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L’heure est sévère à Zlin, l’hiver a été rude. Les bombardements de novembre sur la ville ont provoqué de gros dégâts. Plus de chauffage nulle part et l’on se gèle en attendant l’issue de la guerre qui, se dit-on, ne devrait peut-être plus tarder. Depuis le début du printemps, les cheminées de la mairie occupée crachent en effet sans cesse une fumée brune et poisseuse qui empuantit toute la ville et n’arrange pas la qualité de l’air au stade : il semble que les Allemands se soient mis à brûler leurs archives. Qu’ils fassent ainsi disparaître leurs documents secrets donne la mesure de leur inquiétude et ce n’est pas mauvais signe, on a un vague espoir. Nul autre foyer, nulle autre source de chaleur dans Zlin en noir de cendre et blanc glacial sauf que, dans leur chambre à l’école professionnelle, Émile et ses copains ont bricolé un vieux poêle trouvé dans les décombres. Malgré la peine de mort par pendaison prévue pour de tels actes, on a glané du bois parmi les ruines, on a passé l’hiver comme ça.
Au printemps, comme le front se rapproche toujours, il est interdit de s’entraîner comme d’ailleurs de faire quoi que ce soit. Mais avec le soleil revenu qui vous donne une de ces envies de prendre l’air, Émile ne résiste pas au désir d’aller effectuer quelques tours de piste. Trouvant le stade verrouillé, il escalade l’enceinte et, par une fenêtre mal fermée, passe dans les vestiaires d’où il gagne la cendrée. Elle est en sale état, son mâchefer transpercé de mauvaises herbes se délite mais elle est là.
Émile s’est mis à l’arpenter en mesurant son souffle quand retentissent les sirènes. Depuis le début des années de guerre, il a appris à connaître leur code avec précision, il sait que leurs notes élongées, cette fois, signalent une alerte et que des blindés sont en vue. C’est peut-être le signe de l’arrivée tant attendue des forces de libération. Une série de détonations commence en effet de faire vibrer l’air par saccades : disposée sur la pente au-dessus du stade, la batterie de D.C.A. allemande vient d’ouvrir le feu. Émile quitte prudemment la piste mais, avant de rentrer, profite de ce qu’il est là pour repasser par les vestiaires, récupérant les tenues d’entraînement de ses copains qu’il prend sous le bras pour les rapporter en ville. Rasant les murs des rues vidées par l’alerte, il est contraint de s’arrêter, se rencognant dans une entrée d’immeuble sur la place de l’Eglise qu’une colonne de véhicules traverse à toute allure en direction de l’Ouest. Les occupants n’ont pas tardé à tenter de s’échapper, pas perdu tout espoir de s’en tirer mais on voit sur leurs têtes qu’ils ont peur. Quelque part entre la ville et la forêt, des tirs de mitrailleuses commencent à se faire entendre, indices d’échanges sérieux et que l’armée soviétique pourrait vraiment n’être pas loin.
D’abord soucieux, malgré ce qui est en train de se produire, de rendre les tenues à leurs propriétaires, Émile court vers l’école professionnelle dès que la voie est libre. Mais il trouve les portes fermées, tout le monde s’étant réfugié dans les caves dès le commencement de l’alerte. De l’autre côté d’une rue qu’il allait traverser, deux maisons viennent de s’écrouler sous l’impact d’une bombe. Émile se replie précipitamment et, trouvant un chemin de traverse pour rejoindre l’école, il entend quelqu’un crier quelque part que, oui, les Russes sont arrivés, qu’ils se sont mis à tirer depuis la forêt.
D’ailleurs, au beau milieu du jardin de l’internat, en effet les voilà : des soldats vêtus d’uniformes inconnus avancent en scrutant nerveusement autour d’eux. Émile se met à crier à son tour et court à leur rencontre, il est le premier à leur parler, à leur dire qu’on les attendait, qu’il est content de les voir, qu’il leur souhaite la bienvenue, il dit n’importe quoi. Les soldats répondent brièvement en regardant ailleurs, mais ils répondent quand même. On ne dispose pas de beaucoup de mots pour se faire comprendre mais on se serre rapidement la main, on se tape sur l’épaule, on échange par mimiques et par gestes, on s’entend à peu près comme ça.
Bientôt, sortant l’un après l’autre de leur trou, les habitants de Zlin s’approchent. Les soldats soviétiques ont de bons sourires fatigués et s’inquiètent de savoir où sont les Allemands. Déjà filés pour la plupart, leur dit-on, montrant par où ont fui les derniers véhicules. Mais tout n’est pas réglé, une partie d’entre eux doit se cacher encore dans le coin. Il va falloir les déloger : arrivées dans la soirée, quelques unités font halte à Zlin. Les postes de commandement, l’emplacement des batteries sont promptement fixés pour commencer le nettoyage et, quelques minutes plus tard, les obusiers entreprennent de s’exprimer.
La nuit tombée, les choses se calment, Émile rentré se coucher ne parvient pas à s’endormir. Il vient de s’assoupir enfin quand, vers minuit, un premier coup de feu le fait sursauter puis il entend un chœur de mitrailleuses se remettre en action. Soli, tutti, contrepoints, un solide combat d’artillerie vient de s’engager contre l’ennemi qui tente avec acharnement de dégager ses dernières unités encerclées.
Rien n’est donc gagné pour autant et la population reste saisie de frayeur, fort inquiète de son sort si la tentative allemande réussissait car on connaît alors la suite, otages et représailles, etc. On se rue à nouveau dans les caves et les abris cependant que les défenseurs tiennent bon, ripostent puis reprennent la main et, au bout d’un moment, les forces d’occupation semblent repoussées. Émile, qui observe ce qui se passe et ne s’est pas réfugié comme les autres, s’est armé d’une pelle de campagne pour donner tant bien que mal un coup de main aux soldats, il les aide à creuser des tranchées, il ne sert pas à grand-chose mais c’est toujours ça. D’ailleurs on dirait que ça s’arrange quand tout à coup, les Allemands se remettent à tirer furieusement, cherchant leurs victimes sur les grandes pentes exposées derrière la ville et ça n’en finit pas.
Le combat se poursuit toute la nuit. Retranchée dans la forêt, ce qui reste de l’infanterie allemande se démène pour tenir, détruire un maximum de monde avant de pouvoir envisager de se rabattre. Mais cependant qu’on les situe précisément, qu’on les contrôle puis circonvient, on a pris soin de faire appel à des forces d’appoint qui surviennent rapidement en renfort. Il suffit de quelques heures pour que les dernières poches de résistance, quand le soleil se lève, aient toutes été exterminées par les tirs de mortiers soviétiques. Le silence retombe sur Zlin. La guerre est finie.