26

Baralis était fatigué d’attendre la convocation de la reine. Le délai de leur pari avait expiré depuis deux jours et elle ne l’avait toujours pas fait appeler. Elle se jouait de lui, l’obligeait à patienter pour prendre le peu d’ascendant qu’elle pouvait dans ce conflit de volontés. Il était plus que temps de lui forcer la main. Le chancelier avait tout préparé avec minutie depuis des années, et n’allait pas se laisser retarder par de basses considérations tactiques. « Apporte-moi ma robe, ordonna-t-il à Craupe. Je vais rendre visite au roi. »

Une fois convenablement habillé, il prit une petite fiole d’huile et la glissa dans la doublure de son manteau ; ce serait son accessoire de scène. Il se hâta jusqu’aux quartiers royaux dans un froissement de robes soyeuses. Quand il passa devant les appartements d’Arinalda, les gardes croisèrent les lances pour indiquer que la reine était en audience et que nul ne pouvait entrer. Baralis les ignora, poursuivant son chemin – il savait qu’ils courraient sans tarder rapporter à leur souveraine qu’ils venaient de le voir.

Enfin, il arriva devant la porte la plus élaborée de tout le château. Coulée dans le bronze, elle retraçait différentes scènes de l’histoire des Quatre Royaumes : Harvell, Reskor, Granvell et beaucoup d’autres rois y figuraient – tous plus grands et plus beaux qu’ils ne l’avaient réellement été. Les ancêtres de Lesketh, songea Baralis avec une pointe d’ironie, étaient notoirement petits et laids.

« Halte ! lui lança le garde. Personne n’est autorisé à entrer sans permission de la reine.

— Je suppose que tu sais que je fournis le remède du roi ? Un remède que la reine apprécie au plus haut point. » Le garde hocha la tête ; personne ne l’ignorait au château. « Eh bien, poursuivit Baralis d’une voix suave et caressante, j’ai préparé une nouvelle huile qui devrait rendre de la mobilité à l’épaule du roi. Mais j’aimerais en éprouver l’efficacité avant d’en parler à Son Altesse.

Je détesterais nourrir de faux espoirs. » Le garde acquiesça d’un air compréhensif. « Tu rendrais un grand service au roi comme à la reine en me laissant entrer. » Baralis modifia légèrement le timbre de sa voix, qui devint grave et autoritaire. « Je ne ferai aucun mal à Sa Majesté. Tu peux même rester dans la pièce avec moi, si tu préfères.

— Où est l’huile ? » voulut savoir le garde. Conscient qu’il le tenait, Baralis tira la fiole de son manteau. Le verre taillé ruisselait de mystère. « Très bien, messire Baralis, vous pouvez entrer, mais seulement quelques minutes. »

La lourde porte pivota en silence et Baralis pénétra dans les appartements du roi. D’épais tapis et tapisseries aux teintes vives bleu et or étouffaient le bruit de ses pas. Quel gaspillage, songea Baralis, tant de splendeur pour un roi grabataire. La première pièce n’était qu’une antichambre ; il la traversa pour passer dans la chambre à coucher.

Deux personnes se tenaient au chevet du roi : la guérisseuse de la reine et le Maître des Bains – un titre fort pompeux, se dit Baralis, pour un homme dont la seule responsabilité consistait à vider le pot de chambre royal. Tous deux parurent surpris de le voir. Il n’avait toutefois aucune intention de s’expliquer auprès de simples serviteurs.

« Messire Baralis, voici qui est tout à fait inattendu », dit le Maître des Bains. La guérisseuse connaissait trop bien sa place pour objecter à sa présence.

« Inattendu peut-être, mais hautement bénéfique, je l’espère. » Il souleva le bouchon de la fiole, mettant l’homme au défi de l’interroger davantage.

« Messire Baralis, intervint doucement la guérisseuse, si vous avez l’intention d’user du contenu de cette fiole sur le roi, me permettrez-vous de l’examiner d’abord ?

— Va faire bouillir tes herbes, guérisseuse ! »

Baralis s’approcha du roi endormi ; la somnolence constituait un effet secondaire heureux de son remède.

« Messire, je vous implore de ne pas troubler le sommeil du roi. Il a besoin de repos. » Le Maître des Bains commençait à paraître très nerveux.

« Balivernes, l’ami, le roi n’a que trop dormi ; c’est là tout le problème. »

Baralis ne prêtait pas véritablement attention à ce qu’il disait ; il gagnait simplement du temps en attendant l’arrivée inévitable de la reine. Pour accélérer les choses, il entreprit de réveiller le roi en le secouant. L’action eut l’effet escompté : la guérisseuse se précipita hors de la pièce, sans nul doute pour informer la reine de sa présence.

Lorsque le roi s’éveilla, son regard inerte s’arrêta sur Baralis. Il articula des mots mais ses lèvres ne produisirent aucun son, seulement de la bave.

« Messire Baralis ! tonna la reine d’une voix furieuse. Comment osez-vous pénétrer dans la chambre du roi sans permission ?

— Votre Altesse. » Baralis s’inclina très bas, courbant le dos avec grâce. La reine se rendit au chevet de son époux et se pencha sur lui.

« Vous l’avez réveillé ! » Elle se tourna rageusement vers Baralis. « Expliquez-vous.

— Votre Altesse a souligné que je n’avais pas de permission, dit-il doucement. Mais puis-je demander qui aurait qualité pour l’octroyer ? » Baralis faisait allusion à une loi écrite spécifique aux Quatre Royaumes stipulant que la reine n’avait aucun droit à la souveraineté, même en cas d’incapacité ou de décès du roi. Arinalda avait beau régner en lieu et place de son époux, elle n’avait pas la moindre autorité légale. Le droit avait commodément été oublié par la cour au nom de l’unité et de la continuité.

« Messire Baralis, vous abordez un sujet dangereux, prévint la reine.

— Dangereux pour qui, Votre Altesse ? » La voix de Baralis était en elle-même un avertissement.

La reine battit en retraite : « Que veniez-vous faire ici ?

— Je crois que Votre Altesse le sait fort bien. Il est temps d’honorer vos dettes.

— Vous vous êtes donc servi du roi pour attirer mon attention », dit la reine d’une voix emplie de dégoût.

Baralis s’autorisa un mince sourire. « Il semblerait que j’y sois parvenu.

— Je ne parlerai pas davantage avec vous aujourd’hui, messire Baralis. » Il était congédié.

« Les désirs de Votre Altesse sont des ordres, mais je me dois d’insister pour être reçu demain.

— Insister ! Vous oubliez à qui vous parlez, messire Baralis. » La reine semblait sur le point de le frapper.

« Mes excuses, Votre Altesse. Bien entendu, je ne faisais qu’espérer une audience. » La reine n’en crut visiblement rien, mais cela n’avait pas d’importance ; elle le recevrait.

« Disparaissez », ordonna-t-elle d’un ton hautain, en lui tournant le dos. Baralis s’inclina exagérément devant le roi puis quitta les lieux.

Il regagna ses quartiers en flânant, très satisfait de sa prestation. L’incident s’était magnifiquement déroulé. Non seulement il avait arraché son audience, mais il en avait profité pour rappeler à la reine la vulnérabilité de sa position.

 

Taol maudit la neige ; elle allait retarder d’au moins une journée son arrivée chez Bevlin. Il l'avait vue arriver au moment de quitter Ness, deux jours plus tôt – les nuages formaient une couverture blanche dans le ciel, et la terre s’était ramollie sous les sabots de leurs montures.

Il était ravi de son manteau et de sa tunique. Si c’était effectivement Kendra qui les avait cousus, elle avait fait de l’excellent travail ; les points étaient droits comme des roseaux, la coupe impeccable. Le drapier avait pris la liberté de doubler le manteau dans la couleur que Taol avait refusée. Chipeur avait tellement aimé ce cramoisi qu’il avait insisté pour porter son manteau à l’envers.

Taol avait été soulagé de ne pas apercevoir la jeune fille en passant récupérer ses vêtements. L’idée de la revoir le perturbait. Il s’était mal comporté envers elle. En fait, il avait été à deux doigts de la prendre de force. Il était coutumier des jeux de l’amour – mais les pucelles inexpérimentées étaient une autre affaire, et il s’en tenait généralement à bonne distance. Une femme sans expérience avait besoin d’amour, de romance, d’être courtisée avec attention. Elle s’attachait vite et avait aisément le cœur brisé. Ne restant jamais longtemps au même endroit, Taol se serait estimé malhonnête de se laisser aimer par une telle femme puis de la quitter.

Il prenait donc son plaisir avec des femmes plus chevronnées, de préférence d’âge mûr ; elles se montraient en effet plus expertes aux jeux de l’amour, et ressentaient l’attraction puissante du désir charnel qu’une jeune fille ne pouvait que feindre. Taol aimait les femmes consentantes, hardies et suffisamment averties pour ne pas s’offusquer de le voir partir au matin.

Comme chevalier, il était voué au célibat. Valdis considérait les femmes comme des menaces, des rivales dans le cœur de ses chevaliers. À la fondation de l’ordre, le mariage était autorisé ; mais suite à la guerre de Cinquante Ans, qui vit mourir près de cinq mille chevaliers dont beaucoup laissaient derrière eux femme et enfants, les autorités jugèrent préférable de prévenir la répétition de pareilles tragédies ; le mariage fut donc proscrit. Ce qui constituait à l’origine un moyen d’empêcher la multiplication des veuves et des orphelins devint à terme un moyen de contrôle. Un chevalier était supposé refréner ses désirs et mettre toute l’énergie de ses passions au service de Valdis.

Taol, à l’instar de tant d’autres chevaliers, découvrit rapidement qu’il ne pouvait vivre sans le plaisir des femmes. Il lui semblait que Valdis, en désapprouvant l’acte d’amour, condamnait en réalité la femme elle-même, considérée comme une distraction impie ne servant qu'à diluer et détourner les nobles intentions de la chevalerie. Taol avait connu maintes femmes, dans de nombreuses villes, et il savait au fond de son cœur que Valdis se trompait. Elles possédaient autant d’aptitude à la noblesse que n’importe quel homme, et de plus grandes capacités d’amour et de bonté. C’était une erreur d’empêcher les chevaliers de se marier ; lorsqu’il a une famille, un homme chérit et élève le genre humain. N’était-ce pas là le précepte fondateur de la chevalerie : défendre le caractère sacré de toute vie ?

Taol referma les pans de son manteau. Rien de tout cela n’excusait son comportement envers la fille du drapier. À tout le moins, on devait pouvoir attendre d’un chevalier une certaine retenue. La jeune fille était sans doute pucelle, en quête d’aventure plus que de séduction. Il n’aurait pas dû l’embrasser, il le savait, mais le pire était qu’il avait bien failli perdre tout contrôle. Si leur étreinte s’était poursuivie une seconde de plus, il aurait pu la violer. Et peu importait qu’elle ait été à demi consentante. Elle était immature et ne savait pas ce qu’elle voulait. Taol présenta son visage à la morsure glaciale du vent du nord. Ce genre de chose ne lui ressemblait pas. La fille était trop jeune. Certes, Mégane n’était pas beaucoup plus vieille mais la rue l’avait fait mûrir vite et elle n’ignorait rien des affaires de la passion.

Mégane. Taol se demanda ce qu’elle était devenue. Il ne doutait pas qu’elle soit parvenue à se construire une vie meilleure. Peut-être couturière, ou marchande de fleurs – avec dix-neuf pièces d’or dans sa bourse, elle pouvait cesser de travailler pendant plusieurs années, même dans une cité aussi chère que Rorne. Il espérait qu’elle n’était pas retournée dans la rue. La vie d’une prostituée était dure et souvent dangereuse. Une femme y perdait sa jeunesse, sa beauté et, pour finir, son âme. Taol préférait imaginer Mégane n’importe où plutôt que dans la rue.

Ils avaient passé les collines désormais, et le terrain descendait en pente douce devant eux. Les premières neiges de l’hiver au bas pays parsemaient les champs et les prairies. Taol se faisait du souci pour le gamin : son rhume refusait de passer, sa toux empirait et il avait le front chaud. Raison de plus pour se rendre chez Bevlin aussi vite que possible – le guérisseur aurait tôt fait de le soigner. Il lui suffirait probablement d’une lampée de lacus.

Depuis quelques jours, Taol sentait une tension indistincte monter progressivement en lui, comme s’il portait sur les épaules un fardeau qui lui pesait et lui sapait le moral. Il s’était montré irritable avec Chipeur, sans compter cet incident avec la fille du drapier. Il bouillait d’une impatience qu’il ne s’expliquait pas. Une impatience de voir Bevlin. Se retrouver en présence du vieil homme semblait lui offrir la possibilité de se débarrasser de ses soucis. Bevlin le ferait entrer dans sa demeure et lui insufflerait un nouveau souffle, qui lui permettrait de repartir en quête du garçon.

 

Tavalisc se préparait au bain. L’immense baignoire de marbre avait été remplie d’eau chaude et d’essences parfumées. Ses servantes s’affairaient à apporter tout le nécessaire : huiles odorantes, brosses de crin, draps de bain. L’archevêque lui-même, assis dans un peignoir en soie, acquiesçait distraitement à ce que lui marmonnait Gamil à propos de la politique de l’Église, tandis qu’une jeune fille lui taillait les ongles des orteils. Apparemment, le Très-Saint avait demandé à ses archevêques d’appeler à l’indulgence envers la chevalerie. À l’indulgence, vraiment ! Que pouvait comprendre Sa Sainteté aux événements du monde, retirée comme elle l’était dans sa grandiose mais lointaine cité de Silbur, sans influence réelle ? Il n’y avait rien qu’elle pût faire : les titres religieux n’avaient aucun poids par eux-mêmes, leur seul pouvoir était celui des personnes qui les détenaient. Et Sa Sainteté n’avait jamais été un grand homme.

« Doucement avec ces ciseaux, ma fille, avertit l’archevêque, ignorant son assistant et continuant à lire son exemplaire du Marod.

— Votre Éminence a des pieds remarquables, commenta Gamil. Sans la moindre trace de corne ou d’oignon.

— Oui, n’est-ce pas ? » Tavalisc posa son livre. « C’est le fruit d’une vie de repos soigneusement pesé. On ne peut espérer avoir des pieds aussi parfaits en marchant dessus sans arrêt.

— Votre Éminence a beaucoup de chance d’occuper une position qui n’impose pas de trop marcher. » Tavalisc lui jeta un regard pénétrant, mais ne put discerner le moindre signe d’ironie dans son expression.

« L’œuvre des grands hommes, Gamil, s’accomplit toujours en position assise. Les hommes de moindre qualité comme vous gagnent leur vie sur leurs pieds. » Voyant qu’on l’attendait pour le bain, Tavalisc se leva ; l’une des servantes se précipita pour lui ôter son peignoir. Gamil détourna discrètement les yeux du corps pâle et adipeux de l’archevêque.

Tavalisc descendit les quelques marches et s’enfonça dans l’eau fumante, où son corps rougit comme un homard. L’eau était légèrement plus chaude qu’il ne l’appréciait d’ordinaire. Gamil attendit qu’il soit immergé jusqu’au cou pour oser le regarder de nouveau. « J’ai rédigé la réponse à messire Maybor, Votre Éminence. Je demanderai à Huit de vous en apporter une copie plus tard.

— Très bien. Il faut qu’elle parte aujourd’hui. » Tavalisc leva délicatement un pied jusqu’à une petite tablette, où lune de ses servantes entreprit de l’oindre et de le rincer.

« J’ai reçu des nouvelles de Valdis, Votre Éminence.

— Comment y prend-on les expulsions ? » L’archevêque leva son autre pied.

« Tyren est très mécontent. Il est question de publier une lettre de condamnation.

— Une lettre de condamnation ! Comme c’est typique. » Tavalisc se sentait d’humeur caustique. « Je tremble de peur à cette idée. Voilà que Tyren recommence à jouer les bigots.

— Il y a eu des émeutes à Toulay, Votre Éminence.

— Des émeutes, rien que cela ! Joli travail, Gamil. » L’archevêque leva la tête et crut remarquer un petit air satisfait sur les traits de son assistant.

« Ce n’est rien, Votre Éminence, juste quelques acteurs au bon endroit ; l’un d’eux s’est fait passer pour un chevalier avant de brûler le drapeau de Toulay ; l’autre s’est chargé d’enflammer la foule.

— Brûler le drapeau de Toulay ! J’ai intérêt à me méfier, Gamil, vous risquez de devenir trop malin pour votre propre bien. » Tavalisc offrit un bras potelé aux bons soins des servantes.

« La fourberie de Votre Éminence m’a inspiré. » Gamil tentait de se sortir par la flatterie d’une situation épineuse.

« Vous feriez bien de ne jamais oublier à quel point je peux être fourbe, Gamil. » Tavalisc adressa un sourire bienveillant à son assistant. « Pouvons-nous attendre de Toulay qu’elle édicté une loi proscrivant les chevaliers dans un avenir proche ?

— Je le pense, Votre Éminence.

— Et qu’en est-il de notre chevalier ? » Une servante se mit à masser les épaules boudinées de l’archevêque avec des huiles.

« Il a quitté Ness voilà plusieurs jours. Il devrait arriver chez le guérisseur d’un jour à l’autre.

— Bon. Et cette fille que nous détenons ; la traitons-nous comme il convient, Gamil ?

— Comme il convient à une prostituée, Votre Éminence.

— Allons, allons, Gamil, nous savons tous qu’une marchandise endommagée est sans valeur.

— Je veillerai à ce qu’elle ne soit pas endommagée, Votre Éminence. Toutefois, son cachot est exigu et humide ; l’air qu’on y respire arrive tout droit des immondices.

— Ma foi, faites de votre mieux. » Tavalisc se tourna vers la servante. « Un peu plus d’essences parfumées, ma fille.

— Avec la permission de Votre Éminence, je vais me retirer. J’ai beaucoup d’arrangements à prendre.

— Avant que vous ne partiez, Gamil, puis-je vous faire une suggestion ?

— Certainement, Votre Éminence.

— Ce ne serait pas une si mauvaise idée que vous preniez vous-même un bain de temps à autre. Il n’est pas convenable que mon assistant vaque à ses affaires en dégageant une odeur de vieille sèche crevée. » Tavalisc vit avec plaisir Gamil passer par une nuance de rouge particulièrement intense, avant de battre hâtivement en retraite. Une fois son assistant parti, l’archevêque ramassa son exemplaire du Marod. Il s’ouvrait de lui-même à la bonne page, maintenant. Tavalisc relut le texte une fois de plus :

 

Quand les hommes d’honneur abandonneront la grâce pour l’or,

Quand deux grandes puissances se mêleront en une seule,

Les temples s’effondreront,

Le sombre empire s’étendra,

Et le monde ne sera plus que ruine et désolation.

 

Viendra alors un homme sans père ni amante,

Mais promis à une autre,

Qui sauvera la terre de sa malédiction.

 

Tavalisc sourit doucement. Un embryon d’idée se formait dans son esprit.

 

Maybor attendait dans les écuries du château, où Traff lui avait proposé un rendez-vous. Les écuries étaient grandes et spacieuses, mais peu de stalles étaient effectivement occupées. Bon nombre de jeunes seigneurs et d’écuyers étaient partis guerroyer contre les Halcus, emportant avec eux hommes et chevaux. Il était temps que Kedrac les rejoigne à son tour, se dit Maybor – ses deux autres fils étaient partis dix jours plus tôt prendre part aux combats à l’est du Nestor. Cela ferait le plus grand bien à son aîné de s’éloigner de la cour.

Ces derniers jours, Kedrac avait mis un point d’honneur à ignorer son père. Lorsqu’ils s’étaient croisés par hasard dans la grand-salle, au dîner, son fils lui avait battu froid, ignorant purement et simplement sa présence. Beaucoup de gens s’en étaient aperçus et la question alimentait depuis les ragots de la cour.

Oui, songea Maybor, cela leur ferait du bien à tous deux si Kedrac quittait la cour quelques mois. Son fils aurait le temps de se calmer, et Maybor serait débarrassé de cette tension qu’il éprouvait chaque fois qu’il le voyait. Kedrac était trop impétueux, trop buté pour son propre bien. Maybor se rappelait encore sa mère, sa première épouse. La malheureuse ne souffrait pas seulement d’une malformation, elle était également un peu folle. Cela expliquait peut-être le tempérament de son fils. Maybor préférait la compagnie de ses deux cadets et souhaitait secrètement voir l’un d’entre eux lui succéder. À moins que Kedrac ne se fasse tuer sur le front, cela n’arriverait probablement jamais.

L’arrivée de Traff interrompit le cours de ses pensées. Maybor eut la nausée en le voyant. Il détestait les mercenaires, capables de se battre tantôt pour les royaumes, tantôt pour les Halcus. Quiconque était disposé à payer pouvait devenir leur maître. Il avait pris part à suffisamment de batailles pour savoir qu’ils étaient les premiers à tourner casaque au moindre signe de déroute, et les plus prompts à piller les cadavres en cas de victoire. Quiconque avait servi honorablement comme soldat détestait les mercenaires.

Traff tint à inspecter les stalles avoisinantes. « On n’est jamais trop prudent avec messire Baralis, dit-il en guise d’explication. L’homme a les moyens d’apparaître n’importe où dans le château.

— Ah oui ? » Maybor s’était appliqué à prendre une voix blasée ; en vérité, il s’intéressait à tout ce qu’il pouvait apprendre sur son adversaire.

« Oui, le château entier est truffé de passages secrets. Baralis est le seul à savoir les utiliser.

— Je connais l’existence de ces passages. » Maybor savait que Harvell le Féroce était supposé les avoir fait construire à des fins de séduction et d’évasion, mais il était loin de se les imaginer aussi étendus que le prétendait Traff. Si Baralis avait accès à de nombreuses salles du château, il pouvait peut-être s’infiltrer dans les propres appartements de Maybor ; voilà qui expliquerait les deux tentatives de meurtre contre lui. « Es-tu déjà entré dans ces tunnels ? demanda-t-il avec indifférence.

— Cela se pourrait. » Traff se refusait visiblement à abattre ses cartes.

« Je crois qu’il est temps pour nous de parler sans détour, l’ami. Je veux me débarrasser définitivement de Baralis et pour cela, j’ai besoin de soutien. Tu peux m’aider, et t’aider toi-même par la même occasion.

— Puisque vous êtes direct, je le serai aussi. Je veux bien vous aider, mais uniquement si vous acceptez mes conditions. »

C’était ce que Maybor attendait. « Vas-y, énonce-les.

— Tout d’abord, je veux deux cents pièces d’or, d’avance. » Traff regarda Maybor, qui hocha la tête.

« C’est d’accord.

— Ensuite, je ne serai pas votre assassin. Je peux vous aider de différentes manières : en vous donnant des détails sur ses plans, ses repaires secrets, ses talents particuliers et ainsi de suite ; mais je ne suis pas assez fou pour attenter à sa vie.

— Entendu. » Maybor s’attendait à une telle condition. « Rien d’autre ? » Traff hésita, une expression calculatrice sur le visage. « Parle, l’ami », le pressa Maybor. Il se lassait d’attendre.

« J’aimerais bien prendre femme. » Traff marqua une nouvelle pause, et Maybor se demanda où il voulait en venir.

« Je me charge d’offrir une dot à la fille que tu choisiras. » Maybor supposait que Traff tentait ainsi d’augmenter son pécule.

« Vous êtes tenu d’en constituer une à la fille que j’ai en tête. »

Maybor se raidit. Il n’en croyait pas ses oreilles – la seule fille à laquelle il était tenu de constituer une dot était la sienne. Ce mercenaire ne pouvait pas sérieusement prétendre à la main de Melliandra. Sa propre fille ! Qui aurait pu devenir reine si elle n’avait pas pris la fuite. Comment osait-il proposer une union aussi outrageante ? Melliandra était sienne, et jamais il ne la donnerait à ce pourceau méprisable. « Sais-tu bien ce que tu dis ? demanda-t-il, dangereusement près de perdre son sang-froid.

— J’ai besoin d’une femme, et votre fille ferait l’affaire. Elle est très belle, mais je doute que vous trouviez beaucoup de seigneurs disposés à l’épouser maintenant. » Traff eut un sourire narquois. Maybor, n’y tenant plus, le gifla à toute volée.

« Comment oses-tu parler ainsi de ma fille ?

— Allons, allons, messire Maybor. » Traff était calme, et même un peu amusé. « Vous êtes bien conscient qu’une fille qui s’enfuit de chez elle pour finir fouettée comme putain sur la place de Duvitt ne constitue plus vraiment un beau parti. Vous devriez être heureux de vous en débarrasser. Elle ne pourra jamais reparaître à la cour ; ce serait un déshonneur pour vous. »

Si furieux soit-il, Maybor devait admettre que ces propos ne manquaient pas de vérité. La cour entière était au fait de l’escapade de Melliandra désormais. Traff avait raison. Aucun noble tenant à son prestige et à sa position n’accepterait de l’épouser. Elle ne trouverait grâce qu’aux yeux de petits seigneurs et aristocrates intéressés par son argent – le genre de prétendants que Maybor méprisait par-dessus tout. Melliandra avait gâché sa vie en s’enfuyant. Elle qui aurait pu devenir la première femme des royaumes était tombée si bas qu’un vulgaire mercenaire pouvait demander sa main.

Maybor jeta un coup d’œil vers Traff. L’homme attendait une réponse. Une chose était sûre, il ne le laisserait jamais épouser sa fille. Melliandra l’avait peut-être couvert de honte, elle lui avait certes désobéi, mais il l’aimait toujours et la pensée de Traff posant les mains sur elle le choquait jusque dans son âme. Il le tuerait plutôt ! En fait, il avait bien envie de le tuer sur place, juste pour avoir émis cette suggestion. Mais à quoi cela le conduirait-il ? S’il voulait retrouver Melliandra, il avait besoin de lui. Il n’avait pas d’autre choix que d’accepter. Il prit une profonde inspiration, tout en se jurant solennellement que l’homme ne vivrait pas assez vieux pour aller jusqu’à l’autel.

« Ma fille est donc toujours en vie. Quand l’as-tu vue pour la dernière fois ? »

Maybor découvrit qu’il ne parviendrait jamais à dire : Tu peux épouser ma fille ; ces mots lui arracheraient la gorge.

« Vous acceptez ma proposition ? » Traff restait méfiant. Maybor comprit qu’il allait devoir se montrer plus convaincant.

« Tu as raison, mon ami, de dire que personne ne l’épousera. Elle ne m’est plus bonne à rien – c’est un poids mort désormais. Tu pourras l’avoir, si jamais tu la trouves. Elle demeure ma fille, cependant ; sois donc assuré qu’elle aura une dot convenable. » Maybor apporta la touche finale. « Mais si j’apprends après votre mariage qu’elle n’est pas bien traitée, je veillerai à ce que tu regrettes le jour où tu as posé les yeux sur elle. Elle m’a peut-être couvert de honte, mais c’est ma fille, et je ne laisserai personne lui faire du mal. » Cela parut faire l’affaire ; le scepticisme de Traff s’estompa.

« Il est donc convenu que je l’épouserai quand on la retrouvera. Quelle dot puis-je espérer ? J’attends bien sûr qu’elle soit suffisante pour me permettre d’assurer à votre fille le mode de vie auquel elle est habituée. »

Maybor n’en croyait pas ses oreilles. L’audace de cet homme ne connaissait donc aucune limite ? Il grinça des dents.

« Je ne laisserai jamais ma fille dans le besoin. » Il lutta pour conserver son calme. « Alors, quand l’as-tu vue pour la dernière fois ?

— Messire Maybor, j’ai dit tout à l’heure que je voulais être payé d’avance avant de conclure cet accord. Je serai disposé à vous révéler tout ce que je sais quand j’aurai vu l’argent… simple question de prudence, vous comprenez ? » Maybor ne put qu’acquiescer. Il était abasourdi par autant d’insolence. Qu’un mercenaire mette sa parole en doute sur une question d’argent lui paraissait absurde.

« Apportez la somme ici demain, à la même heure. Soyez discret. Baralis a des yeux partout. » Puis Traff s’éloigna en plastronnant de manière exaspérante.

Maybor fut sérieusement tenté d’aller trouver Baralis pour l’informer qu’un des ses hommes était un traître. Le chancelier saurait certainement élaborer le châtiment atroce que réclamait la situation. Et, par Bore, le mercenaire l’aurait bien mérité !

Tout en regagnant le château, Maybor s’aperçut qu’il éprouvait une sensation peu familière. Quelque chose le tenaillait au fond de sa colère, et il mit un moment à comprendre de quoi il s’agissait : il avait honte. Quelle sorte de père était-il ? Non seulement il complotait avec l’agresseur de sa fille, mais il venait de lui promettre sa main !

 

Ils cherchaient un endroit où passer la nuit. Il faisait encore jour, mais l’expérience leur avait appris que le soir tombait très vite dans la forêt, en hiver. Melli se chargeait de trouver un terrain acceptable pour dormir tandis que Jack s’occupait de l’eau.

Depuis qu’ils avaient quitté la ferme de la vieille femme, ils n’avaient pratiquement pas quitté la route de l’est, prenant garde cependant de rester à couvert sous les arbres. Parfois, un torrent ou un fossé venaient leur barrer le passage, et ils avaient perdu beaucoup de temps à contourner ces obstacles sans trop s’éloigner du chemin.

Le temps s’était adouci depuis le début de leur voyage, mais Jack ne s’était pas trompé en prédisant de la neige. Elle avait commencé à tomber tôt dans la matinée et persisté toute la journée. Par chance ils ne voyageaient pas sur la route elle-même, car, faute de racines pour maintenir la terre en place, celle-ci s’était rapidement transformée en bourbier. Les rares personnes qu’ils avaient aperçues dessus avaient toutes les peines du monde à faire avancer leurs charrettes ou leurs montures dans cette gadoue.

Le sol de la forêt restait fermement maintenu par les arbres ; même s’il s’avérait glissant, il n’était pas aussi traître que la route, loin de là. La neige ne tenait pas ; elle était trop légère, la terre trop chaude. L’eau ruisselait au creux des fossés et dans les innombrables torrents et ruisseaux qui sillonnaient les bois.

Melli avait trouvé la semaine écoulée plutôt paisible ; elle appréciait de se retrouver en forêt une fois encore, de marcher dans l’air vif en profitant des splendides paysages de l’hiver. Après avoir connu l’enfermement pendant des jours dans une pièce exiguë, elle appréciait pleinement la liberté de pouvoir marcher à son rythme sur la route de son choix. Aussi longtemps qu’elle était sur la route, les décisions qu’il lui fallait prendre étaient des plus simples : quoi manger, où dormir, quand se reposer. C’était uniquement à la fin du voyage qu’elle devrait recommencer à se préoccuper du monde réel.

Elle comme Jack savaient qu’ils étaient suivis, probablement traqués par des hommes munis de chiens. La veille encore, ils avaient entendu le grondement de sabots familier qui annonçait l’approche d’une troupe de cavaliers. Jack avait réagi promptement en la poussant dans un fossé avant de les recouvrir tous deux de feuilles mortes. Les gardes étaient passés sans les voir. Bien qu’aucun des deux ne l’eût admis, ils étaient soulagés d’avoir évité la confrontation. Melli frémissait en songeant à ce qui aurait pu se produire.

Jack n’avait soufflé mot de l’incident à la cabane de chasse et Melli, respectant son silence, ne lui en avait pas reparlé. Elle était certaine qu’il y pensait, pourtant. Il lui arrivait de blêmir, le regard vide, et une fois ou deux il avait crié dans son sommeil, marmonnant des propos angoissés que Melli ne pouvait pas comprendre. Elle aurait voulu le prendre dans ses bras pour le consoler, lui promettre que tout irait bien, mais il était en train de changer, devenant plus distant de jour en jour. À dire vrai, la jeune femme n’était pas certaine que quoi que ce soit aille jamais bien désormais.

Oui, il avait changé, se dit Melli en le regardant arracher l’écorce humide du bois pour le feu. Il avait mûri, acquis de l’assurance. Il avait perdu le front lisse de la jeunesse, et ses tempes portaient des marques d’inquiétude. Elle vint s’agenouiller à côté de lui et déroula sa couverture sur la terre humide. « Vilain temps pour coucher dehors. » Après avoir sorti le porc salé de sa besace, elle entreprit d’en découper des tranches.

« C’est bien pour cela que j’ai pensé faire un feu. » Il tailla l’écorce, révélant le bois nu en dessous. « Ça devrait brûler, maintenant.

— Êtes-vous certain que ce soit prudent ? Et si les hommes de Baralis apercevaient la fumée ?

— S’ils sont eux aussi dans la forêt, ils ne verront rien au-delà de la couverture des arbres. C’est un risque, je le sais, mais nous sommes en retrait de la route et vous avez besoin de vous réchauffer. » Il lui adressa un faible sourire, le premier de la journée.

« Je vous en prie, n’allumez pas un feu juste pour moi. Je n’ai vraiment pas froid. La robe que m’a donnée la vieille femme est suffisamment épaisse pour me tenir chaud.

— Melli, vous avez le nez et les mains tout bleus. Tenez, dit-il en lui tendant sa propre couverture, enroulez-vous là-dedans. »

Melli accepta la couverture et le regarda battre le briquet. La flamme finit par prendre et le bois se mit à craquer agréablement, dégageant une plaisante odeur de fumée et de forêt. Ils s’en rapprochèrent pour se réchauffer les mains et les pieds ; Melli ramena la couverture au-dessus de sa tête pour se protéger de la neige. « Que ferez-vous une fois à Brennes ? demanda-t-elle.

— Vous voulez dire si j’arrive à Brennes », rectifia Jack en dénudant un autre bout de bois. Il soupira longuement avant de poursuivre. « Je ne sais pas. Je pourrais devenir apprenti boulanger, je suppose, mais je crois que je suis maintenant un peu trop vieux pour cela. » Il paraissait amer.

« Vous devez bien avoir d’autres moyens de gagner votre vie ? » Melli réfléchissait à toute vitesse. « Une fois à Annis, je pourrais demander à mes parents de vous donner assez d’argent pour vous installer comme fermier.

— Cela m'étonnerait beaucoup qu’ils soient disposés à vous en donner pour que vous le prêtiez à un mitron. » Jack jeta le morceau de bois au feu. « Melli, vous n’êtes pas responsable de mon avenir. » Sa voix s’adoucit. « Vous n’avez pas à vous inquiéter pour moi. Vous feriez mieux de vous soucier de vous.

— Que voulez-vous dire ?

— Depuis combien de temps n’avez-vous pas vu ces parents ? Comment savez-vous qu’ils vous accueilleront à bras ouverts ? Ils pourraient tout aussi bien vous renvoyer à votre père.

— Ce ne sont pas des parents de mon père. Ma mère avait une sœur cadette, Éléanore, je crois. Elle a épousé un petit seigneur d’Annis. J’espère qu’elle est toujours en vie. Nous n’avons jamais reçu la moindre lettre et je ne connais même pas le nom de son époux, mais je suis sûre qu’elle m’ouvrira sa porte – ma mère me disait qu’elles s’adoraient toutes les deux, quand elles étaient enfants.

— Votre mère est morte ? demanda Jack avec douceur.

— Depuis plus de dix ans. C’est mon père qui l’a conduite à sa tombe. Il ne l’avait épousée que pour les terres de son père. Elle a vécu une vie misérable ; enfermée dans le château, sans amour, à voir mon père badiner avec toutes celles qui lui plaisaient. Elle n’a jamais été une femme robuste, et les soucis permanents ont eu raison de sa santé. » Melli se plongea dans la contemplation du feu. « Je préfère de loin être ici, à geler dans la forêt, sans un sou, plutôt que de vivre l’existence qu’elle a vécue. »

Ils demeurèrent silencieux un moment, perdus dans leurs pensées. La neige s’interrompit et le vent tomba, laissant la fumée monter au-dessus du feu. « Et votre famille, Jack ? Où sont vos parents ? » Elle crut tout d’abord qu’il n’avait pas entendu. Un long moment s’écoula sans qu’il réponde. Jack avait le visage tourné vers le feu et son profil ne laissait rien transparaître. Alors qu’elle ouvrait la bouche pour répéter la question, il dit :

« Ma mère est morte depuis huit ans. Je n’ai pas de père. »

Melli attendit la suite. Le feu crépitant flamboyait et diffusait un halo de chaleur dans la froideur de la nuit. Elle entendait Jack respirer, voyait sa poitrine se creuser et se gonfler. Elle suivit son regard vers le ciel.

« Les réponses sont là, quelque part, sous les étoiles.

— Les réponses à quoi ? »

Jack secoua la tête. « Je l’ignore, Melli. Il y a tant de choses que je ne comprends pas. Comme si je n’avais pas le droit de les connaître, alors que tout le monde les tient pour acquises.

— Quelles choses ?

— Des choses toutes simples. Savoir d’où venait ma mère, par exemple. » Il se leva, soudain en proie à une grande agitation. « Vous ne connaîtrez jamais la sensation de ne pas avoir de père, de grandir sans passé, sans la moindre idée de qui vous êtes. C’est facile pour vous, Melli. Vous êtes si pleine d’assurance, si sûre de vous. Quand vous rencontrez quelqu’un, vous ne craignez pas qu’il vous interroge à propos de votre famille. » Il se tourna et la regarda droit dans les yeux. « Moi, si.

— Je suis désolée…

— Pour quelle raison ? Ce n’est pas votre faute, vous m’avez simplement posé la même question que tous les autres. » Il vint s’accroupir à côté d’elle. Elle sentit sa main chercher les siennes. « Et maintenant, ces mercenaires. Qu’y a-t-il en moi, Melli ? Pourquoi suis-je différent ? »

Ses yeux noisette lui lançaient un appel. Mais qu’aurait-elle pu dire ? Elle n’avait aucune parole de réconfort, aucune réponse à lui apporter. Sans savoir pourquoi, Melli repensa à la prémonition qu’elle avait eue la semaine précédente. Elle pressa doucement la main de Jack : « Peut-être y a-t-il une signification à tout cela.

— Si mon existence est censée avoir un but, protesta Jack, pourquoi n’ai-je pas mon mot à dire ? »

Le vent reprit, ranimant les flammes. Melli prit brusquement conscience du froid. Quant à Jack, il avait répondu à sa propre question : quand le destin vous entraînait au bal, il ne vous demandait pas la permission.