PREMIERE PARTIE, CHAP. IX
Il éprouvait ce réveil douloureux du malade qu'un médecin berne pendant des mois et qui apprend, un beau matin, qu'il n'a plus qu'à se faire transporter dans une maison de santé pour y subir une opération de chirurgie devenue pressante. — mais on n'agit pas ainsi, se cria Durtal ; on prévient, peu à peu, les gens, on les accoutume par des précautions oratoires, à l'idée qu'il faudra se laisser découper sur l'étal, on ne les frappe pas de la sorte à l'improviste ! Oui, mais qu'importe, puisque je sens très bien, au fond de moi, que cet ecclésiastique a raison ; je dois, si je veux m'amender, quitter Paris ; c'est égal, le traitement qu'il m'inflige est vraiment dur à suivre, comment faire ? Et il vécut, depuis ce moment, des jours hantés par les Trappes. Il rumina la pensée d'un départ, la retourna sur toutes ses faces ; il se remâcha le pour et le contre, finit par se dire : classons nos réflexions et ouvrons un compte ; établissons, pour nous y reconnaître, un doit et avoir.
Le doit est terrible. — ramasser sa vie et la jeter dans l'étuve d'un cloître ! Mais encore faudrait-il savoir si le corps est en état de supporter un remède pareil ; le mien est fragile et douillet, habitué à se lever tard ; il tombe en faiblesse quand il n'est pas réconforté par le sang des viandes et des névralgies surviennent, aussitôt que les heures des repas changent. Jamais je n'arriverai à tenir là-bas avec des légumes cuits dans de l'huile chaude ou dans du lait ; d'abord, je déteste la cuisine à l'huile et j'exècre d'autant plus le lait que je le digère mal.
Ensuite, je me vois à genoux, par terre, pendant des heures, moi qui ai tant souffert à la Glacière pour être resté dans cette posture pendant un quart d'heure à peine sur une marche.
Enfin, j'ai une telle habitude de la cigarette qu'il me serait absolument impossible d'y renoncer ; or, il est à peu près certain qu'on ne me laissera pas fumer dans un couvent.
Non, véritablement, au point de vue corporel, ce départ est insane ; dans l'état de santé où je suis, il n'y a pas un médecin qui ne me dissuaderait de tenter un semblable risque.
Si je me place maintenant au point de vue spirituel, je dois bien reconnaître aussi qu'une entrée à la Trappe est effrayante.
Il est à craindre, en effet, que ma sécheresse d'âme, que mon défaut d'amour ne persistent ; alors que deviendrai-je dans un tel milieu ? Puis il est également probable que, dans cette solitude, dans ce silence absolu, je m'ennuierai à mourir et, s'il en est ainsi, quelle existence que celle qui consistera à arpenter une cellule, en comptant les heures ! Non, il faudrait pour cela être certain d'être affermé par Dieu, d'être habité tout entier par lui. Enfin, il existe deux redoutables questions sur lesquelles je ne me suis jamais appesanti, parce qu'il m'était pénible d'y songer, mais maintenant qu'elles se dressent devant moi, qu'elles me barrent la route, il sied que je les envisage : ce sont les questions de la confession et de la sainte table. Se confesser ? Oui, j'y consens ; je suis si las de moi, si dégoûté de ma misérable vie que cette expiation m'apparaît comme méritée, comme nécessaire ; je désire m'humilier, je veux bien demander sincèrement pardon, mais encore faudrait-il que cette pénitence me fût assignée dans des conditions possibles ! — a la Trappe, si j'en crois l'abbé, personne ne s'occupera de moi ; autrement dit, personne ne m'encouragera, ne m'aidera à subir la douloureuse extraction des hontes ; je serai un peu ainsi qu'un malade qu'on opère à l'hôpital, loin de ses amis, loin des siens ! La confession, reprit-il, elle est une trouvaille admirable, car elle est la pierre de touche la plus sensible qui soit des âmes, l'acte le plus intolérable que l'Eglise ait imposé à la vanité de l'homme.
Est-ce étrange ! — on parle aisément de ses fredaines, de ses turpitudes à des amis, voire même, dans la conversation, à un prêtre ; cela ne paraît pas tirer à conséquence et peut-être qu'un peu de vantardise se mêle aux aveux des péchés faciles, mais raconter la même chose à genoux, en s'accusant, après avoir prié, cela diffère ; ce qui n'était qu'une amusette devient une humiliation vraiment pénible, car l'âme n'est pas dupe de ces faux semblants ; elle sait si bien, dans son for intérieur, que tout est changé, elle sent si bien la puissance terrible du sacrement, qu'elle, qui tout à l'heure souriait, tremble maintenant, dès qu'elle y pense.
Eh bien, si je me tiens en face d'un vieux moine qui sortira d'une éternité de silence pour m'écouter, d'un moine qui ne m'adjuvera, qui ne me comprendra peut-être point, ce sera affreux ! Jamais je n'arriverai au bout de mes peines, s'il ne me tend pas la perche, s'il me laisse étouffer sans me donner de l'air à l'âme, sans me porter secours ! Quant à l'eucharistie, elle me semble, elle aussi, terrible. Oser s'avancer, oser lui offrir comme un tabernacle son égout à peine clarifié par le repentir, son égout drainé par l'absolution, mais encore à peine sec, c'est monstrueux ! Je n'ai pas du tout le courage d'imposer au Christ cette dernière insulte ; alors à quoi bon s'enfuir dans un monastère ? Non, plus j'y réfléchis, plus je suis forcé de conclure que je serais fou si je m'aventurais dans une Trappe ! L'avoir, maintenant. La seule oeuvre propre de ma vie serait justement de faire un paquet de mon passé et de l'apporter, pour le désinfecter, dans un cloître ; et si cela ne me coûtait pas d'ailleurs, où serait le mérite ? Rien ne me démontre, d'autre part, que mon corps, si débilité qu'il soit, ne supportera pas le régime des Trappes. Sans croire, ou feindre de croire, avec l'abbé Gévresin, que ce genre de nourriture puisse m'être propice, je dois compter sur une allégeance surhumaine, admettre, en principe, que si je suis envoyé là, ce n'est point pour m'y aliter ou pour être obligé, dès mon arrivée, d'en partir. — a moins pourtant que ce ne soit le châtiment préparé, l'expiation voulue ; et encore non, car ce serait prêter à Dieu d'impitoyables ruses et c'est absurde ! Quant à la cuisine, peu importe qu'elle soit inhumaine si mon estomac la digère ; mal manger, se lever dans la nuit, ce n'est rien, pourvu que le corps l'endure ; je trouverai bien moyen aussi de fumer des cigarettes, en contrebande, au fond des bois.
Enfin huit jours sont bien vite écoulés et je ne suis même pas forcé, si je me sens défaillir, d'y résider huit jours ! Au point de vue spirituel, je dois bien encore tabler sur la miséricorde divine, croire qu'elle ne m'abandonnera pas, qu'elle me débridera les plaies, qu'elle me modifiera le fond de l'âme. Oui, je sais bien, ce sont des arguments qui ne reposent sur aucune certitude terrestre ; mais pourtant si j'ai des preuves que déjà la providence s'est immiscée dans mes affaires, je n'ai pas de raisons pour juger que ces arguments sont plus débiles que les motifs purement physiques qui servent à étayer mon autre thèse. Or, il faut se rappeler cette conversion si en dehors de ma volonté, il faut enfin tenir compte d'un fait qui devrait m'encourager, de la faiblesse des tentations que maintenant j'éprouve.
Il est difficile d'avoir été plus rapidement et plus complètement exaucé. Que je doive cette grâce à mes propres prières ou à celles des couvents qui m'ont défendu, sans me connaître, toujours est-il que, depuis quelque temps déjà, ma cervelle se tait et que ma chair est calme. Ce monstre de Florence m'apparaît bien encore, à certaines heures, mais elle ne s'approche plus, elle demeure dans la pénombre et la fin du pater, le ne nos inducas in tentationem la met en fuite.
Voilà un fait insolite et précis pourtant ; pourquoi douter alors que je puisse être mieux soutenu à la Trappe, que je ne le suis à Paris même ? Restent la confession et la communion.
La confession ? — elle sera ce que le Seigneur voudra qu'elle soit ; c'est lui qui me choisira le moine ; moi, je ne peux que me laisser servir ; et puis, plus ce sera rêche et mieux ça vaudra ; si je souffre bien, je me croirai moins indigne de communier.
Le point le plus douloureux, reprenait-il, c'est celui-là : communier ! —raisonnons pourtant ; il est certain que je serai turpide, en proposant au Christ de descendre ainsi qu'un puisatier dans ma fosse ; mais si j'attends qu'elle soit vide, jamais je ne serai en état de le recevoir, car mes cloisons ne sont pas étanches et toujours des péchés s'y infiltrent par des fissures ! Tout bien considéré, l'abbé était dans le vrai lorsqu'il me répondit un jour : " mais, moi non plus, je ne suis pas digne de l'approcher ; Dieu merci, je n'ai pas ces cloaques dont vous me parlez, mais, le matin, quand je vais dire ma messe et que je songe aux poussières de la veille, pensez-vous donc que je n'aie point de honte ? Il convient, voyez-vous, de toujours se reporter aux evangiles, de se répéter qu'il est venu pour les infirmes et les malades, qu'il veut visiter les péagers et les lépreux ; enfin, il faut se convaincre que l'eucharistie est une vigie, est un secours, qu'elle est accordée comme il est écrit dans l'ordinaire de la messe : ad tutamentum mentis et corporis et ad medelam percipiendam ; elle est, lâchons le mot, un médicament spirituel ; on va au sauveur de même qu'on se rend chez un médecin ; on lui apporte son âme à soigner et il la soigne ! " je suis en face de l'inconnu, poursuivait Durtal ; je me plains d'être sec, d'être extravagué, mais qui m'affirme que si je me déterminais à communier, je resterais ainsi ? Car enfin si j'ai la foi, je dois croire à l'occulte travail du Christ dans le sacrement ! Enfin, j'appréhende de m'ennuyer dans la solitude ; avec cela que je m'amuse ici ! Je n'aurai toujours plus, à la Trappe, ces tergiversations de toutes les minutes, ces continuelles transes ; j'aurai le bénéfice d'être assis en moi-même, au moins ; et puis... et puis... la solitude, mais je la connais ! Est-ce que depuis la mort de des Hermies et de Carhaix, je ne vis pas à l'écart ; car enfin je fréquente qui ? Quelques éditeurs, quelques hommes de lettres et les relations avec ces gens-là n'ont rien qui me plaisent ; quant au silence, c'est un bienfait ; je n'entendrai pas débiter de sottises dans une Trappe, je n'écouterai pas de minables homélies, d'indigents sermons ; mais je devrais exulter d'être enfin isolé loin de Paris, loin des hommes ! Il se tut et il se fit encore une sorte de revirement en lui ; et, mélancoliquement, il se dit : ce que ces litiges sont inutiles, ce que ces réflexions sont vaines ! Il n'y a pas à tenter de se faire le comptable de son âme, d'établir des doit et avoir, à tâcher de balancer ses comptes ; je sais, sans savoir comment, qu'il faut partir ; je suis poussé en dehors de moi par une impulsion qui me monte du fond de l'être et à laquelle je suis parfaitement certain qu'il faudra céder.
A ce moment-là, Durtal était décidé, mais, dix minutes après, cet essai de résolution s'effondrait ; il se sentais repris par sa lâcheté, il se remâchait, une fois de plus, des arguments pour ne pas bouger, concluait que ses preuves, pour demeurer à Paris, étaient palpables, humaines, sûres, tandis que les autres étaient intangibles, extranaturelles, par conséquent sujettes à des illusions, peut-être fausses.
Et il s'inventait la peur de ne pas obtenir une chose dont il avait peur, se disait que la Trappe ne l'accueillerait pas ou bien qu'elle lui refuserait la communion et alors il se proposait un moyen terme : se confesser à Paris et communier à la Trappe Trappe.
Mais alors il se passait en lui un fait incompréhensible ; toute son âme s'insurgeait à cette idée et l'ordre formel lui était vraiment insufflé de ne pas ruser ; et il se disait : non, le chicotin doit être bu jusqu'à la dernière goutte, c'est tout ou rien ; si je me confessais à l'abbé, ce serait une désobéissance à des prescriptions absolues et secrètes ; je serais capable de ne plus aller à Notre-Dame De L'Atre après ! Que faire ? — et il s'accusait de défiance, appelait à son aide, une fois de plus, le souvenir des bienfaits reçus, ce dessillement des yeux, cette marche insensible vers la foi, la rencontre de ce prêtre unique, du seul peut-être qui pouvait le comprendre et le traiter d'une façon si bénigne et si souple ; mais il essayait vainement de se réconforter ; alors, il se suscitait le rêve de la vie monacale, la souveraine beauté du cloître ; il s'imaginait l'allégresse du renoncement, la paix des folles oraisons, l'ivresse intérieure de l'esprit, la joie de n'être plus chez soi dans son propre corps ! Quelques mots de l'abbé sur la Trappe servaient de tremplin à ses songeries et il apercevait une vieille abbaye, grise et tiède, d'immenses allées d'arbres, des ciels filants confus sous le chant des eaux, des promenades muettes dans les bois, à la tombée du jour ; il évoquait les solennelles liturgies du temps de saint Benoît, il voyait la moelle blanche des chants monastiques monter sous l'écorce à peine taillée des sons ! Il parvenait à s'emballer, se criait : tu as rêvé pendant des années, sur les cloîtres, réjouis-toi car tu vas enfin les connaître ! Et il eût voulu partir aussitôt, y habiter et, brusquement, d'un coup, il dégringolait dans la réalité et se disait : c'est facile de désirer vivre dans un monastère, de raconter à Dieu qu'on voudrait bien s'y abriter, quand l'existence de Paris vous pèse, mais lorsqu'il s'agit d'y émigrer pour tout de bon, c'est autre chose ! Il se ruminait ces pensées, partout, dans la rue, chez lui, dans les chapelles. Il faisait la navette d'une église à l'autre, espérant soulager ses transes, en les changeant de place, mais elles persistaient, lui rendaient tous les endroits insupportables. Puis c'était toujours, dans les lieux consacrés, cette siccité d'âme, ce ressort cassé des élans, ce silence qui se faisait soudain en lui, alors qu'il eût voulu se consoler en lui parlant. Ses meilleurs moments, ses haltes dans ce boulevari, c'étaient certaines minutes de torpeur absolue ; il avait alors comme de la neige dans l'âme ; il n'y entendait plus rien. Mais cet assoupissement de pensées ne durait guère, et la bourrasque soufflait à nouveau et les prières qui eussent pu l'apaiser se refusaient encore à sortir ; il sollicitait la musique religieuse, les proses désolées des psaumes, les crucifixions des primitifs pour s'exciter, mais les oraisons couraient, en se brouillant sur ses lèvres ; elles se dépouillaient de tout sens, devenaient des mots désemplis, des coques vides.
à Notre-Dame-des-victoires où il se traînait dans l'espérance qu'il se dégèlerait au feu des prières voisines, il se dégourdissait, en effet, un peu ; il lui semblait alors qu'il se lézardait, fuyait goutte à goutte en des douleurs informulées qui se résumaient dans une plainte d'enfant malade où il disait tout bas à la Vierge : ce que j'ai mal à l'âme ! Puis, de là, il retournait à Saint-Séverin, s'installait sous cette voûte tannée par la patine des prières, et, hanté par son idée fixe, il se plaidait les circonstances atténuantes, s'exagérait les austérités de la Trappe, tâchait presque d'exaspérer sa peur pour excuser, dans un vague appel à la Madone, ses défaillances.
Il faut pourtant que j'aille voir l'abbé Gévresin, murmurait-il, mais le courage lui manquait pour aller prononcer ce " oui " que lui demanderait sûrement le prêtre. Il finit par découvrir un joint pour le visiter, sans se croire obligé à s'engager encore. Après tout, pensa-t-il, je ne possède aucun renseignement précis sur cette Trappe ; je ne sais même pas s'il ne serait point nécessaire, pour s'y rendre, de faire un voyage coûteux et long ; l'abbé raconte bien qu'elle n'est pas éloignée de Paris, mais enfin je ne puis, sur cette simple affirmation, me décider ; il serait bien utile aussi de connaître les moeurs de ces cénobites, avant que d'aller séjourner chez eux.
L'abbé sourit quand Durtal lui soumit ces objections.
— Le voyage est bref, répondit-il ; vous prenez à la gare du Nord, à 8 heures du matin, un billet pour Saint-Landry ; le train vous y dépose à 11 heures trois quarts, vous déjeunez dans une auberge près de la gare ; là, tandis que vous buvez votre café, on vous prépare une voiture et, après quatre heures de galop, vous arrivez à Notre-Dame De L'Atre pour dîner ; est-ce difficile ? Quant au prix, il est modique. Autant que je puis me le rappeler, le chemin de fer coûte une quinzaine de francs ; ajoutez deux ou trois francs pour le repas et six ou sept francs pour la voiture...
et Durtal se taisant, l'abbé reprit :
— Eh bien ?
— Ah ! Tout ça, tout ça..., si vous saviez... — je suis dans un état à faire pitié ; je veux et je ne veux pas ; je voudrais gagner du temps, retarder l'heure du départ.
Et il continua :
— J'ai l'âme détraquée ; dès que je veux prier, mes sens s'épandent au dehors, je ne puis me recueillir et, du reste, si je parviens à me rassembler, cinq minutes ne s'écoulent point que je me désagrège ; non, je n'ai ni ferveur, ni contrition véritables ; je ne l'aime pas assez, là, s'il faut vous le dire. Enfin, depuis deux jours, une affreuse certitude s'est implantée en moi ; je suis sûr que, malgré ma bonace charnelle, si je me trouvais en face de certaine femme dont la vue m'affole, je céderais ; j'enverrais la religion au diable ; je reboirais mon vomis à plaine bouche ; je ne tiens que parce que je ne suis pas tenté ; je ne vaux pas mieux que lorsque je péchais. Avouez que je suis dans un bien misérable état pour me retirer dans une Trappe.
— Vos raisons sont pour le moins fragiles, répondit l'abbé : vous me dites d'abord que vous êtes distrait dans vos prières, inapte à ne point disperser vos sens ; mais vous êtes comme tout le monde, en somme ! Sainte Térèse, elle-même, déclare que bien souvent elle ne pouvait réciter le credo sans s'évaguer : c'est là une faiblesse dont il sied de prendre humblement son parti ; il convient surtout de ne pas s'appesantir sur ces maux, car la crainte de les voir revenir en assure l'assiduité ; on se distrait de ses oraisons par la peur même de ces distractions et par le regret de les avoir eues ; allez plus de l'avant, cherchez le large, priez du mieux que vous pourrez et ne vous inquiétez pas ! Vous m'affirmez, d'autre part, que si vous rencontriez une personne dont les attraits vous troublent, vous succomberiez ; qu'en savez-vous ? Pourquoi prendre souci de séductions que Dieu ne vous inflige pas encore et qu'il vous épargnera peut-être ? Pourquoi douter de sa miséricorde ? Pourquoi ne pas croire au contraire, que s'il jugeait la tentation utile, il vous aiderait assez pour vous empêcher de sombrer ? Dans tous les cas, vous n'avez pas à appréhender par anticipation le dégoût de votre faiblesse ; l' imitation l'atteste : " quoi de plus insensé et de plus vain que de s'affliger de choses futures qui n'arriveront peut-être jamais. " non, c'est assez de s'occuper du présent, car, à chaque jour suffit sa peine : sufficit diei malitia sua. vous prétendez enfin que vous n'avez pas l'amour de Dieu, je vous répondrai encore : qu'en savez-vous ? — vous l'avez cet amour, par cela seul que vous désirez l'avoir, que vous regrettez de ne pas l'avoir ; vous aimez Notre-seigneur par ce seul fait que vous voulez l'aimer ! Oh ! C'est spécieux, murmura Durtal. — enfin, reprit-il, et si, à la Trappe, le moine, révolté par l'outrage prolongé de mes fautes, me refuse l'absolution et m'empêche de communier ? Du coup, l'abbé se mit à rire.
— Vous êtes fou ! Ah ça, mais quelle idée vous faites-vous du Christ ?
— Du Christ, non, mais de son médiateur, de l'être humain qui le remplace...
— Vous ne pouvez échoir qu'à l'homme désigné d'avance, là-haut, pour vous juger ; vous avez d'ailleurs, à Notre-dame De L'Atre, toutes les chances pour vous agenouiller aux pieds d'un saint ; dès lors, Dieu l'inspirera, sera là ; vous n'avez rien à craindre.
Quant à la communion, la perspective d'en être écarté vous effraie ; mais n'est-ce pas encore une preuve de plus que, contrairement à votre opinion, Dieu ne vous laisse pas insensible ?
— Oui, mais l'idée de communier ne m'effraie pas moins !
— Je vous répéterai encore : si Jésus vous était indifférent, il vous serait bien égal de consommer ou de ne pas consommer les espèces saintes !
— Tout cela ne me convainc guère, soupira Durtal ; je ne sais plus où j'en suis ; j'ai peur du confesseur, des autres, de moi-même ; c'est insensé, mais c'est plus fort que moi ; je ne parviens pas à prendre le dessus !
— L'eau vous épouvante ; imitez Gribouille, jetez-vous bravement dedans ; voyons, si j'écrivais à la Trappe aujourd'hui même que vous y arrivez ; quand ?
— Oh ! S'écria Durtal, attendez encore.
— Le temps d'avoir une réponse, comptons deux fois vingt-quatre heures ; voulez-vous vous y rendre dans cinq jours ? Et comme Durtal, abasourdi, se taisait.
— Est-ce entendu ? Alors Durtal éprouva, dans ce moment, une chose étrange ; ce fut, ainsi que plusieurs fois à Saint-Séverin, une sorte de touche caressante, de poussée douce ; il sentit une volonté s'insinuer dans la sienne, et il recula, inquiet de se voir ainsi géminé, de ne plus se trouver seul dans ses propres aîtres ; puis il fut inexplicablement rassuré, s'abandonna, et dès qu'il eut prononcé ce " oui " , un immense allègement lui vint ; et, sautant alors d'un excès à un autre, il s'ébroua à l'idée que ce départ n'aurait pas lieu tout de suite et il regretta de passer encore à Paris cinq jours.
L'abbé se mit à rire.
— Mais encore faut-il que les trappistes soient prévenus ; c'est une simple formalité, car avec un mot de moi, vous serez aussitôt reçu, mais attendez au moins que je l'envoie, ce mot ! Je le mettrai à la poste ce soir, n'ayez donc aucune inquiétude et dormez en paix. Durtal rit, à son tour, de son impatience.
— Avouez, dit-il, que je deviens bien ridicule ! Le prêtre haussa les épaules.
— Voyons, vous m'avez questionné sur ma petite Trappe ; je vais m'efforcer de vous satisfaire. Elle est minuscule si on la compare à la grande Trappe de Soligny ou aux établissements de Sept-fonds, de Meilleray ou d'Aiguebelle, car elle ne se compose que d'une dizaine de pères de choeur et d'une trentaine de frères-lais ou convers. Il y a aussi avec eux un certain nombre de paysans qui travaillent à leurs côtés et les aident à cultiver la terre ou à fabriquer leur chocolat.
— Ils font du chocolat !
— Cela vous étonne ? Et avec quoi voulez-vous qu'ils vivent ? Ah dame ! Je vous préviens, ce n'est pas dans un somptueux monastère que vous irez !
— J'aime mieux cela. — mais, à propos des légendes sur les Trappes, je suppose que les moines ne se saluent pas d'un " frère, il faut mourir " et qu'ils ne creusent pas, chaque matin, leur tombe ?
— Ce sont des histoires à dormir debout. Ils ne s'occupent nullement de leur tombe et ils se saluent silencieusement, puisqu'il leur est interdit de parler.
— Mais alors, comment ferai-je, moi, si j'ai besoin de quelque chose ?
— L'abbé, le confesseur, le père hôtelier ont le droit de converser avec les hôtes ; vous n'aurez affaire qu'à eux seuls ; les autres s'inclineront devant vous lorsqu'ils vous rencontreront, mais si vous les interrogez, ils ne vous répondront pas !
— C'est toujours bon à savoir. — et comment sont-ils habillés ?
— Avant la fondation des Cîteaux, les bénédictins portaient, on le croit du moins, le costume noir de saint Benoît ; les bénédictins proprement dits s'en revêtent encore ; mais à Cîteaux la couleur fut changée et les Trappes, qui sont un rejeton de cette branche, ont adopté la robe blanche de saint Bernard.
— Vous me pardonnez, n'est-ce pas, toutes ces questions qui doivent vous paraître puériles ? Mais puisque je suis sur le point de fréquenter ces religieux, encore faut-il que je sois un peu renseigné sur les coutumes de leur ordre.
— Je suis à votre entière disposition, répliqua l'abbé.
Et Durtal le questionnant sur la situation de l'abbaye même, il reprit :
— Le monastère actuel date du dix-huitième
siècle, mais vous verrez dans ses jardins les débris de l'ancien
cloître qui fut érigé du temps de saint Bernard. Il y eut, au moyen
âge, une succession de bienheureux dans ce couvent ; c'est une
terre vraiment bénie, apte aux méditations et aux regrets. L'abbaye
est située dans le fond d'une vallée, suivant les prescriptions de
saint Bernard, car vous savez que si saint Benoît aimait les
collines, saint Bernard recherchait les plaines basses et humides
pour y fonder ses cénobies. Un vieux vers latin nous a conservé les
goûts différents de ces deux saints :
benedictus colles, valles Bernardus
amabat.
— Etait-ce par attrait personnel ou dans un but pieux que saint Bernard bâtissait ses ermitages dans des lieux malsains et plats ?
— C'était pour que ses moines, dont la santé se débilitait dans les brumes, eussent constamment sous les yeux la salutaire image de la mort.
— Diantre !
— J'ajoute tout de suite que le val où s'élève Notre-dame De L'Atre est maintenant sans marécage et que l'air y est très pur ; vous y longerez de délicieux étangs et je vous recommande, à la lisière de la clôture, une allée de noyers séculaires où vous pourrez faire d'émollientes promenades, au point du jour. Et, après un silence, l'abbé Gévresin reprit :
— Marchez beaucoup là-bas, parcourez les bois dans tous les sens ; les forêts vous instruiront mieux sur votre âme que les livres, aliquid amplius invenies in sylvis quam in libris, a écrit saint Bernard ; priez et les journées seront courtes. Durtal partit, réconforté, presque joyeux, de chez ce prêtre ; il se sentait au moins l'allègement d'une situation tranchée, d'une résolution enfin prise. Il ne s'agit plus maintenant que de se préparer de son mieux à cette retraite, se dit-il ; et il pria, se coucha, pour la première fois depuis des mois, l'esprit tranquille.
Mais, le lendemain, dès son réveil, il déchanta ; toutes ses préoccupations, toutes ses transes revinrent ; il se demanda si sa conversion était mûre pour la brancher et la porter dans une Trappe ; la peur du confesseur, l'appréhension de l'inconnu l'assaillirent à nouveau. J'ai eu tort de répondre si vite, et il s'arrêta : pourquoi ai-je dit oui ? Le souvenir de ce mot prononcé par sa bouche, pensé par une volonté qui était encore la sienne et qui était cependant autre, se rappelait à sa mémoire. Ce n'est pas la première fois que pareil fait m'arrive, rumina-t-il, j'ai déjà subi, seul, dans les églises, des conseils inattendus, des ordres muets, et il faut avouer que c'est vraiment atterrant de sentir cette infusion d'un être invisible en soi, et de savoir qu'il peut presque vous exproprier, s'il lui plaît, du domaine de votre personne.
— Eh ! Non, ce n'est point cela ; il n'y a point substitution d'une volonté extérieure à la sienne, car l'on conserve absolument intact son franc arbitre ; ce n'est pas davantage une de ces impulsions irrésistibles qu'endurent certains malades, puisque rien n'est plus facile que d'y résister et c'est moins encore une suggestion puisqu'il ne s'agit, dans ce cas, ni de passes magnétiques, ni de somnambulisme provoqué, ni d'hypnose ; non, c'est l'irrésistible entrée d'une velléité étrangère en soi ; c'est la soudaine intrusion d'un désir net et discret, et c'est une poussée d'âme tout à la fois ferme et douce. Ah ! Je suis encore inexact, je bafouille, mais rien ne peut rendre cette attentive pression qu'un mouvement d'impatience ferait évanouir ; on le sent et c'est inexprimable ! Toujours est-il que l'on écoute avec surprise, presque avec angoisse cette induction, qui n'emprunte pour se faire entendre aucune voix même intérieure, qui se formule sans l'assistance des mots-et tout s'efface, le souffle qui vous pénétra disparaît. L'on voudrait que cette incitation vous fût confirmée, que le phénomène se renouvelât pour l'observer de plus près, pour tenter de l'analyser, de la comprendre, et c'est fini ; vous restez seul avec vous-même, vous êtes libre de ne pas obéir, votre volonté est sauve, vous le savez, mais vous savez aussi que, si vous repoussez ces invites, vous assumez pour l'avenir d'indiscutables risques.
En somme, poursuivit Durtal, il y a là influx angélique, touche divine ; il y a là quelque chose d'analogue à la voix interne si connue des mystiques, mais c'est moins complet, moins précis, et pourtant c'est aussi sûr.
Et, songeur, il conclut : ce que je me serais rongé, ce que je me serais colleté avec moi-même, avant de pouvoir répondre à ce prêtre dont les arguments ne me persuadaient guère, si je n'avais eu ce secours imprévu, cette aide ! Mais alors, puisque je suis mené par la main, qu'ai-je à craindre ? Et il craignait quand même, ne parvenait pas à se pacifier ; puis, s'il avait profité du bien-être d'une décision, il était miné pour l'instant par l'attente d'un départ.
Il essayait de tuer les journées dans des lectures, mais il devait constater, une fois de plus, qu'il n'y avait de consolations à attendre d'aucun livre. Nul ne se rapprochait, même de loin, de son état d'âme. La haute mystique était si peu humaine, planait à de telles altitudes, loin de nos fanges, qu'on ne pouvait espérer d'elle un souverain appui. Il finissait par se rejeter sur l' imitation, dont la mystique, mise à la portée des foules, était une tremblante et plaintive amie qui vous pansait dans les cellules de ses chapitres, priait et pleurait avec vous, compatissait, en tout cas, au veuvage éploré des âmes.
Malheureusement, Durtal l'avait tant lue et il était si saturé des évangiles, qu'il en avait temporairement épuisé les vertus parégoriques et les calmants. Las de lectures, il recommença ses courses dans les églises. Et si les trappistes ne veulent pas de moi ? Se disait-il, que deviendrai-je ? " mais puisque je vous affirme qu'ils vous accueilleront " , répliquait l'abbé qu'il allait voir. Il ne fut tranquille que le jour où le prêtre lui tendit la réponse de la Trappe.
Il lut :
" nous recevrons très volontiers, pour huit jours, à notre hôtellerie, le retraitant que vous voulez bien nous recommander ; je ne vois, pour le moment, aucun empêchement à ce que cette retraite commence mardi prochain.
" dans l'espoir, monsieur l'abbé, que nous aurons également bientôt le plaisir de vous revoir dans notre solitude, je vous prie d'agréer l'assurance de mes sentiments les plus respectueux.
" F. — M. étienne, hôtelier. "
il la lut et la relut, enchanté et terrifié à la fois. " il n'y a plus à douter, c'est irrévocable " , fit-il. Et il s'en fut en hâte à Saint-Séverin, ayant moins, peut-être, le besoin de prier que de se rendre près de la vierge, de se montrer à elle, de lui faire une sorte de visite de remerciement, de lui exprimer, rien que par sa présence, sa gratitude.
Et il fut pris par le charme de cette église, par son silence, par l'ombre qui tombait dans l'abside, du haut de ses palmiers de pierre, et il finit par s'anonchalir, par s'acagnarder sur une chaise, par n'avoir plus qu'un désir, celui de ne pas rentrer dans la vie de la rue, de ne pas sortir de son refuge, de ne plus bouger.
Et le lendemain, qui était un dimanche, il s'arrêta chez les bénédictines pour entendre la grand'messe. Un moine noir la célébrait ; il reconnut un bénédictin, quand ce prêtre chanta : dominous vobiscoum, car l'abbé Gévresin lui avait appris que les bénédictins prononçaient le latin à l'italienne.
Bien qu'il n'aimât guère cette prononciation qui enlevait au latin la sonorité de ses mots et faisait, en quelque sorte, des phrases de cette langue, des attelages de cloches dont on aurait cotonné les battants ou étoupé les vases, il se laissait aller, poigné par l'onction, par l'humble piété de ce moine qui tremblait presque de respect et de joie, alors qu'il baisait l'autel ; et il avait une voix foncée à laquelle répondaient, derrière la grille, les claires envolées des nonnes.
Durtal haletait, écoutant ces tableaux fluides de primitifs se dessiner, se former, se peindre dans l'air ; il était saisi aux moelles ainsi qu'il l'avait été jadis pendant la grand'messe de Saint-Séverin. Perdue dans cette église où la fleur des mélodies se fanait pour lui depuis qu'il connaissait le plain-chant des bénédictines, il la retrouvait, cette émotion, ou plutôt il la rapportait avec lui, de Saint-Séverin dans cette chapelle.
Et pour la première fois, il eut un désir fou, un désir si violent qu'il lui fondit le coeur. Ce fut au moment de la communion. Le moine, levant l'hostie, proférait le domine, non sum dignus. pâle et les traits tirés, les yeux dolents, la bouche grave, il semblait échappé d'un moutier du moyen âge, découpé dans un de ces tableaux flamands où les religieux se tiennent debout au fond, alors que, devant eux, des moniales agenouillées prient, les mains jointes, près des donateurs, l'enfant Jésus auquel la vierge sourit, en baissant, sous un front bombé, de longs cils. Et lorsqu'il descendit les marches et communia deux femmes, Durtal frémit, jaillit en un élan vers le ciboire.
Il lui parut que s'il était alimenté avec ce pain, tout serait fini, ses sécheresses et ses peurs ; il lui sembla que ce mur de péchés qui avait monté, d'années en années, et lui barrait la vue, s'écroulerait et qu'enfin il verrait ! Et il eut hâte de partir pour la Trappe, de recevoir, lui aussi, le corps sacré des mains d'un moine. Cette messe le renforça comme un tonique ; il sortit de cette chapelle, joyeux et plus ferme, et quand l'impression s'affaiblit un peu avec les heures, il demeura moins attendri peut-être, mais aussi résolu, plaisantant avec une douce mélancolie, le soir, sur sa situation ; se disant : il y a bien des gens qui vont à Barèges ou à Vichy faire des cures de corps, pourquoi n'irais-je pas, moi, faire une cure d'âme dans une Trappe ?
PREMIERE PARTIE, CHAP. X
Je me constituerai prisonnier dans deux jours, soupira Durtal ; il serait temps de songer aux préparatifs du départ. Quels livres emporterai-je, pour m'aider là-bas à vivre ? Et il fouillait sa bibliothèque, feuilletait les ouvrages mystiques qui avaient peu à peu remplacé les oeuvres profanes sur ses rayons.
Sainte Térèse, je n'en parle pas, se dit-il ; ni elle, ni saint Jean de la croix ne me seraient assez indulgents, dans la solitude ; j'ai vraiment besoin de plus de pardon et de réconfort.
Saint Denys l'aréopagite ou l'apocryphe désigné sous ce nom ? Il est le premier des mystiques, celui qui, dans ses délinéations théologiques, s'est peut-être avancé le plus loin. Il vit dans l'air irrespirable des cimes, au-dessus des gouffres, au seuil de l'autre monde qu'il entrevoit dans les éclairs de la grâce ; et il reste lucide, inébloui, dans ces coups de lumière qui l'environnent.
Il semble que, dans ses hiérarchies célestes où il fait défiler les armées du ciel et démontre le sens des attributs angéliques et des symboles, il ait déjà dépassé la frontière où s'arrête l'homme et pourtant, dans son opuscule des noms divins, il hasarde un pas de plus en avant et alors il s'élève dans la superessence d'une métaphysique tout à la fois calme et hagarde ! Il surchauffe le verbe humain à le faire éclater, mais lorsque à bout d'efforts il veut définir l'infigurable, préciser les immiscibles personnes de la Trinité qui se pluralise et ne sort point de son unité, les mots défaillent sur ses lèvres et la langue se paralyse sous sa plume ; alors, tranquillement, sans s'étonner, il se refait enfant, redescend de ses sommets parmi nous et, pour tâcher de nous élucider ce qu'il comprit, il recourt aux comparaisons de la vie intime ; il en vient, afin d'expliquer cette triade unique, à citer plusieurs flambeaux allumés dans une même salle et dont les lueurs, bien que distinctes, se fondent en une seule, ne sont plus qu'une.
Saint Denys, rêvassait Durtal, il est un des plus hardis explorateurs de ces régions éternelles... oui, mais quelle lecture aride il me fournirait à la Trappe ! Ruysbroeck ? Reprit-il, peut-être et encore cela dépend ; je puis serrer dans ma trousse, ainsi qu'un cordial, le petit recueil qu'à distillé Hello ; quant aux noces spirituelles, si bien traduites par Maeterlinck, elles sont décousues et sans clarté ; l'on y étouffe ; ce Ruysbroeck-là m'emballe moins. Il est curieux tout de même, cet ermite, car il ne s'enferme pas au-dedans de nous, mais il parcourt plutôt les dehors ; il s'efforce, comme saint Denys, d'atteindre Dieu, plus dans le ciel que dans l'âme ; mais à vouloir voler si haut, il se fausse les ailes et balbutie on ne sait quoi, quand il descend.
Laissons-le donc. Voyons maintenant. — sainte Catherine De Gênes ? Ses débats entre l'âme, le corps et l'amour-propre sont anodins et confus, et lorsque, dans ses dialogues, elle traite des opérations de la vie interne, elle est si au-dessous de sainte Térèse et de sainte Angèle ! En revanche, son traité du purgatoire est décisif. Il avère que, seule, elle a pénétré dans les espaces des douleurs inconnues et qu'elle en a dégagé et saisi les joies ; elle parvient, en effet, à accorder ces deux contraires qui paraissent à jamais inalliables ; la souffrance de l'âme se purifiant de ses péchés et l'allégresse de cette même âme qui, au moment où elle endure d'affreuses peines, éprouve un immense bonheur, car elle se rapproche petit à petit de Dieu et elle sent ses rayons l'attirer de plus en plus et son amour l'inonder avec de tels excès qu'il semble que le Sauveur ne veuille plus que s'occuper d'elle.
Sainte Catherine expose aussi que Jésus n'interdit le ciel à personne, que c'est l'âme même qui, s'estimant indigne d'y pénétrer, se précipite, de son propre mouvement, dans le purgatoire, pour s'y modifier, car elle n'a plus qu'un but, se rétablir dans sa pureté primitive ; qu'un désir, atteindre à ses fins dernières, en s'anéantissant, en s'annihilant, en s'écoulant en Dieu.
C'est une lecture probante, grogna Durtal, mais ce n'est pas celle-là qui me referait à la Trappe, passons.
Et il atteignit d'autres livres dans ses casiers. En voici un, par exemple, dont l'usage est tout indiqué, poursuivit-il, en prenant la théologie séraphique de saint Bonaventure, car il condense en une sorte d' of meat des modes d'études pour se scruter, pour méditer sur la communion, pour sonder la mort ; puis il y a, dans ce selectae, un traité sur le mépris du monde, dont les phrases comprimées sont admirables ; c'est de la véritable essence de saint-esprit et c'est aussi une gelée d'onction vraiment ferme. Mettons-le à part, celui-là.
Je ne trouverai pas, pour remédier aux probables détresses des solitudes, de meilleur adjuvant, murmurait Durtal, tout en bousculant de nouvelles rangées de volumes. Il regardait des titres : la vie de la sainte-vierge, par M. Olier. Il hésitait, se disant : il y a pourtant sous l'eau à peine dégourdie du style d'intéressantes observations, de savoureuses gloses ; M. Olier a, en quelque sorte, traversé les mystérieux territoires des desseins cachés et il y a relevé ces inimaginables vérités que parfois le Seigneur se plaît à révéler aux saints. Il s'est constitué l'homme lige de la vierge, et, vivant près d'elle, il s'est fait aussi le héraut de ses attributs, le légat de ses grâces. Sa vie de Marie est, à coup sûr, la seule qui paraisse réellement inspirée, qui se puisse lire. Là où l'abbesse D'Agréda divague, lui demeure rigoureux et reste clair. Il nous montre la vierge existant de toute éternité en Dieu, engendrant sans cesser d'être immaculée " comme le cristal qui reçoit et renvoie hors de lui les rayons du soleil, sans rien perdre de son lustre et qui n'en brille, au contraire, qu'avec plus d'éclat " , accouchant sans douleurs, mais souffrant, à la mort de son fils, la peine qu'elle eût dû supporter à sa naissance. Il s'étend enfin en de doctes analyses sur celle qu'il nomme la trésorière de tout bien, la médiatrice d'amour et d'impétration. — oui, mais pour s'entretenir avec elle, rien ne vaut l' officium parvum beatae virginis, que je déposerai avec mon paroissien dans ma valise, conclut Durtal ; ne dérangeons donc point le livre de M. Olier.
Mon fonds commence à s'épuiser, reprit-il. Angèle De Foligno ? Certes, car elle est un brasier autour duquel on peut se chauffer l'âme. Je l'emmène avec moi ; — puis quoi encore ? Les sermons de Tauler ? C'est tentant, — car jamais on n'a mieux que ce moine traité les sujets les plus abstrus avec un esprit plus lucide. à l'aide d'images familières, d'humbles rapprochements, il parvient à rendre accessibles les plus hautes spéculations de la mystique. Il est et bonhomme et profond ; puis il verse un peu dans le quiétisme, et ce ne serait peut-être pas mauvais d'absorber, là-bas, quelques gouttes de ce looch. Au fait, non, j'aurai surtout besoin de tétaniques. Quant à Suso, c'est un succédané bien inférieur à saint Bonaventure ou à une sainte Angèle, — je l'écarte ainsi que sainte Brigitte De Suède, car celle-là me semble, dans ses entretiens avec le ciel, assistée par un Dieu morose et fatigué, qui ne lui décèle rien d'imprévu, rien de neuf. Il y a bien encore sainte Madeleine De Pazzi, cette carmélite volubile qui procède dans toute son oeuvre par apostrophes. C'est une exclamative, habile aux analogies, experte en concordances, une sainte affolée de métaphores et d'hyperboles. Elle converse directement avec le père, et bégaie, dans l'extase, les applications des mystères que lui divulgua l'ancien des jours. Ses livres contiennent une page souveraine sur la circoncision, une autre magnifique, construite toute en antithèses, sur le saint-esprit, d'autres étranges sur la déification de l'âme humaine, sur son union avec le ciel, sur le rôle assigné dans cette opération aux plaies du verbe. Elles sont des nids habités ; l'aigle qui représente la foi gîte dans l'aire du pied gauche ; dans le trou du pied droit réside la gémissante douceur des tourterelles ; dans la blessure de la main gauche, niche la colombe, symbole de l'abandon ; dans la cavité de la main droite, repose l'emblème de l'amour, le pélican.
Et ces oiseaux sortent de leurs nids, viennent chercher l'âme pour la conduire dans la chambre nuptiale de la plaie qui saigne au côté du Christ. N'est-ce pas aussi cette carmélite qui, ravie par la puissance de la grâce, méprise assez la certitude acquise par la voie des sens pour dire au Seigneur : " si je vous voyais avec mes yeux, je n'aurais plus la foi, parce que la foi cesse là où se trouve l'évidence " .
— Tout bien considéré, fit-il, avec ses dialogues et ses contemplations, Madeleine De Pazzi ouvre d'éloquents horizons, mais l'âme, lutée par la cire des péchés, ne peut la suivre. Non, ce ne serait pas cette sainte-là qui me rassurerait dans un cloître ! Tiens, poursuivit-il en secouant la poussière qui couvrait un volume à couverture grise, tiens, c'est vrai, je possède le précieux sang du père Faber ; et il rêva, en feuilletant, debout, les pages. Il se remémorait l'impression oubliée de cette lecture. L'oeuvre de cet oratorien était pour le moins bizarre. Les pages bouillonnaient, coulaient en tumulte, charriant de grandioses visions telles qu'en conçut Hugo, développant des perspectives d'époques, telles que Michelet en voulut peindre. Dans ce volume, s'avançait la solennelle procession du précieux sang, partie des confins de l'humanité, de l'origine même des âges, et elle franchissait les mondes, débordait sur les peuples, submergeait l'histoire.
Le père Faber était moins un mystique proprement dit qu'un visionnaire et qu'un poète ; malgré l'abus des procédés oratoires transférés de la chaire dans le livre, il déracinait les âmes, les emportait au fil de ses eaux, mais lorsqu'on reprenait pied, lorsqu'on cherchait à se souvenir de ce qu'on avait entendu et vu, l'on ne se rappelait plus rien ; l'on finissait, en réfléchissant, par se rendre compte que l'idée mélodique de l'oeuvre était bien filiforme, bien mince pour être exécutée par un aussi fracassant orchestre ; puis il restait de cette lecture quelque chose d'intempérant et de fiévreux qui vous mettait mal à l'aise et faisait songer que ce genre d'ouvrages n'avait que de bien lointains rapports avec la céleste plénitude des grands mystiques ! Non ! Pas celui-là, fit Durtal. Voyons, rentrons notre récolte : je retiens le petit recueil de Ruysbroeck, la vie d'Angèle De Foligno et saint Bonaventure, et le meilleur de tous pour mon état d'âme, reprit-il en se frappant le front. Il retourna à sa bibliothèque et saisit un petit livre qui gisait seul en un coin.
Il s'assit et le parcourut, disant : voilà le tonique, le stimulant des faiblesses, la strychnine des défaillances de la foi, le coup d'aiguillon qui vous jetterait en larmes aux pieds du Christ. Ah ! la douloureuse passion de la soeur Emmerich ! Celle-là n'était point un chimiste de l'être spirituel, comme sainte Térèse ; elle ne s'occupait pas de notre vie intérieure ; dans son livre, elle s'oubliait et nous omettait, car elle ne voyait que Jésus crucifié et voulait seulement montrer les étapes de son agonie, laisser, ainsi que sur le voile de Véronique, l'empreinte, marquée sur ses pages, de la sainte face.
Bien qu'il fût moderne, — car Catherine Emmerich était morte en 1824, — ce chef-d'oeuvre datait du moyen âge. C'était une peinture qui semblait appartenir aux écoles primitives de la Franconie et de la Souabe. Cette femme était la soeur des Zeitblom et des Grünewald ; elle avait leurs âpres visions, leurs couleurs emportées, leur odeur fauve ; mais elle paraissait relever aussi, par son souci du détail exact, par sa notation précise des milieux, des vieux maîtres flamands, des Roger Van Der Weyden et des Bouts ; elle avait réuni en elle les deux courants issus, l'un de l'Allemagne, l'autre des Flandres ; et cette peinture, brossée avec du sang et vernie par des larmes, elle la transposait en une prose qui n'avait aucun rapport avec la littérature connue, une prose dont on ne pouvait, par analogie, retrouver les antécédents que dans les panneaux du quinzième siècle.
Elle était d'ailleurs complètement illettrée, n'avait lu aucun livre, n'avait vu aucune toile ; elle racontait tout bonnement ce qu'elle distinguait dans ses extases.
Les tableaux de la passion se déroulaient devant elle, tandis que, couchée sur un lit, broyée par les souffrances, saignant par les trous de ses stigmates, elle gémissait et pleurait, anéantie d'amour et de pitié, devant les tortures du Christ.
à sa parole qu'un scribe consignait, le Calvaire se dressait et toute une fripouille de corps de garde se ruait sur le Sauveur et crachait dessus ; d'effrayants épisodes surgissaient de Jésus, enchaîné à une colonne, se tordant tel qu'un ver, sous les coups de fouets, puis tombant, regardant de ses yeux défaits des prostituées qui se tenaient par la main et reculaient, dégoûtées, de son corps meurtri, de sa face couverte, ainsi que d'une résille rouge, par des filets de sang.
Et lentement, patiemment, ne s'arrêtant que pour sangloter, que pour crier grâce, elle peignait les soldats arrachant l'étoffe collée aux plaies, la vierge pleurant, la figure livide et la bouche bleue ; elle relatait l'agonie du portement de croix, les chutes sur les genoux, s'affaissait, exténuée, lorsque arrivait la mort. C'était un épouvantable spectacle, narré par le menu et formant un ensemble sublime, affreux. Le rédempteur était étendu sur la croix couchée par terre ; l'un des bourreaux lui enfonçait un genou dans les côtes, tandis qu'un autre lui écartait les doigts, qu'un troisième frappait sur un clou à tête plate, de la largeur d'un écu et si long que la pointe ressortait derrière le bois. Et quand la main droite était rivée, les tortionnaires s'apercevaient que la gauche ne parvenait pas jusqu'au trou qu'ils voulaient percer ; alors ils attachaient une corde au bras, tiraient dessus de toutes leurs forces, disloquaient l'épaule, et l'on entendait, à travers les coups de marteaux, les plaintes du seigneur, l'on apercevait sa poitrine qui se soulevait et remontait un ventre traversé par des remous, sillonné par de grands frissons.
Et la même scène se reproduisait pour arrêter les pieds. Eux aussi n'atteignaient pas la place que les exécuteurs avaient marquée. Il fallut lier le torse, ligotter les bras pour ne pas arracher les mains du bois, se pendre après les jambes, les allonger jusqu'au tasseau sur lequel ils devaient porter ; du coup, le corps entier craqua ; les côtes coururent sous la peau, la secousse fut si atroce que les bourreaux craignirent que les os n'éclatassent en crevant les chairs ; et ils se hâtèrent de maintenir le pied gauche sur le pied droit ; mais les difficultés recommencèrent, les pieds se révulsaient ; on dut les forer avec une tarière pour les fixer.
Et cela continuait ainsi jusqu'à ce que Jésus mourût et alors la soeur Emmerich, terrifiée, perdait connaissance ; ses stigmates ruisselaient, sa tête crucifiée pleuvait du sang.
Dans ce livre, l'on regardait grouiller la meute des juifs, l'on écoutait les imprécations et les huées de la foule, l'on contemplait une vierge qui tremblait la fièvre, une Madeleine hors d'elle-même, devenue effrayante avec ses cris, et, dominant le lamentable groupe, un Christ hâve et enflé, s'empêtrant les jambes dans sa robe, alors qu'il monte au Golgotha, crispant ses ongles cassés sur la croix qui glisse. Voyante extraordinaire, Catherine Emmerich avait également décrit les alentours de ces scènes, des paysages de Judée qu'elle n'avait jamais visités et qui avaient été reconnus exacts ; sans le savoir, sans le vouloir, cette illettrée était devenue une solitaire, une puissante artiste ! Ah ! L'admirable visionnaire et l'admirable peintre ! S'écria Durtal, et aussi quelle admirable sainte ! Ajouta-t-il en parcourant la vie de cette religieuse qui figurait en tête du livre.
Elle était née, en 1774, dans l'évêché de Munster, de paysans pauvres. Dès son enfance, elle s'entretient avec la vierge, et elle possède le don qu'eurent également sainte Sibylline De Pavie, Ida De Louvain et plus récemment Louise Lateau, de discerner, en les considérant, en les touchant, les objets bénits de ceux qui ne le furent point. Elle entre, comme novice, chez les augustines de Dulmen, prononce, à vingt-neuf ans, ses voeux ; sa santé est ruinée, d'incessantes douleurs la torturent ; elle les aggrave, car de même que la bienheureuse Lydwine, elle obtient du ciel la permission de souffrir pour les autres, d'alléger les malades en prenant leurs maux. En 1811, sous le gouvernement de Jérôme Bonaparte, roi de Westphalie, le couvent est supprimé et les nonnes dispersées. Infirme, sans le sou, elle est transportée dans une chambre d'auberge, où elle endure toutes les curiosités, toutes les insultes. Le Christ ajoute à son martyre, en lui accordant les stigmates qu'elle implore ; elle ne peut plus ni se lever, ni marcher, ni s'asseoir, ne se nourrit plus que du jus d'une cerise, mais elle est ravie dans de longues extases. Elle voyage ainsi en Palestine, suit pas à pas le sauveur, dicte, en gémissant, cette oeuvre affolante, puis râle : " laissez-moi mourir dans l'ignominie avec Jésus sur la croix " , et meurt, éperdue d'allégresse, remerciant le ciel de cette vie de supplices qu'elle a subie ! Ah ! Oui, j'emporte la douloureuse passion ! s'écria Durtal.
— Emportez aussi les évangiles, fit l'abbé qui arriva sur ces entrefaites ; ce seront les célestes ampoules où vous puiserez l'huile nécessaire pour panser vos plaies.
— Ce qui serait également bien utile et vraiment en accord avec l'atmosphère d'une Trappe, ce serait de pouvoir lire, dans l'abbaye même, les oeuvres de saint Bernard, mais elles se composent d'immaniables in-folios et les réductions et les extraits que l'on inséra dans des tomes de format commode sont si mal choisis, que jamais je n'eus le courage de les acquérir.
— Ils ont saint Bernard à la Trappe ; on vous prêtera ses volumes si vous les demandez ; mais où en êtes-vous au point de vue âme, comment allez-vous ?
— Je suis mélancolique, mal attendri et résigné. J'ignore si la lassitude m'est venue de tourner toujours ainsi qu'un cheval de manège sur la même piste, mais enfin, à l'heure actuelle, je ne souffre pas ; je suis persuadé que ce déplacement est nécessaire et qu'il serait inutile de ronchonner. C'est égal, reprit-il après un silence, c'est tout de même drôle, quand je pense que je vais m'incarcérer dans un cloître, non, vrai, j'ai beau faire, cela m'étonne !
— Je vous avouerai, moi aussi, fit l'abbé, en riant, que je ne me doutais guère, la première fois que je vous rencontrai chez Tocane, que j'étais indiqué pour vous diriger sur un couvent ; ah ! Voilà, je devais évidemment appartenir à cette catégorie de gens que j'appellerai volontiers les gens-passerelles ; ce sont, en quelque sorte, des courtiers involontaires d'âmes qui vous sont imposés dans un but que l'on ne soupçonne pas et qu'eux-mêmes ignorent.
— Permettez, si quelqu'un servit de passerelle en cette circonstance, ce fut Tocane, répondit Durtal, car c'est lui qui nous abouta et que nous repoussâmes du pied quand il eut accompli son inconsciente tâche ; nous étions évidemment désignés pour nous connaître.
— C'est juste, fit l'abbé qui sourit ; allons, je ne sais si je vous reverrai avant votre départ, car je serai demain, à Mâcon, où je resterai cinq jours, le temps de revoir mes neveux et de donner des signatures exigées par un notaire ; en tout cas, bon courage, ne négligez point de m'envoyer de vos nouvelles, n'est-ce pas ? écrivez-moi, sans trop tarder, pour que je reçoive, en rentrant à Paris, votre lettre. Et comme Durtal le remerciait de sa diligente affection, il prit sa main et la retint dans les siennes.
— Laissons cela, fit-il ; vous ne devez remercier que celui dont la paternelle impatience a interrompu le sommeil têtu de votre foi ; vous ne devez de reconnaissance qu'à Dieu seul.
Rendez-lui grâce en déguerpissant le plus tôt possible de votre nature, en lui laissant le logis de votre conscience vide. Plus vous mourrez à vous-même, et mieux il vivra en vous. La prière est le moyen ascétique le plus puissant pour vous renoncer, pour vous évacuer, pour vous rendre à ce point humble ; priez donc sans relâche à la Trappe. Implorez la madone surtout, car, semblable à la myrrhe qui consume la pourriture des plaies, elle guérit les ulcères d'âmes ; de mon côté, je la prierai de mon mieux pour vous ; vous pourrez ainsi, dans votre faiblesse, vous appuyer pour ne point tomber sur cette ferme, sur cette tutélaire colonne de l'oraison dont sainte Térèse parle. Allons, encore une fois, bon voyage et à bientôt, mon enfant, adieu. Durtal demeura inquiet. C'est embêtant, se dit-il, que ce prêtre s'en aille de Paris avant moi, car enfin si j'avais besoin d'un subside spirituel, d'une assistance, à qui m'adresserai-je ? Il est décidément écrit que je finirai, tel que j'ai commencé, seul ; mais... mais... la solitude, dans ces conditions, c'est consternant ! Ah ! Je ne suis pas gâté ! Bien que l'abbé en dise.
Le lendemain matin, Durtal se réveilla malade ; une névralgie furieuse lui vrillait les tempes ; il tenta de la réduire avec de l'antipyrine, mais ce médicament, pris à haute dose, lui détraqua l'estomac sans amortir les coups de vilebrequin qui lui térébraient le crâne. Il erra chez lui, déambulant d'une chaise à l'autre, s'affalant dans un fauteuil, se relevant pour se recoucher, sautant du lit dans des hauts de coeur, chavirant par moments le long des meubles.
Il ne pouvait assigner aucune cause précise à cette attaque ; il avait dormi son saoul, ne s'était livré, la veille, à aucun excès.
La tête dans les mains, il se dit : encore deux jours, en comptant aujourd'hui, avant de quitter Paris ; eh bien ! Je suis propre ! Jamais je ne serai en état de prendre un train ; et si je le prends, avec la nourriture de la Trappe, je suis sûr de mon affaire ! Il eut presque une minute de soulagement, à l'idée que, sans qu'il y eût de sa faute, il allait peut-être éviter la pénible oblation et rester chez lui ; mais la réaction fut immédiate ; il comprit que, s'il ne bougeait pas, il était perdu ; c'était, à l'état permanent, le tangage d'âme, la crise du dégoût de soi-même, le regret lancinant d'un effort péniblement consenti et soudain raté ; c'était enfin la certitude que ce ne serait que partie remise, qu'il faudrait repasser par ces alternances de révolte et d'effroi, recommencer à se battre pour se convaincre ! En admettant que je ne sois pas en état de voyager, j'aurai toujours la ressource de me confesser à l'abbé quand il reviendra et de communier à Paris, pensa-t-il, mais il hochait la tête, s'affirmait encore et toujours qu'il sentait, qu'il savait que ce n'était point cela qu'il devait faire. — mais alors, disait-il à Dieu, puisque vous m'enfoncez cette idée si violemment que je ne puis même la discuter, malgré son parfait bon sens, — car, après tout, il n'est pas indispensable pour se réconcilier avec vous de se claquemurer dans une Trappe ! — alors, laissez-moi partir ! Et doucement, il lui parlait : mon âme est un mauvais lieu ; elle est sordide et mal famée ; elle n'a aimé jusqu'ici que les perversions ; elle a exigé de mon malheureux corps la dîme des délices illicites et des joies indues ; elle ne vaut pas cher, elle ne vaut rien ; et, cependant, près de vous, là-bas, si vous me secouriez, je crois bien que je la materais ; mais mon corps, s'il est malade, je ne puis le forcer à m'obéir ! C'est pis que tout, cela ! Je suis désarmé, si vous ne me venez en aide.
Tenez compte de ceci, seigneur, je sais, par expérience, que, dès que je suis mal nourri, je névralgise ; humainement, logiquement, je suis assuré d'être horriblement souffrant à Notre-dame De L'Atre et néanmoins, si je suis à peu près sur pied, après-demain, j'irai quand même.
à défaut d'amour, c'est la seule preuve que je puisse vous fournir que vraiment je vous désire, que vraiment j'espère et que je crois en vous ; mais alors, seigneur, assistez-moi ! Et, mélancoliquement, il ajouta : ah ! Dame, je ne suis pas Lydwine ou Catherine Emmerich qui, lorsque vous les frappiez, criaient : " encore ! " vous me touchez à peine et je réclame ; mais que voulez-vous, vous le savez mieux que moi, la douleur physique m'abat, me désespère ! Il finit par s'endormir, par tuer la journée dans son lit, sommeillant, se réveillant en sursaut d'affreux cauchemars.
Le lendemain, il avait la tête vague, le coeur chancelant, mais les névralgies étaient moins fortes. Il se leva, se dit que, bien qu'il n'eût pas faim, il fallait à tout prix manger, de peur de voir se raviver ses maux. Il sortit, erra dans le Luxembourg, se disant : il s'agit de régler l'emploi de notre temps ; je visiterai après le déjeuner Saint-Séverin, je rentrerai ensuite chez moi pour préparer mes malles ; après quoi je finirai la journée à Notre-dame-des-victoires.
La promenade le remit ; la tête était plus dégagée et le coeur libre. Il entra dans un restaurant où, à cause de l'heure matinale, rien n'était prêt ; il s'usa devant un journal sur une banquette. Ce qu'il en avait tenu des journaux ainsi, sans jamais les lire ! Que de soirs il s'était attardé dans des cafés, en pensant à autre chose, le nez sur un article ! C'était au temps surtout où il se colletait avec ses vices ; Florence apparaissait et il hennissait car, malgré l'émeute ininterrompue de sa vie, elle gardait le clair sourire d'une gamine qui s'en va, les yeux baissés, les mains dans les poches de son tablier, à l'école.
Et soudain, l'enfant se changeait en une goule qui tournait furieusement autour de lui, le mordait, lui faisait silencieusement comprendre, en se tordant, l'horreur de ses souhaits...
elles lui coulaient dans tout le corps, cette langueur affreuse de la tentation, cette dissolution de la volonté qui se traduisaient par une sorte de malaise au bout des doigts ; et il cédait, suivant l'image de Florence, allait la rejoindre chez elle. Que tout cela était loin ! Presque du jour au lendemain le charme s'était rompu ; sans luttes réelles, sans efforts véritables, sans rixes intérieures, il s'était abstenu de la revoir, et maintenant, quand elle relançait sa mémoire, elle n'était plus, en somme, qu'un souvenir odieux et doux.
C'est égal, murmura Durtal, en découpant son bifteck, je me demande ce que celle-là doit penser de moi ; elle me croit évidemment mort ou perdu ; heureusement que je ne l'ai jamais croisée et qu'elle ignore mon adresse ! Allons, reprit-il, il est inutile de remuer ma boue ; il sera temps de la touiller quand je serai dans une Trappe ; et il frémit, car l'idée du confesseur s'implantait à nouveau en lui ; il avait beau se répéter, pour la vingtième fois, que rien n'arrive comme on le pense, s'affirmer qu'il trouverait un brave homme de moine pour l'écouter, il s'effara, mettant les choses au pire, se voyant, de même qu'un chien lépreux, jeté dehors.
Il expédia son déjeuner et s'en fut à Saint-Séverin ; là, la crise se décida ; ce fut la fin de tout ; l'âme surmenée s'éboula, frappée par une congestion de tristesse.
Il gisait sur une chaise, dans un tel état d'accablement, qu'il ne songeait plus ; il restait inerte, sans force pour souffrir ; puis, peu à peu, l'âme, anesthésiée, revint à elle et les larmes coulèrent.
Ces larmes le soulagèrent ; il pleura sur son sort, s'estima si malheureux, si digne de pitié qu'il espéra davantage en une aide ; et il n'osait cependant s'adresser au Christ qu'il jugeait moins accessible, mais il parlait tout bas à la vierge, la priant d'intercéder pour lui, murmurant cette oraison où saint Bernard rappelle à la mère du Christ que, de mémoire humaine, l'on a jamais ouï dire qu'elle abandonne aucun de ceux qui implorent son assistance.
Il quitta Saint-Séverin, consolé, plus résolu et, rentré chez lui, il fut distrait par les préparatifs du départ. Appréhendant de manquer de tout, là-bas, il se déterminait à bourrer sa valise ; il tassait dans les coins du sucre, des paquets de chocolat, pour essayer de tromper, s'il était besoin, les angoisses de l'estomac à jeun ; emportait des serviettes, pensant qu'à la Trappe elles seraient rares ; préparait des provisions de tabac, d'allumettes ; et c'était, en sus des livres, du papier, des crayons, de l'encre, des paquets d'antipyrine, une fiole de laudanum qu'il glissait sous les mouchoirs, qu'il calait dans des chaussettes.
Quand il eut bouclé sa malle, il se dit, regardant la pendule : à cette heure-ci, demain, je cahoterai dans une voiture et mon internement sera proche ; c'est égal, je ferai bien, en prévision d'une défaillance corporelle, d'appeler, dès mon arrivée, le confesseur ; en supposant que ça s'annonce mal, j'aurai ainsi le temps de parer au nécessaire et je reprendrai aussitôt le train.
N'empêche qu'il y aura tout de même un fichu moment à passer, murmurait-il, en entrant à Notre-dame-des- victoires, le soir ; mais ses soucis, ses émois s'effacèrent, quand l'heure du salut vint. Il fut pris par le vertige de cette église et il se roula, s'immergea, se perdit dans la prière qui montait de toutes les âmes dans le chant qui s'élevait de toutes les bouches et, lorsque l'ostensoir s'avança, en signant l'air, il sentit un immense apaisement descendre en lui. Et le soir, en se déshabillant, il soupira : demain, je coucherai dans une cellule ; c'est quand même étonnant, lorsqu'on y songe ! Ce que j'aurais traité de fou celui qui m'aurait prédit, il y a quelques années, que je me réfugierais dans une Trappe ! Si encore je m'y rendais de mon plein gré, mais non, j'y vais, poussé par une force inconnue, j'y vais ainsi qu'un chien qu'on fouette ! Au fond, quel symptôme d'un temps ! Reprit-il. Il faut que, décidément, la société soit bien immonde, pour que Dieu n'ait plus le droit de se montrer difficile, pour qu'il en soit réduit à ramasser ce qu'il rencontre, à se contenter, pour les ramener à lui, de gens comme moi !
DEUXIEME PARTIE, CHAP. I
Durtal se réveilla, gai, alerte, s'étonna de ne point s'entendre gémir, alors que le moment de partir pour la Trappe était venu ; il était incroyablement rassuré. Il tenta de se recueillir et de prier, mais il se sentit plus dispersé, plus nomade encore que d'habitude ; il demeurait indifférent et inému. Surpris de ce résultat, il voulut s'ausculter et palpa le vide ; tout ce qu'il put constater, c'est qu'il se détendait ce matin-là, dans une de ces subites dispositions où l'homme redevient enfant, incapable d'attention, dans un de ces moments où l'envers des choses disparaît, où tout amuse.
Il s'habilla à la hâte, monta dans une voiture, descendit en avance à la gare ; là, il fut pris d'un accès de vanité vraiment puérile. En regardant ces gens qui parcouraient les salles, qui piétinaient devant des guichets ou accompagnaient, résignés, des bagages, il ne fut pas éloigné de s'admirer. Si ces voyageurs qui ne s'intéressent qu'à leurs plaisirs ou à leurs affaires se doutaient où, moi, je vais ! Pensa-t-il.
Puis il se reprocha la stupidité de ces réflexions et, une fois installé dans son compartiment où il eut la chance d'être seul, il alluma une cigarette, se disant : profitons du temps qui nous reste pour en fumer ; et il se mit à vagabonder, à rêvasser dans les parages des cloîtres, à rôder dans les alentours de la Trappe.
Il se rappelait qu'une revue avait jadis évalué à deux cent mille, pour la France, le nombre des religieuses et des moines.
Deux cent mille personnes qui, dans une semblable époque, ont compris la scélératesse de la lutte pour la vie, l'immondice des accouplements, l'horreur des gésines, c'est, en somme, l'honneur du pays sauf, se dit-il.
Puis, sautant des âmes conventuelles aux bouquins qu'il avait rangés dans sa malle, il reprit : c'est tout de même curieux de voir combien le tempérament de l'art français est rebelle à la mystique ! Tous les écrivains surélevés sont étrangers. Saint Denys l'Aréopagite est un Grec ; Eckhart, Tauler, Suso, la soeur Emmerich sont des Allemands ; Ruysbroeck est originaire des Flandres ; sainte Térèse, saint Jean De La Croix, Marie D'Agréda sont Espagnols ; le père Faber est Anglais ; saint Bonaventure, Angèle De Foligno, Madeleine De Pazzi, Catherine De Gênes, Jacques De Voragine, sont Italiens...
tiens, fit-il, surpris par ce dernier nom qu'il venait de citer, j'aurais dû emporter sa légende dorée dans ma valise ; comment n'y ai-je pas pensé, car enfin cette oeuvre était le livre de chevet du moyen âge, le stimulant des heures alanguies par le malaise prolongé des jeûnes, l'aide naïve des vigiles pieuses ? Pour les âmes plus méfiantes de notre époque, la légende dorée apparaît au moins encore, telle que l'un de ces purs vélins où de candides enlumineurs peignirent des figures de saintes, à l'eau de gomme ou au blanc d'oeuf, sur des fonds d'or. Jacques De Voragine est le Jehan Fouquet, l'André Beauneveu de la miniature littéraire, de la prose mystique ! C'est décidément absurde d'avoir oublié ce volume, car il m'eût fait passer d'anciennes et de précieuses journées à la Trappe ! Oui, c'est bizarre, poursuivit-il, retournant sur ses pas, revenant à sa première idée ; la France compte des auteurs religieux plus ou moins célèbres, mais très peu d'écrivains mystiques proprement dits, et il en est de même aussi pour la peinture. Les vrais primitifs sont Flamands, Allemands ou Italiens, aucun n'est Français, car notre école bourguignonne est issue des Flandres.
Non, il n'y a pas à le nier, la complexion de notre race n'est évidemment point ductile à suivre, à expliquer les agissements de Dieu travaillant au centre profond de l'âme, là où est l'ovaire des pensées, la source même des conceptions ; elle est réfractaire à rendre, par la force expressive des mots, le fracas ou le silence de la grâce éclatant dans le domaine ruiné des fautes, inapte à extraire de ce monde secret des oeuvres de psychologie, comme celles de sainte Térèse et de saint Jean De La Croix, d'art, comme celles de Voragine ou de la soeur Emmerich.
Outre que notre champ est peu arable et que le sol est ingrat, où trouver maintenant le laboureur qui l'ensemence, qui le herse, qui prépare, non pas même une moisson mystique, mais seulement une récolte spirituelle, capable d'alimenter la faim des quelques-uns qui errent, égarés, et tombent d'inanition dans le désert glacé de ces temps ? Celui qui devrait être le cultivateur de l'au delà, le fermier des âmes, le prêtre, est sans force pour défricher ces landes.
Le séminaire l'avait fait autoritaire et puéril, la vie au dehors l'a rendu tiède. Aussi, semble-t-il que Dieu se soit écarté de lui et la preuve est qu'il a retiré tout talent au sacerdoce. Il n'existe plus de prêtre qui ait du talent, soit dans le livre ; ce sont les laïques qui ont hérité de cette grâce si répandue dans l'église au moyen âge ; un autre exemple est probant encore ; les ecclésiastiques n'opèrent plus que très rarement les conversions. Aujourd'hui, l'être qui plaît au ciel se passe d'eux et c'est le sauveur qui le percute, qui le manipule, qui manoeuvre directement en lui.
L'ignorance du clergé, son manque d'éducation, son inintelligence des milieux, son mépris de la mystique, son incompréhension de l'art, lui ont enlevé toute influence sur le patriciat des âmes. Il n'agit plus que sur les cervelles infantiles des bigotes et des mômiers ; et c'est sans doute providentiel, c'est sans doute mieux ainsi, car s'il devenait le maître, s'il parvenait à hisser, à vivifier la désolante tribu qu'il gère, ce serait la trombe de la bêtise cléricale s'abattant sur un pays, ce serait la fin de toute littérature, de tout art en France.
Pour sauver l'église, il reste le moine que le prêtre abomine, car la vie du cloître est pour son existence à lui un constant reproche, continua Durtal ; pourvu que je ne perde pas encore des illusions, en voyant de près un monastère ! — mais non, je suis protégé, j'ai de la chance ; j'ai découvert, à Paris, l'un des seuls abbés qui ne fût ni un indifférent, ni un cuistre ; pourquoi ne serais-je pas en contact, dans une abbaye, avec d'authentiques moines ? Il alluma une cigarette, inspecta le site par la portière du wagon ; le train dévalait dans des campagnes au-devant desquelles dansaient, dans des bouffées de fumée, des fils de télégraphe ; le paysage était plat, sans intérêt. Durtal se renfrogna dans son coin.
L'arrivée dans le couvent m'inquiète, murmura-t-il ; puisqu'il n'y a pas à proférer d'inutiles paroles, je me bornerai à présenter au père hôtelier sa lettre ; ah ! Et puis ça s'arrangera tout seul ! Il se sentait, en somme, une placidité parfaite, s'étonnait de n'éprouver aucune soûleur, aucune crainte, d'être même presque rempli d'entrain ; — allons, mon brave prêtre avait raison de me soutenir que je me forgeais des monstres d'avance... et il resongea à l'abbé Gévresin, fut surpris, depuis qu'il le fréquentait, de ne rien savoir sur ses antécédents, de n'être pas plus entré dans son intimité qu'au premier jour ; au fait, il n'aurait tenu qu'à moi de l'interroger discrètement, mais l'idée ne m'en est jamais venue ; il est vrai que notre liaison s'est exclusivement confinée dans des questions de religion et d'art ; cette perpétuelle réserve ne crée pas des amitiés bien vibrantes, mais elle institue une sorte de jansénisme de l'affection qui n'est pas sans charme. Dans tous les cas, cet ecclésiastique est un saint homme ; il n'a même rien de l'allure tout à la fois pateline et réservée des autres prêtres. Sauf certains de ses gestes, sa façon de se couler le bras dans la ceinture, de se fourrer les mains dans les manches, de marcher volontiers à reculons quand on cause, sauf son innocente manie d'entrelarder de latin ses phrases, il ne rappelle ni l'attitude, ni le parler démodé de ses confrères. Il adore la mystique et le plain-chant ; il est exceptionnel ; aussi, comme il me fut, là-haut, soigneusement choisi !
— Ah ça ! Mais, voyons, nous devons aborder, soupira-t-il, en consultant sa montre, je commence à avoir faim ; allons, cela va bien, dans un quart d'heure nous serons à Saint-Landry.
Il tapota les vitres du wagon, regarda courir les champs et s'envoler les bois, fuma des cigarettes, ôta sa valise des filets, atteignit enfin la station et descendit.
Sur la place même où s'élevait la minuscule gare, il reconnut l'auberge que lui avait indiquée l'abbé. Il aborda dans une cuisine une bonne femme qui lui dit : " c'est bien, monsieur, asseyez-vous, on attellera pendant le repas. " et il se reput d'incomestibles choses, se vit apporter une tête de veau oubliée dans un baquet, des côtelettes mortifiées, des légumes noircis par le jus des poêles. Dans les dispositions où il était, il s'amusa de ce déjeuner infâme, se rabattit sur un petit vin qui limait la gorge, but, résigné, un café qui déposait de la terre de bruyère au fond des tasses.
Puis, il escalada un tape-cul que conduisait un jeune homme et, ventre à terre, le cheval fila à travers le village et s'engagea dans la campagne. Chemin faisant, il demanda au conducteur quelques renseignements sur la Trappe ; mais ce paysan ne savait rien :
— J'y vais souvent, fit-il, mais je n'entre pas ; la carriole reste à la porte ; alors, vous comprenez, je ne saurais pas vous raconter... ils galopèrent pendant une heure sur les routes ; puis le paysan salua du fouet un cantonnier et s'adressant à Durtal :
— On dit que les fourmis leur mangent le ventre. Et comme Durtal réclamait des explications.
— Bé oui, c'est des faignants ; ils sont toujours couchés, l'été, le ventre à l'ombre.
Et il se tut.
Durtal ne pensait plus à rien ; il digérait, en fumant abasourdi par le roulis de la voiture. Au bout d'une autre heure, ils débouchèrent en plein bois.
— Nous approchons ?
— Oh, pas encore !
— On l'aperçoit de loin la Trappe ?
— Que non ! — il faut avoir le nez dessus pour qu'on la voie ; elle est dans un bas-fond, au sortir d'une allée, tenez, on dirait celle-là, fit le paysan, en montrant un chemin touffu qu'ils allaient prendre.
Et, en v'là un qui en vient, fit-il, en désignant une espèce de vagabond qui coupait, à travers les taillis, à grands pas.
Et il exposa à Durtal que tout mendiant avait le droit de manger et même de coucher à la Trappe ; on lui servait l'ordinaire de la communauté dans une pièce à côté de la loge du frère concierge, mais il ne pénétrait pas dans le couvent.
Et Durtal le questionnant sur l'opinion des villages environnants au sujet des moines, le paysan eut sans doute peur de se compromettre, car il répondit :
— Il y en a qui n'en disent rien.
Durtal commençait à s'ennuyer, quand, enfin, au détour d'une allée, il aperçut une immense bâtisse, au-dessus de lui.
— La v'là, la Trappe ! Fit le paysan qui prépara ses freins pour la descente.
De la hauteur où il était, Durtal plongeait par-dessus les toits, considérait un grand jardin, des bois et devant eux une formidable croix sur laquelle se tordait un Christ.
Puis la vision disparut, la voiture reprenait à travers les taillis, descendait par des chemins en lacets dont les feuillages interceptaient la vue. Ils aboutirent enfin, après de lents circuits, à un carrefour au bout duquel se dressait une muraille percée d'une large porte. La carriole s'arrêta.
— Vous n'avez qu'à sonner, dit le paysan qui indiqua à Durtal une chaîne de fer pendant le long du mur ; et il ajouta :
— Faudra-t-il que je revienne vous chercher demain ?
— Non.
— Alors vous restez ? — et le paysan le regarda stupéfié et il tourna bride et remonta la côte. Durtal demeurait anéanti, la valise à ses pieds, devant cette porte ; le coeur lui battait à grands coups ; toute son assurance, tout son entrain s'effondraient ; il balbutiait : qu'est-ce qui va m'arriver là-dedans ? En un galop de panique, passait devant lui la terrible vie des Trappes : le corps mal nourri, exténué de sommeil, prosterné pendant des heures sur les dalles ; l'âme, tremblante, pressée à pleines mains, menée militairement, sondée, fouillée jusque dans ses moindres replis ; et, planant sur cette déroute de son existence échouée, ainsi qu'une épave, le long de cette farouche berge, le mutisme de la prison, le silence affreux des tombes ! Mon Dieu, mon Dieu, ayez pitié de moi, dit-il en s'essuyant le front.
Machinalement, il jetait un coup d'oeil autour de lui, comme s'il attendait une assistance ; les routes étaient désertes et les bois vides ; l'on n'entendait aucun bruit, ni dans la campagne, ni dans la Trappe.
Il faut pourtant que je me décide à sonner ; — et, les jambes cassées, il tira la chaîne.
Un son de cloche, lourd, rouillé, presque bougon, retentit de l'autre côté du mur.
Tenons-nous, ne soyons pas ridicule, murmurait-il, en écoutant la claquette d'une paire de sabots derrière la porte.
Celle-ci s'ouvrit et un très vieux moine, vêtu de la bure brune des capucins, l'interrogea du regard.
— Je viens pour une retraite et je voudrais voir le père Etienne.
Le moine s'inclina, empoigna la valise et fit signe à Durtal de le suivre.
Il allait, courbé, à petits pas, au travers d'un verger. Ils atteignirent une grille, se dirigèrent sur la droite d'un vaste bâtiment, d'une espèce de château délabré, flanqué de deux ailes en avance sur une cour.
Le frère entra dans l'aile qui touchait à la grille. Durtal enfila après lui un corridor percé de portes peintes en gris ; sur l'une d'elles, il lut ce mot : " auditoire " .
Le trappiste s'arrêta devant, souleva un loquet de bois, installa Durtal dans une pièce et l'on entendit, au bout de quelques minutes, des appels répétés de cloche.
Durtal s'assit, inspecta ce cabinet très sombre, car la fenêtre était à moitié bouchée par des volets. Il y avait pour tout mobilier : au milieu, une table de salle à manger couverte d'un vieux tapis ; dans un coin un prie-dieu au-dessus duquel était clouée une image de saint Antoine De Padoue berçant l'enfant Jésus dans ses bras ; un grand Christ pendait sur un autre mur ; çà et là, étaient rangés deux fauteuils voltaire et quatre chaises.
Durtal ôta de son portefeuille la lettre d'introduction destinée au père. Quel accueil va-t-il me faire ? Se demandait-il ; celui-là peut parler, au moins ; enfin, nous allons voir, reprit-il, en écoutant des pas.
Et un moine blanc, avec un scapulaire noir dont les pans tombaient, l'un sur les épaules, l'autre sur la poitrine, parut ; il était jeune et souriait. Il lut la lettre, puis il prit la main de Durtal, étonné, l'emmena silencieux au travers de la cour jusqu'à l'autre aile du bâtiment, poussa une porte, trempa son doigt dans un bénitier et le lui présenta. Ils étaient dans une chapelle. Le moine invita d'un signe Durtal à s'agenouiller sur une marche, devant l'autel, et il pria à voix basse ; puis il se releva, retourna lentement jusqu'au seuil, offrit encore à Durtal l'eau bénite et, toujours sans desserrer les lèvres et le tenant par la main, il le ramena d'où ils étaient venus, à l'auditoire.
Là, il s'enquit de la santé de l'abbé Gévresin, saisit la valise et ils montèrent dans un immense escalier menaçant ruine. En haut de cet escalier qui n'avait qu'un étage, s'étendait, troué d'une large fenêtre au centre, un vaste palier, borné, à chacune de ses extrémités, par une porte. Le père Etienne pénétra dans celle de droite, franchit un spacieux vestibule, introduisit Durtal dans une chambre qu'une étiquette, imprimée en gros caractères, plaçait sous le vocable de saint Benoît, et dit :
— Je suis confus, monsieur, de ne pouvoir mettre à votre disposition que ce logement peu confortable.
— Mais il est très bien, s'écria Durtal. — et la vue est charmante, reprit-il, en s'approchant de la fenêtre.
— Vous serez au moins en bon air, dit le moine, qui ouvrit la croisée.
Au-dessous s'étalait ce verger que Durtal avait traversé, sous la conduite du frère concierge, un clos plein de pommiers rabougris et perclus, argentés par des lichens et dorés par des mousses ; puis au dehors du monastère, par-dessus les murs, grimpaient des champs de luzerne coupés par une grande route blanche qui disparaissait à l'horizon dentelé par des feuillages d'arbres.
— Voyez, monsieur, reprit le père Etienne, ce qui vous manque dans cette cellule et dites-le-moi bien simplement, n'est-ce pas ? Car autrement, vous nous réserveriez à tous deux des regrets, à vous qui n'auriez pas osé réclamer ce qui vous était utile, à moi qui m'en apercevrais plus tard et serais peiné de mon oubli.
Durtal le regardait, rassuré par ces allures franches ; c'était un jeune père, d'une trentaine d'années environ. La figure, vive, fine, était striée de fibrilles roses sur les joues ; ce moine portait toute sa barbe et autour de la tête rasée courait un cercle de cheveux bruns. Il parlait un peu vite, souriait, les mains passées dans la large ceinture de cuir qui lui ceignait les reins.
— Je reviendrai tout à l'heure, car j'ai un travail pressé à finir, dit-il ; d'ici-là, tâchez de vous installer le mieux possible ; si vous en avez le temps, jetez aussi un coup d'oeil sur la règle que vous aurez à suivre dans ce monastère... elle est inscrite sur l'une de ces pancartes... là, sur la table ; nous en causerons, après que vous en aurez pris connaissance, si vous le voulez bien. Et il laissa Durtal seul.
Celui-ci fit aussitôt l'inventaire de la pièce. Elle était très haute de plafond, très peu large, avait la forme d'un canon de fusil, et l'entrée était à l'un de ses bouts et la fenêtre à l'autre. Au fond, dans un coin, près de la croisée, était un petit lit de fer et une table de nuit ronde, en noyer. Au pied du lit couché le long de la muraille, il y avait un prie-dieu en reps fané, surmonté d'une croix et d'une branche de sapin sec ; en descendant, toujours le long de la même paroi, il trouva une table de bois blanc recouverte d'une serviette, sur laquelle étaient placés un pot à l'eau, une cuvette et un verre.
La cloison opposée à ce mur était occupée par une armoire, puis par une cheminée sur le panneau de laquelle était plaqué un crucifix, enfin par une table plantée vis-à-vis du lit, alors près de la fenêtre ; trois chaises de paille complétaient l'ameublement de cette chambre.
— Jamais je n'aurai assez d'eau pour me laver, se dit Durtal, en jaugeant le minuscule pot à l'eau qui mesurait bien la valeur d'une chopine ; puisque le père Etienne se montre si obligeant, je vais lui demander une ration plus lourde.
Il vida sa valise, se déshabilla, substitua à sa chemise empesée une chemise de flanelle, aligna ses outils de toilette sur le lavabo, plia son linge dans l'armoire ; puis il s'assit, embrassa la cellule d'un regard et la jugea suffisamment confortable et surtout très propre.
Il alla ensuite vers la table sur laquelle étaient distribués une rame de papier écolier, un encrier et des plumes, fut reconnaissant de cette attention au moine qui savait sans doute, par la lettre de l'abbé Gévresin, qu'il faisait métier d'écrire, ouvrit deux volumes reliés en basane et les referma ; l'un était l' introduction à la vie dévote de saint François De Sales, l'autre était intitulé manrèse ou les exercices spirituels d'Ignace De Loyola et il rangea ses livres à lui, sur la table.
Puis il prit, au hasard, une des pancartes imprimées qui traînait sur cette table et il lut :
exercices de la communauté pour les jours ordinaires — de pâques à la croix de septembre
lever à 2 heures,
prime et messe à 5 heures 15,
travail après le chapitre,
fin du travail à 9 heures et intervalle,
sexte à 11 heures, angélus et le dîner à 11 heures et demi,
méridienne après le dîner,
fin de la méridienne à 1 heure et demi,
none et travail, 5 minutes après le réveil.
fin du travail à 4 heures et demi et intervalle,
vêpres suivies de l'oraison à 5 heures et quart,
souper à 6 heures et intervalle,
complies à 7 heures 25,
retraite à 8 heures.
il retourna cette pancarte ; elle
contenait, sur une autre face, un nouvel horaire, intitulé :
exercices d'hiver-de la
croix de septembre à pâques
le lever était le même, mais le coucher était avancé d'une
heure ; le dîner était reporté de onze heures et demi vers 2
heures ; la méridienne et le souper de 6 heures
supprimés ; les heures canoniales reculées, sauf les vêpres et
les complies qui passaient de 5 heures et quart et de 7 heures 25 à
4 heures et demi et à 6 heures et quart.
Ce n'est pas réjouissant de se tirer du lit en pleine nuit, soupira Durtal, mais j'aime à croire que les retraitants ne sont pas soumis à ce régime d'alerte et il saisit une autre pancarte. Celle-ci doit m'être destinée, fit-il, en parcourant l'en-tête de ce carton :
règlement des retraites de pâques à la croix de septembre
voyons-là de près cette ordonnance.
Et il examina ses deux tableaux réunis, celui du matin et celui du soir : c'est au moins plus pratique, — 4 heures du matin, c'est une heure presque possible ! — mais je n'y comprends rien, — les heures canoniales ne concordent pas sur ce tableau avec celles des moines et puis pourquoi ces vêpres et ces complies doublées ? — enfin, ces petites cases où l'on vous incite à méditer pendant tant de minutes, à lire pendant tant d'autres, ne me vont guère ! Je n'ai pas l'esprit suffisamment malléable pour le couler dans ces gaufriers ! — il est vrai qu'après tout, je suis libre de faire ce que je veux, car personne ne peut vérifier ce qui se manigance en moi, savoir, par exemple, si je médite...
tiens, il y a encore un règlement derrière, poursuivit-il, en renversant le carton : c'est le règlement de septembre, je n'ai pas à m'en inquiéter ; il diffère, du reste, peu de l'autre ; mais voici un post-scriptum qui concerne les deux horaires.
Nota :
1. Ceux qui ne sont pas tenus au bréviaire diront le petit office de la Sainte Vierge ;
2. Mm. Les retraitants sont invités à faire leur confession dès les premiers jours, afin d'avoir l'esprit plus libre dans les méditations ;
3. Après chaque méditation, il faut lire un chapitre de l' imitation analogue ;
4. Le temps propice pour les confessions et le chemin de croix est de 6 heures à 9 heures du matin, — 2 heures à 5 heures du soir, en été, et de 9 heures du matin à 2 heures du soir ;
5. Lire le tableau des avertissements ;
6. Il est bon d'être exact aux heures des repas, pour ne pas faire attendre ;
7. Le père hôtelier est seul chargé de pourvoir aux besoins de Mm. Les hôtes ;
8. On peut demander des livres de retraite si l'on n'en a pas.
La confession ! Il ne voyait plus que ce mot dans cette série d'articles. Il allait pourtant falloir y recourir ! Et il se sentit froid dans le dos ; je vais en parler au père Etienne quand il viendra, se dit-il.
Il n'eut pas longtemps à se débattre avec lui-même, car presque aussitôt le moine entra et lui dit :
— Avez-vous remarqué quelque chose qui vous manque et dont la présence vous serait utile ?
— Non, mon père ; pourtant si vous pouviez m'obtenir un peu plus d'eau...
— Rien n'est plus simple ; je vous en ferai monter, tous les matins, une grande cruche.
— Je vous remercie... voyons, je viens d'étudier le règlement...
— Je vais vous mettre tout de suite à votre aise, fit le moine. Vous n'êtes astreint qu'à la plus stricte exactitude ; vous devez pratiquer les offices canoniaux, à la lettre. Quant aux exercices marqués sur la pancarte, ils ne sont pas obligatoires ; tels qu'ils sont organisés, ils peuvent être utiles à des gens très jeunes ou dénués de toute initiative, mais ils gêneraient, à mon sens du moins, plutôt les autres ; d'ailleurs, en thèse générale, nous ne nous occupons pas, ici, des retraitants, — nous laissons agir la solitude, — c'est à vous qu'il appartient de vous discerner et de distinguer le meilleur mode pour employer saintement votre temps. Donc, je ne vous imposerai aucune des lectures désignées sur ce tableau ; je me permettrai seulement de vous engager à dire le petit office de la Sainte Vierge ; l'avez-vous ?
— Le voici, dit Durtal, qui lui tendit une plaquette.
— Il est charmant, votre volume, dit le père Etienne qui feuilleta les pages luxueusement imprimées en rouge et noir. Il s'arrêta à l'une d'elles et lut tout haut la troisième leçon des matines.
— Est-ce beau ! S'écria-t-il. — la joie jaillissait soudain de cette figure ; les yeux s'illuminaient, les doigts tremblaient sur la plaquette. — oui, fit-il, en la refermant, lisez cet office, ici surtout, car, vous le savez, la vraie patronne, la véritable abbé des Trappes, c'est la Sainte Vierge ! Après un silence, il reprit : j'ai fixé à huit jours la durée de votre retraite, dans la lettre que j'ai envoyée à l'abbé Gévresin, mais il va de soi que si vous ne vous ennuyez pas trop ici, vous pourrez y demeurer autant que vous le croirez bon.
— Je souhaite de pouvoir prolonger mon séjour parmi vous, mais cela dépendra de la façon dont mon corps supportera la lutte ; j'ai l'estomac assez malade et je ne suis pas sans crainte ; aussi, pour parer à tout événement, vous serai-je obligé si vous pouviez me faire venir, le plus tôt possible, le confesseur.
— Bien, vous le verrez demain ; je vous indiquerai l'heure, ce soir, après complies. Quant à la nourriture, si vous l'estimez insuffisante, je vous ferai allouer un supplément d'un oeuf ; mais, là, s'arrête la discrétion dont je puis user, car la règle est formelle, ni poisson, ni viande, — des légumes, et, je dois vous l'avouer, ils ne sont pas fameux ! Vous allez en juger, d'ailleurs, car l'heure du souper est proche ; si vous le voulez bien, je vais vous montrer la salle où vous mangerez en compagnie de M. Bruno.
Et, tout en descendant l'escalier, le moine poursuivit : M. Bruno est une personne qui a renoncé au monde et qui, sans avoir prononcé de voeux, vit en clôture. Il est ce que notre règle nomme un oblat ; c'est un saint et un savant homme qui vous plaira certainement ; vous pourrez causer avec lui, pendant le repas.
— Ah ! Fit Durtal, et avant et après, je dois garder le silence ?
— Oui, à moins que vous n'ayez quelque chose à demander, auquel cas, je serai toujours à votre disposition, prêt à vous répondre.
Pour cette question du silence, comme pour celle des heures du lever, du coucher, des offices, la règle ne tolère aucun allègement ; elle doit être observée à la lettre.
— Bien, fit Durtal, un peu interloqué par le ton ferme du père ; mais, voyons, j'ai vu sur ma pancarte un article qui m'invite à consulter un tableau d'avertissement et je ne l'ai pas, ce tableau !
— Il est pendu sur le palier de l'escalier, près de votre chambre ; vous le lirez, à tête reposée, demain ; prenez la peine d'entrer, fit-il, en poussant une porte située dans le corridor en bas, juste en face de celle de l'auditoire.
Durtal se salua avec un vieux monsieur qui vint au-devant de lui ; le moine les présenta et disparut.
Tous les mets étaient sur la table : deux oeufs sur le plat, puis une jatte de riz, une autre de haricots et un pot de miel.
M. Bruno récita le Benedicite et voulut servir lui-même Durtal.
Il lui donna un oeuf.
— C'est un triste souper pour un Parisien, dit-il, en souriant.
— Oh ! Du moment qu'il y a un oeuf et du vin, c'est soutenable ; je craignais, je vous l'avoue, de n'avoir pour toute boisson que de l'eau claire !
Et ils causèrent amicalement.
L'homme était aimable et distingué, de figure ascétique, mais avec un joli sourire qui éclairait la face jaune et grave, creusée de rides.
Il se prêta avec une parfaite bonne grâce à l'enquête de Durtal et raconta qu'après une existence de tempêtes, il s'était senti touché par la grâce et s'était retiré de la vie pour expier, par des années d'austérités et de silence, ses propres fautes et celles des autres.
— Et vous ne vous êtes jamais lassé d'être ici ?
— Jamais depuis cinq années que j'habite ce cloître ; le temps, découpé tel qu'il est à la Trappe, semble court.
— Et vous assistez à tous les exercices de la communauté ?
— Oui ; je remplace seulement le travail manuel par la méditation en cellule ; ma qualité d'oblat me dispenserait cependant, si je le désirais, de me lever à deux heures pour suivre l'office de la nuit, mais c'est une grande joie pour moi que de réciter le magnifique psautier bénédictin, avant le jour ; mais vous m'écoutez et ne mangez pas. Voulez-vous me permettre de vous offrir encore un peu de riz ?
— Non, merci ; j'accepterai, si vous le voulez bien, une cuillerée de miel.
Cette nourriture n'est pas mauvaise, reprit-il, mais ce qui me déconcerte un peu, c'est ce goût identique et bizarre qu'ont tous les plats ; ça sent, comment dirai-je..., le graillon ou le suif.
— Ça sent l'huile chaude avec laquelle sont accommodés ces légumes ; oh ! Vous vous y accoutumerez très vite ; dans deux jours, vous ne vous en apercevrez plus.
— Mais en quoi consiste, au juste, le rôle de l'oblat ?
— Il vit d'une existence moins austère et plus contemplative que celle du moine, il peut voyager, s'il le veut, et, quoiqu'il ne soit pas lié par des serments, il participe aux biens spirituels de l'ordre.
Autrefois, la règle admettait ce qu'elle appelait des " familiers " .
C'étaient des oblats qui recevaient la tonsure, portaient un costume distinct et prononçaient les trois grands voeux ; ils menaient en somme une vie mitigée, mi-laïque, mi-moine. Ce régime, qui subsiste encore chez les purs bénédictins, a disparu des Trappes depuis l'année 1293, époque à laquelle le chapitre général le supprima.
Il ne reste plus aujourd'hui dans les abbayes cisterciennes que les pères, les frères lais ou convers, les oblats quand il y en a, et les paysans employés aux travaux des champs.
— Les convers, ce sont ceux qui ont la tête complètement rasée et qui sont vêtus, ainsi que le moine qui m'a ouvert la porte, d'une robe brune ?
— Oui, ils ne chantent pas aux offices, et se livrent seulement à des besognes manuelles.
— À propos, le règlement des retraites que j'ai lu dans ma chambre ne me semble pas clair. Autant que je puis me le rappeler, il double certains offices, met des matines à quatre heures de l'après-midi, des vêpres à deux heures ; en tout cas, son horaire n'est pas le même que celui des trappistes ; comment dois-je m'y prendre pour les concilier ?
— Vous n'avez pas à tenir compte des exercices détaillés sur votre pancarte ; le père Etienne a dû vous le dire, d'ailleurs ; ce moule n'a été fabriqué que pour les gens qui sont incapables de s'occuper et de se guider eux-mêmes. Cela vous explique comment, pour les empêcher de demeurer oisifs, on a en quelque sorte décalqué le bréviaire du prêtre et imaginé de leur distribuer le temps en petites tranches, de leur faire débiter, par exemple, les psaumes des matines à des heures qui ne comportent aucun psaume.
Le dîner était terminé ; M Bruno récita les grâces et dit à Durtal :
— Vous avez, d'ici à complies, une vingtaine de minutes libres ; profitez-en pour faire connaissance avec le jardin et les bois. — et il salua poliment et il sortit.
Ce que je fumerais bien une cigarette, pensa Durtal, lorsqu'il fut seul. Il prit son chapeau et quitta, lui aussi, la pièce. La nuit tombait. Il traversa la grande cour, tourna à droite, longea une maisonnette surmontée d'un long tuyau, devina à l'odeur qu'elle exhalait une fabrique de chocolat et il s'engagea dans une allée d'arbres.
Le ciel était si peu clair qu'il ne pouvait discerner l'ensemble du bois où il entrait ; n'apercevant personne. Il roula des cigarettes, les fuma lentement, délicieusement, consultant, à la lueur de ses allumettes, de temps en temps, sa montre.
Il restait étonné du silence qui se levait de cette Trappe ; pas une rumeur, même effacée, même lointaine, sinon, à certains moments, un bruit très doux de rames ; il se dirigea du côté d'où venait ce bruit et reconnut une pièce d'eau sur laquelle voguait un cygne qui vint aussitôt à lui.
Il le regardait osciller dans sa blancheur sur les ténèbres qu'il déplaçait en clapotant, quand une cloche sonna des volées lentes ; voyons, dit-il ; en interrogeant à nouveau sa montre, l'heure des complies approche.
Il se rendit à la chapelle ; elle était encore déserte ; il profita de cette solitude pour l'examiner à son aise.
Elle avait la forme d'une croix amputée, d'une croix sans pied, arrondie à son sommet et tendant deux bras carrés, percés d'une porte à chaque bout. La partie supérieure de la croix figurait, au-dessous d'une coupole peinte en azur, une petite rotonde autour de laquelle se tenait un cercle de stalles adossées aux murs ; au milieu, se dressait un grand autel de marbre blanc, surmonté de chandeliers de bois, flanqué, à gauche et à droite, de candélabres également en bois, placés sur des fûts de marbre.
Le dessous de l'autel était creux et fermé sur le devant par une vitre derrière laquelle apparaissait une châsse de style gothique qui reflétait, dans le miroir doré de ses cuivres, des feux de lampes. Cette rotonde s'ouvrait en un large porche, précédé de trois marches, sur les bras de la croix qui s'allongeaient en une sorte de vestibule servant tout à la fois de nef et de bas-côtés à ce tronçon d'église.
Ces bras évidés, à leurs extrémités, près des portes, recélaient deux minuscules chapelles enfoncées dans des niches teintes, ainsi que la coupole, en bleu ; elles contenaient au-dessus d'autels en pierre, sans ornements, deux statues médiocres, l'une de saint Joseph, l'autre du Christ.
Enfin, un quatrième autel dédié à la Vierge était situé dans ce vestibule, vis-à-vis des marches accédant à la rotonde, en face par conséquent du grand autel.
Il se découpait sur une fenêtre dont les vitraux représentaient, l'un, saint Bernard en blanc et l'autre saint Benoît en noir et il paraissait se reculer dans l'église, à cause des deux rangées de bancs qui s'avançaient, à sa gauche et à sa droite, au-devant des deux autres petites chapelles, ne laissant que la place nécessaire pour cheminer le long du vestibule ou pour aller, en ligne droite, de cet autel de la Vierge dans la rotonde, au maître-autel.
Ce sanctuaire est d'une laideur alarmante, se dit Durtal, qui s'en fut s'asseoir sur un banc, devant la statue de saint Joseph ; à en juger par les quelques sujets sculptés le long des murs, ce monument date du temps de Louis xvi ; fichue époque pour une église ! Il fut distrait de ses réflexions par des sons de cloches et en même temps toutes les portes s'ouvrirent ; l'une, sise dans la rotonde même, à gauche de l'autel, donna passage à une dizaine de moines, enveloppés dans de grandes coules blanches ; ils se répandirent dans le choeur et occupèrent, de chaque côté, les stalles.
Par les deux portes du vestibule, pénétra, à son tour, une foule de moines bruns qui s'agenouilla devant les bancs, des deux côtés de l'autel de la Vierge.
Durtal en avait quelques-uns près de lui ; mais ils baissaient la tête, les mains jointes, et il n'osa les observer ; le vestibule était, d'ailleurs, devenu presque noir ; la lumière se concentrait dans le choeur où étaient allumées les lampes. Il dévisagea les moines blancs installés dans la partie de la rotonde qu'il pouvait voir et il reconnut parmi eux le père Etienne à genoux près d'un moine court ; mais un autre, placé au bout des stalles près du porche, presque en face de l'autel et en pleine clarté, le retint.
Celui-là était svelte et nerveux et il ressemblait dans son burnous blanc à un Arabe. Durtal ne l'apercevait que de profil et il distinguait une longue barbe grise, un crâne ras, ceint de la couronne monastique, un front haut et un nez en bec d'aigle. Il avait grand air avec son visage impérieux et son corps élégant qui ondulait sous la coule.
C'est probablement l'abbé de la Trappe, se dit Durtal, et il ne douta plus lorsque ce moine tira une cliquette dissimulée devant lui sous son pupitre et dirigea l'office.
Tous les moines saluèrent l'autel ; l'abbé récita les prières du prélude, puis il y eut une pause- et, de l'autre côté de la rotonde, là où Durtal ne pouvait regarder, une voix frêle de vieillard, une voix revenue au cristal de l'enfance, mais avec en plus quelque chose de doucement fêlé, s'éleva, montant à mesure que se déroulait l'antienne : deus in adjutorium meum intende. et l'autre côté du choeur, là où se tenaient le père Etienne et l'abbé, répondit, scandant très lentement les syllabes, avec des voix de basse-taille.
domine ad adjuvandum me festina. et tous courbèrent la tête sur les in-folios posés devant eux et reprirent : gloria patri et filio et spiritui sancto. et ils se redressèrent tandis que l'autre partie des pères prononçait le répons : sicut erat in principio, etc.
L'office commença.
Il n'était pas chanté, mais psalmodié, tantôt rapide et tantôt lent. Le côté du choeur, visible pour Durtal, faisait de toutes les voyelles des lettres aiguës et brèves ; l'autre, au contraire, les muait en des longues, semblait coiffer d'un accent circonflexe tous les o. On eût dit, d'une part, la prononciation du Midi, et, de l'autre, celle du Nord ; ainsi psalmodié, l'office devenait étrange ; il finissait par bercer tel qu'une incantation, par dorloter l'âme qui s'assoupissait dans ce roulement de versets interrompu par la doxologie revenant, en ritournelle, après la dernière strophe de chacun des psaumes.
Ah ça ! Mais, je n'y comprends rien, se dit Durtal qui connaissait ses complies sur le bout du doigt ; ce n'est plus du tout l'office romain qu'ils chantent.
Le fait est que l'un des psaumes manquait. Il retrouva bien, à un moment, l'hymne de saint Ambroise, le te lucis ante terminum, clamé alors sur un air ample et rugueux de vieux plain-chant et encore la dernière strophe n'était-elle plus la même ! Mais il se perdait à nouveau, attendait les leçons brèves, le nunc dimittis qui ne vinrent pas.
Les complies ne sont pourtant point variables, comme les vêpres, se dit-il ; il faudra que je demande, demain, des explications au père Etienne.
Puis il fut troublé dans ses réflexions par un jeune moine blanc qui passa, en s'agenouillant devant l'autel, et alluma deux cierges.
Et subitement tous se levèrent et, dans un immense cri, le salve regina ébranla les voûtes. Durtal écoutait, saisi, cet admirable chant qui n'avait rien de commun avec celui que l'on beugle, à Paris, dans les églises. Celui-ci était tout à la fois flébile et ardent, soulevé par de si suppliantes adorations, qu'il semblait concentrer, en lui seul, l'immémorial espoir de l'humanité et son éternelle plainte. Chanté sans accompagnement, sans soutien d'orgue, par des voix indifférentes à elles-mêmes et fondues en une seule, mâle et profonde, il montait en une tranquille audace, s'exhaussait en un irrésistible essor vers la Vierge, puis il faisait comme un retour sur lui-même et son assurance diminuait ; il avançait plus tremblant, mais si déférent, si humble, qu'il se sentait pardonné et osait alors, dans des appels éperdus, réclamer les délices imméritées d'un ciel.
Il était le triomphe avéré des neumes, de ces répétitions de notes sur la même syllabe, sur le même mot, que l'église inventa pour peindre l'excès de cette joie intérieure ou de cette détresse interne que les paroles ne peuvent rendre ; et c'était une poussée, une sortie d'âme s'échappant dans les voix passionnées qu'exhalaient ces corps debout et frémissants de moines.
Durtal suivait sur son paroissien cette oeuvre au texte si court et au chant si long ; à l'écouter, à la lire avec recueillement, cette magnifique exoration paraissait se décomposer en son ensemble, représenter trois états différents d'âme, signifier la triple phase de l'humanité, pendant sa jeunesse, sa maturité et son déclin ; elle était, en un mot, l'essentiel résumé de la prière à tous les âges.
C'était d'abord le cantique d'exultation, le salut joyeux de l'être encore petit, balbutiant des caresses respectueuses, choyant avec des mots de douceur, avec des cajoleries d'enfant qui cherche à amadouer sa mère ; c'était le salve, regina, mater misericordiae, vita, dulcedo et spes nostra, salve. puis cette âme, si candide, si simplement heureuse, avait grandi et connaissant déjà les défaites volontaires de la pensée, les déchets répétés des fautes, elle joignait les mains et demandait, en sanglotant, une aide. Elle n'adorait plus en souriant, mais en pleurant ; c'était le ad te clamamus exsules filii hevae ; ad te suspiramus gementes et flentes in hac lacrymarum valle. enfin la vieillesse était venue ; l'âme gisait, tourmentée par le souvenir des avis négligés, par le regret des grâces perdues ; et, devenue plus craintive, plus faible, elle s'épouvantait devant sa délivrance, devant la destruction de sa prison charnelle qu'elle sentait proche ; et alors elle songeait à l'éternelle inanition de ceux que le juge damne et elle implorait, à genoux, l'avocate de la terre, la consule du ciel ; c'était le eia ergo advocata nostra, illos tuos misericordes oculos ad nos converte et jesum benedictum fructum ventris tui nobis post hoc exsilium ostende. et, à cette essence de prière que prépara Pierre De Compostelle ou Hermann Contract, saint Bernard, dans un accès d'hyperdulie, ajoutait les trois invocations de la fin : o clemens, o pia, o dulcis virgo maria, scellait l'inimitable prose comme avec un triple sceau, par ces trois cris d'amour qui ramenaient l'hymne à l'adoration câline de son début.
Cela devient inouï, se dit Durtal, lorsque les trappistes chantèrent ces doux et pressants appels ; les neumes se prolongeaient sur les o qui passaient par toutes les couleurs de l'âme, par tout le registre des sons ; et ces interjections résumaient encore, dans cette série de notes qui les enrobait, le recensement de l'âme humaine que récapitulait déjà le corps entier de l'hymne.
Et brusquement, sur le mot maria, sur le cri glorieux du nom, le chant tomba, les cierges s'éteignirent, les moines s'affaissèrent sur leurs genoux ; un silence de mort plana sur la chapelle. Et, lentement, les cloches tintèrent et l'angélus effeuilla, sous les voûtes, les pétales espacés de ses sons blancs.
Tous, maintenant prosternés, le visage dans les mains, priaient et cela dura longtemps ; enfin le bruit de la cliquette retentit ; tout le monde se leva, salua l'autel et, en une muette théorie, les moines disparurent par la porte percée dans la rotonde.
— Ah ! Le véritable créateur de la musique plane, l'auteur inconnu qui a jeté dans le cerveau de l'homme la semence du plain-chant, c'est le Saint-esprit, se dit Durtal, malade, ébloui, les yeux en larmes.
M. Bruno qu'il n'avait pas aperçu dans la chapelle vint le rejoindre. Ils traversèrent, sans parler, la cour, et quand ils furent rentrés dans l'hôtellerie, M. Bruno alluma deux bougeoirs, en remit un à Durtal et gravement lui dit :
— Je vous souhaite une bonne nuit, monsieur. Durtal grimpa l'escalier derrière lui. Ils se resaluèrent sur le palier et Durtal pénétra dans sa cellule.
Le vent soufflait sous la porte et la pièce, à peine éclairée par la flamme couchée de la bougie, lui parut sinistre ; le plafond très haut disparaissait dans l'ombre et pleuvait de la nuit.
Durtal s'assit, découragé, près de sa couche. Et cependant, il était projeté par l'une de ces impulsions qu'on ne peut traduire, par une de ces jaculations où il semble que le coeur enfle et va s'ouvrir ; et, devant son impuissance à se déliter et à se fuir, Durtal finit par redevenir enfant, par pleurer sans cause définie, simplement par besoin de s'alléger de larmes.
Il s'affala sur le prie-dieu, attendant il ne savait quoi qui ne vint pas ; puis devant le crucifix qui écartelait au-dessus de lui ses bras, il se mit à lui parler, à lui dire tout bas : " père, j'ai chassé les pourceaux de mon être, mais ils m'ont piétiné et couvert de purin et l'étable même est en ruine. Ayez pitié, je reviens de si loin ! Faites miséricorde, seigneur, au porcher sans place ! Je suis entré chez vous, ne me chassez pas, soyez bon hôte lavez-moi ! " ah ! Fit-il soudain, cela me fait penser que je n'ai pas vu le père Etienne qui devait m'indiquer l'heure à laquelle le confesseur me recevrait demain ; il aura sans doute oublié de le consulter ; tant mieux, au fond cela me reculera d'un jour ; j'ai l'âme si courbaturée que j'ai vraiment besoin qu'elle repose.
Il se déshabilla, soupirant : il faut que je sois debout à trois heures et demie, pour être dans la chapelle à quatre : je n'ai pas de temps à perdre, si je veux dormir. Pourvu que je n'aie pas de névralgies, demain, et que je m'éveille avant l'aube !