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Paperback writer[10]

Mon premier livre s’appelait Brown’s Requiem. Il est sorti en septembre 1981. Il s’est très peu vendu. Sur la couverture, pas de femme au violoncelle, pas de photo de l’auteur. L’illustration était nulle. Merde… Un type armé d’un flingue et un terrain de golf.

J’ai trouvé une piaule en sous-sol dans le comté de Westchester. Je me suis fait embaucher comme caddy au Wykagyl Country Club. Un court trajet en train, en direction du sud, m’amenait à New York. J’ai claqué tout l’argent de mon avance en fringues style Hancock Park conçues pour les hivers rudes. Je me mettais sur mon trente-et-un pour mes virées à Manhattan. Je savais qu’Elle y serait.

Mon agent littéraire décida de changer de métier et m’adressa à quelques confrères. Mon troisième manuscrit était chauffé à blanc et prêt à sortir. C’était un nanar qui opposait un flic maniaque sexuel à un tueur maniaque sexuel. Deux agents littéraires de sexe masculin me conseillèrent vivement de le récrire de fond en comble. Un agent littéraire de sexe féminin me dit qu’elle adoooorait le livre et qu’elle me trouvait mignon. New York, la décennie glorieuse des années 80, une femme désirable et racée. Elle avait des yeux marron au regard intense. Elle nettoyait les verres de ses lunettes avec les pans de son chemisier et c’est son cœur qui voyait trouble. Elle m’invita chez elle pour un dîner suivi d’un dernier verre. Elle me fit écouter un nouveau disque – les Pointer Sisters qui chantaient Slow Hand.

« Chéri, ne dis pas un mot, parce que j’ai déjà entendu ce que ton corps dit au mien. »

Je l’ai cru.

La chambre donnait au nord. L’Empire State Building emplissait la fenêtre. La flèche était illuminée de rouge, de blanc, de vert. Elle se déshabilla. Moi aussi. L’ardent arriviste* que j’étais venait d’arriver.

 

Mon sous-sol était le plus sombre de tous les repaires où j’avais jusqu’alors médité dans le noir. La voisine du dessus était la veuve d’un chef d’orchestre. De la musique résonnait sans cesse dans mes conduits d’aération. La veuve avait la main lourde sur Mozart et négligeait trop Liszt. Je m’en moquais. Mon éditeur refusa mon troisième roman. Il trouvait peu crédibles le flic obsédé sexuel et sa copine poétesse féministe. Il avait raison. J’avais écrit ce livre dans un état second, obnubilé par cette idée fixe : Je me tire de L.A. et c’est à New York que je vais LA trouver. Ma quasi-copine agent envoya mon bouquin à dix-sept autres éditeurs. Ils répondirent tous Niet. Ma quasi-copine agent me largua comme client et me signifia mon congé en tant que quasi-amant. Je lui devais 150 dollars de frais de photocopie. Je la remboursai avec les extras que je grappillais au terrain de golf.

Un agent de sexe masculin me force à récrire mon roman. Je m’y attelle, avec réticence. L’hiver arrive. La saison de golf se termine. J’enchaîne les petits boulots de plongeur et de magasinier, et je vis en économisant sur tout. Manhattan me magnétise. Des visages surgissent de la foule qui circule sur les trottoirs. Les femmes sont emmitouflées, chapeautées, la gorge couverte d’une écharpe. Elles ne montraient pas assez d’épiderme pour que je puisse lire leur aura. Air glacé, nuages de condensation. De quoi dissuader un voyeur de partir en vadrouille.

Je commence à fréquenter assidûment certains cafés et je récolte des numéros de téléphone. Le pourcentage de femmes qui me rappellent est nettement plus bas qu’à Los Angeles. J’habite en banlieue. Ce qui me colle une étiquette de déclassé*. Vous avez écrit un livre ? Et alors ? Vous trimballez des sacs dans un club de golf. Mon style, c’est plutôt les agents de change.

La banlieue, c’est le goulag du sexe. Voilà ce que j’entends tout le temps. Ce qui me manque, c’est le fric et le style de vie qui va avec. Ça aussi, je l’entends tout le temps. Les soirées données par les éditeurs me procurent une toute petite influence et m’ouvrent quelques portes. La première Elle que j’ai vue, c’était à une réception dans le quartier de Murray Hill.

Une grande femme bon chic bon genre. Elle dépasse le mètre quatre-vingts et pèse sans doute plus lourd que moi. Jupe à carreaux, bottes montantes, regard de braise et taches de rousseur. C’est l’AUTRE, assurément.

Je me rends aux toilettes, me repeigne et rajuste mon nœud de cravate. Je rejoins les invités. Elle a disparu – auf Wiedersehen.

Je patrouille dans le quartier et je ne la vois nulle part. Je retourne à la soirée et j’interroge les invités. Je me montre trop insistant. L’hôte me suggère de quitter les lieux. Je lui envoie sa propre cravate à la figure et je déguerpis.

La nuit est froide. La lune est pleine. Je remonte la Cinquième Avenue, en hurlant à la mort. Les passants font un écart pour m’éviter. Des chiens me répondent en aboyant depuis des appartements luxueux. Je prends la 43e Rue en direction de l’est et je fonce vers la gare de Grand Central. Je vois une femme héler un taxi juste à l’ouest de Madison Avenue. La vitrine de Brooks Brothers la nimbe d’une auréole dorée. Elle est blonde. Son manteau est maculé de boue. Elle porte des gants de cuir rouge. Elle frissonne. Le froid lui pince le visage, ses cheveux sont en désordre, ses lèvres trop longtemps crispées ont effacé son rouge. Son nez est trop grand, son menton trop proéminent. C’est l’AUTRE, incontestablement.

Je presse le pas pour la rejoindre. Un taxi qui roule vers l’est passe près de moi et se gare un peu plus loin. L’inconnue ouvre la portière et monte à l’arrière. Je sprinte, pars en glissade, et percute le pare-chocs. La femme tourne la tête et me voit. Je grimace. Je me suis esquinté les genoux dans la collision. Je souris. Cela effraie l’inconnue. Elle détourne les yeux. Le taxi tourne en direction du nord et dérape sur la neige compacte.

Une de perdue, dix de retrouvées. Il fait froid. Mes genoux me font mal. Je pourrai toujours revivre ce gros chagrin d’amour une fois rentré chez moi. Toutes lumières éteintes et Nocturnes de Chopin. Ma belle, il s’en est fallu de peu. Le destin aurait dû nous réunir.

Je vais jusqu’à la gare en traînant la patte. La salle d’attente est bondée et surchauffée. J’achète mon billet et je monte dans le train. Je vois une femme. Elle est l’AUTRE, indéniablement.

Grande, des cheveux blond roux. Elle a dix ans de plus que moi. Elle a des yeux gris pour lesquels on décrocherait la lune et un visage diaphane et plein de douceur.

Elle trimballe un encombrant carton à dessins. Je l’aide à hisser l’objet sur le porte-bagages, au-dessus des sièges. Elle me remercie. On s’assied côte à côte et on parle.

Elle s’appelle Marge. Elle est illustratrice pour la publicité. Elle a passé toute la journée à montrer des échantillons de son travail dans diverses agences. Je lui demande comment ça s’est passé. Mal, me confie-t-elle. Elle traverse une mauvaise passe. Elle s’enquiert de ma profession. Je lui dis que j’ai écrit deux livres, publiés l’un et l’autre, et que je travaille dans un country club. Votre famille ? Je n’en ai pas, dis-je.

Elle sent la laine mouillée et exhale des vestiges d’eau de toilette. Elle est assise à ma droite. Ses cheveux trempés frôlent mon coupe-vent. Elle me demande où je descends. À Bronxville. Je me renseigne : Votre destination ? Tarrytown, me répond-elle.

À l’allure d’un escargot, le train traverse le nord de Manhattan et le Bronx. Comme il s’arrête à toutes les gares, le voyage s’éternise et me donne tout le temps qu’il me faut. On parle et on se penche l’un vers l’autre. J’essaie de lire les pensées de Marge et je sens qu’elle tente de lire les miennes. Nos échanges se font à voix basse. De petites anecdotes se révèlent lourdes de sens.

Nous parlons chacun à notre tour sans jamais nous couper la parole. Nos mains se frôlent. Nous gardons le contact. Le pacte est synchrone.

Je dis quelque chose de drôle. Marge s’esclaffe, révélant des dents en mauvais état, et elle se couvre la bouche. Je lui montre mes dents pourries. Elle rit et me tient le menton pour mieux voir. Je pose ma main sur la sienne pour l’immobiliser. Elle me dit : Vos dents sont encore plus vilaines que les miennes, et elle laisse retomber sa main.

Nos regards se détachent l’un de l’autre et nous laissons le temps s’écouler. Le train est secoué par un brusque écart. Nous sommes projetés l’un contre l’autre. Dans ma tête, je passe en revue le scénario.

J’inspire confiance, elle réprouve l’inconséquence, nous unissons nos chagrins. Des chiens sur le lit et des nuits douillettes par temps froid. Son statut de femme mûre et l’insécurité qui s’y rattache. Je la rassure en lui disant à quel point j’adore être avec elle. Son corps qui s’épanouit de plus en plus au fil du temps. Le parfum de cette eau de toilette dès que je me réveille le matin.

La gare de Bronxville approche. Marge et moi échangeons un regard. Elle me dit : Je suis mariée.

Je lui touche l’épaule et me lève. Nos genoux se frôlent. Le mien est parcouru d’un spasme à cause de ma collision avec le taxi. Je descends du train, je longe le quai et je me plante devant la fenêtre de Marge. Elle pose la main de son côté de la vitre. Je la recouvre de la mienne.

 

Le repaire où je médite m’entoure de toutes parts. Mon travail au terrain de golf et quelques petits boulots occasionnels me maintiennent financièrement à flot – de justesse. J’écris et je drague.

L’histoire du flic obsédé sexuel est devenue une trilogie en édition cartonnée. La poétesse féministe a été supplantée par une call-girl au Q.I. élevé et par l’ex-épouse du flic que j’ai ressuscitée. Le roman sur la femme-au-violoncelle est toujours disponible en librairie. De même l’épopée ma-mère-s’est-fait-trucider-et-je-suis-en-fuite.

Je suis heureux. Je suis reconnaissant. J’ai écrit des livres contre une rémunération modérée et les critiques les ont accueillis avec un enthousiasme modéré. Je suis trop circonspect pour m’immoler et trop grand et séduisant pour ne pas réussir un jour. Toutes mes idées tordues restent censurées.

New York dans les années 80. Bon sang… Quel pied ! ! !

Mes histoires et ma sobriété sans faille m’ont permis de tenir le coup. Les histoires ont toutes le même thème : un-homme-

rencontre-une-femme-et-maintenant-il-passe-à-l’action. Elles reflètent ma vie d’artiste mineur et mes échecs d’égocentriste amoureux. New York est une ville fabuleusement femelle, aux disproportions vertigineuses. Son réservoir de visages est infini et c’est aussi un miroir perpétuel. Je m’y vois sans cesse.

Ma prescience m’avait déserté. Mon aptitude spirituelle s’était évanouie. En l’espace de quelques instants, je venais de voir trois femmes remarquables. La première m’avait donné à voir une précieuse vignette avant de disparaître. À présent, je voyais les femmes avec moins de discernement. Mes satisfactions de créateur avaient émoussé ma sensibilité. Les trous béants de mon psychisme étaient comblés par mes livres alignés sur l’étagère, et par les points de suture qui avaient refermé la plaie de Jean Hilliker. J’avais endigué la Malédiction grâce à un travail acharné et le déni sans appel de la dette que j’avais envers ma mère. J’étais en quête de femmes qui sans condescendance me rendraient mon regard.

Ma vie de voyeur avait pratiquement duré quatre décennies. Mon désir sexuel débilitant était bouclé à double tour dans une chambre forte. Grâce à quoi, j’en étais convaincu, je possédais ma maîtrise actuelle et j’avais la bride sur le cou pour l’éternité. Pour moi, le sexe désincarné avait failli se révéler fatal. J’avais cherché la mort afin de prouver mon amour à un fantôme. C’était, inconsciemment, une cour empressée pour la rejoindre. Je désirais effacer nos disparités pour que nous soyons réunis en une seule entité.

Je me jetais sur les femmes parce qu’elles étaient là et parce que je les désirais. Le fait que j’aie révisé mes critères de sélection résultait de mes allers et retours à la chambre forte.

Les histoires que j’écrivais maîtrisaient ce phénomène personnel. J’accédai aux contraintes imposées par l’école du roman noir et je peaufinai ma technique. Simultanément, je perfectionnai l’art de séduire les femmes. Je sentais peser sur moi la chape d’une conjoncture abominable. Elle était écrasante. Elle ne justifiait pas mon attitude prédatrice. Auparavant, je scrutais les visages pour y trouver la droiture. A présent, j’y cherchais la sensibilité au charme masculin.

Rencontres d’un soir, liaisons de courte durée, relations plus durables. Avec ou sans rapports sexuels. Séances de méditation. Appels téléphoniques. « Non » voulait toujours dire « non » – mais je l’entendais de moins en moins. C’est dire à quel point j’étais réceptif au mécontentement féminin.

J’étais un auditeur implacablement attentif et un confident intéressé. J’étais habile dès qu’il fallait disséquer une relation en voie de délabrement, et impitoyable au moment de critiquer des hommes irresponsables. Enquêteur, interlocuteur, copain. Pourfendeur de la faiblesse masculine. Fils d’une mère assassinée. Le féministe aux valeurs chevaleresques de droite. Celui qui diabolise tous les misogynes. Le type qui a toujours envie de baiser. Le type qui laisse toujours une femme se pencher la première pour le premier baiser.

Merde ! – le téléphone sonne souvent. Je garde en réserve un billet de cent dollars pour me rendre à New York en taxi tard le soir. Je ne fréquente que des femmes convenables. Pas de MST, pas de petit copain qui vend de la cocaïne, pas de Glenn Close-armée-d’un-couteau. Elles adooorent mon baratin : « Je-veux-une-épouse-qui-me-donnera-des-filles. » De façon abstraite, ce n’est que la vérité. Il est tout aussi vrai que ce n’est pas spécifiquement avec elles que je veux tout ça. Je le sais depuis le début. Je ne devrais pas mentir. J’étais plus honnête quand j’étais mystique et que je ne baisais pas. Je n’ai jamais cru à leur approche : « On verra bien comment ça se passe entre nous. » Ce bobard permissif, on me l’a imposé de force à Los Angeles. J’ai capitulé devant cette idée pour obtenir davantage de sexe et de douceur. Au fond de moi, je la rejetais – et c’est au fond de moi que se niche ma conscience.

S’il faut que le sexe soit tout pour moi, alors Elle doit l’être pareillement. C’est Dieu qui me l’a dit. Je ne t’ai pas amenée jusqu’ici pour t’abandonner dans une chambre incongrue. Ces femmes ne possèdent pas ta férocité. Tu sauras que c’est Elle quand tu la rencontreras – si tu la rencontres un jour. Sois assurée que j’aime cette femme moins féroce tout autant que je t’aime.

Prends du recul, à présent. Le sexe investit ton âme tout entière.

Je le sais de façon plus consciente, à présent. Souvent, cette révélation marque la fin des périodes que je passe seul dans le noir.

Je ne désirais alors que la chaleur d’un corps. Je voulais toutes les caresses, toutes les saveurs, tous les souffles dont je pourrais jouir. J’avais accepté trop de compromissions pour m’en contenter une bonne fois pour toutes sans chercher plus loin.

 

Je voulais une femme sans nom. C’était la passion inextinguible de ma vie. Je voulais écrire l’histoire d’une femme bien précise. Son nom, je le savais : Elizabeth Short.

Le Dahlia noir.

J’avais remis ce livre à plus tard. Ma dette envers Betty Short m’intimidait. Pour m’y préparer, j’avais écrit six romans en retenant mon souffle. J’étais son obligé. Je me devais d’attribuer à cette femme une identité précieuse.

Betty Short est morte à 22 ans. Elle était stupide. Elle incarnait la petite-idiote-avec-des-rêves-plein-la-tête comme il y en avait tant en Amérique après la guerre. Elle était moi. Elle n’a jamais réussi à dépasser le stade de ses lubies pour devenir quelqu’un. Elle était à elle seule toutes les filles de Hancock Park avec un chromosome supplémentaire, celui de la déveine. Pour moi, tout en elle était du domaine de l’invisible. Je ne l’ai jamais connue, jamais vue, je n’ai fait que l’imaginer. Je comprenais la violence masculine et l’épouvantable déviance qui avaient provoqué sa fin. Sur ce sujet, mes propres déprédations m’éclairaient davantage que la mort de ma mère. Mon cœur tendre et ma conscience étouffante me fournissaient l’empathie nécessaire. Elle est morte à 22 ans. C’était une gamine qui rêvait de devenir actrice. En ce qui concerne sa personnalité, c’était un caméléon avec une tendance à raconter des mensonges énormes. À l’occasion, elle savait mentir de façon convaincante. Elle possédait une certaine connaissance des limites de la vraisemblance. Elle aurait pu finir par gagner sa vie en inventant des histoires. Mon portrait de Betty Short devait pencher du côté de l’honneur entrevu et prédit. Elle était visible dans son invisibilité. Elle est morte et elle a donné naissance à mes béguins de môme et à ma mission morale. Elle a précédé Joan, Karen et Erika, et le moment venu, elle les mènerait à moi.

Je devais à Betty le roman de sa vie – et j’étais bien décidé à le lui donner.

Je commençai à faire des recherches sur microfilms et je parvins à échafauder l’intrigue. Je reconnus Jean Hilliker en tant que sœur fantôme ressuscitée et c’est à elle que je dédiai le livre. Honore ta dette et referme le caveau. Raconte l’histoire au cours de la meilleure tournée de promotion que tu aies jamais effectuée pour un livre. Combine Jean et Betty et ignore le problème qui les cerne toutes les deux, celui des femmes en général. Cherche des fantômes plus récents qui pourraient peut-être t’apaiser ou te servir de mentor, ou au moins se laisser séduire par ton baratin.

Marcia Sidwell et Marge-du-train ne quittent pas mes pensées. Elles sèment la pagaille dans mes intermèdes téléphoniques avec les femmes du moment et sabotent les efforts que je déploie pour celles-ci. Une fois par semaine, j’appelle le service des renseignements et je tente de retrouver la trace de Marcia. Je demande à un ami de coller une affichette dans cette laverie de Los Angeles. Je sillonne la gare de Grand Central à la recherche de Marge. Je rôde dans celle de Tarrytown en traînant du côté des voies. Ma logeuse me parle de Brève Rencontre. C’était un film anglais à l’eau de rose sorti en 1945. Un homme fait la connaissance d’une femme dans une gare. Ils sont mariés l’un comme l’autre. Ils s’avouent leur amour mais finissent par y renoncer à cause des convenances et des circonstances. Ma logeuse ajoute : Vous seriez emballé par la musique du film – c’est du Rachmaninov d’un bout à l’autre.

Foutaises. On ne plie pas devant les circonstances. À moins d’être une lavette.

Vrai en 1985. Toujours vrai aujourd’hui.

Ma situation s’améliorait. L’argent de mes livres rentrait régulièrement, et coulait presque à flots. Je me débarrassai de ma tenue de caddy. J’écrivais l’histoire de Betty, que le téléphone sonne ou pas.

Et le livre se révéla très bon, et fut accueilli favorablement par la critique. Et il se vendit très bien. De plus, il honorait Jean Hilliker – en tant que source d’inspiration pour les hommes, et pour la chance qu’elle m’avait permis de saisir.

Le magazine People me consacre un article. Les photos me flattent. Mon numéro de téléphone est dans l’annuaire. Surprise : quatre inconnues m’appellent.

La première et la deuxième me paraissent carrément givrées. Je me dépêche de raccrocher. Avec les autres, je cède à la tentation. Au-dessus de nous, Beethoven sourit puis me regarde de travers. Bon sang, quel parcours ! et : Tu es un foutu Scheisskopf !

J’obtiens toujours ce que je désire. Cela prend plus ou moins longtemps et me coûte toujours très cher.

Le monde changeait de cap pour venir à moi. La reconnaissance et la rémunération affluaient. J’offrais à des femmes que je venais à peine de rencontrer des pulls en cachemire à plus de mille dollars. Je laissais aux serveuses des pourboires somptueux, au risque de frôler la faillite. J’envoyais des fleurs à la moitié des femmes de la planète. Le sexe était ou n’était pas au rendez-vous. Je restais dans mon sous-sol sombre avec un compte bancaire bien garni. Le téléphone sonnait ou il ne sonnait pas. J’écrivis trois autres gros romans historiques. Joan et Karen devinrent adultes à quelques kilomètres au sud. Erika atteignit la maturité à un jet de pierre de là. Elles ne se connaissaient pas entre elles. Elles ne me connaissaient pas.

J’étais tenté par une vie conforme aux convenances. Me marier et donner naissance à des filles devint pour moi une fixation. Je proposai le mariage à deux femmes avec qui j’avais une liaison depuis peu. Elles refusèrent avec véhémence. Je demandai sa main à une petite amie de longue date. Elle dit Oui. Je pris la fuite alors que nous échangions nos promesses et m’installai à Hancock Park East.

Mary était cadre dans une entreprise. Elle venait d’une famille riche d’Akron, Ohio. C’était une femme intègre et sans affectation. Elle représentait un brassage génétique de toutes les filles de Hancock Park. Elle me plaisait beaucoup. Elle m’offrit un chien. J’étais fatigué. J’étais à court d’inspiration pour baratiner des femmes au téléphone. Nous achetâmes une grande maison à New Canaan, Connecticut. Je pensais que le mariage parviendrait à re-re-re-re-re-censurer toutes mes idées tordues. Mary me dit que mes nombreuses nuits dans le noir pourraient à la longue se révéler contre-productives. Je concédai qu’elle avait peut-être raison.

Notre maison était trop spacieuse et trop claire. Le fait d’être marié annulait mon numéro de séducteur qui s’explique. La cohabitation était contraignante. Mary n’était en aucune façon coupable. Mon bureau était trop éclairé. Ma cour était trop vaste. Mary était la probité incarnée. Elle me comprenait autant que les femmes peuvent me comprendre et faisait comme bon lui semblait à l’autre bout de la corde. J’ai voulu partir, alors je suis parti. Il fallait que je retourne dans cet antre obscur, muni d’un téléphone en état de marche.

Beethoven salua mon retour en m’adressant un clin d’œil. Le divorce est une démarche juridique éprouvante. Le repentir me vint naturellement. Je vis dans cette union précipitée un égarement qu’il m’était possible d’expier. Mary vit dans mon départ une sarabande de démons.

Voilà l’obscurité, voilà le téléphone, et la Große Fuge.

« Prends bien garde au but que tu poursuis, car il te poursuit aussi. »

C’est une paraphrase. On ne sait quel swâmi subtil a dit ça. Peu importe à qui on l’attribue, parce que c’est vrai.

J’obtiens toujours ce que je veux. C’est moi qui l’ai fait apparaître, alors elle est venue.

Amante, confidente, corruptrice, âme puissante et camarade sacrée.

Écoutez bien ce nom : Helen Knode.