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Ma foi et ma volonté tenace se heurtent et me propulsent. L’abstinence produit un flux magique. Helen et Karen demeurent mes meilleures amies. Elles dissertent à l’infini sur le problème foi-contre-volonté et applaudissent mon grand plongeon du carême 2007 : mon vœu de chasteté.
Mon ascétisme et ma soif de luxure se heurtent et me propulsent. Ce conflit et mon attention concentrée à l’extrême provoquent en moi un malaise considérable et aussi des périodes de paix intérieure. L’hiver 2007, c’est mon passé retrouvé et l’avenir de mon œuvre repensé. J’habite un appartement superbement meublé. Il se trouve à quatorze pâtés de maisons du taudis rempli de merdes de chien où je vivais il y a quarante-cinq ans. Il est impeccablement propre et bien rangé. Sur les étagères, pas d’autres livres que les miens. Pas de portraits de famille. Je possède une photo d’Helen, une de Karen, et une de Joan. Des portraits de Beethoven ornent majestueusement les murs et les consoles. J’ai une chaîne hi-fi de luxe, mais pas de téléviseur, pas d’ordinateur ni de téléphone portable. Cette piaule ne contient aucun objet superflu. J’imite le séjour du Christ dans le désert sur un somptueux canapé en cuir. La géographie du Los Angeles d’alors me berce aujourd’hui. Ma machine à remonter le temps m’emmène dans le passé d’un Los Angeles fictif antérieur à mes romans situés dans l’après-guerre et à ma naissance. Je commence à imaginer Jean Hilliker dans un nouveau contexte fictif. Je m’abstiens de chercher des femmes qui lui ressemblent, qui altèrent son image, qui l’absorbent ou la détournent de moi, ce qui atténuerait la valeur traumatique et le contenu spirituel de sa vie. Son image me tend constamment des embuscades. Des décors d’époque saisissants de réalisme se matérialisent chaque fois qu’elle m’apparaît. Je conçois une tétralogie romanesque, d’une envergure encore plus considérable que tout ce que j’ai pu produire jusqu’ici. Je danse avec le fantôme de ma mère et je passe d’une pièce à l’autre dans le noir. Je perçois le temps et l’espace comme un seul continuum avec elle. Le carême se passe. Je rencontre une femme quatre jours après Pâques. Helen et Karen sont sceptiques.
Helen me surnomme « Monsieur Je-Me-Retiens ».
Karen s’interroge : « Pourquoi t’a-t-il fallu si longtemps ? »
C’est une femme superbe. Mais, malgré tout, ça me paraît mal parti, cette histoire. Mon magnétisme personnel est en panne. Je me sens excité, prédateur, mais suffisamment immaculé pour donner des leçons de morale. Je suis embarqué dans une monomanie promatriarcat. Je suis en train d’écrire un long roman et d’en concevoir quatre autres qui seront encore plus gros. Joan et Karen imposent leur loi au livre en cours et sur la plupart des personnages masculins qu’il contient. Jean Hilliker y rôde en tant que divinité fictive.
Elle me plaît beaucoup, cette femme récemment rencontrée. Pour sa part, elle me trouve équivoque. Elle est affable, elle est charmante, elle est réservée de nature.
Mes élans désordonnés la déstabilisent. Je m’efforce de respecter les convenances et de me réinvestir dans le sexe.
Fais preuve de courtoisie. Préfère les détours au discours direct et pressure chaque instant pour en extraire le sens. Mets le paquet sur le pianissimo et garde au frais la frénésie.
Je navigue au radar et je fouille un peu les côtés obscurs de la dame. Le drame me manque et je tente de faire couler un peu de sang, à la façon de la Déesse Rouge, Joan. La dame est femme de lettres. Nous sommes programmés tous les deux le même jour à la Foire du livre du L.A. Times. J’arrive avant elle et je fais connaissance avec diverses personnes dans le foyer. Je parle à n’en plus finir de cette femme que je viens de rencontrer et de notre grande passion naissante. En fait, je me monte le bourrichon tout seul. J’en suis conscient sur le moment. Je sais que cette femme n’est pas La Femme et qu’elle ne pourra pas concrétiser mes espérances. Je suis rasséréné par ma résurrection et absout par mon abstinence. Je suis affamé d’amour et je raconte n’importe quoi.
Les conversations vont bon train dans le foyer. Je bavarde avec des gens. Debout, une assiette en carton à la main, nous parlons de livres. Il y a un couple à ma droite, une femme seule à ma gauche. Elle est grande, les cheveux blond roux. Elle doit avoir entre 40 et 45 ans. Elle a un visage sévère, aux traits étrangement émouvants de par leurs contours. Elle mange un chili. Je l’observe. Je la vois résister à une envie de se ronger les ongles. Ça me ravit.
Ses yeux, c’est du sérieux, ils sont d’un vert qui ne tire pas sur la couleur noisette. Son corps élancé possède des courbes étonnamment voluptueuses. Je sais que je repenserai à elle dans le noir, comme à mon habitude.
Elle s’appelle Erika. Son nom de famille indique qu’elle ne vient pas de nulle part. Sa mère a connu comme romancière une gloire éphémère dans les années 70, et son père est un célèbre critique de cinéma. Elle est journaliste. Elle a publié des « Mère-moires », prise d’une envie folle d’écrire un livre après la naissance de son premier enfant ; sa maternité y apparaît comme un mélange d’extase et de crucifixion. Elle est mariée et a deux filles. Je me dis : Elle est grande, elle est belle, c’est une sacrée bonne femme – et je me mets à dégoiser des confidences sur ma dernière folie à deux*.
Mariée. Deux filles. Merde… j’ai déjà connu ça. Une bande-son démarre dans ma tête et grille mes ondes cérébrales. Ce n’est pas du Beethoven – c’est du bubble-gum.
Sooner or Later[16] par The Grass Roots. Lou Christie qui chante I’m Gonna Make You Mine[17].
Erika s’est rappelé cet instant deux ans et demi plus tard. Elle m’a dit : « J’ai pensé : "Il ne devrait pas être avec cette femme, il devrait être avec moi. " »
Ma tentative pour me réinvestir dans le sexe en respectant les convenances a fait long feu. C’était un projet pyramidal inspiré par des espoirs démesurés et des hormones en surchauffe. J’ai fait de mon mieux. Cette femme a fait de son mieux. Nous avons tenté de fusionner notre capital affectif et nous n’y sommes pas parvenus. Nous n’étions pas faits l’un pour l’autre. C’était le canevas d’un scénario impossible à réaliser. Il était truffé d’invraisemblances d’un bout à l’autre.
Erika a appris que notre histoire était terminée. Deux ans et quatre mois plus tard, la rumeur lui revient en mémoire. Elle me dit : « Je savais que ça ne durerait pas. Je savais que c’était avec moi que tu devais être. »
Karen et moi tentons une nouvelle fois de nous réinvestir. Ça ne marche pas. Pendant des mois, c’est une liaison à éclipses. Je presse Karen de quitter son mari homo. Elle refuse avec persistance. Nous enfonçons la touche « Arrêt » et nous installons dans une amitié durable. J’écris mon roman et je brûle de désir pour les Karen et Joan réinventées dans un contexte historique. Ces deux personnages m’ont donné des filles, elles. Les histoires que la vraie Karen m’a racontées sur ses filles apparaissent çà et là dans mon livre.
Comme un môme, je déborde d’un amour idiot et je n’ai personne à qui l’offrir. J’ai bientôt soixante ans, et les pulsions sexuelles d’un adolescent. Je sors tous les soirs pour le dîner. Je choisis les restaurants selon un seul critère : une femme juive aux cheveux bruns striés de gris va-t-elle entrer ici ? Sera-t-elle plus âgée et plus douce que Joan ? Aura-t-elle ou non peur de moi ?
La fille que je prénommais Joan, puis la vraie Joan, la Déesse Rouge de mon livre. Une douzaine de restaurants de L.A. constituant la Zone Sans Joan.
Je noue des liaisons débiles. Mes tentatives pour transformer en femme idéale une femme qui n’est pas pour moi déclenche en moi de violentes réactions physiques. Je tremble pendant mes incursions dans les chambres à coucher. J’ai des crises de panique pires que celles déjà anciennes de 2001. Je repère des femmes dans des restaurants et je leur fais passer des petits mots sirupeux. Elles m’envoient paître à chaque fois. Je prends l’avion pour la France et la Grande-Bretagne – bien décidé à épouser, à féconder, à m’approprier. Je m’installe à New York pendant une courte période et tente là-bas de concrétiser cette troïka. Je ne fais que du mal autour de moi. Je me comporte de façon indigne avec des femmes très bien. Je suis toujours tendu, prêt à me battre ou à prendre la fuite.
Ce n’est pas un combat. L’amour ne devrait faire de mal à personne. C’est Erika qui me l’a dit hier soir.
Mon roman décrit l’Histoire comme un état de désir ardent. Son écriture sème la pagaille dans mes désirs personnels. J’essaie de faire apparaître des visages et je ne parviens à rien. Je vois Erika, en appui sur les coudes, à côté de moi. Elle surgit constamment. Elle porte toujours un jean et rien d’autre. Ses seins frôlent les couvertures. De sa nudité partielle et de ses gestes avides jaillissent sa volonté et son intelligence, et l’annonce d’une importance majeure accordée au Sexe. Erika est ma compagne de tous les instants que je passe dans le noir. Je ne l’ai rencontrée qu’une seule fois. Je ne cesse de me demander ce que sa présence signifie pour moi.
Je m’informe à son sujet. Des connaissances communes me procurent d’elle quelques instantanés. Les littérateurs se méfient d’elle : ils la trouvent opportuniste, ils n’aiment pas son personnage haut en couleur et son côté grande gueule. Moi, ça me plaît.
Si-tu-n’arrives-pas-à-m’aimer-remarque-moi. Un principe de base des manuels consacrés aux enfants perturbés. Peut-être vrai en ce qui concerne Erika, incontestable dans mon propre cas.
Le mari, les deux filles. Le domaine de Karen. Je ne suis pas prêt à suer sang et eau pour draguer une autre femme mariée…
Pas encore.
Je ne tiens aucun compte des opinions diverses que les gens expriment au sujet d’Erika. Je sais qu’elle vaut bien mieux que les ragots qui courent sur elle. Je sais qu’elle est aimable et sincère. Elle continue de surgir dans ma tête. Ses apparitions sont sporadiques et lourdes de sens. Elle existe en dehors de moi et se matérialise selon son bon plaisir – et pas selon le mien. Je commence à subodorer que ce plan de vol mental est propre à Erika elle-même.
La voici. Elle est allongée sur les couvertures. J’ai le sentiment qu’elle sait des choses que j’ignore.
En 2008, je participe à la Foire du livre du Los Angeles Times. Je cherche Erika et je la trouve. Elle est ravie que je me souvienne d’elle. Je lui demande comment vont ses filles. Ses réponses me tuent. Elle me décrit deux gamines au tempérament artistique et une représentation de Peter Pan donnée par des enfants.
« Tu étais mon humain, Ellroy. C’est à ce moment-là que je l’ai su. » Erika m’a confié ça la semaine dernière.
Nous connaissons des gens dans des cercles qui se recoupent. Je glisse des allusions du style elle-me-plaît-bien, et en retour j’en capte d’autres qui se résument à tu-lui-plais-bien. J’apprécie le processus. Cela fait très années collège. La plupart des gens se rembrunissent pour m’annoncer une fatalité digne d’un film noir. Ils me disent : Elle est mariée. Le scénario de film noir n’en reste pas là. Je saisis ce que les gens voient dans l’idée que nous formions un couple. Cette extravagance et cet opportunisme que nous partageons. Le mari gêneur, la chambre à gaz dans six mois.
Je sonde les gens sur sa vie conjugale. Je récolte des réponses évasives et des grimaces. Je perçois la Gestalt :
Imaginez un pétrolier. La vie de couple d’Erika, c’est l’Exxon Valdez. Il fonce tout droit vers une catastrophe environnementale.
On est en juin 2008. Un ami m’invite à une soirée. Je demande : Erika sera là ? Mon ami me dit que oui.
Je lui annonce : Je viendrai aussi.
Je me rends à cette soirée. Erika reste invisible. Elle continue de s’incruster dans mes séances de méditation. Elle apparaît constamment. Merde – elle est torse nu et en appui sur les coudes. Ce n’est pas de l’obsession ni de la magie – c’est tout simplement Elle.
Ses cadences m’échappent. Je ne sais pas ce qu’elle veut me faire comprendre.
Je passe Noël 2008 à New York. Planté au bord de la patinoire du Rockefeller Center, je regarde des mamans quadragénaires évoluer sur la glace avec leurs filles. Helen a fait la connaissance d’Erika dans une soirée à Los Angeles. Elles ont passé un moment délicieux à bavarder. Je demande à Helen de me révéler la teneur de leur conversation. Elle sourit et pose un doigt sur ses lèvres.
La revoici. Elle est allongée sur les couvertures. Elle te dit des choses.
Nous avons des conversations étonnantes. Ses yeux verts me fascinent. Ses gestes sont plus énergiques que ceux de n’importe quelle autre femme qui soit jamais venue me rejoindre dans le noir.
J’ai fini mon roman. On y voit Joan, Karen et mes filles – que je cherche encore. Le poids de mes ans et ma verve adolescente innée y fusionnent. Je me sens vaseux et mal assuré. Cette citation de Rilke me revient sans cesse à l’esprit : Il faut que tu changes de vie.
Je sais que je dois changer. Je sens que je peux changer. Je me rue sur la Malédiction, muni de deux armes : ma perception de Dieu et mon sens de l’écriture.
Cela me vient dans le noir. La révélation surgit entre une conversation téléphonique avec Helen et une autre avec Karen. Marcia Sidwell est passée près de moi, suivie d’un défilé de visages. De leur mélange émerge celui de Jean Hilliker. Erika est allongée près de moi, en appui sur les coudes. Je viens de penser à Joan.