intéressante, et qu'il avait envie de la traiter. Cette question était: Le rétablissement des sciences et des arts a-t-il contribué à épurer les mœurs? Quel parti prendrez-vous? lui demandai-je. Il me répondit: Le parti de l'affirmative.—C'est le pont aux ânes, lui dis-je; tous les talents médiocres prendront ce chemin-là, et vous n'y trouverez que des idées communes, au lieu que le parti contraire présente à la philosophie et à l'éloquence un champ nouveau, riche et fécond.—Vous avez raison, me dit-il après y avoir réfléchi un moment, et je suivrai votre conseil... Ainsi, dès ce moment, ajoute Marmontel, son rôle et son masque furent décidés.

Et je sais bien qu'il faut prendre garde que Marmontel tient le fait d'un ennemi de Jean-Jacques et le rapporte à un autre ennemi de Jean-Jacques.

Enfin, dans l'Essai sur les règnes de Claude et de Néron, chap. 67, au cours de la diatribe la plus violente contre Rousseau, Diderot dit simplement ceci:

«Lorsque le programme de l'Académie de Dijon parut, il vint me consulter sur le parti qu'il prendrait. Le parti que vous prendrez, lui-dis-je, c'est celui que personne ne prendra.—Vous avez raison me répliqua-t-il.»

Voilà les trois versions. Celle de Rousseau est d'un ton bien excessif, et sans doute l'incident s'est amplifié et embelli dans sa mémoire. Il a voulu que son premier livre notable ait été conçu tragiquement et avec fracas. Les deux autres versions sont, l'une d'un malveillant (et de seconde main), l'autre d'un ennemi, mais d'un ennemi qui, je crois, avait de la sincérité. Je ne me prononce point. Je remarque seulement que la version de Jean-Jacques ne diffère pas radicalement de celle de Diderot. Jean-Jacques dit lui-même: «Diderot m'exhorta de donner l'essor à mes idées et de concourir au prix.» Cela semble indiquer que Rousseau hésitait. Le parti auquel il s'arrêta, ce parti dont devait dépendre le reste de son œuvre et de sa vie, il serait vraiment curieux que Rousseau ne l'eût pris que par un hasard et sur le conseil d'un autre.

S'il avait pris l'autre parti, s'il avait répondu que les sciences et les arts favorisent les mœurs, ou s'il avait adopté une thèse mitigée (et pourquoi non? l'auteur de Narcisse et des Muses galantes ne pouvait être alors un bien farouche ennemi des arts), il aurait eu le prix tout de même à cause de son excellent style, mais sa vie eût été aiguillée dans une autre direction...

Et s'il n'avait pas lu le numéro fatidique du Mercure de France?...

Je sais bien ce que ces déductions sur des hypothèses ont de futile. Mais ici il s'agit à la fois d'un homme de génie et dont l'influence a été prodigieuse, et d'un homme de peu de volonté, et d'un homme dont on peut dire que ses œuvres expriment sa vie individuelle et les incidents de cette vie et sont à peu près toutes des «œuvres de circonstances». Et la grandeur des conséquences fait qu'il devient émouvant de les voir sortir de si petites causes et si accidentelles,—et comme tout s'enchaîne, et comme tout est fatal;—ou providentiel.

En tout cas cet écrit de cinquante pages, dont la première conception a bouleversé l'auteur jusqu'à lui faire tremper de larmes le devant de son gilet, paraît aujourd'hui assez peu de chose: une déclamation d'école. En voici l'analyse.

Deux parties.

La première partie est une série d'affirmations. «Nos âmes se sont corrompues à mesure que nos arts et nos sciences se sont avancés à la perfection.» Cela est prouvé par l'histoire (l'histoire comme on l'enseignait dans les collèges). Voyez l'Égypte, la Grèce, Rome, l'Empire d'Orient, même la Chine.

Et voici la contre-épreuve «Opposons à ces tableaux celui des mœurs du petit nombre des peuples qui, préservés de cette contagion des vaines connaissances, ont par leurs vertus fait leur propre bonheur et l'exemple des autres nations.» Tels furent les premiers Perses, tels furent les premiers Romains. Et ici se place la prosopopée: «Ô Fabricius, qu'eût pensé votre grande âme...»

«Voilà comment, conclut Rousseau, le luxe, la dissolution et l'esclavage ont été de tout temps le châtiment des efforts orgueilleux que nous avons faits pour sortir de l'heureuse ignorance où la sagesse éternelle nous avait placés.»

La seconde partie est un essai d'explication de cette malfaisance des sciences et des arts.

L'origine des sciences est impure. «L'astronomie est née de la superstition (comment? il ne le dit pas); l'éloquence, de l'ambition, de la haine, de la flatterie, du mensonge; la géométrie, de l'avarice (allusion à un passage d'Hérodote); la physique, d'une vaine curiosité; toutes, et la morale même, de l'orgueil humain.» (Ainsi parle cet homme modeste.) Bref «les sciences et les arts doivent leur naissance à nos vices.»

—Mais alors ce ne sont donc pas nos vices qui doivent naissance aux sciences et aux arts?

—Si fait; car, à leur tour, les sciences et les arts ont pour effets: la perte du temps, à cause de leur inutilité; le luxe qui amollit. (Les peuples sans luxe ont été forts: ainsi la Perse de Cyrus, les Scythes, l'ancienne Rome, les Francs, les Saxons, les Suisses contre Charles le Téméraire, les Hollandais contre Philippe II.) Les sciences et les arts ont encore pour effets: la corruption du goût par le désir de plaire (ici, quelques remarques vraies), la diminution des vertus militaires, enfin la frivole et dangereuse éducation donnée aux enfants (ici encore de bonnes réflexions).

Les philosophes sont des charlatans. L'invention de l'imprimerie est une chose bien regrettable.

Il finit par une contradiction. Car il exalte tout de même Bacon, Descartes, Newton. Il distingue les faux savants ou philosophes et les vrais, et souhaite que les vrais dirigent les États: mais à quoi les reconnaîtra-t-on? et qui les désignera? Et puis, la science n'est donc pas toujours et nécessairement funeste?

Ce premier discours est donc bien une déclamation pure, un morceau de rhétorique, et où éclate déjà une grande déraison et quelque niaiserie. Aucune précision. Rousseau paraît supposer que le «rétablissement des sciences et des arts» (par la diffusion des débris de l'ancienne Grèce après la prise de Constantinople), s'est opéré tout d'un coup et a instantanément corrompu les mœurs, et il ne se demande même pas ce qu'étaient «les mœurs» auparavant. Il ne pense pas à distinguer entre les sciences et les arts, dont il semble pourtant que l'influence corruptrice ne saurait être tout à fait la même. Il ne s'avise pas non plus que la corruption par les sciences ou les arts ne peut guère être que la corruption d'un petit nombre, d'autant que, par «corruption», il paraît surtout entendre les conventions, préjugés et mensonges mondains, le luxe, la mollesse, la frivolité et les artifices de la vie de salon, bref les vices ou travers du monde très restreint où il vivait lui-même. Il ne s'avise pas que dix-huit millions de paysans ou d'artisans de France échappaient presque totalement à cette corruption-là, et que la petite bourgeoisie n'en était que modérément atteinte; que d'ailleurs le mal et le bien s'entremêlent si inextricablement dans les effets attribuables aux arts et aux sciences qu'il est en tout cas impossible de les démêler ou de démontrer que le mal l'emporte.—Bref la thèse de Rousseau n'est qu'un vague lieu-commun, très fatigué déjà à cette époque, presque aussi fatigué que le lieu-commun de la thèse contraire.

Le lieu-commun de Rousseau (l'innocence de l'état de nature opposée aux vices de la civilisation) était déjà un peu partout (dans les Lettres Persanes par exemple, deuxième partie de l'Histoire des Troglodytes, ou dans Marivaux: L'Ile des Esclaves, l'Ile de la Raison), et ne tirait pas autrement à conséquence.

(Aujourd'hui, que nous sommes quelques milliers d'auteurs, dont deux ou trois cents célèbres, il est clair qu'un morceau comme le premier Discours de Jean-Jacques passerait totalement inaperçu.—La question, d'ailleurs, que Jean-Jacques y résout si facilement ressemble à ces questions banales, inutiles et insolubles que les «reporters» posent aux écrivains, justement parce qu'elles prêtent à un bavardage indéfini.)

Mais, si le lieu-commun est banal, on pouvait l'illustrer de peintures précises et assez probantes, car le temps y prêtait; et peut-être n'avait-on pas encore vu la haute société aussi pervertie, sinon par les «sciences et les arts», du moins par les raffinements de l'esprit et par une culture trop tournée vers le seul agrément.

Ce que Rousseau omet de faire, Duclos le fait, exactement à la même époque, avec beaucoup de sagacité et quelque vigueur dans ses Considérations sur les mœurs (1751). D'abord Duclos distingue Paris et la province et, dans Paris même, il considère seulement quelques groupes. Et Duclos saisit et définit fort bien les vices ou défauts caractéristiques de cette société restreinte: non pas tant encore le dérèglement des mœurs (dont je ne pense pas que Rousseau se crût exempt) que la vanité, la frivolité, l'abus de l'esprit, le «persiflage» (ce que nous appelons aujourd'hui la «blague»), la sécheresse et la dureté du cœur (ce que Gresset avait peint en 1745 dans le Méchant), le tout mêlé a des prétentions «philosophiques».

Rien, ou presque rien de tout cela dans le Discours de Jean-Jacques qui, au surplus, n'est nullement un observateur.

D'où vient donc que l'effet du Discours sur les sciences et les arts ait été tel que Garat, dans son Mémoire sur M. Suard, ait pu écrire: