6

Jack demeura un moment allongé avant d’ouvrir les yeux. Il perçut d’abord la fraîcheur des arbres et des fougères, ainsi qu’une odeur de feu de bois. Puis il décela des saveurs de cuisine, le fumet d’un ragoût ou d’une soupe ; et enfin, le parfum délicieux d’une bière bien chaude.

Alléché par une si riche diversité de senteurs, Jack ouvrit les yeux. Une lumière douce et verte tombait sur son visage. Examinant les alentours, il découvrit qu’il se trouvait dans une sorte de tanière ou de hutte de branches et de feuillages, couché sur un tapis de mousse et de fougères. Seul.

Humant les odeurs de nourriture, Jack vit un petit fourneau de briques au milieu de la tanière. Un trou ménagé dans le treillis de branches laissait s’échapper la fumée. Quand il balança les jambes hors de sa couchette, une vague de nausée secoua tout son corps. Pris de vertige, il fut tenté de rester au lit mais l’envie d’un repas chaud et de bière s’avéra la plus forte.

Il s’approcha du fourneau sur des jambes flageolantes. Dans une marmite découverte mijotait un ragoût sombre et onctueux. Jetant un coup d’œil autour de lui, Jack aperçut des tasses disposées sur une table basse en bois et des écuelles. Il en remplit une avec l’odorante mixture et se versa une tasse de bière chaude aux épices.

Le ragoût était fameux ; on y trouvait des champignons, du lapin, des carottes et des oignons, le tout relevé d’une bonne dose d’épices et d’herbes aromatiques avec un subtil arrière-goût de pomme et de cidre. Avec l’impression de ne rien avoir mangé depuis une éternité, il engloutit une première écuelle, puis une deuxième. Il ne lui vint même pas à l’idée de s’interroger sur l’endroit où il se trouvait ni sur la manière dont il y était arrivé. Chaleur et nourriture suffisaient à son bonheur pour l’instant.

Une fois restauré, Jack éprouva le besoin de se soulager et chercha un moyen de sortir de la tanière. Il n’en trouva aucun mais ne s’inquiéta pas outre mesure, ayant aperçu un pot de chambre au pied de son lit. Quand il eut fini, il se rallongea sur le lit et sombra immédiatement dans un profond sommeil.

Plus tard, Jack fut réveillé par des bruits à l’intérieur de la tanière. Il ouvrit les yeux et découvrit un homme grand, barbu, qui le fixait. « Alors, jeune homme, as-tu bien mangé ? » lui demanda l’inconnu avec un curieux accent chantant. Jack ne put que hocher la tête ; il se sentait un peu coupable d’avoir mangé sans y être invité. L’homme devina manifestement ce qu’il ressentait.

« Tu as bien fait, c’était là pour toi. J’espère que tu as trouvé ça bon. »

Jack acquiesça avec enthousiasme. « Fameux – le meilleur ragoût que j’ai jamais goûté. » Il hésita. « Je dois vous en remercier, monsieur. » Jack détailla l’étrange personnage : ni jeune ni vieux, vêtu de peaux de bêtes et de grosse toile. Sa caractéristique la plus remarquable était sa longue et magnifique barbe couleur de cendres.

« Je n’ai rien d’un monsieur, jeune homme. Voilà des années que je n’en suis plus un, et je ne désire pas le redevenir. » Un demi-sourire joua sur les lèvres de l’homme.

« Pardonnez-moi si je vous ai offensé. » Jack avait le sentiment que l’homme s’amusait à ses dépens.

« Mais non, mais non. Je suppose qu’il me faudrait te dire mon nom.

— Si vous préférez le taire, je comprendrai. Mon nom à moi est Jack, cependant. Je vous l’offre de bon cœur. »

L’homme parut apprécier ce discours. « Ma foi, Jack, tu me fais rougir. Tu donnes librement ton nom à un étranger qui te cache le sien. Bon nombre de gens croient qu’en apprenant le nom d’une personne, on obtient du pouvoir sur elle. Et toi, qu’en penses-tu ? »

Jack avait un peu de mal à suivre ce que racontait l’homme, car son accent transformait ses paroles en chanson. L’homme poursuivit : « Je vais te dire mon nom, Jack, mais seulement la moitié. Voilà des années que je ne m’en sers plus. Les arbres ne demandent pas à le connaître, les oiseaux s’en moquent et les ruisseaux ne vont pas s’arrêter de couler pour l’entendre. Mais je vais te le donner, Jack, car contrairement à la nature l’homme a besoin de noms. Nous devrions pourtant nous en méfier ; ils recèlent un grand pouvoir. Si je nommais un arbre, je le ferais mien, or nul ne devrait pouvoir dire cela d’un arbre, d’un ruisseau ou d’un simple brin d’herbe. » L’homme sombra dans la morosité, le souffle las.

Jack parla pour briser le silence : « Si les oiseaux se passent de votre nom, je m’en passerai aussi. Je ne veux même pas en connaître la moitié. »

L’homme sourit et secoua la tête avec tristesse. « Mon demi-nom est Falk. » Jack eut l’impression qu’on lui confiait un grand secret. Il aurait voulu prononcer quelques mots de réconfort mais n’en trouva aucun.

Après un long moment, Falk reprit : « Tu as été malade, Jack. Tu as attrapé la fièvre humide, et il faudrait te reposer pour reprendre des forces. Je dois partir. Je t’apporterai à manger plus tard. Mais avant, je voudrais que tu boives un peu de ce remède. » Falk traversa la tanière et revint avec une tasse remplie d’un breuvage âcre. Jack avala jusqu’à la dernière goutte la décoction au goût douteux. Curieux de savoir ce qu’elle contenait, il adressa un regard interrogatif à Falk, qui lui adressa un sourire bienveillant. « Je t’ai révélé mon demi-nom, tu n’espères quand même pas que je vais te livrer tous mes secrets ? »

Jack accepta la réprimande et rendit la tasse vide. Falk s’approcha du mur. Avec des gestes très doux, il entreprit d’ouvrir une brèche dans le réseau de branches et de feuillages. Puis il sortit dans l’air froid. Une fois à l’extérieur, il tissa de nouveau les branches souples qui servaient à sceller et camoufler l’entrée de sa tanière.

 

Baralis contint son plaisir à grand-peine en voyant arriver le messager de la reine. Elle avait non seulement mordu à l’hameçon, mais l’avait avalé tout entier. Elle était ferrée désormais ; il ne lui restait plus qu’à ramener doucement le fil.

Ses autres préoccupations paraissaient mineures en comparaison. La jeune Melliandra courait toujours, mais elle ne lui échapperait pas deux fois. Quant à Jack, il ne pourrait aller bien loin à pied en quelques jours ; on le retrouverait bientôt.

Baralis prit dans son tiroir une dose de la poudre blanche qu’il utilisait pour calmer la douleur. Sur le point d’absorber cette préparation infecte, il changea d’avis ; il aurait besoin de conserver la tête claire et devrait supporter la douleur dans ses mains jusqu’à la fin de son audience avec la reine. C’était un maigre prix à payer.

Il s’habilla avec soin, en veillant à choisir une autre robe que celle qu’il avait portée à leur dernière entrevue. Il se pliait en cela aux usages de la cour.

Cette fois, la reine ne le fit pas attendre à la porte. Elle lui ordonna d’entrer dès qu’il eut frappé. Sa voix était toujours aussi froide, cependant. « Bonjour, messire Baralis. » Vêtue avec un goût exquis, elle portait une robe brodée de rubis et de perles ; des gemmes assorties scintillaient à sa gorge et à son poignet.

« Bonne journée, Votre Altesse.

— Je serai brève. Je préfère aller directement au vif du sujet, messire Baralis. » La reine lissa ses cheveux avec nervosité ;

Baralis eut la satisfaction de remarquer que ses mains tremblaient.

« Comme il vous plaira, Votre Altesse.

— Lors de notre dernier entretien, vous avez laissé entendre que vous aviez en votre possession un moyen d’aider le roi. Ai-je correctement interprété vos propos ?

— Tout à fait, Votre Altesse. » Baralis décida d’en dire le moins possible et de la laisser parler.

« Dans ce cas, ai-je également raison de supposer que vous parliez de quelque remède ou d’une potion susceptible d’atténuer sa maladie ?

— En effet, Votre Altesse. » Ses réponses brèves firent perdre patience à la reine.

« Messire Baralis, quelle est la nature de ce remède, et comment puis-je savoir s’il sera efficace ?

— Pour répondre à votre première question, il m’est impossible de divulguer sa nature. À la seconde : vous ne pouvez être certaine de son efficacité à moins de l’essayer.

— Quelle garantie m’offrez-vous qu’il est sans danger ? Comment puis-je savoir qu’il ne s’agit pas de poison, ou pire encore ? » La reine le regarda droit dans les yeux, d’un air de défi.

« Je peux jurer à Votre Altesse que le roi n’encourt aucun risque.

— Et si je n’ai pas confiance en votre parole ?

— Votre Altesse, j’ai une proposition. » Baralis glissa la main dans son manteau et en sortit la petite fiole de verre qui contenait la potion. Il l’éleva à la lumière ; le liquide brun étincelait de promesses. « Cette fiole renferme un espoir pour le roi. » Il la tendit à la reine. « Cela représente dix jours de traitement. Acceptez-la, et administrez son contenu au roi. Si vous voyez une amélioration notable de son état, je vous en fournirai davantage – aussi longtemps que le roi en aura besoin. »

La reine contempla Baralis d’un air impassible. Le chancelier se doutait que les émotions devaient se bousculer sous ce masque serein. « Au risque de me répéter, messire Baralis, comment puis-je être certaine que ce remède est sans danger ? »

Baralis conserva son calme. Il n’en attendait pas moins. Il s’approcha de la reine, notant le frisson qui la parcourut. Lentement, car ses mains le faisaient souffrir et il ne tenait pas à ce que la reine s’en aperçoive, il ôta le bouchon de la fiole, la porta à ses lèvres et avala une faible quantité de l’épais liquide brun. Puis Baralis reboucha le flacon et le tendit à la reine.

Pendant ce qui lui parut une éternité mais qui ne dura en réalité que quelques secondes, Baralis demeura ainsi, la fiole dans le creux de sa paume. Enfin, la reine s’avança d’un pas et la prit. Leurs doigts se touchèrent brièvement.

« Et si cela fonctionne, qu’attendrez-vous en retour ?

— Votre Altesse, voyons d’abord si vous êtes désireuse d’acheter avant de discuter du prix. »

Le visage de la reine était froid comme la pierre. « Laissez-nous maintenant, messire Baralis. »

Il se retira obligeamment. Tout s’était déroulé à la perfection. Le remède se montrerait efficace. Il améliorerait la condition du roi, puisque c’était un antidote partiel au poison qu’il avait répandu sur la flèche. Bien entendu le roi ne serait plus jamais le même, mais son état se stabiliserait, voire lui permettrait de se rappeler quelques noms et de recommencer à marcher. Peut-être même cesserait-il de baver constamment. Rien de trop radical, songea Baralis. Rien qui risque d’interférer avec ses plans.

Dans quelques jours seulement la reine le ferait rappeler, impatiente de recevoir une nouvelle dose de remède. Si impatiente qu’elle serait prête à accéder à n’importe quelle demande. Baralis devrait se souvenir de préparer une deuxième dose beaucoup plus faible – il ne s’agissait pas de rendre au roi tous ses moyens.

En regagnant sa chambre, Baralis eut la vague sensation qu’on l’observait. Il se retourna, ne vit personne et secoua la tête. Sans doute un tour de son imagination, à moins que ce ne soit un effet de la potion du roi. Baralis sourit. Une pointe de paranoïa passerait inaperçue parmi les autres symptômes du roi.

 

L’assassin regarda Baralis rentrer dans ses appartements. Il prit garde de ne pas s’approcher de la porte. Il avait déjà vu de telles traces auparavant, et les reconnaissait comme des marques de protection. Maybor avait essayé de minimiser les pouvoirs de sa cible, mais Scarles n’était pas idiot. Il mesurait les risques. C’était en partie ce qui l’avait poussé à accepter. Le meurtre de Baralis constituerait sa plus belle réussite, le couronnement ultime de sa longue pavane avec la mort. Il se sentait tout excité à l’idée de prendre une vie aussi habilement défendue.

Cela faisait plusieurs jours que Scarles surveillait les déplacements de Baralis. Il soupçonnait le chancelier d’avoir accès à des voies dérobées, car il l’avait guetté à plusieurs reprises devant une pièce dont il n’était jamais ressorti, pour le retrouver ensuite dans une autre partie du château. L’assassin, qui aimait les passages secrets autant qu’un autre, se promit d’éclaircir la question.

Il devait admettre que Baralis lui faisait peur. L’homme possédait à l’évidence de grands pouvoirs, en dépit des dénégations de Maybor. Le secret, pour assassiner un sorcier, consistait à le surprendre, à ne lui laisser aucune chance de se défendre. Scarles aurait bien voulu tuer Baralis dans son sommeil, mais accéder à ses appartements paraissait impensable – Craupe et les marques de protection y veillaient. Il lui faudrait attendre une occasion où l’attention de sa cible serait retenue par quelque chose d’aussi contraignant que le sommeil.

Que Baralis baisse la garde rien qu’un instant et la lame scellerait son destin. Scarles n’avait encore jamais connu d’homme capable de survivre à un couteau. Tous succombaient pareillement une fois la trachée ouverte. Voilà comment il aimait procéder : un seul coup, propre et rapide, avec une arme acérée. Cela s’était avéré très efficace dans le passé, ce le serait encore pour Baralis.

L’égorgement présentait de nombreux avantages. La victime se trouvait instantanément réduite au silence, c’était rapide, sans combat. Il suffisait de s’approcher par-derrière, et avec un peu de talent – or, Scarles n’en manquait pas –, on ne recevait pas une seule goutte de sang sur ses habits.

Oui, songea Scarles, certains pouvaient préférer des modes d’exécution plus flamboyants – la dague dans l’œil, le couteau en plein cœur –, mais rien ne valait un bon égorgement.

Scarles devrait choisir son moment avec soin. Les couloirs du château étaient très fréquentés, et le risque qu’un garde ou n’importe qui d’autre vienne faire échouer son plan ne lui semblait pas négligeable. Il n’avait pas l’intention de se précipiter. Observer et attendre faisaient partie de sa nature. Tôt ou tard, Baralis serait vulnérable, et à cet instant-là il sentirait le fil de la lame de Scarles glisser contre sa gorge.

 

Après le départ de Baralis, la reine resta assise un long moment, tournant la petite fiole entre ses mains. Elle regarda le fluide ambré rouler à l’intérieur. Brusquement, elle déboucha le flacon et huma son contenu. L’odeur âcre et déplaisante la fit frémir. Elle en versa une goutte au bout de son doigt, qu’elle porta à ses lèvres – mieux valait courir ce risque plutôt que mettre la vie du roi en danger. Le goût était amer.

Elle attendit plusieurs heures, refusant toute nourriture et toute boisson, sans ressentir le moindre effet nocif. La reine n’en avait certes absorbé qu’une seule goutte, mais elle s’estima néanmoins satisfaite. Elle irait porter le remède au roi.

En se rendant aux appartements du roi, elle croisa son fils, Kylock. Cette rencontre fortuite lui fit réaliser à quel point elle le voyait rarement. Il était un étranger pour elle. Elle ignorait à quoi il consacrait ses journées. Ses quartiers demeuraient territoire interdit ; pas une fois il ne l’avait invitée à franchir sa porte. Plusieurs mois auparavant, ayant appris que Kylock serait à la chasse toute la journée, la reine en avait profité pour s’introduire chez lui, dans l’aile est. C’était indigne d’elle, mais la curiosité l’avait emporté. Elle avait bien choisi son heure, et ne croisa personne. Elle éprouva d’abord du soulagement en découvrant ses appartements propres et bien rangés, avec chaque coffre à sa place, chaque rideau tombant sans le moindre faux pli. Puis elle se rendit compte que tout était trop méticuleux – les tapis parfaitement alignés, pas un grain de poussière sur les appuis de fenêtre, pas une trace de cendres dans l’âtre… Bien trop ordonné pour un garçon de dix-sept ans. Comme s’il ne vivait pas dans ces pièces. L’un des tapis retint son regard – son motif rouge sombre paraissait étrangement irrégulier. La reine s’accroupit, passa les doigts sur la soie ; avant même de ramener la main à son visage elle savait qu’il s’agissait de sang. Poisseux, à peine sec, datant de moins d’un jour.

Le plus troublant n’était pas le sang lui-même, mais bien sa présence en cet endroit immaculé. Pareil à une jeune beauté égarée au milieu de vieilles douairières, il détonnait d’autant plus par comparaison.

Le lendemain, elle avait croisé Kylock aux écuries. Il avait pris des nouvelles de sa santé puis, au moment où elle s’écartait, avait ajouté d’un ton railleur : « Alors, mère, que pensez-vous de ma chambre ? » Sans attendre la réponse, il s’était contenté de sourire avant de s’éloigner.

La reine se sentait toujours mal à l’aise en sa présence. Il était si différent du roi ou d’elle. En apparence tout d’abord – il était aussi brun que ses parents étaient blonds –, mais aussi par son comportement tout entier. Il se montrait si secret, si introverti ; même enfant, il préférait rester seul, refusant de jouer avec les autres. Baralis était son seul ami.

Kylock venait vers elle maintenant, les lèvres incurvées en un sourire sardonique. « Bonsoir, mère. » Sa voix grave et séduisante en évoquait une autre, mais la reine ne parvint pas à se rappeler laquelle.

« Bonsoir, Kylock. » Son fils la regarda. Elle ne trouva rien à lui dire.

« Qu’avez-vous là ? » Il indiquait la fiole qu’elle tenait à la main.

« Une potion pour ton père.

— Vraiment. Et vous croyez qu’elle aura un effet bénéfique ? » La reine fut troublée par son ton désinvolte.

« C’est messire Baralis qui l’a préparée.

— Ah. Dans ce cas, il ne fait aucun doute quelle aura un effet. »

La reine ne sut quoi penser de ce commentaire ambigu. Elle regretta d’avoir mentionné Baralis. Il en allait toujours ainsi en présence de son fils : soit elle ne savait plus quoi dire, soit elle parlait à tort et à travers. Elle voulut ajouter quelque chose, mais Kylock était déjà parti.

Arinalda se prit à souhaiter n’avoir jamais été reine – elle en avait retiré si peu de joie. Désormais, elle régnait pratiquement à la place du roi. Elle aurait volontiers renoncé à tout, pour emmener son époux malade avec elle dans leur château des Terres du Nord et mener une existence paisible et sereine. Quelque chose l’en avait empêchée, cependant. Son orgueil, en partie, mais aussi quelque chose en elle qui répugnait à voir son fils devenir roi.

Elle ne l’avait jamais aimé comme il aurait fallu, pas avec l’affection véritable d’une mère. Elle se souvenait de sa naissance, quand on le lui avait tendu – pâle, silencieux, sentant le clou de girofle. Elle n’avait ressenti aucune chaleur dans sa poitrine, aucune bouffée d’émotion. La sage-femme avait hoché la tête d’un air sagace en lui disant que l’amour viendrait. Cela s’était vérifié, en un sens, car elle aimait son fils avec une violence farouche ; mais elle n’éprouvait pour lui aucune tendresse, aucune affection.

Songer aux nombreuses années durant lesquelles elle était restée sans enfant la bouleversait. Des années d’attente, de déceptions innombrables, d’incessantes humiliations. Elle était mariée au roi depuis dix ans quand elle avait enfin engendré.

Les premières années, le roi s’était montré tendre, encourageant, plein de considérations à son égard. « Peu importe, mon amour, disait-il chaque mois, quand ses saignements la reprenaient. Nous avons tout le temps. Tu es jeune et féconde ; les dieux veulent nous faire attendre jusqu’à ce que tu sois prête. » Il souriait, lui pressait la main et l’invitait dans son lit pour réessayer.

La pression de la souveraineté avait fini par se faire sentir, et le roi commença à désirer instamment un fils – il fallait un héritier pour la stabilité et la continuité du pays. Des murmures sournois l’assaillaient constamment :

« Un pays sans héritier est un appel à la guerre. »

« Il est de votre devoir sacré de procurer un héritier au royaume. »

« La reine est inféconde. »

« Faites briser ce mariage. »

« Remplacez la reine par une pondeuse. »

Le roi l’avait aimée avec passion et ne voulait pas entendre parler de la répudier. Mais les recommandations insistantes de la cour n’étaient pas sans effet sur lui. La reine ne pouvait blâmer les conseillers – ils avaient raison, le royaume avait besoin d’un héritier.

Elle chercha désespérément à tomber enceinte. Elle voulut tout tenter, des cataplasmes brûlants aux cérémonies occultes… sans succès. Personne, évidemment, n’émit la suggestion que le roi puisse être stérile. L’idée même en était grotesque. Il était le roi, symbole de vie, de renouveau et de permanence. La reine elle-même n’aurait pas osé nourrir une pensée si déloyale, et se résigna donc à sa stérilité.

Pas une fois le roi ne lui parla d’annuler le mariage, bien qu’il fût légalement fondé à le faire, puisque son épouse demeurait inféconde. Il préféra entraîner d’autres femmes dans son lit, dans l’espoir d’engendrer un fils qu’il puisse légitimer plus tard. Il s’efforça de rester discret, mais les serviteurs murmuraient et les courtisans parlaient. Arinalda frissonna au souvenir de cette période honteuse – elle était sans doute la seule reine de l’histoire à avoir connu une telle indignité : paraître chaque jour devant la cour comme si tout allait bien, rester éblouissante et maîtresse d’elle-même alors que son époux folâtrait avec de nombreuses femmes.

Le plus étrange fut qu’aucune de ces aventures ne lui donna de fils. Ses rares conquêtes à tomber enceintes engendrèrent toutes des filles, sans valeur dans une Harvell patriarcale. Le roi avait renvoyé ces femmes et leur progéniture sans se préoccuper de leur sort.

En fin de compte, il avait abandonné toute tentative de concevoir un fils ; et tous deux s’étaient résignés à demeurer sans enfant.

Et puis, par un froid mois d’hiver près de dix-huit ans auparavant, les saignements de la reine avaient cessé. Elle n’avait pas osé espérer tout de suite ; dix années sans enfant avaient démontré sans équivoque qu’elle était inféconde. Un deuxième mois s’était écoulé, puis un troisième ; son corps avait commencé à gonfler, ses seins à se ramollir – elle était enceinte. Le roi et la cour avaient jubilé. Il y avait eu de grandes parades, des bals et des festins en son honneur ; elle avait donné naissance au fils que tout le monde attendait.

Elle se reporta neuf mois avant l’accouchement. Kylock avait été conçu au milieu de l’hiver, à une époque où la reine ne se souvenait pas avoir reçu le roi dans son lit. Bien entendu, Arinalda ne pouvait en être certaine, d’autant qu’à une occasion elle avait bu si inconsidérément qu’elle avait tout oublié de la nuit précédente. Elle se rappelait juste s’être réveillée au matin avec les courbatures familières de la passion. Son époux avait dû lui faire l’amour alors qu’elle était ivre. Une pensée troublante.

La reine porta un doigt à ses lèvres et le mordilla. La douleur la ramena brutalement au présent, ce dont elle se réjouit ; le passé renfermait trop de questions sans réponse, trop de souffrance, trop de pertes.

Elle se hâta le long des hauts couloirs, impatiente d’essayer son remède sur le roi.