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Tu travailles trop.

Helen me le répétait sans cesse. Je définissais toujours mon énergie comme un produit dérivé de NOUS. La vie en banlieue et une merveilleuse monogamie. Un ex-chien sympa. Une femme plutôt que des femmes. C’est cela qu’il faut comprendre.

Helen était sceptique. On ne fait plus l’amour comme avant. Tu es devenu un être désincarné. Tu es toujours parti loin dans ta tête.

Je repoussai ses premières salves. Je niai l’existence d’une stase sexuelle et m’engageai à y remédier immédiatement. La franchise d’Helen me perturbait. C’était comme si j’avais jeté aux orties notre code romantique et sabré nos serments de mariage. Le sexe était tout. C’est ce que nous croyions l’un et l’autre. Nous vivions ensemble depuis deux ans. Je rejetais le dicton selon lequel « le mariage, c’est la complaisance ». Helen le rejetait aussi avec la même vigueur. Je m’opposai à l’idée émise par Helen selon qui les dysfonctionnements de notre couple menaçaient à l’horizon. Ça se gâte au paradis. Ne me dis pas une chose pareille.

Merde, il y a des infiltrations. Notre compartiment n’est plus étanche, à présent. Putain, je suis heureux. J’écris un nouveau roman. Je vis des pages grandioses de l’Histoire à un milliard de tours-minute. Je suis profondément amoureux de toi. Il se pourrait que je sois proche du bien-être. S’il te plaît, ne me reproche pas ça – pas tout de suite.

Tel était mon raisonnement. Il n’était logique qu’à moitié. L’autre moitié était plus problématique. Avant Helen, j’étais du genre à penser qu’en amour, le seul courage, c’est la fuite. Je n’étais encore jamais parvenu au stade où nous en étions à présent. C’est ici que nous affrontons la difficulté et que nous la surmontons. Je t’en prie, ne m’oblige pas à faire ça – pas tout de suite.

Et je suis fatigué de courir les filles et de les séduire. Et mon feu érotique a laissé des braises d’où ont étrangement rejailli des flammes. Mon livre est un brasier ardent. Maintenant le sexe est pouvoir et le pouvoir est fiction et la fiction a remplacé le sexe. Chérie, tout s’embrouille. Tout ce que je veux, c’est être avec toi. N’abordons pas ce sujet – pas tout de suite.

Dans mon roman, les hommes étaient des fous du pouvoir. C’étaient des dissimulateurs et des adeptes du cloisonnement. Ils étaient moi sans ma conscience absolue et les conseils d’Helen Knode. Helen Knode personnifiait une mutation exponentielle de ma pensée. C’étaient les propositions d’Helen Knode qui m’avaient conduit à écrire un nouveau genre de livre. Helen Knode m’avait sauvé de ma passion des femmes qui s’étendait à la gent féminine tout entière. Dans la plupart des cas, Helen Knode parvenait avant moi à la vérité. Et maintenant, elle m’amenait à ceci.

S’il te plaît, Couguar – pas tout de suite.

Je prenais la fuite, je remettais à plus tard, je changeais de sujet, je me réfugiais dans ma tête. Des retrouvailles sporadiques colmataient le compartiment. Les fissures se comblaient et tenaient le choc.

American Tabloid était le cauchemar privé de la politique publique. L’infrastructure, c’était la prise de pouvoir remplaçant l’amour-en-tant-que-rédemption. Des femmes traversaient le livre dans des rôles subalternes. C’était emblématique du début des années 60. Je voulais écrire un roman d’un genre tout nouveau et détruire les liens qui me rattachaient à Los Angeles. Le premier objectif était louable, le second ne l’était pas. L.A. est la ville qui m’a fait. Jean Hilliker y est morte assassinée. J’ai rencontré Helen Knode à un pâté de maisons de l’endroit où je suis né. Le livre était presque terminé. Helen me répétait sans cesse : Tu travailles trop.

Noël 93 approchait. Helen avait écrit un premier jet de son livre et elle m’en donna des pages à lire. Elles étaient surprenantes et mal dégrossies, selon mes critères d’exigence. J’infligeai au texte des corrections à la louche pour Ellroyiser sa prose. Helen rit de mes dérapages verbaux insensés et me renvoya les feuillets au visage.

Pas d’animosité dans son geste, il était plein d’amour. Nous en avons ri sur le moment. J’avais supprimé des Knodéismes et truffé le texte de monstruosités machistes. Je n’ai éprouvé aucune rancœur sur le moment. Je postdate mon animosité pour la disséquer maintenant.

Je m’évadais déjà de notre vie de couple. Je voulais éluder la rengaine d’Helen : Pourquoi est-ce qu’on ne fait plus l’amour ? Je fonctionnais de nouveau en mode chambre obscure, mais sans entendre en permanence la musique de Beethoven et les femmes au téléphone. Moi, j’étais le type qui fuit ses responsabilités. Helen était la femme qui cherche la confrontation. Notre mésentente conjugale commençait à prendre la direction des querelles de couple banales, genre guerre des sexes. Je trouvais cela répugnant. Mon féminisme conservateur se révélait bidon. Sur le plan moral, c’est Helen qui avait pris les commandes de notre union. Sa sagesse et son courage avaient supplanté les miens. Ma mission était de m’arracher à ma folie productiviste et de me redonner tout entier à elle.

Je n’en étais pas capable.

Je ne savais pas comment m’y prendre.

Je ne savais pas que j’aurais dû le faire et que je devais le faire – je ne le savais pas encore.

Puis la Malédiction prit une forme toute nouvelle et Jean Hilliker nous procura un répit.

 

Nous avons échangé nos cadeaux le matin de Noël. J’offris à Helen un pull en cachemire et un blazer en tweed. Helen m’offrit un blouson d’aviateur doublé de laine polaire. Barko eut droit à une tripotée d’os parfumés au bœuf.

Helen désigna le dernier paquet. Il était rectangulaire, et son emballage avait un air de fête.

Elle m’annonça que ce cadeau lui avait demandé quelques recherches. Elle laissait transparaître une certaine inquiétude. Elle me dit : J’espère que cela ne va pas te contrarier.

Je déballai l’objet. Sous mes doigts, je sentis les contours d’un cadre et j’aperçus les fragments d’un tirage photo en noir et blanc derrière une vitre. Je sus aussitôt de quoi il s’agissait.

La photo publiée par le L.A. Times. Rapidement tombée dans l’oubli en 1958. Que rien ne laissait présager ce Noël-là. Fréquemment reproduite et sans doute bien trop souvent examinée aujourd’hui.

Je suis un grand benêt de 10 ans. Je porte une chemise à carreaux et un pantalon clair. Vision prophétique : ma braguette est à moitié ouverte. Les flics viennent de me dire : Petit, ta mère a été tuée.

Helen prend toujours le raccourci qui mène au mot de la fin. Elle me demande ce que je pensais à ce moment-là et ce que je pense maintenant.

Je lui réponds : « C’est l’occasion ou jamais. »

 

Je devais écrire un article dans un magazine d’ici quelques semaines et signer un contrat pour un nouveau livre le mois suivant. Mon premier boulot : examiner le dossier concernant l’assassinat de ma mère et décrire le choc qu’il me procurait. Le second : engager un policier de la Criminelle et tenter d’élucider l’affaire. Écrire une autobiographie sous forme d’enquête.

La Malédiction était une citation à comparaître devant la mort et un ordre pour séduire le monde avec mes obsessions. Ce nouveau codicille me donnait le pouvoir d’exploiter le malheur une fois de plus. Il me fallait restreindre le voyage Hilliker-Ellroy aux dimensions d’un récit criminel. C’était dès le départ une tâche illusoire. À nous deux, Jean Hilliker et moi représentons une histoire d’amour. Celle-ci était née d’un désir honteux, puis elle avait été façonnée par le pouvoir d’une malédiction. La fin de cette histoire n’était pas et ne pourrait jamais être l’arrestation d’un meurtrier et un traité sur le lien assassin-victime. Ma sexualité précoce avait esquissé la Malédiction et déterminé sa résolution : mon désir démesuré pour les femmes.

Je savais que nous ne trouverions pas l’assassin. Je savais que mon livre sur ce meurtre retracerait l’itinéraire d’une réconciliation et renverrait Jean Hilliker dans la chambre forte. En 1994, j’étais frénétiquement têtu et inexpérimenté. Je croyais que toutes les résolutions pouvaient trouver leur place entre les pages d’un roman. Helen était plus avisée que moi. Elle m’avait offert cette photo afin que je puisse la regarder avec étonnement et en tirer profit d’une façon indéfinissable. Elle ajouta des amendements pour modérer la Malédiction sans savoir que la Malédiction existait. Helen prétendait alors, et prétend encore, que l’écriture me permettait toujours d’atteindre la vérité. Elle pense que j’y parviens rarement à la première tentative et que je privilégie souvent la forme au détriment du contenu. Elle savait que Jean Hilliker était beaucoup plus que la simple victime d’un assassinat et qu’elle ne méritait pas de n’être qu’une source d’adoration extatique. Elle m’a envoyé à la recherche de la vraisemblance – dans l’espoir que cela nous renforcerait et nous enrichirait tous les deux.

Je suis allé vivre à Los Angeles pendant quinze mois. Je parlais à Helen tous les soirs. À plusieurs reprises, nous nous sommes retrouvés sur la côte Ouest ou la côte Est, rattrapant çà et là une fraction de notre retard d’affection en faisant l’amour. J’étais toujours anxieux et distrait. Le sexe, pour moi, avait toujours été la quête et l’accomplissement de l’acte. Mes années avec Helen avaient éclairé cela d’un jour nouveau et m’avaient permis, de justesse, de dépasser ce stade. Le fait d’en être conscient n’est pas synonyme de spontanéité au lit. La tâche du moment était de jouer au détective et de faire entrer ma mère dans les pages d’un livre.

Je lisais des dossiers de police et je compilais des notes. Je faisais équipe avec un ancien flic très brillant nommé Bill Stoner. Nous interrogions des douzaines de piliers de bar décrépits, de raclures d’East Valley et de flics à la retraite. On bénéficiait d’une large couverture dans les journaux et à la télévision. Tout ce travail ne nous menait nulle part. Nous vivions la métaphysique de l’impasse et du crime non élucidé. Je ruminais dans le noir avec Rachmaninov et Prokofiev. La musique décrivait la descente du romantisme dans l’horreur du vingtième siècle. Elle venait en complément de mon état psychique. Je savais que nous ne trouverions jamais l’assassin. Je prenais des notes abondantes sur l’émergence de ma relation mentale avec ma mère. Je comprenais que la force de mon essai proviendrait de mon récit de ce voyage intérieur. Sur ce point, je me suis trompé. En signant le contrat, je savais que la seule fin convenable pour ce livre était une réconciliation. J’ai appris très peu de choses sur la mort de Jean Hilliker. J’ai découvert une foule d’informations sur sa vie et j’ai structuré mes révélations de façon salace et intéressée.

J’étais elle, elle était moi, nous étions des doubles et des âmes jumelles dans l’adversité.

Je le croyais alors. Aujourd’hui, je considère cette idée comme une falsification d’un opportunisme éhonté. Quelques détails secondaires me suffirent pour la différencier de moi, puis je laissai le thème viable et bien commode de l’unicité faire office de vérité. J’évitai d’avouer la malveillance calculée de la Malédiction ou de révéler que je ne connaîtrais jamais Jean Hilliker tant que je chercherais l’expiation chez les femmes.

L’enquête se poursuivait. Nous en étions à mi-parcours quand American Tabloid fut publié. Ce fut un triomphe. Pendant la tournée pour la promotion du livre, je glissai adroitement de la mère au destin tragique vers le tragique destin de John Kennedy. Le bail de notre appartement du Connecticut était parvenu à expiration.

Avec Helen, nous avons envisagé plusieurs solutions, pour finalement décider de nous installer à Kansas City. Elle avait de la famille là-bas. J’aimais bien, autour de Ward Parkway, ces quartiers privilégiés au luxe ostentatoire. Nous nous y sommes rendus en avion et nous avons acheté une maison de six pièces dans le style Tudor. Man-o-Manischewitz[11] ! – c’était Hancock Park sous stéroïdes ! ! !

Helen prit en charge toutes les corvées relatives au déménagement. Je passais la voir en coup de vent et repartais pour aller méditer ou jouer au flic. Mon absence rendait Helen furieuse. Elle la vivait aussi mal qu’une rage de dents. Son ressentiment constant et mon repentir peu convaincant constituaient l’essentiel de nos conversations téléphoniques quotidiennes.

L’enquête me devenait pesante. J’avais déjà tout ce qu’il me fallait pour écrire un livre. J’avais réexaminé Jean Hilliker, redéfini son rôle, et changé sa trajectoire pour la réaligner sur mon orbite. Mentalement, mes recherches sur elle m’avaient épuisé. Mon orbite se modifia. Je me réalignai sur les visages.

Ils sont venus à moi. Je ne les ai pas cherchés. Ce fut une re-migration inconsciente. L’échange de nos serments de mariage s’assortissait d’une clause impérative – il est interdit de fantasmer – qui me rendait mentalement et physiquement fidèle. C’est dire à quel point j’étais rigoureux et discipliné. La trajectoire de ma vie – du ruisseau jusqu’aux étoiles – et sa dureté extrême m’avaient convaincu du bien-fondé de l’absolutisme et de la folie de la permissivité. Je ne pouvais pas être autrement. J’étais un homme d’une foi fervente. Psychologiser, c’est choisir, par facilité, de ne pas se lancer dans une quête inflexible de la perfection. J’étais insouciant, imprudent, rustre, autoritaire et égocentrique. Je le savais, et je faisais sporadiquement des tentatives pour éradiquer ces travers dans ma pratique quotidienne. Les défauts de caractère sont des compartiments. Les compartiments se fissurent et cessent d’être étanches. Je reconnaissais ce problème, du bout des lèvres. J’avais deux objectifs spirituels primordiaux, et je les considérais comme des forteresses imprenables. C’étaient ma loyauté envers mon métier d’écrivain, et ma loyauté envers Helen Knode. Ma conscience leur consacrait la totalité de son attention. Je sous-estimais la puissance réflexe du refoulement et toutes les idées tordues qui sommeillent dans une tête.

Les Visages.

Les Femmes.

Elles.

Jean Hilliker m’avait vidé de mes dernières forces. Je l’avais mêlée à mon œuvre avec toute la ruse et la passion héritées de la Malédiction que je possédais alors. Ma vie d’homme marié se composait de compartiments à l’intérieur d’autres compartiments, qui tous commençaient à se fissurer. Je multipliai par quatre mes prières du soir pour Helen et je m’agrippai de toute mon énergie au compartiment de la chasteté physique.

Ce n’est pas grave, Couguar – il n’y a que toi – les autres ne sont que des esprits ardents.

Voilà Marcia Sidwell à la laverie automatique et Marge-du-train. Voilà le Concerto pour piano n° 2 de Rachmaninov qu’on entend dans Brève Rencontre. Voilà cette fille que j’ai prénommée Joan telle qu’elle était alors et qu’elle est peut-être aujourd’hui. Elle me paraît toujours prophétique. Je suis à neuf ans de ma rencontre avec la vraie Joan et son étonnante chevelure striée de gris. Voilà Karen sortie de mon rêve d’une nuit pluvieuse aux abords de 1980. Dans la vraie vie, elle ne m’apparaîtra qu’une bonne dizaine d’années plus tard. Erika me trouvera dans le sillage de ces deux femmes.

Et il y a toutes les autres. Vivantes, images floues ou hypernettes. Des ombres impossibles à distinguer les unes des autres – même si chacune est unique.

Je me procurai une nouvelle affiche d’Anne Sofie von Otter. Je la calai sur ma table de travail pour scruter son visage. Elle était à la fois douce et arrogante comme il sied à une artiste. Elle était blonde et pâle. Sa coupe au carré lui donnait un air sévère et exprimait la force de sa volonté. Elle refusait de masquer les imperfections de sa peau. Cela mettait en valeur sa sérénité, mêlée à une bonne dose d’un mépris souverain digne d’une diva.

Elle était plus jeune que moi de sept ans et cinq jours. C’est un guide de musique classique qui m’apprit cela. Je trouvai d’elle un portrait en pied. Elle avait un corps voluptueux et semblait plutôt grande. J’achetai quelques-uns de ses enregistrements de lieder et tombai fou amoureux de sa voix.

J’en pleurais. Je m’approchais de l’affiche et serrais un oreiller dans mes bras. Je ne comprenais pas les paroles chantées en allemand. J’improvisais mon propre chant d’amour en contemplant son visage. L’affiche était dressée près du dossier sur le meurtre de ma mère. Parfois, je tremblais tant que je la faisais tomber.

La musique, son portrait, la signification des paroles transposée.

J’étais menacé par le génie d’Helen. Elle était menacée par le mien. Nous étions grands et forts et habités par nos querelles d’amants. Nous étions horrifiés par notre solitude autant qu’épouvantés par notre désir et nous sommes partis courir le monde avec notre beauté insensée simplement pour en retrouver une parcelle.

Nous avons embrasé des chambres. Nous savions ce que chaque chose signifiait. Nous comprenions la terreur et la fureur comme personne avant nous ne les avait comprises. Cela nous faisait souffrir d’être ensemble et souffrir encore plus d’être séparés. Nos bouches se heurtaient l’une à l’autre. Tes dents grinçaient contre les miennes. Nos bras étaient douloureux à force de nous étreindre. Chacun connaissait les odeurs de l’autre et chacun entendait la voix de l’autre et nous nous disions des choses que personne d’autre n’avait jamais dites.

Entends-moi, Helen. Je n’ai pas été infidèle. Ces femmes sont toutes des accords sacrés qui résonnent doucement en moi et me laissent revenir à toi, chaste.