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Mon père a obtenu ma garde. Il n’a pas eu besoin de verser une provision à Perry Mason ni de soudoyer des juges juifs. Lui comme moi en étions ravis et soulagés. Le meurtre de ma mère n’a jamais été élucidé. J’ai esquivé le problème de ma culpabilité et j’ai profité d’une période où tous les adultes m’entouraient de leur sollicitude. Personne ne m’adressait de reproches. Regardez, regardez. N’est-ce pas qu’il est courageux ? N’est-ce pas qu’il est mignon ?

Hélas, non.

L’été 58 se révéla pollué et bleu pastel. Je pistais des filles dans le parc de Lemon Grove. Je volai un coffret de chimie, mélangeant des poudres au hasard et adoucissant le tout à l’aide d’un sachet de Kool-Aid[5]. Je regardai avec dévotion l’émission de télé « Les prophéties de Criswell ». Criswell était une espèce de tapette qui portait une cape. Il prédisait l’avenir et s’exprimait de façon solennelle. Il était l’incarnation du suprême aplomb. Sous le charme de l’écran de télé, je l’étudiai pour peaufiner mon numéro. Ellroy le Magnifique a dit : Cet élixir sacré tu boiras et tes vêtements tu ôteras !

Les émanations des composants caustiques masquaient le goût du Kool-Aid. Aucune fille ne voulut porter à ses lèvres un de mes gobelets. Une fois de plus, j’échappai à une inculpation pour assassinat. Je revendique le panache qu’on devrait reconnaître aux avant-gardistes : ma tentative a précédé avec une avance spectaculaire le Massacre de Jonestown[6].

Un bazar du quartier vendait des lunettes à rayons X de diverses marques. Je les vole et les essaie toutes sans obtenir le moindre résultat. Je fais un saut jusqu’à la quincaillerie Andrews. On y trouve des jumelles à infrarouge pour les gens qui chassent la nuit. Moi, je chassais les femmes à poil. Ces jumelles coûtent cher et elles sont trop volumineuses pour que je puisse les voler. Je les braque sur des clientes et je vois mes proies tout habillées enveloppées d’une brume rougeâtre. Quelques-unes rient en me voyant faire et me tapotent la tête. Aaaah, n’est-ce pas qu’il est mignon ?

Hélas, non.

Je vis pour lire, pour méditer, pour coller l’œil aux trous de serrure, pour pister des filles, pour rôder et fantasmer. Mes lectures s’orientent vers les histoires policières pour gamins et s’y attardent tout l’été. Des mômes riches de familles heureuses y élucidaient des meurtres. L’ordre était rétabli dans ces mondes parfaits et tout le monde s’en tirait sans trop de mal. On n’y voyait pas de photos choquantes à la Weegee. L’homicide y était aseptisé. Pas de taches de sperme, pas de giclées de sang. Pas de membres enchevêtrés rendus inséparables par la rigidité cadavérique.

Niaiseries stéréotypées. La version sublimée de mon dialogue sur le meurtre de Jean Hilliker. Un tri thérapeutique qui me préparait à Mickey Spillane.

Mike Hammer – son héros – était un aimant à gonzesses et un as du dégommage de cocos. Il frappait les types de gauche à coups de pistolet et il mordait les femmes au cou. Il était dûment dichotomisé. Il malmenait les malfrats et sauvait les femmes vertueuses. La quête de Mike Hammer devint mon credo moral. Mais il restait une pierre d’achoppement majeure qui me contrariait.

Dans ces romans, les femmes n’étaient pas toutes l’expression même de la vertu. Certaines se révélaient outrancières, extravagantes. Il y en avait même une qui, en réalité, était un homme dont on laissait entendre que la nature l’avait doté d’une bite de bourricot. Ces dames de la haute société étaient internationalistes et sympathisantes communistes. Mike Hammer maltraitait les femmes immorales. Mike Hammer n’hésitait pas à abattre de sang-froid le travesti bien monté. Ces passages-là, je n’arrivais pas à les lire. Je ne supportais pas les scènes de violence infligées aux femmes. Le même schéma s’appliquait à la télévision et au cinéma. Je ne voulais pas voir ça. Il fallait que je ferme les yeux. Je bannissais les femmes battues de ce que je m’autorisais à voir. Je tenais absolument à ce que les femmes mutilées restent hors champ et hors de la page. Il y avait un îlot d’empathie au sein de ma passion de préadolescent pour les romans noirs.

Les femmes maltraitées me ramenaient à Elle. Ma ténacité mentale maintenait ma culpabilité sous l’éteignoir. J’étais déjà un petit garçon obsédé par le sexe avant l’assassinat que j’avais prescrit. À présent, je minimisais le résultat final. La source de ma volonté était et reste encore ma capacité à tirer parti du malheur. La puberté s’annonçait. Mes hormones rugissaient. Le stimulus provoqué par Toutes les Femmes Tout le Temps m’obligea à réfréner mon obsession. J’étais déjà un vieux briscard de la rêverie et du voyeurisme. Je commençai à me raconter des histoires pour l’amadouer.

Des rêves éveillés dans lesquels je sauvais la vie à des femmes. Des tableaux romantiques sur fond historique. Mike Hammer sans la misogynie.

Je me passionne pour l’affaire du Dahlia noir. Une fille qui rêve de faire du cinéma débarque à L.A. et finit coupée en morceaux dans un terrain vague. Encore une femme victime d’un meurtre non élucidé. C’est L.A. 47, encore une fois en Sexorama.

Je sauve le Dahlia, seul dans la nuit. Je tue son assassin et je la ressuscite à l’aide de potions magiques. Je voyage dans le temps. Nous dînons dans des endroits à la mode aujourd’hui disparus que je recrée à partir de photos anciennes et d’images improvisées. Nous faisons l’amour dans un bungalow du Beverly Hills Hotel. Mon père et Rita Hayworth nous servent de larbins. Ils nous apportent de la bouffe qui vient tout droit du restaurant d’Ollie Hammond. Je ne suis plus un gamin maigrichon qui commence à avoir de l’acné. Je suis Zachary Scott avec sa supermoustache et la bite géante de mon père. Telle que je me la représentais, la mécanique de l’accouplement était une divagation de puceau. De temps à autre, un processus de filtrage intervenait dans ma rêverie, et souvent coupait net mon élan narratif. Je revoyais ma mère au lit avec Hank Hart. Je chassais l’image de mon esprit et je priais pour qu’elle disparaisse.

Au côté de ma mère, le Dahlia lui disputait fréquemment la vedette. Je lui déniais un statut de martyre à l’égal de Jean Hilliker. Un implicite morbide me renvoyait brutalement à Dahlialand. Le même sentiment de mort me heurtait de plein fouet et me réexpédiait dans mon univers présent. Je créais de toutes pièces des unions émouvantes avec des filles du quartier et leurs mères.

Je vivais dans un clapier sans clim’contigu au quartier chic de Hancock Park. Des rangées de maisons luxueuses se déployaient autour de nous dans trois directions. Mon père et moi possédions une chienne, un beagle à l’œil torve. C’était une femelle dominante qui nous mordait et nous faisait filer doux. Il n’y avait pas moyen de lui apprendre à être propre. Elle transformait notre baraque en champ d’épandage de déjections canines. La puanteur s’incrustait et gagnait en intensité. Je sortais la chienne pour de longues promenades nocturnes et je reluquais à travers les fenêtres de Hancock Park.

Ces filles-là fréquentaient des écoles huppées. Dans la journée, elles portaient des robes d’uniforme aux couleurs pastel, et le soir, les tenues de ville des jeunes filles de bonne famille. Chemisiers de madras et kilts en tissu écossais. Chemises à col boutonné héritées du grand frère. Robes aux teintes de sorbets pour le bal des débutantes.

Collectivement, le raffinement de leur milieu social les rendait remarquables. Individuellement, je les trouvais ravissantes alors que je les épiais dans un contexte prosaïque. J’avais un contrat secret avec elles. Mon droit d’accès était celui d’un dieu. En alternance, d’un battement de cœur à l’autre, il exacerbait ma faim et calmait mon jeûne.

Je ramenais les filles à la maison et je leur parlais dans le noir. Elles me répondaient avec sincérité, en chuchotant. Je concoctais des histoires de mômes où dominaient la lutte pour la promotion sociale et l’ivresse procurée par la certitude que l’amour-est-plus-fort-que-tout. Ces filles fantasmées par moi, elles n’étaient jamais banalement jolies ni d’une beauté classique. J’étais toujours à la recherche du défaut physique ou du signe particulier qui étaient la marque de la gravité. Fenêtre après fenêtre, je regardais tous les visages. Je cherchais un visage. Il ne peut y en avoir qu’un seul. De cette façon elle sera moi et elle sera L’AUTRE.

« L’Autre » : mon vrai moi enfin complet grâce à une image. Ma peine adoucie par la caresse d’une femme aimante.

Voyeur. Petit protestant pieux. Embarqué dans une quête stupide.

Tout ce cinéma se déroulait entièrement dans ma tête.

Je ramenais les filles à la maison. Leurs mères me découvraient, me projetaient contre les murs, me jetaient sur le plancher et elles me prenaient. Leur désir était mon désir exprimé à travers leur agression hallucinée. Elles m’écrasaient le visage. Leurs mains me faisaient mal. Nos bouches s’entrechoquaient. Leurs dents grinçaient contre les miennes. Notre nudité était brouillée par le va-et-vient de l’obturateur qui fonctionnait en moi. J’étais frêle et bien insuffisant, comparé à leur opulence. Cela m’effrayait, à cette époque. La brutalité me désorientait. L’absence d’un déroulement narratif me laissait en apesanteur. Je ne savais pas alors ce que cela signifiait. Je vais lui donner un sens aujourd’hui. Elles me voulaient parce que je pressentais ce qu’elles étaient vraiment et me jetais sur elles avec cet instinct prédateur. C’est une morte qui m’a éclairé sur ce point. J’étais incapable de les distinguer les unes des autres, et pourtant chacune était unique. Mes intentions morales visaient toute la gent féminine et j’en payais le prix fort avec mon propre sang – petit garçon malingre aveuglé par sa crédulité et profondément blessé.

 

Les femmes étaient partout et nulle part. Mon père cachait ses maîtresses. Notre taudis empuanti par les crottes de chien rendait impensables les rendez-vous galants. Je surprenais des appels téléphoniques qui commençaient par : « Salut, beauté ! » et j’en déduisais des rencards dans un quelconque baisodrome. Il n’avait pas de famille. Les parents de Jean Hilliker habitaient au diable, à Bite-à-l’Air, Wisconsin. J’allais à l’école et à l’église parce qu’il le fallait, et aussi parce que j’y voyais des femmes. Cela me sortait de ma bauge pour clébard et me donnait l’occasion de respirer un peu d’air frais. Momentanément, la vie en groupe reconditionnait ma vie fantasmée. J’étais contraint de rester assis, d’écouter et de parler. Ma scolarité m’orienta vers des obsessions de niveau supérieur. L’histoire de l’Amérique et la musique classique commencèrent à m’enthousiasmer. Elles devinrent des fixations subsidiaires, obscurcissant provisoirement ma passion absolue pour les femmes.

Je ne tardai pas à annexer ces deux nouvelles lubies. Les fantasmagories dans lesquelles je sauvais des femmes y gagnèrent en vraisemblance et en intérêt.

Beethoven m’écrivait des partitions. Nos rhapsodies surpassaient la Neuvième Symphonie et les derniers quatuors à cordes.

J’avais besoin de parler aux gens. Tout le monde me faisait peur. Les femmes et les filles davantage que les hommes et les garçons de mon âge. Je m’adressais à tous les mâles avec une forfanterie atténuée par la peur qui me nouait les tripes. Je baissais la tête, j’énonçais une prise de position délibérément provocante, et je me retirais de la conversation aussi vite que je m’y étais immiscé. J’étais incapable de parler à des personnes de sexe féminin sinon pour faire des remarques sans queue ni tête. Je ne parvenais pas à parler des filles avec des garçons. Leurs propos étaient trop salaces, trop ignares et immatures, et il leur manquait ma puérile grandeur. Je restais captif d’une adolescence impétueuse. De 10 à 13 ans, j’ai vécu dans le brouillard qui entoure l’attaque de la puberté. Je grandissais toujours et je restais proportionnellement désincarné. Un petit voisin m’initia à la masturbation. Je la découvris de façon étonnamment tardive. Ce fait explicite ma prédisposition mentale et mon horreur du vrai rapport sexuel. Je réinvestissais le sexe et remettais à plus tard les manœuvres d’approche chaque fois que je voyais une fille ou une femme qui aurait pu être l’Autre. J’étais le petit-fils d’un pasteur écossais et le descendant de fermiers et d’un ecclésiastique qui avait choisi la bouteille plutôt que la chair. J’allais accéder le moment venu à l’une et à l’autre et manquer en mourir. Mon esprit et mon âme ont rencontré ma main droite à l’âge de 13 ans. Tout s’accéléra. Jean Hilliker se décomposait dans le sillage d’une technique manipulatoire fraîchement acquise et de stimuli constants.

Le collège, c’était fabuleux. Il était fréquenté par des filles de Hancock Park et des juives de Shtetlville[7] West. Je découvris des douzaines de réincarnations sémites de la fille dont j’avais souhaité qu’elle se prénomme Joan. Je suivais Donna Weiss quand elle quittait Beverly Boulevard pour prendre Gardner Street. Je la voyais se rendre à des fêtes à la synagogue ou bien à Gilmore Park. Elle était blondinette et bien roulée. Ses traits étaient trop épais pour son visage. À la piscine, elle portait un bikini qui n’avait rien d’impudique. Son bronzage devint plus intense au cours de l’été 61. La construction du Mur de Berlin eut un tel retentissement que le monde entier vacilla. Je désirais ardemment la solution facile d’un holocauste nucléaire. J’aimais Donna, Cathy, Kay, et de nombreux autres visages vus à travers des fenêtres. J’aspirais à la monogamie mentale. Cela me rendait dingue. J’avais besoin d’une image unique, capturée pour un apaisement infini et pour le sexe.

Il y avait trop de filles et de femmes. L’ultrachic Hancock Park, c’était un brasier du sexe à portée de main et de regard.

Cathy Montgomery était purement Hancock Park. Kay Olmsted ne l’était que marginalement. La grande brune. La petite blonde aux yeux noisette où passaient des tempêtes. Des robes-chemisiers paysannes pour Cathy. Un béret noir pour Kay la beatnik chic.

J’économisai l’argent que me rapportait ma distribution de journaux et je fis livrer à l’une et à l’autre un énorme bouquet. Ce fut mon Jour « J » à moi, mon « D » Day de l’été 62 – « D » comme dans « éperDu » et « Délirant ». En retour, je reçus un mot de remerciement et un autre me conseillant d’aller me faire voir ailleurs.

Des années plus tard, je devins un spécialiste de la violation de domicile. C’est alors que je m’introduisis à plusieurs reprises chez Cathy et chez Kay. L’idée d’entrer chez les gens et de fouiner partout ne m’avait pas effleuré auparavant. Mon délire et mon jusqu’au-boutisme n’avaient pas encore atteint leur point culminant.

Mes années d’adolescence avaient pris du retard. Mon accélération était entièrement intériorisée. J’ai accompli laborieusement mon parcours au collège puis au lycée. J’avais des cliques à géométrie variable de copains paumés et de non-amis. J’ai collé au-dessus de mon lit des portraits de Beethoven et médité sur notre génie. Sa meilleure musique, il l’a composée pour son « Immortelle Bien-aimée ». L’identité de cette femme est restée aussi mystérieuse que celle de « l’Autre » pour moi. Beethoven comprenait ma profonde solitude et mon chagrin. Sa surdité lui inspirait des pensées visionnaires inconnues des mortels. Ma surdité était volontaire. Beethoven comprenait cela. J’écoutais souvent l’adagio de la sonate n° 29 Hammerklavier avant de partir faire le voyeur. Beethoven approuvait cette pratique plus qu’il ne la condamnait. Parfois il me faisait les gros yeux en secouant son index. Il n’est jamais vraiment allé jusqu’à me dire de grandir et de me sortir la tête du cul.

J’étais sourd au monde réel et à tout ce qui contrariait mes projets personnels de monomaniaque. Dans les années 60, la vie mondaine se résumait à des articles saugrenus dans les journaux et rien de plus. Rien de ce qui se passait dans le monde réel ne me touchait ni ne m’inquiétait. John Kennedy est élu, il baise, il se fait descendre. Pardon ? Pourquoi je me ferais du souci, moi ? Merde… voilà Joanne Anzer. Il s’en faudra de peu qu’on ne couche ensemble pendant l’Été de l’Amour. Maintenant, elle passe à la télé. Merde… c’est bien elle. Elle danse le wah-watusi dans l’émission de Lloyd Thaxton ! ! !

Le mot « Plus » résumait mes projets personnels. C’était une compulsion sexuelle alimentée par ma terreur du contact humain et la perte de mon contrôle mental. J’étais capable de méditer, d’épier et de pister des femmes, de réfléchir et de raconter ma vie. J’étais incapable d’agir. Je compris cette énigme sur-le-champ. Ma vanité affaiblit la puissance de cette révélation et me poussa plus avant dans un état mystique. J’en vins à croire que certaines femmes étaient capables de déchiffrer mon aura et de détecter ma pitoyable condition. Une certitude : tôt ou tard ces femmes me trouveraient. J’étais le paratonnerre qui allait attirer leur fougue. Nos passions identiques seraient alors unies.

Des femmes – pas des filles. Les mères de ces filles. Les femmes fantasmées qui autrefois m’avaient agressé avec tant de violence et de brutalité.

Un soir, j’ai regardé en douce une soirée dansante, à l’angle d’Irving Boulevard et de la 2e Rue. Cathy Montgomery habitait à deux cents mètres de là, à l’ouest. Joanne Anzer vivait à cent mètres, au nord. La soirée dégageait des ondes de choc dignes de l’épicentre d’un tremblement de terre. C’était l’automne 63. J’avais vaguement l’impression que le Twist était mort. Oui et non – il n’y avait qu’à voir se tortiller tous ces quadras coincés.

Oui et non. Les hommes étaient coincés. Les femmes ne l’étaient pas. Ces femmes avaient épousé des bourgeois coincés et le regrettaient aujourd’hui. Toutes les femmes que je regardais dansaient mieux que leurs partenaires. Elles remuaient les hanches avec plus d’ampleur, elles étaient moins inhibées. Elles tournaient sur elles-mêmes parce qu’elles assimilaient cette giration à un succédané de l’acte sexuel. Il y avait chez elles moins de condescendance envers cette musique idiote que de plaisir à s’y abandonner. Danser avait davantage d’importance pour elles parce que leur vie de famille avait perdu de son charme et que leur petit mari n’était pas à la hauteur de leurs espérances. Cette soirée était un moment de répit dans leur traversée d’un désert d’ennui et de tendresse réprimée qui allait les mener jusqu’à moi.

C’était leur bref aperçu de cet univers de faux luxe qui constituait mon ordinaire. Je voyais un espoir dans ce à quoi elles avaient renoncé pour mériter Hancock Park. Je refusais d’admettre que leurs vies puissent avoir une substance quelconque au-delà de la Gestalt du Peppermint Twist. Je sentais implicitement ce que les coureurs de jupons de longue date savent par cœur : l’insatisfaction féminine est une occasion à saisir.

La soirée dansante me resta en mémoire sous la forme d’une banque d’images. En traînant dans Hancock Park, j’aperçus quelques-unes des femmes que j’avais vues danser. Hors contexte, elles restaient d’une profondeur à couper le souffle. Un jour, j’ai rattrapé le chien fugueur de l’une d’elles. Nous avons bavardé un moment. Elle pouvait avoir dans les 45 ans, j’en avais 15. Elle ressemblait à Karen, ma future maîtresse.

Le concept du paratonnerre s’incrustait dans mon esprit. Pas une seule femme ne vint à ma rencontre afin de prouver sa validité. L’automne 63 se prolongea. Mon père eut une grave attaque d’apoplexie. Je tirai profit de son séjour à l’hôpital pour sécher les cours et faire les quatre cents coups.

Je volai des numéros de Playboy, des bouquins pornos de second choix et des photos prises dans des camps de nudistes qui montraient des toisons pubiennes. Je scotchai ces clichés sur tous les murs de l’appartement et punaisai la « Playmate du mois » à côté de Beethoven. Je vadrouillais, je faisais le voyeur, je volais dans les magasins et je méditais du crépuscule à l’aube. Je découvris Le Fugitif à la télévision.

Le personnage principal était mon moi imaginaire en tant que déclencheur de passions sexuelles. Il était en fuite à cause d’une accusation de meurtre aussi fallacieuse que la mienne était réelle. Cette série reflétait l’épopée d’une Amérique changeante et solitaire. L’amour n’y était jamais consommé. Le désir y était continuel et transféré de façon monogame. Chaque semaine, le Dr Richard Kimble y vivait avec des femmes des moments d’une vérité stupéfiante. Le monde réel annihilait ses efforts pour les conquérir et créer avec elles un monde à part où chacun protégerait l’autre du danger. Les actrices vedettes qui se succédaient au fil des épisodes étaient cruellement conscientes de cet état de fait, et condamnées à l’enfermement dans un personnage complexe de femme frustrée. Elles essaient toutes d’aimer Kimble. Il essaie de les aimer toutes. Cela n’arrive jamais. Ils se quittent pour toujours.

Tous les mardis soir, je m’effondre en larmes à la fin de l’épisode. Incontestablement, pendant une heure, chacune de ces femmes est l’Autre, seule avec moi.

Mon père finit par rentrer de l’hôpital. Il est fragile et a besoin d’attentions. Cela me met en rage. Je dois décoller toutes mes photos de femmes à poil et céder ma place devant la télé. J’envisage un moment de réactiver la Malédiction, puis je change d’avis. Il est vieux.

Bientôt il ne sera plus de ce monde. Je lui survivrai et je connaîtrai d’autres mardis.

Ce qui me touchait, ce n’était pas le regard que ces femmes portaient sur le Dr Kimble. C’était leur personnalité, et la façon dont leur blessure profonde les avait menées jusqu’à lui.