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Helen me haïssait.
Elle m’a caché ce sentiment pendant ma dépression. J’ai fui notre vie de couple et j’ai abusé de sa sollicitude jusqu’à la dernière goutte. J’ai dormi ou médité tout le temps qu’ont duré les formalités nécessaires à notre installation dans l’Ouest. C’est encore Helen qui a accompli toutes les corvées. Moi, je reluquais les femmes en voyeur pervers et je fantasmais à plein temps. Dudley est mort d’une crise cardiaque. Helen l’a veillé à la lueur d’une chandelle et a guidé son âme vers le Ciel. Ne supportant pas de voir mort notre chien adoré, j’ai pris la fuite et j’ai perdu connaissance.
La colère d’Helen a toujours été muselée par son amour pour moi. J’ai pillé ses réserves de bonne volonté et l’ai laissée en état de choc. Mon égocentrisme virait à la vacuité. Ma propre folie poussait Helen vers le déséquilibre mental. Elle regardait son brillant mari dilapider ses ressources intérieures. Elle mit sa propre carrière entre parenthèses pour jouer la nourrice. Notre nouvelle maison symbolisait ce qu’il y avait de pire dans la crise que nous traversions.
Une jolie chaumière dans les collines de Carmel. Censément l’ancienne baraque de Clark Gable. Prix d’achat élevé. Coûteux travaux de restauration. À la fois maison de rêve et radeau de sauvetage.
J’étais en train de me noyer. Helen surnageait farouchement. J’ignorais les cordes qu’elle me jetait. Je tentais de lui enfoncer la tête sous l’eau. Je n’en étais pas conscient sur le moment.
Un nid, un havre, un refuge. Une fusée de détresse pour annoncer la résurrection.
Helen fait venir des artisans et des ouvriers. Les poutres sont rabotées, poncées et re-fïxées. Un âtre en galets de rivière est construit, pierre par pierre. La cuisine comprend un îlot central en marbre pesant une demi-tonne. La chambre principale donne sur l’océan. Mon bureau, haut de deux étages, est construit sur trois niveaux. Ma table de travail est du format présidentiel. Les murs sont ornés de jaquettes de livres encadrées et de diplômes de remises de prix.
J’ai gagné l’argent pour payer tout cela. Je n’ai rien fait d’autre.
J’étais absent, ailleurs, porté manquant. Helen regardait le solde de notre compte en banque fondre à vue d’œil. J’avalais des excitants et des sédatifs. Je lorgnais des femmes dans les centres commerciaux. Je contemplais des photos d’Anne Sexton et je lui interdisais de se suicider.
Jean Hilliker aurait eu 48 ans le jour de notre pendaison de crémaillère. La Malédiction était vieille de quarante-cinq ans. Je n’en ai pas eu conscience sur le moment.
La sobriété n’est pas le remède miracle. Désinvolte, je pensais le contraire. Nous ne nous sommes pas retrouvés ruinés. Je me suis sorti de la merde une fois de plus. J’en étais davantage redevable à Dieu qu’à moi-même. C’est ce que j’ai cru alors et ce que je crois avec encore plus de certitude aujourd’hui.
J’étais décavé, angoissé, cramé, calciné. J’avais perdu un paquet de kilos ainsi que les boursouflures provoquées par les médicaments. Je commençais à retrouver une silhouette présentable. J’étais à la porte du : Ouf ! on est tirés d’affaire, maintenant. Helen ne voulait pas me laisser entrer.
Je pensais que ma sobriété retrouvée effacerait toutes mes dettes et me donnerait un avantage. Un jour, citant le dramaturge Clifford Odets, Helen dit de moi que j’étais « un projectile sans rien d’autre qu’un avenir ». Cet épigramme sous-entendait ma capacité à exploiter mon propre passé. J’étais prêt à reprendre la trajectoire de ma vie. Pour moi, les deux années et demie qui venaient de s’écouler restaient dans le flou, en grande partie. Automne 2003 : Helen me rafraîchit la mémoire.
Tu t’es promené en voiture dans Carmel avec de la merde sur ton pantalon. Mes amis t’ont entendu te branler au premier étage. Tu t’es comporté d’une façon exécrable avec les membres de ma famille. Tu reluquais des femmes tout en promenant Dudley. Tu t’es présenté, complètement défoncé, à une réunion avec le directeur des programmes d’une chaîne de télé. Tu avais mangé une glace et le devant de ta chemise était tout taché. L’un des cadres t’a demandé de résumer le pilote de la série que tu leur proposais. Tu lui as dit que c’était une histoire de flics qui éjectaient des tarlouzes et des négros. Tu as planté ta voiture en ratant un virage et tu es rentré couvert de sang. Tu as accumulé quatre contraventions pour excès de vitesse, et fait grimper le tarif de notre assurance auto jusqu’à dix mille dollars par an. Tu me traitais avec indifférence et désinvolture tandis que je sabordais ma propre carrière pour te sauver de toi-même. Je t’ai vu devenir quelqu’un d’autre sans pouvoir y faire quoi que ce soit, et j’en suis arrivée à me détester et à douter de ma santé mentale parce que je restais avec toi.
Ma riposte était : Je ne t’ai jamais trompée. Helen répliquait : Ça ne change rien – tout ça, c’est dans ta tête, de toute façon.
Automne 2003. La maison de rêve et les pluies torrentielles qui s’abattent sur la côte. Le chagrin et la colère d’Helen. Sa proposition : choisissons l’union libre. Mes antennes s’agitent – non, pas si vite.
Nous prenons un nouveau bull-terrier et l’appelons Margaret. Aussitôt, la chienne se pâme devant Helen et manifeste de l’hostilité à mon égard. Margaret me suit à travers la maison, en grondant et en aboyant. Aujourd’hui encore, elle montre les crocs quand elle me voit.
La tristesse d’Helen restait pour moi un obstacle infranchissable. Je ne pouvais ni me repentir ni expier. Mes vieux discours tombaient à plat et partaient en fumée. Helen repoussait mes promesses en haussant les épaules. Je roulais dans Carmel en écoutant Beethoven à plein tube. Je m’installais dans des cafétérias et j’observais les femmes. Chaque soir je me jetais sur le divan de mon bureau. Je priais pour Helen et pour Margaret et demandais à Dieu de m’envoyer des signes. Je faisais mon trou dans le rembourrage moelleux et me forçais à trouver le sommeil.
2003 cède la place à 2004. La maison de rêve, les vies séparées, le démon féministe séparatiste.
J’écris trois courts romans pour compléter un recueil de textes divers. Ils sont tristement burlesques. Ils racontent l’histoire d’un flic branque amoureux d’une actrice célèbre. Le flic raconte son aventure depuis le Paradis. Il attend que cette femme le rejoigne, mais il ne veut pas qu’elle meure.
Vaste plaisanterie cosmique. La trajectoire de ma vie, réécrite pour faire rire les gens.
J’obtiens toujours ce que je veux. Cela prend plus ou moins de temps et me coûte toujours très cher. J’ai perfectionné l’art du prestidigitateur avec une précision étonnamment persévérante.
Un ami me demande de donner une conférence à Cal Davis[13]. Je sais qu’Elle y sera.