21
Le plancher était dur, Melli remua, elle rechercha une position plus confortable. À travers ses paupières closes, elle percevait l’approche de l’aube. Elle répugnait à se lever, ayant fait un rêve des plus agréables dont elle ne tenait pas à émerger. Se réveiller signifierait une nouvelle journée à courir et à se cacher, à se faire traquer par les mercenaires de Baralis comme par les hommes de son père. Elle aurait froid, faim, peur et finirait épuisée. Mieux valait rester couchée là, dans la chaleur mourante du feu, en faisant comme si tout cela n’existait pas.
Mais Melli s’aperçut qu’elle ne pouvait pas faire semblant ; des images s’imposaient à elle, troublantes, angoissantes – images de coups de fouet, d’emprisonnement dans une cellule étroite et sombre et, plus dérangeantes encore, l’image de Baralis faisant courir ses doigts au creux de son dos. Elle frissonna à ce souvenir, dégoûtée, tout en se sachant à moitié honnête : pendant un bref instant, elle avait souhaité et même voulu qu’il la caresse. Elle était restée immobile, s’était laissé toucher, une part d’elle-même avait vibré à ce contact. Baralis passait pour un homme puissant et séduisant, mais elle n’aurait jamais pensé succomber à son charme. Mieux valait partir loin de Château Harvell en laissant derrière elle la souffrance et la confusion.
Elle prit progressivement conscience d’un vague murmure qui s’amplifiait peu à peu – des chevaux au galop. Ses entrailles se nouèrent ; ils venaient la chercher. Elle se tourna vers Jack, que le bruit avait réveillé. Le garçon bondit sur ses pieds et commença à fourrer de la nourriture dans un baluchon.
« Nous n’avons pas le temps, cria Melli. Ils sont presque sur nous. » Elle courut à la porte et tira sur la poignée. Sans effet. « Jack, vite, venez m’aider ! » Ensemble, ils parvinrent à entrebâiller la porte pour se glisser de force par l’ouverture étroite.
Dehors, les arbres s’agitaient furieusement dans le vent et les feuilles mortes volaient en tous sens. La pluie les cinglait au visage. Le bruit de galopade était devenu un grondement insistant, annonciateur d’une troupe nombreuse. Melli prit Jack par la main et ils s’élancèrent dans la forêt.
Le vent leur soufflait en pleine face, comme s’il avait voulu les ramener en arrière. Les cavaliers gagnaient du terrain ; le fracas de leur charge à travers les fourrés frappait Melli de terreur. Impossible de se cacher, cette fois-ci. Jack la tirait par le bras, de toutes ses forces. Le vent ne leur laissait aucun répit. Il les tenait en son pouvoir, se déchaînait sur eux chaque fois qu’ils parvenaient à faire un pas.
Des cris retentirent ; on les avait repérés. Le vent s’engouffra dans le châle de Melli et le lui arracha des épaules. Elle tenta de le retenir, mais trop tard – le châle s’envola. Sa robe était trempée de pluie ; Melli n’y prit pas garde. Ses cheveux se dénouèrent ; peu importait. Melli ne pensait plus qu'à s’enfuir – elle ne supporterait pas de se faire reprendre. Ils continuèrent à avancer, leurs poursuivants sur les talons.
Melli regarda en arrière. Les cavaliers étaient en vue désormais
— l’épieu levé, prêts à frapper. Elle jeta un coup d’œil à Jack ; l’expression sinistre du garçon confirma ses propres craintes : ces hommes n’avaient pas été envoyés pour les capturer mais pour les tuer, les abattre comme des bêtes sauvages.
Une flèche siffla contre sa joue, qu’elle manqua d’un doigt. Melli, sous le choc, resta clouée sur place jusqu’à ce que Jack l’entraîne à sa suite. Elle s’aperçut avec horreur qu’il avait une flèche enfoncée dans l’épaule. Il n’avait pas poussé le moindre cri, mais son visage trahissait la souffrance. Les cavaliers chargèrent. Melli et Jack se lancèrent désespérément à l’assaut d’une pente boueuse – et Melli ressentit une cuisante douleur au bras. Elle poussa un hurlement de panique en voyant une flèche sortir de son avant-bras. Sentant ses forces l’abandonner, elle fit un effort conscient pour ne pas s’évanouir. Quand le sang jaillit, éclaboussant sa robe, les larmes lui vinrent aux yeux. Jack, voyant ce qui lui était arrivé, la hissa jusqu’au sommet de la pente. Elle s’appuya contre lui et, à sa grande stupéfaction, le vit se retourner vers les cavaliers.
Jack était blême de douleur et de colère. Des flèches sifflaient autour d’eux ; Melli en sentit une lui effleurer l’oreille. Elle leva la main pour voir si elle saignait, et ce faisant perçut un tremblement dans l’air. Le temps parut ralentir ; le vent tomba, et les chevaux des mercenaires se cabrèrent de crainte. L’air frémit puis s’épaissit avant de frapper brutalement les cavaliers en leur faisant vider les étriers. Les feuilles mortes s’envolèrent, de jeunes arbustes furent déracinés et des branches se brisèrent comme des fétus.
Les mercenaires furent balayés. L’un d’eux, violemment projeté contre un arbre, se brisa le cou ; un autre s’empala sur son propre épieu. Melli vit de ses yeux un cheval rouler sur son cavalier ; en s’efforçant frénétiquement de se remettre debout, l’animal fit éclater le crâne de son maître d’un coup de sabot. Melli se cramponna au bras de Jack : sa chair était froide, raide. Elle voulait l’entraîner mais ne parvenait pas à le bouger. Effrayée, elle le secoua. « Jack, venez, allons-nous-en d’ici. » Aucune réaction. Il restait là, le regard fixe, le visage luisant de sueur. « Jack, je vous en prie, réveillez-vous. » Elle le secoua de toutes ses forces, ignorant la douleur dans son bras.
Lorsque le jeune homme se tourna pour la regarder, Melli sentit un immense soulagement la submerger. « Venez, Jack, partons. » On ne lisait pas la moindre compréhension dans son regard, aucun signe qu’il l’avait reconnue ou même comprise. Melli l’entraîna à sa suite, impatiente de s’enfuir. Elle ne put s’empêcher de regarder en arrière, cependant – des hommes et des chevaux gisaient, morts ou en sang, sur le sol en contrebas. Un mercenaire s’éloignait en rampant, traînant derrière lui sa jambe brisée, inutile. L’air était très calme ; aucun vent, juste la pluie qui continuait inlassablement à tomber. Melli frissonna, préférant éviter de penser à ce qui venait de se produire ou aux raisons pour lesquelles elle et Jack avaient été épargnés.
Attrapant le garçon par le bras, elle le guida sur la pente opposée. Le temps qu’ils parviennent en bas, la tunique de Jack était trempée de sang. Melli décida de se diriger vers la route de l’est – ils avaient tous les deux besoin d’aide et d’un abri et ne les obtiendraient pas dans la forêt. Melli savait qu’elle prenait un gros risque, mais cette route représentait leur seule chance de salut.
Tavalisc endossait ses habits les plus resplendissants. L’expulsion des chevaliers s’était révélée si populaire que la cité organisait une parade en l’honneur de celui qui l’avait ordonnée. Le peuple de Rorne adorait les spectacles et attendait de ses dirigeants qu’ils paraissent à leur avantage en de telles occasions. Jadis, bien des années auparavant, un certain Vesney, alors Premier ministre, était apparu dans une procession vêtu d’une robe brune toute simple, sans ornements, sans bijoux, sans même un chapeau. Les habitants de Rorne s’en étaient sentis mortellement insultés. Eux avaient revêtu leurs plus beaux atours. Le fait que le Premier ministre n’eût pas jugé utile de se donner cette peine prouvait le peu de cas qu’il faisait d’eux. La foule indignée avait jeté l’infortuné Vesney à bas de son cheval et l’avait battu à mort.
L’ironie de l’histoire était que Vesney avait cru que la foule apprécierait son geste. Il pensait lui montrer l’image d’un homme frugal, qui ne dépensait pas inconsidérément l’argent des impôts en apparat frivole. Tavalisc n’était pas si bête. Le peuple de Rorne attendait peu de chose de ses dirigeants : simplement d’être ébloui par leur luxe, leur pompe, afin de briller dans la gloire qu’on lui renvoyait. Rorne était la plus riche cité des Terres connues : ses dirigeants se devaient d’en incarner la réalité.
L’archevêque était en train de se faire vêtir d’une tunique de soie jaune clair. Il s’amusait à loucher dans la robe de la couturière. On frappa brièvement à la porte, et Gamil entra.
« Ah, Gamil. Je pensais justement à vous. Je me demandais quand vous m’amèneriez enfin mon petit Comi. » Tavalisc avait récemment fait l’acquisition d’un chat. La créature rusée ayant captivé son intérêt, il avait donné son chien à Gamil – l’archevêque ne pouvait avoir qu’un seul favori à la fois. Il soupçonnait son assistant, soit d’avoir tué la pauvre bête, soit de l’avoir abandonnée dans les rues. Ses soupçons se virent confirmés par l’expression coupable de Gamil.
« Je vous l’amènerai dès qu’il ira mieux, Votre Éminence.
— N’y manquez pas, Gamil. Je vous le rappellerai dans quelques jours. » L’archevêque adressa un sourire aimable à son assistant. « Cela me réchauffe le cœur de savoir mon cher Comi en de si bonnes mains. » Il se tourna vers la couturière. « Moins serré, ma fille. Je ne tiens pas à avoir l’air d’une saucisse sur le point d’éclater. Un banquet va suivre la parade, j’aurai besoin de place pour assurer ma digestion. » L’archevêque en revint à son assistant. « Bien, Gamil, quelles nouvelles m’apportez-vous aujourd’hui ?
— Maries a appris votre décision d’expulser les chevaliers.
— Et comment prend-on la nouvelle, dans cette malheureuse cité ?
— Des manifestations ont eu lieu dans les rues, Votre Éminence. Le peuple presse les autorités de suivre votre exemple. Les chevaliers de Valdis ne sont guère appréciés là-bas.
— Excellent, Gamil. Cela ne me surprend guère ; on soupçonne depuis très longtemps les chevaliers d’avoir apporté la peste à Maries.
— Votre Éminence a démontré une prévoyance remarquable le jour où elle a lancé cette rumeur.
— Oui, il est toujours bon d’encourager ses rivaux à s’entre-déchirer. Dommage que la peste elle-même ne puisse être portée à mon crédit.
— Je m’attends à recevoir un rapport sur la réaction de Toulay à votre édit d’ici la fin de la semaine. Sauf erreur, ils doivent eux aussi être au courant, à l’heure qu’il est.
— La réaction de Toulay sera des plus intéressantes. Elle est associée de longue date à la chevalerie. Comme la plupart des cités, cependant, elle vit dans la crainte : crainte de l’invasion, de la peste, de la perte de ses marchés. Oui, nous garderons un œil sur Toulay. » Tavalisc fit un pas pour prendre une grappe de raisin ; il marcha négligemment sur la main de la couturière, qui travaillait sur l’ourlet de son manteau. « Et en parlant de ce délicieux port de pêche, des nouvelles de notre chevalier ?
— Eh bien, Votre Éminence, il a été vu voilà quelques jours à proximité de la cité, en compagnie du garçon qui le suivait. »
L’archevêque admira son reflet dans le miroir. « La prostituée est toujours dans nos murs ?
— Oui, Votre Éminence, mais avec tout le respect que je vous dois, il pourrait se passer très longtemps avant que le chevalier ne revienne à Rorne.
— Ah, Gamil, vous avez la mémoire affreusement courte. Il y a quelques secondes encore, vous vantiez ma prévoyance. J’ai l’intention de garder cette fille aussi longtemps que nécessaire : des mois, des années, qui sait ? Un jour viendra où elle nous sera utile. Rorne surmontera fort bien la disparition d’une de ses putains dans l’intervalle.
— Si nous en avons terminé, Votre Éminence, je vais me retirer. Je dois moi aussi me changer pour la parade.
— À votre place, je ne me donnerais pas cette peine, Gamil. Le brun vous va si bien. »
Taol fut tiré du sommeil par des cris. Après s’être frotté les yeux, il gagna la fenêtre pour voir de quoi il retournait. La rue en contrebas était envahie par une foule qui vociférait et brandissait des banderoles. Taol se pétrifia d’horreur en entendant ce qu’elle clamait.
« À bas les chevaliers, chassez-les de la cité ! »
Une banderole portant le symbole de la chevalerie – deux cercles l’un dans l’autre – fut incendiée sous ses yeux. Ce spectacle déclencha des rires et des hourras. Peu à peu, la foule passa devant lui en direction du centre de la cité.
Taol n’en croyait pas ses yeux ni ses oreilles. Pour la première fois, il était forcé d’admettre l’ampleur de l’hostilité suscitée par son ordre. Comment en était-on arrivé là ? La haine avait remplacé le respect. Pour quelle raison les gens s’étaient-ils retournés à ce point contre les chevaliers ?
« Petit ! » Il réveilla Chipeur en le secouant. « Je prendrai mon petit déjeuner tout seul. Ne bouge pas d’ici avant mon retour.
— Et moi, je n’avale rien ?
— Ne fais pas d’histoires. Je n’en aurai pas pour longtemps. »
Taol quitta la pièce et descendit dans la salle à manger. Il voulait découvrir la cause de cette manifestation.
L’endroit était bondé. Taol choisit une table déjà occupée. Son vis-à-vis le regarda s’asseoir avec appréhension et commença à rassembler ses affaires.
« Non, monsieur, ne partez pas à cause de moi, je vous en prie. Je ne souhaite nullement vous importuner. » À ces mots, l’autre parut se détendre un peu.
« Veuillez pardonner ma discourtoisie, mais considérant votre apparence, ma réaction ne doit guère vous surprendre.
— Ne pas toujours juger un homme d’après sa taille. Même un nain peut porter un long-couteau. » Taol citait un fameux proverbe de voyageurs. Mesurant une tête de plus que la plupart des gens, il avait l’habitude d’inspirer une certaine nervosité.
« Vous m’avez mouché, jeune homme. Je vous paye un verre. » L’homme appela la serveuse et commanda la traditionnelle boisson matinale de Toulay : de la bière mêlée à du lait de chèvre.
« Avez-vous vu la foule passée tantôt dans la rue du port ? » Taol grimaça en portant la coupe à ses lèvres – élevé dans les marais, il n’appréciait guère le lait de chèvre.
« Aye, je l’ai vue. C’est une vilaine affaire. » L’homme secoua la tête d’un air circonspect. « La faute à ce diable d’archevêque. Il a décidé de chasser les chevaliers hors de Rorne.
— Quand a-t-il fait cela ? demanda nonchalamment Taol.
— On l’a appris aujourd’hui. D’aucuns disent qu’ils aimeraient voir la même chose se produire ici.
— Les manifestants ? »
L’étranger jeta un regard nerveux autour de lui. « Ainsi que d’autres personnes plus influentes.
— Je croyais Toulay en bons termes avec Valdis.
— Valdis n’a plus d’amis dans le Sud depuis que Tyren a pris le pouvoir. L’homme veut contrôler toutes les routes commerciales vers le Nord et l’Est. Tantôt il utilise la manière forte, tantôt il recourt à des accusations d’hérésie. » L’homme prit une longue gorgée. « Toulay doit beaucoup aux chevaliers. Voilà bientôt cent ans, ils nous ont aidés à repousser une invasion de barbares qui venaient d’au-delà des mers. Personne ne l’a oublié, mais tout est une question de priorités, fiston. Toulay ne vit que pour le commerce ; menacer notre commerce revient à s’en prendre à notre existence même. Nous exportons une fortune en broderies et en poissons d’eaux froides vers Rorne. Que Rorne nous prenne en grippe, et nous commencerons à perdre de l’argent. Valdis ne s’intéresse guère au poisson ou aux travaux d’aiguille. » L’homme regarda Taol d’un air soupçonneux. « D’où viens-tu, mon gars ?
— Je suis originaire du Grand Marécage. » Taol prit une grande gorgée de bière et regarda son interlocuteur droit dans les yeux.
— Eh bien, fiston, je dois m’en aller. J’ai des poissons à nettoyer et à saler – même cela coûte plus cher, désormais. Grâce aux chevaliers. Ils ont racheté toutes les salines. » L’homme se leva en soupirant. « Les ennuis couvent, mais Valdis n’est pas seule à souffler sur les braises. Rorne et Brennes ne sont pas les dernières à rajouter du bois. » Il s’inclina poliment. « Je te souhaite une bonne journée, et du poisson dans la fortune comme dans la famine. » Taol lui retourna la politesse et le regarda partir. Ne tenant pas en place, il décida de sortir voir les manifestants de plus près.
Toulay était une ville bruyante et animée au petit matin. Orientée plein est, elle bénéficiait chaque jour des premiers rayons du soleil. Comme Taol se dirigeait vers la place du marché, il entendit bientôt les clameurs et les slogans. En se guidant sur le bruit, il finit par rejoindre la foule. Les hommes qu’il avait vus depuis sa fenêtre se trouvaient là, ainsi que beaucoup d’autres. Il y avait aussi un petit groupe de partisans des chevaliers ; les malheureux se faisaient conspuer et cribler de têtes de poissons. La foule en colère scandait :
« À bas les chevaliers !
— Ce sont les chevaliers qui ont apporté la peste !
— Ils nous volent notre commerce !
— Valdis est pourrie jusqu’à la moelle ! »
Taol n’en supporta pas davantage. La tête basse, il rentra à l’auberge. Aucune des personnes qu’il avait croisées depuis sa libération des cachots de Rorne n’avait eu une seule parole favorable à Valdis. Le nom de Tyren était sur toutes les lèvres, on le traitait de charlatan à chaque souffle. Taol avait quitté Valdis depuis si longtemps ; pouvait-il sincèrement prétendre savoir ce qui s’y déroulait ? À Rorne, nier les rumeurs avait presque constitué un réflexe ; la cité était corrompue et l’archevêque s’appliquait à développer un fort sentiment antichevaliers au sein du peuple. Mais il n’en allait pas de même à Toulay. Ses habitants étaient pieux, travailleurs et, comme l’étranger de la taverne l’avait souligné, ils avaient une dette envers Valdis.
Pour la première fois, Taol se vit contraint d’admettre qu’il devait y avoir du vrai dans toutes ces rumeurs. Mais Tyren ? Il ne pouvait pas y croire. Tyren lui avait pour ainsi dire sauvé la vie, et sans doute aucun sauvé son âme. C’était lui qui l’avait conduit à Valdis, lui qui l’avait pris sous son aile protectrice quand les autres l’avaient estimé de trop basse extraction pour devenir chevalier. Tyren l’avait défendu, affirmant que les chevaliers avaient besoin de la force et de la vitalité d’un sang nouveau, fût-ce celui d’un paysan. Taol l’avait admiré pour le courage dont il avait fait preuve dans ces circonstances. Défier les fondements mêmes de la chevalerie n’avait pas été chose facile, mais Tyren n’avait eu de cesse de convaincre les chevaliers d’autoriser tout homme à postuler pour les cercles, quelle que soit sa naissance.
Deux ans après l’initiation de Taol, Tyren accédait à la tête de l’ordre. Son chef précédent, Fallseth, avait connu une mort mystérieuse ; on avait retrouvé son corps dans un bordel des faubourgs de Valdis. Après cette humiliation, les chevaliers avaient voulu se donner un dirigeant d’une tenue morale irréprochable. Et ils avaient choisi Tyren.
Taol se demanda ce qui s’était produit en son absence. Au début de sa quête, il avait exposé ses cercles avec fierté. De parfaits inconnus l’avaient accueilli sous leur toit en les voyant. Ils avaient incarné l’honneur, la bravoure et la foi ; ils ne représentaient plus que des marques d’infamie, qu’il convenait de dissimuler en présence d’autrui.
Taol remonta sa manche et dévoila ses cercles. Il allait regagner, l’auberge sans les cacher. Ils représentaient sa raison de vivre, et Taol n’entendait pas les laisser condamner sur la foi de quelques méchantes rumeurs. Marchant tête haute, il se décida à chasser ses doutes. Les chevaliers plaçaient la loyauté au-dessus de tout. Envisager ne fût-ce qu’un instant qu’il puisse y avoir du vrai derrière ces accusations de corruption constituait une déloyauté de la plus extrême gravité.
Personne n’arrêta Taol sur le chemin du retour, ce qui valait probablement mieux, car il brûlait de se battre. Bien malchanceux celui qui aurait hasardé un commentaire au sujet de ses cercles par cette belle matinée.
En arrivant à l’auberge, Taol eut la surprise de constater que Chipeur l’avait écouté, pour une fois : il l’attendait sagement dans leur chambre.
« Pourquoi as-tu été si long ? » commença le gamin. Voyant le visage de son compagnon, Chipeur se tut et entreprit de ranger ses affaires dans son sac.
Ils passèrent à l’écurie récupérer leurs montures. Quand on lui amena la jument à la lumière du jour, Taol se félicita de son choix
— elle était souple et gracieuse. Son humeur s’égaya encore quand il découvrit la monture de Chipeur : un solide poney à l’air hargneux, à la robe raide et rousse. Il rit ouvertement en voyant l’expression du gamin.
« Pas question que je monte sur cette fichue mule.
— Je t’assure, jeune homme, que ce n’est pas une mule. C’est un poney des collines – une bonne bête, très courageuse. » Le maquignon était vexé au plus haut point.
« Le poney fera l’affaire. » Taol tendit sept pièces d’or au marchand. « Combien vous dois-je pour les selles et les céréales ?
— Deux autres pièces d’or. » L’homme s’affairait à tester les pièces, grattant la surface avec son couteau pour s’assurer qu’elles ne cachaient pas un métal moins noble sous l’or. Taol savait le prix des selles excessif, mais n’ayant pas envie de marchander, il remit l’argent et prit congé.
Taol tapota doucement la tête de son cheval, pour lui permettre de s’habituer à sa présence. Chipeur voulut prendre exemple sur lui ; le poney se retourna promptement et le mordit.
— Stupide mule ! » Le gamin se frotta la main. « Tu ne perds rien pour attendre. » Chipeur réfléchit une seconde, cherchant à l’évidence un châtiment approprié pour le poney. « Je sais, je vais te donner un nom ridicule. Tu t’appelleras Souillon !
— Cela ne me paraît pas un si mauvais nom », observa Taol. Il était en train de vérifier son harnachement et sa selle.
« Tu ne connais vraiment pas grand-chose, hein ? C’est comme ça qu’on appelle ceux qui gagnent leur vie en cherchant des pièces et des objets perdus dans les ordures de la rue. Il n’y a pas pire insulte à Rorne. Les derniers des derniers, oui-da !
— Moi, j’aime bien ce nom. Et je suis sûr que cela ne fait pas grande différence pour le poney. » Taol se hissa en selle.
« Comment vas-tu appeler le tien ?
— Ma foi, tu sembles avoir une certaine facilité avec les noms. Que suggères-tu ?
— Pétale. J’ai eu une lapine, une fois, que j’avais appelée comme ça parce qu’elle adorait manger les fleurs. Les marchandes de fleurs s’en arrachaient les cheveux.
— Va pour Pétale. Allons, Chipeur, en route. J’ai l’intention de couvrir une bonne distance aujourd’hui. » En rassemblant les rênes, Taol s’aperçut que ses cercles étaient toujours visibles. Il résista à l’impulsion de les cacher. Pour cette journée au moins, il défierait quiconque décrierait les chevaliers en sa présence.
Maybor ôta ses vêtements mouillés et grelotta devant le feu en attendant que son serviteur lui apporte une autre robe. Lui et ses hommes avaient chevauché sous la pluie sans relâche ; aussi Maybor était-il transi de froid et épuisé. Il cria rageusement à Crandell de se dépêcher. Il avait des choses à faire.
Une fois habillé, il traversa le château pour rendre une petite visite à Baralis. L’homme se jouait de lui depuis trop longtemps. Maybor allait arracher la vérité sur sa fille à sa grande carcasse efflanquée, mais sans courir de risques inutiles ; le chancelier avait plus d’un tour dans sa manche, aussi Maybor n’irait-il pas le trouver seul – pas question d’offrir au chancelier l’occasion de le réduire en cendres, lui aussi.
Il frappa à la porte de la chambre de Kedrac et, n’entendant pas de réponse, entra directement. Son fils se trouvait au lit avec une fille. « Tu n’as pas perdu de temps, Kedrac. Voilà à peine une heure que nous nous sommes quittés. » Maybor n’était pas peu fier de voir son fils courir le jupon. Il lui avait de toute évidence transmis un peu de ses propres talents.
« Que désirez-vous, père ? » Kedrac ne semblait pas le moins du monde perturbé par l’interruption. Sa main s’affairait sous les draps, continuant à caresser la fille.
« J’ai décidé d’affronter Baralis au sujet de ta sœur. Il sait où elle se cache. Il est grand temps de découvrir ce que mijote ce serpent. Es-tu de la partie ? » Kedrac bondit hors du lit, nu comme un ver, et courut s’habiller dans son cabinet de toilette.
Pendant que son fils s’affairait, Maybor tourna son attention vers la fille allongée dans son lit. Il reconnut la femme de chambre de dame Helliarna. « Quel est ton nom, mon enfant ? » La fille, embarrassée et effrayée à la fois, ne répondit rien. « Allons, allons, parle.
— Je m’appelle Muguette, murmura-t-elle.
— Dis-moi, Muguette, as-tu plaisir à coucher avec mon fils ? » Maybor gardait un œil sur la porte au cas où Kedrac reviendrait.
« Eh bien, oui, messire, il est bon avec moi.
— Alors, ma douce Muguette, si le fils est bon avec toi, pense à quel point le père sera meilleur. »
La compréhension se fit jour sur le visage de la servante, dont l’attitude devint aussitôt enjôleuse. « Voyons, messire, que me proposez-vous là ? » Elle avait parlé avec coquetterie, laissant artistiquement le drap glisser de sa poitrine. Elle rougit de la plus charmante des manières et remonta le drap jusqu’à son menton.
« Sois dans ma chambre une heure après minuit et je t’expliquerai cela en détail.
— Père, dit Kedrac en revenant au pas de charge dans la chambre, peut-être serait-il sage d’emmener quelques hommes avec nous ? » Maybor se détourna vivement, faisant mine d’admirer les épées croisées au mur. Muguette s’enfonça sous les couvertures.
« Non, nous irons seuls. Prends ton arme. »
Ils se dirigèrent droit vers la tanière de Baralis. Ils s’arrêtèrent devant une porte entaillée d’étranges inscriptions, sur laquelle Maybor frappa brutalement avec le pommeau de son épée. Au bout d’un moment, la porte s’ouvrit et les deux hommes furent recouverts par l’ombre de Craupe.
« Où est ton maître ? J’exige de le voir immédiatement. »
Maybor refusait de se laisser intimider par un serviteur, aussi impressionnant soit-il.
« Vous ne pouvez pas voir messire Baralis. » Le serviteur s’exprimait comme un simplet qui aurait mémorisé son texte sans le comprendre.
« S’il est dans ses quartiers, je le verrai.
— Messire Baralis est souffrant et ne peut recevoir personne.
— Il me recevra, moi ! » Maybor tenta d’écarter Craupe – autant se heurter à un mur. « Laisse-moi passer.
— C’est bon, Craupe. » Baralis apparut derrière son serviteur. Maybor fut choqué par son apparence ; Craupe n’avait pas menti, son maître était pâle comme un spectre. Kedrac fit un pas vers la porte. « Non, Maybor, dit Baralis d’une voix faible et éraillée. Je vous verrai seul, ou pas du tout. » Kedrac se tourna vers son père, qui hocha la tête. Il était peu vraisemblable que l’autre lui fasse le moindre mal dans son état.
Maybor n’était encore jamais entré dans les appartements du chancelier. Comme tout le monde, il avait entendu de folles rumeurs à propos de flacons de sang, de cerveaux en bocal et de squelettes, mais au lieu de tout cela il découvrit une pièce agréable, meublée avec goût et, lui disait son œil exercé, à grands frais. Il vit des tapis de soie bleu foncé tissés à la main, des tapisseries délicatement ouvragées de Toulay, et un mobilier en essences exotiques les plus fines.
« Puis-je vous offrir un rafraîchissement ? » D’un geste, Baralis invita Maybor à s’asseoir.
« Je ne veux pas de votre vin. » Maybor commençait à se sentir comme une mouche dans une toile d’araignée.
« À votre aise. Vous me pardonnerez si je prends un verre. Comme vous le voyez, je ne suis guère vaillant et un peu de vin rouge me fouettera les sangs.
— Je pense que vous savez ce qui m’amène. » La situation n’évoluait pas du tout comme Maybor l’avait escompté. Elle était en train de lui échapper au profit de Baralis.
« J’ai bien peur que non, messire Maybor.
— Qu’avez-vous fait de ma fille ? » éclata le seigneur d’une voix rageuse.
Imperturbable, Baralis se servit un verre de vin. « J’ignore complètement où elle se trouve.
— J’ai toutes les raisons de croire que des mercenaires à votre solde l’ont enlevée à Duvitt.
— Allons, allons, messire Maybor. Vous connaissez les mercenaires – tantôt ils travaillent pour l’un, tantôt pour l’autre. Je ne nie pas en avoir parfois utilisé. Certaines affaires personnelles m’ont conduit à faire appel à leurs services, mais je n’ai ni le temps ni l’envie de traquer votre petite fugueuse.
— Vous mentez, Baralis. » Maybor contenait à grand-peine sa rage et sa frustration. L’épée le démangeait dans son fourreau.
« Vous n’êtes pas en position de me traiter de menteur, messire Maybor. » Le ton de Baralis se durcit. « Je vais vous demander de partir, maintenant. »
Lorsque messire Maybor se leva et tira son épée, il eut la satisfaction de lire la peur sur les traits de Baralis. La lame scintillait à la lueur des chandelles. Craupe bondit en avant, mais Maybor avait déjà rengainé.
« Ne commettez pas l’erreur de me sous-estimer, Baralis. » Leurs regards se croisèrent. Leur aversion mutuelle ne pouvait échapper à personne – elle remplissait l’espace entre eux avec la tension d’un chevalet de torture. Baralis fut le premier à détourner les yeux. Maybor redressa la tête et quitta la pièce.
Kedrac l’attendait dehors. « Lui avez-vous soutiré quoi que ce soit à propos de Melliandra, père ?
— Non, mais j’ai appris quelque chose de plus utile. » Maybor se frotta le menton d’un air songeur.
« Quoi donc ?
— Baralis est humain ; la vue d’une épée nue l’effraye autant qu’un autre. » Son fils ne parut guère impressionné par cette découverte, mais Maybor l’appréciait à sa juste valeur. Depuis l’incident de l’assassin, il s’interrogeait sur l’existence des pouvoirs surnaturels de Baralis ; il venait pourtant de les mettre à l’épreuve et rien ne s’était produit. Il n’avait pas été frappé par la foudre, ou précipité au purgatoire. Maybor regagna ses quartiers d’un pas léger. Il avait désormais davantage confiance en l’avenir.
Il fallut plusieurs heures à Melli pour atteindre la route de l’est en traînant Jack à travers bois sous une pluie battante. Tous deux étaient trempés jusqu’aux os. Melli, transie, avait perdu son châle ; son bras n’était plus douloureux, juste insensible et singulièrement lourd. Elle avait brisé la hampe de la flèche dans l’épaule de Jack sans oser retirer la pointe, se contentant d’appuyer de part et d’autre de la blessure jusqu’à ce que le saignement s’interrompe. Hélas, dès que Jack s’était remis en route, sa blessure avait recommencé à saigner et s’aggravait à force de marcher. Sa propre blessure lui semblait assez propre. Melli distinguait clairement la forme de la pointe de flèche dans son bras, logée dans un muscle, juste sous la peau. Son oreille lui cuisait ; elle avait saigné un peu mais ne semblait pas trop touchée.
Melli fut amèrement déçue en débouchant sur la route ; on n’y voyait nul éclaircissement des arbres signalant habituellement la présence d’une ferme ou d’un hameau. Sans moyen de savoir à quelle distance ils se trouvaient de la ville et du château, elle décida de poursuivre vers l’est. Elle ne prit pas la peine de quitter la route pour se mettre à couvert – il s’écoulerait un certain temps avant que Baralis puisse remplacer les hommes qu’il avait perdus. Quant aux gardes de son père, qu’ils la retrouvent s’ils en étaient capables – elle avait presque oublié la raison de sa fuite.
Jack n’avait toujours pas prononcé un mot. Melli, inquiète, supposait qu’il se trouvait en état de choc. Elle avait hâte de lui trouver du secours. Savoir qu’il avait besoin d’elle la rendait forte, d’autant qu’elle tenait ce rôle pour la première fois de toute sa vie. Elle avait toujours été la plus faible, celle qu’il fallait protéger, choyer. Mais cette nouvelle distribution ne lui déplaisait pas ; elle était résolue à ne pas abandonner son compagnon.
Au bout d’un moment, Melli repéra un sentier de terre qui s’éloignait de la route, et qu’elle suivit jusqu’à une petite ferme bien entretenue. Jugeant préférable de s’en approcher seule, elle entraîna Jack derrière un buisson où elle lui demanda de rester assis et de l’attendre. L’avait-il entendue ? Au moins ne fit-il pas mine de bouger. Melli arrangea de son mieux ses cheveux et sa robe, regrettant que le vent ait emporté son châle – il lui aurait permis de cacher sa blessure. Ayant fait son possible, elle marcha vers la ferme.
L’odeur environnante révélait la présence d’un élevage de porcs. Il y en avait plusieurs aux alentours du château : on aimait le porc, à Harvell. La coutume locale voulant qu’il soit néfaste pour un fermier d’avoir sa porte sur l’avant de sa maison, Melli se dirigea vers le côté de la bâtisse. Elle frappa énergiquement et attendit en grelottant. Une vieille femme vint ouvrir. « Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle d’une voix étonnamment forte pour son âge. Si tu es une mendiante, je préfère t’avertir que tu n’auras rien de moi. Fiche-moi le camp. »
Melli prit une grande inspiration. « S’il vous plaît, j’ai besoin d’aide.
— Fiche le camp ou j’appelle mon fils. » La vieille femme la congédia d’un revers de main.
— Je vous en prie, je suis blessée et…
— Tes ennuis ne me concernent pas, l’interrompit la femme. Si tu ne quittes pas mes terres dans les trois secondes, je vais chercher mon fils.
— Si vous pouviez seulement…
— Écarte-toi de mon seuil à l’instant, où mon fils va venir avec son couteau à dépecer.
— Eh bien, allez donc le chercher », s’écria une Melli au bord des larmes. L’attitude de la vieille femme l’avait rendue furieuse. « Je m’en moque. Que pourrait-il me faire de plus ? » La femme hésita. Melli devenait légèrement hystérique. « Allez, dites-lui de sortir, et qu’il amène son couteau le plus tranchant ! » La vieille semblait prendre peur.
« Tu ferais mieux d’entrer, dit-elle, de guerre lasse.
— Mon ami est blessé ; je l’ai laissé là-bas, dans les buissons. » Melli ne comprenait rien au revirement de la paysanne, mais elle n’allait pas s’en plaindre. « Attendez-moi une minute, je le ramène. » La vieille femme hocha la tête et Melli courut chercher Jack.
Elle fut soulagée de trouver la porte encore ouverte à son retour.
« Il est mal en point », commenta la vieille femme à la vue du garçon. Elle conduisit les deux jeunes gens dans une cuisine chaude et accueillante : un feu flamboyait dans la cheminée et un ragoût mijotait dans la marmite. « Asseyez-vous. Je vais vous apporter de quoi vous sécher. »
Melli fit asseoir Jack et balaya des yeux la cuisine. Un détail retint son regard : la table était dressée pour une personne – une assiette, une chope de bière, un couteau. La femme revint les bras chargés de couvertures en laine. « Je pensais voir votre fils », dit Melli avec une nonchalance feinte. Elle lui prit les couvertures des mains et entreprit de sécher Jack.
« Il est à Harvell pour la journée », répondit la vieille femme. Elle tourna le dos à Melli et se mit à touiller le ragoût.
« Je croyais qu’il se trouvait dans la maison. » Melli fit la grimace en séchant son bras blessé.
« Eh bien, il ne l’est pas, répondit froidement la paysanne. Je ne vois pas en quoi cela te concerne.
— Vous n’avez pas de fils, n’est-ce pas ? Vous vivez seule ici. Ne craignez rien, je ne le répéterai à personne. » Melli savait que la loi interdisait formellement à une femme de posséder une ferme dans les Quatre Royaumes. Une veuve se voyait automatiquement confisquer sa propriété par les autorités, à moins d’avoir un fils à qui la transmettre. Violer cette loi revenait à s’exposer à un grave châtiment, voire à la pendaison. Au demeurant, la loi ne se limitait pas aux fermes – la gent féminine des Quatre Royaumes ne pouvait posséder ni terre, ni maison. Même les habits ou les bijoux que Melli portait à la cour restaient la propriété de son père.
« Je tiens cette ferme toute seule depuis vingt ans. Un homme n’aurait pas fait mieux. » La voix de la vieille femme était empreinte de fierté.
« Et pour aller au marché ? Comment faites-vous pour vendre votre porc ?
— Je m’arrange avec un gars du coin. » La vieille femme remplit trois bols de son épais ragoût brun. « Il me le fait payer cher, mais je n’ai guère le choix. Il pourrait me dénoncer aux autorités à tout moment, et je perdrais tout. Alors, il me saigne à blanc, petit à petit, en me laissant à peine de quoi m’en sortir. » Dans un soupir, la femme versa une cuillerée de graisse de porc dans chaque bol pour enrichir le ragoût. « À Harvell, tout le monde pense que mon fils évite de se montrer parce qu’il est éclopé.
— Je suis désolée.
— Ne sois pas désolée pour moi, ma petite. Je préfère ma vie à celle de bien des veuves. J’ai ma propre maison, je mange à ma faim et je n’ai pas de beau-fils pour me rappeler sans arrêt que je dépends de sa générosité. » La vieille femme secoua la tête. « Non, ma fille, garde ta pitié pour une autre qui la mérite davantage. Allez, maintenant, mange ton ragoût avant que la graisse ne fonde. »
Melli apporta un bol à Jack et lui mit la cuillère en main. À sa grande surprise, il se mit à manger.
« Il va falloir nous occuper de la blessure de ton ami, elle risque de s’infecter.
— Nous pouvons donc rester cette nuit ?
— Ma fille, il semble que nous ayons toutes deux des choses à cacher. » La vieille femme jeta un regard appuyé au bras de Melli, puis à Jack. « Je ne vois pas d’inconvénient à ce que nous les cachions ensemble pour une nuit. »
Lorsqu’ils eurent fini de manger, la femme fit bouillir de l’eau chaude puis choisit un couteau à lame mince sur une étagère. « Voilà qui devrait convenir. Cela suffit bien à écorcher les cochons. » Elle trempa la lame un moment dans l’eau bouillante avant de l’essuyer. « Retire la chemise de ton ami. »
Melli n’était guère rassurée en la voyant brandir son couteau, mais avait-elle vraiment le choix ? Ne sachant rien de la chirurgie ou de la médecine, elle allait devoir lui faire confiance. Par chance, la vieille avait choisi de commencer par soigner Jack : aussi Melli pourrait-elle juger de son savoir-faire avant de lui confier son bras.
« Ne t’inquiète pas, mon garçon. » La vieille femme nettoya le sang coagulé avec un chiffon propre. « Ça va faire mal, je ne vais pas te mentir, mais c’est nécessaire. » Elle se tourna vers Melli. « Ma fille, va me chercher le cruchon de gnôle sur le buffet. » Puis, se penchant sur la blessure de Jack : « Au moins, ce n’est pas une pointe barbelée. » Melli lui tendit le cruchon. « Tiens, mon garçon, bois un coup, cela t’aidera à te détendre. » La vieille femme elle-même but une rasade de gnôle.
Elle entailla l’épaule de Jack, ignorant la blessure d’entrée pour couper directement au-dessus de la pointe. Melli était horrifiée. « Ne pouviez-vous l’extraire par où elle a pénétré ?
— Chut, ma fille, tu me fais perdre ma concentration. » La femme repoussa la peau et fouilla dans le muscle. Sans prêter attention au sang qui coulait en abondance, elle se concentra sur la flèche. Elle écarta ce qui restait de muscle et de tendon pour retirer la pointe avec ses doigts. « Là ! Et voilà. » Elle la jeta négligemment par terre. « Passe-moi le fil et l’aiguille, ma fille. Il va saigner à mort si on ne le recoud pas. »
La femme pinça la peau de Jack d’une main et la cousit de l’autre, à gros points irréguliers. « Évidemment, je ne garantis pas un résultat impeccable. Je serai plus soigneuse avec toi ; on ne peut pas laisser une vilaine cicatrice à une aussi jolie fille. Sur un homme, ça n’a guère d’importance ; les cicatrices les rendent plus attirants aux yeux des filles.
— Qui vous a enseigné à faire cela ? demanda Melli pour éviter de songer aux cicatrices.
— Les truies, tiens ! On ne peut pas élever des porcs sans savoir s’occuper des bêtes. » La vieille femme ne releva pas la tête ; elle était tout entière absorbée par sa tâche. Elle coupa le fil avec ses dents, puis s’occupa de la blessure d’entrée. Avec son couteau, elle traça deux entailles en forme de croix sur la plaie.
« Que faites-vous ? s’écria Melli en voyant jaillir le sang. C’est encore pire maintenant.
— Ma fille, tu n’entends rien à la chirurgie. La blessure était ronde – elle aurait mis une éternité à se refermer. Mieux valait l’agrandir et modifier sa forme. » La vieille femme reprit son fil et son aiguille. « Une croix guérira deux fois plus vite et plus proprement ; les plaies rondes laissent toujours de vilaines cicatrices.
— Pardon, je ne savais pas, s’excusa Melli qui ne mit pas un instant sa parole en doute.
— Peu importe, ma fille. » La vieille femme acheva de recoudre la plaie. « Et maintenant, aide-moi à porter ton ami muet sur la paillasse, là-bas ; il a besoin de repos. Ensuite, je m’occuperai de toi. » Melli s’exécuta en traînant les pieds, guère enthousiaste à l’idée de se faire inciser et recoudre.