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Retour au bercail.

Limite les dégâts.

L’ombre d’une chance.

J’ai bouclé la boucle et regagné Los Angeles. Après vingt-cinq ans, deux divorces, une dépression. Les ombres d’Helen et de Joan. Les opportunistes ont besoin de destinations. Je ne savais où aller sinon là.

Là, où habite l’inconnue que j’ai vue dans mes rêves. Je n’ai jamais su son nom. Je sais où elle travaille.

Sa première apparition remonte à vingt-six ans. Il pleuvait cette nuit-là. J’ai perdu une journée de travail au terrain de golf et j’ai mis cette femme dans un livre. Elle est réapparue à une lecture publique. Rêves, visions, potions, élixirs. Brouets de sorcières, vœux et mariés en kilt. Je crois en ces trucs-là. Ma vie prouve la réalité de la magie et des invocations pratiquées dans le noir. Et merde, pourquoi pas ?

Ses réapparitions dans mes rêves se produisirent pendant des pluies torrentielles. Il pleuvait dans les rêves eux-mêmes. Juste avant mon départ de San Francisco, je me suis rendu à l’église. Il pleuvait quand j’en suis ressorti. C’est ce qui a scellé le pacte.

Je me trouvais dans un état de fugue post-Joan. J’avais la larme à l’œil quand je voyais des petits mômes et je glissais des billets de cent dollars à des clodos. L’inconnue de mes rêves me poussait du coude. Rentre chez toi, enfoiré. La chance te sourira peut-être.

La maison de rêve trouve preneur. Helen et moi nous partageons un gros paquet de fric. Une amitié naît dans le sillage de notre divorce. Helen loue Joan de m’avoir viré comme un malpropre.

Retour au bercail. Fais apparaître des esprits femelles dans ta patrie noyée dans le brouillard. Je ne savais pas que les femmes pouvaient faire apparaître des hommes. Je n’avais pas encore rencontré Erika.

Je largue mon appartement provisoire n° 2 et je m’achète une Porsche géniale. Joan et moi nous faisons nos derniers adieux. Nous nous étreignons si fort qu’une chaise de cuisine manque rester sur le carreau. Nous nous promettons de garder le contact.

Je lui jure que c’est toujours à elle qu’ira ma quatrième ou ma cinquième pensée. J’ai grandement sous-estimé cette partie de mon serment.

Mes nerfs et mon sommeil déglingués se recalent grâce au mouvement. Me fixer des tâches à accomplir m’a toujours sauvé. Je loue un appartement doté de deux chambres et je le fais repeindre. L’immeuble est voisin de mon ancien territoire de voyeur. Les maisons des filles sont tout près.

Les façades ont changé. Les visages et les agencements intérieurs sont encore frais dans ma mémoire. Des Asiatiques aisés et des parasites du cinéma ont remplacé les bourgeois coincés de Hancock Park.

Los Angeles est bleu pastel et la lumière éclatante rend la ville translucide. Je sens que j’ai les cartes en main pour rafler la mise. Los Angeles a le même aspect que le jour où Jean Hilliker est morte.

J’appelle l’institution pour laquelle travaille l’inconnue de mon rêve. Je baratine un tsar du monde des arts. La version cinématographique du Dahlia noir va bientôt sortir. Souhaiteriez-vous que je participe bénévolement à une soirée spéciale à cette occasion ?

Oh, à propos, j’ai fait la connaissance d’une de vos collègues, l’an dernier. Elle est grande. Elle a des lunettes un peu de guingois. Elle s’approche en riant et c’est presque en retenant son souffle qu’elle bat en retraite.

Le tsar des arts voit très bien de qui je parle. Oh, c’est Karen. Elle est mariée et elle a de jeunes enfants. Elle a quitté notre organisme et repris son poste à l’université.

Une prof de fac légalement mariée. Double obstacle. Une vision, une énigme, un nom.

Et puis m…

Je vais la faire, cette soirée spéciale. Je suis tout à fait disposé à vous apporter mon aide. Le film sort vers le début du mois de septembre.

Le tsar des arts est ravi. Je me renseigne sur les enfants de Karen. Le ponte m’apprend qu’elle a deux filles.

 

L’appartement est un cabinet de travail doublé d’une tanière de loup. J’installe un téléphone et j’accroche un portrait de Beethoven au-dessus du lit. Je pose une photo d’Helen sur mon bureau et une photo de Joan sur ma table de nuit. Les murs sont de couleur sombre et les pièces faiblement éclairées. J’éteins les lampes à la tombée de la nuit. Les pièces obscures suscitent des appels téléphoniques de femmes. C’est un texte sacré qui le dit.

Helen et moi parlons fréquemment. Je l’appelle plus souvent qu’elle ne m’appelle. Ma sollicitude encombre les lignes téléphoniques. Helen me dit : Ça suffit – j’ai plus que ma dose de drame et de pension alimentaire. Joan et moi parlons par intermittence. Sa règle implicite : J’appellerai quand je voudrai. Je refuse des invitations à dîner pour attendre dans le noir.

Les appels de Joan se déroulent en trois actes. Ils prennent un certain temps. Échange de propos anodins ; notre relation évoquée puis analysée ; les projets pour l’avenir de nos carrières.

Une douceur réciproque commence à s’immiscer. Elle me fait peur. Je me sens en sécurité dans ma solitude. Il me semble que Joan n’éprouve que de la souffrance. Je commence à la désirer de nouveau. Je mène un combat pour éviter les débordements. Réduis Joan aux conversations téléphoniques. Développe et exalte le personnage de Joan dans ton roman. Ne perds pas la tête une fois de plus. Fais entrer Joan dans l’Histoire et efface la trace de tes propres méfaits.

Les appels se font plus tendres. Quand j’attends dans le noir, j’écoute la chanson de Joan Baez : Diamonds and Rust. Elle décrit une fatalité romantique et d’anciens amants à la fois sauveurs et prédateurs.

Je sens qu’une autre chute est imminente. Je pense à Joan à chaque moment. Je réécoute la chanson de façon obsessionnelle. Elle est caustique et élégiaque. Les conversations téléphoniques se font encore plus tendres. J’écris des lettres à Joan. Elles n’expriment qu’un désir ardent. Mon combat contre les débordements potentiels fait rage. Mes anciennes jalousies refont surface. Trois nuits blanches consécutives me donnent le tournis. J’écris à Joan une lettre épouvantable.

J’y exagère l’importance de mon sentiment religieux et je la bannis pour l’éternité. Je lui dis que je suis en chute libre et que je dois songer à mon salut. Je lui dis que je prierai pour elle et que je la reverrai au Ciel.

Ma lettre est efficace. Elle empêche tout contact futur. Ma lettre est inefficace. Joan reste la deuxième ou la troisième pensée qui me vient à l’esprit. Ma lettre est efficace. Je demeure sain d’esprit. Ma lettre est inefficace. J’attends toujours ses appels. Ma lettre est efficace. La Déesse Rouge me donne le cœur pantelant de l’Histoire, revue et corrigée. Ma lettre est inefficace. Joan vit encore en moi, toutes forces déployées.

 

Le Dahlia noir est un fiasco. Le film passe des cinémas au DVD bradé à la vitesse de la lumière. Ça m’est égal – il fait vendre beaucoup de livres. J’anime cette fameuse soirée spéciale. J’arrive de bonne heure sur les lieux. Karen et moi courons l’un vers l’autre. Ses mouvements contredisent toutes les manœuvres qu’elle effectuait dans mes rêves.

Nous reprenons notre souffle et sourions jusqu’aux oreilles. Nous évoquons notre rencontre précédente. J’explique à Karen que j’ai orchestré cette soirée pour la revoir. Elle rit et mentionne le baiser que j’ai envoyé à Joan.

J’ai fait semblant de croire qu’il m’était destiné. Qu’est devenue cette femme ? Elle était tout à fait ravissante.

Elle m’a viré comme un malpropre il y a six mois. Comment va votre couple ?

Karen glousse et me fait signe : comme ci, comme ça*. J’ai les cartes en main pour rafler la mise, et elles me brûlent les doigts. L’organisateur m’appelle au pupitre. Karen s’assied au premier rang. Je fais mon discours et j’atomise le public. Le regard de Karen se rive au mien. Je lui envoie un baiser. Karen pose la main sur son cœur.

 

Je ne pense pas qu’elle me rappellera. Je vois notre rencontre comme un gentil flirt qui précède la fuite. Je suis condamné à perpétuité à la Zone Joan. Karen est mariée, mère de deux fillettes. Je suis enchaîné à mon ex-épouse par le repentir.

Karen me passe un coup de fil. Elle me dit qu’elle a besoin de Valium et de bourbon. Elle devient mon troisième grand amour.

On se retrouve au Pacific Dining Car. Notre étreinte est une collision à quatre impacts. Helen et moi avons fêté notre mariage dans la salle voisine. Le déjeuner dure trois heures. Nous parlons de tout.

De ses racines – elle est de New York, mais pas de Manhattan. De ses années d’études supérieures dans une grande université privée. De sa vision d’historienne et des exigences fastidieuses du monde universitaire. Le langage gestuel de Karen est ambigu. Tout comme ses discours contradictoires. Elle parle de son couple et de sa famille comme étant sacrés. Oui, mais c’est un déjeuner torride. Nous le savons tous les deux. Son couple traverse une période de malaise. Elle ne le dit pas. Je le sais, tout simplement.

Quand je quitte le restaurant, la tête me tourne. Le second déjeuner est fixé à la semaine suivante. Je médite à temps plein sur Karen. Les Préludes opus 32 de Rachmaninov me tiennent compagnie. J’écris une chanson intitulée Karen Girl. Elle commence comme ça : « Certains hommes sont nés affamés, certains hommes sont mort-nés – mais moi je suis né pour te brouter le minet. » Karen adoooore. C’est une vraie déconneuse qui a décroché un doctorat à Yale. Nous déconstruisons l’Histoire et nous brocardons les modes culturelles exécrables. Karen a un côté conservateur. Karen a des insomnies et des nerfs ellroyens. Karen s’épuiiiiise. Elle court sans cesse entre sa charge d’enseignante et son rôle de mère de famille à plein temps. C’est une esclave du devoir qui se tue à la tâche. Mon âme hurle : Oh là là ! ! !

Elle le répète : Mon couple et ma famille sont sacrés. Foutaises. Moi, j’en suis déjà à son divorce, à notre mariage et à la petite fille n° 3. Karen refuse de critiquer son mari. Je sais pourquoi. C’est une femme forte enchaînée à une lavette qui lui fournit sa semence. C’est elle qui mène la barque et qui le laisse se glisser dans les intervalles. Ce sont des Blancs de la côte Est. La famille, c’est une source d’emmerdements. La famille, c’est familier et essentiel – mais Karen rêve romantiquement de reconnaissance et elle est en manque de bite. Ses compartiments commencent à perdre leur étanchéité. Elle est pareille à votre serviteur – prédéprime.

Le déjeuner n° 3 ne tarde pas à suivre. Nous nous dépêchons de sortir ce que nous avons sur le cœur et nos mains se joignent. L’idée centrale, c’est : devenons amants. Karen, stressée : Je ne quitterai pas mon mari. Je lui lance un clin d’œil et je mime une branlette.

 

L’adultère.

L’adultère avec enfants.

Karen parlant de l’adultère et d’un futur enfant Ellroy : Les sabots fendus et la queue en trident, ce serait rude, pour moi.

L’adultère avec « la femme que je veux prendre pour épouse », troisième du nom.

L’adultère : folie morale et métaphysique pas claire. L’adultère comme prison priapique et comme impasse.

Karen s’est perdue dans sa vie de couple. Tout n’était plus que trucs de mômes, cacophonie de gamins braillards, et mères de famille trentenaires avec leurs assommants conseils en matière d’éducation. Ses trajets domicile-lieu de travail lui prenaient trois heures par jour. Ses étudiants s’appelaient tous Gogol. Ses filles lui pompaient toute son énergie. Elle avait la tête prise dans un étau. Elle avait besoin de quelque chose qui ne concerne qu’elle.

Notre relation se limite à mon appartement. Je comprends bien que les filles de Karen passent avant tout et je trace cette ligne-là dans le sable. Nous sautons le pas selon ses conditions. Ses diverses obligations l’imposent. Karen décrit sa vie de couple comme dénuée de la moindre passion dès les premiers temps. C’est avec cet argument qu’elle justifie notre union. Elle a été submergée par les résultats de sa quête éperdue de l’intimité et de la sécurité. En ce qui me concerne, une recherche similaire m’a apporté encore plus de solitude dans le noir à l’approche de la soixantaine. Karen a besoin de reconnaissance. Elle désire de façon pressante un espace sans enfants, sans contraintes conjugales et sans liens avec l’université. Son énergie nerveuse, c’est la mienne – amplifiée par le fait qu’elle ne passe pas la moindre minute seule dans le noir.

Je comprends que l’adultère est condamnable. Moralement, j’y trouve une justification dans le fait que Karen et son mari vivent ensemble sans faire l’amour. Je rêve d’épouser Karen. Nous sommes amis depuis le début. Helen et moi avions cette relation-là. Joan et moi ne l’avions pas. « Le mariage, c’est le sexe et le courage. » C’est ce qu’a dit Doris Lessing. Helen a cité cette phrase le jour où je l’ai épousée. Je jette cet aphorisme à Karen. Je lui dis qu’elle ne devrait pas rester mariée. Ce n’est pas une bonne chose que de transmettre à ses filles la stase libidinale et l’échec du romantisme. Sa relation avec son mari était moribonde. Le pauvre type était condamné. Mon mantra : Quitte ton homo de mari et épouse-moi !

Nous parlons, nous faisons l’amour, notre amitié devient profonde. Nous parlons d’Histoire. J’amasse des notes pour mon roman, Blood’s A Rover[15]. J’étudie Karen. Dans ma tête, je crée un fil narratif Karen-rencontre-la-Déesse-Rouge. Je rajeunis Karen pour qu’elle ait le même âge que la Joan Rosen Klein fictive. Je conserve l’adultère et les deux filles. J’en fais une Quaker/gauchiste/pacifiste. Mes filles virtuelles que je n’ai pas eues avec Karen se confondent avec la fille virtuelle que je n’ai pas eue avec Joan. Mon univers créatif penche vers le matriarcat. La maternité en tant que forme de courage et de chemin vers la transcendance. Un thème qui se dévoile de façon étrangement tardive pour un type comme moi.

J’apprends tardivement – et seulement avec de la sueur et des larmes. Ma vie a été une marche maternelle. Joan et Karen m’ont montré le raccourci pour écrire l’Histoire à travers les femmes. Maintenant, j’ai le livre entier dans ma tête.

Des chambres obscures, des appels téléphoniques, des Femmes.

 

J’appelle Helen chaque soir. Je désire Joan sans cesse. J’apporte à Karen mon désir de posséder Joan et mon surplus de désir pour Karen se déverse vers Joan. Mon univers irréel aux femmes multiples est joyeux et aucune hiérarchie ne le paralyse. Karen et moi partageons un même système nerveux. Nous sommes grands, minces, et en surdose constante de caféine. Nous sommes incapables de réduire la cadence, de dormir, ou de cesser d’évaluer la signification de chaque chose. Nous nous parlons au téléphone tous les soirs. Nous avons des rendez-vous torrides chez moi deux fois par semaine. Je malmène Karen avec mon mantra : Épouse-moi ! Karen m’apprend ce que c’est qu’une famille.

Je n’ai jamais eu de famille à moi. Karen ne s’en remet pas. Elle me dit de la vie de ses filles et de ses devoirs de mère que c’est un enchantement et une course folle. Karen s’obstine dans les limites étroites d’une union qui ne fonctionne plus. Elle conteste mes descriptions de ladite union et me raconte des histoires sur ses filles. Ces histoires contredisent les railleries que je dirige contre leur crétin de père. Les filles de Karen deviennent les enfants que je me cherche depuis longtemps. C’est un récit inventif qui se construit à partir de confidences sur l’oreiller. Il est exempt des craintes sinueuses qu’éprouvent les vrais parents et de toutes les corvées quotidiennes. Je mythifie deux gamines que je n’ai jamais vues. Karen et moi délirons à partir de leurs personnalités déjà bien affirmées et leur bâtissons des vies imaginaires avec jubilation. On en fait des bébés gangsters qui vendent de la drogue pour un trafiquant du South Side et qui fourguent au marché noir des ogives nucléaires. Elles braquent des pharmacies et elles écoulent des médocs auprès de leurs copains de la maternelle. On est sur le cul tellement on rigole, Karen et moi.

On se marre bien. Je laisse à Karen des messages téléphoniques tonitruants. Hé, ma belle, les flics surveillent ton petit mari. Mes sous-fifres ont décidé de le coincer. Il drague dans les bars à tarlouzes. On l’a vu au Fort Braquemart, au Gay Ramoneur, au Gland des Siciliens et chez Boys’R Us. Karen adore mes vannes. Elle se gondole, elle hurle de rire. Je ne renonce pas à mon mantra : Épouse-moi ! Épouse-moi ! Karen dit : Non, non, NON.

Cela me chagrine. J’en veux toujours plus. J’aime Karen. Nous sommes amants et amis. Je n’ai pas rencontré ses filles. Elles sont assez grandes pour me cafter à leur père. Tous mes délires sur Joan repartent en orbite avec de nouveaux thèmes.

Karen est sortie danser. Karen est nue dans un jacuzzi. Karen baise avec des Noirs et cherche des bites monstrueuses. Mes nerfs craquent, mon sommeil s’évapore, mon cerveau repasse cette bande en boucle.

Appels téléphoniques affolés, crises de panique, sanglots dans le noir. Karen me console et me dit : Non, non, NON. Je supplie, j’implore, j’examine, j’importune, je cajole, je dissèque, j’analyse, et puis je supplie et j’implore de nouveau. Je me heurte à un mur à Noël 2006.

Karen retourne dans l’Est avec sa famille. Je me rends à Carmel en voiture et je dors dans le garage d’Helen. Margaret aboie, gronde et me montre les dents. J’envisage une virée à San Francisco pour lorgner Joan. Je traîne dans les parages. Helen me botte le train et me dit : Arrête de languir pour cette femme mariée qui te sert de maîtresse, espèce de taré !

Je passe la semaine de Noël à gémir chaque nuit. Je m’installe à ma table de travail et je commence à rédiger le plan du prochain roman. Les thèmes et les personnages surgissent de la page, en caractères gras.

Mères perdues, enfants perdus, Karen Sifakis et Joan Klein. Le décret d’Helen : Écris davantage avec ton cœur. L’Histoire comme feu rédempteur. Le puissant besoin masculin de réparer ses mauvaises actions. Les femmes comme récompense et comme Graal éternel. Les femmes en tant que voix proactive de la révolution.

J’appelle Karen dans l’Est. Je lui débite une dernière fois mon mantra épouse-moi. Elle me dit : Non, non, NON. Je lui propose : Transformons ça en une belle amitié. Elle me dit : S’il te plaît, ne me laisse pas tomber. Je lui réponds : Aucun risque.

 

Karen ne me quitte pas. Je ne la quitte pas. Nous parlons tous les soirs. Nous prenons le café, nous déjeunons ou dînons deux fois par semaine. Nous annexons un box au fond de la salle du Pacific Dining Car et nous parlons de choses sérieuses.

Elle me dit : « Tu crois réellement que tu m’as fait apparaître.

— Oui.

— Tu m’as vue en rêve et tu m’as mise dans un livre.

— C’est exact. Il pleuvait cette nuit-là. Je t’ai vue très clairement.

— Et tu n’as absolument pas été surpris de me rencontrer une vingtaine d’années plus tard ?

— Non. La prophétie est un effet secondaire de ma détermination et de l’amour de la solitude.

— Donc, tu t’es exilé à L.A. pour retrouver une femme mariée à qui tu avais parlé pendant deux secondes ?

— C’est ça.

— Et tu n’espérais pas vraiment que nous deviendrions amants ?

— Non. J’avais besoin de m’éloigner de San Francisco. L.A. me semblait une bonne idée.

— Parce qu’ici tu as des amis et des collègues qui travaillent dans le cinéma ?

— Non.

— Parce que tu es d’ici, et que c’est ici que tu es le plus connu ?

— Non. Ce ne sont pas des raisons suffisantes.

— Tu es en train de me dire…

— Je suis en train de te dire que j’ai fait un rêve et que j’ai rencontré, en chair et en os, la femme de ce rêve. Et je suis en train de te dire : "Et merde, pourquoi pas ? "

— Les femmes ont-elles le pouvoir de faire apparaître des êtres, ou est-ce strictement une prérogative masculine ?

— Je n’en sais rien.

— Que ferais-tu si une femme arrachait ta petite personne au spiritus mundi et te jouait un tour comme tu l’as fait pour moi ?

— Je méditerais et je prierais. Je jaugerais son caractère. Je m’interrogerais très sérieusement sur sa sagacité et sur son intuition.

— Et si elle réussissait tous ces tests ?

— Je capitulerais. »

 

Notre pacte d’amitié est conclu à la Saint-Sylvestre 2007. Je travaille à mon livre et je me rapproche de Karen et d’Helen. Elles se rencontrent un jour. Elles s’apprécient mutuellement. Helen conseille à Karen de prendre la bonne décision. Quittez votre mari homo – mais n’épousez pas Ellroy.

Je fais le vœu de renoncer à courir les femmes pour le carême. Je veux remettre mes pensées sous clé dans le cadre d’un embargo sur l’amour et sur le sexe. Je veux voir de quelle façon les ondes de mon cerveau et de mon âme pourraient évoluer alors que je m’approche en trébuchant de la soixantaine.

Karen et moi continuons à nous voir. Nous parlons de sujets légers et de sujets profonds. La plupart des moments que nous passons ensemble sont plombés par un sentiment de perte et par la nostalgie. Tous les autres sont marqués par une malicieuse ironie sous-jacente.

Si je demande à Karen : « Tu m’aimes ? », elle me répond : « Je vais y réfléchir. »

Frustré, je poursuis : « Divorce de ton mari homo et épouse-moi. »

À quoi elle m’oppose : « Tu ne comprends rien à la famille. Tout ce que tu connais, c’est ton public et tes proies. »

Je ris mais j’accuse le coup. Karen a raison. Ces factions constituent mon univers tout entier. Karen me rappelle notre conversation sur les rêves éveillés et le pouvoir des femmes de faire apparaître des créatures. Elle conclut : « Pour un fanatique religieux de droite, tu m’as toujours paru manquer de foi. »