CHAPITRE XI
Le puissant narcotique diffusé par la petite bombe à gaz offrait, outre son action instantanée, un autre avantage précieux : il se neutralisait rapidement par oxydation et celui qui l’employait pouvait presque aussitôt pénétrer dans la zone contaminée sans craindre de subir le sort de ses victimes. Le même processus de désactivation se déroulait également dans l’organisme de celles-ci, mais plus lentement, nécessitant plusieurs passages du volume sanguin total au travers des poumons, le réveil était donc assez rapide et dépourvu d’effets secondaires. Ce fut ce que Dénébole expliqua aimablement aux deux chevaliers quand ceux-ci ouvrirent les yeux et constatèrent qu’effectivement ils n’éprouvaient aucune sensation nauséeuse et que leur esprit était redevenu lucide. Moins de dix minutes avaient dû s’écouler depuis l’agression, délai que le comte avait su mettre à profit pour les hisser jusqu’à l’étage supérieur et les ligoter soigneusement sur deux sièges, non sans les avoir méticuleusement fouillés ; ils pouvaient apercevoir le contenu de leurs poches étalé sur une table, neurolyseurs compris. Quant au décor de la pièce où ils avaient été transportés, il était significatif, non par les meubles qui ne différaient en rien de ceux du château, mais par les accessoires : l’éclairage fluorescent à lui seul était révélateur, sans compter le tableau de commandes fixé sur l’une des cloisons et où s’alignaient manettes, cadrans, voyants lumineux. Il y avait encore et surtout cette espèce de gros pistolet à très large canon cylindrique terminé par un réflecteur concave avec lequel Dénébole jouait négligemment et dont l’aspect était fort peu engageant.
— Un fulgurateur portatif, jugea Reg. Une arme de musée chez nous, mais aussi anachronique ici que le coupe-papier. En tout cas ça tue très bien.
— Vous regardez cet objet ? dit le comte d’une voix douce. Peut-être devinez-vous aussi ce que c’est ?
— Quelque chose d’analogue à ce que vous avez employé contre la flotte caldonienne, répondit calmement Amory. Ça vous ressemble tout à fait de le brandir devant des adversaires immobilisés et impuissants.
— Vous m’avez donné suffisamment de raisons de me méfier de vous, même en ce moment. Mais vous avez deviné juste, c’est bien un projecteur de foudre. Ainsi vous avez su interpréter ce qui s’est passé à Larchéol ?
— Nous y étions et nous l’avons vu de nos propres yeux, répondit à son tour Reg. Il était difficile de voir que l’orage était artificiel et que les décharges étaient dirigées.
— Remarquable. Mais comment se fait-il que vous soyez allés là-bas, alors que nul à part de Mazrich ne savait que je m’y rendais moi-même ? Je me doute d’ailleurs de la réponse, le Chancelier n’a pu s’empêcher de se confier à la marquise et cette catin vous a mis au courant. Je sais à quoi m’en tenir sur elle, c’est pourquoi j’ai fait en sorte qu’elle apprenne que je m’étais retiré dans la solitude de mon domaine. Elle ne pouvait manquer de vous le dire et vous, de venir vous jeter dans le piège. Je vous attendais patiemment.
— J’avoue que nous vous avons un peu sous-estimé. En revenant à la scène de l’incendie des vaisseaux, je comprends maintenant comment il se fait que personne ne vous ait vu le long de la route. Vous ne l’avez pas parcourue à cheval et du reste vous n’auriez pu emporter avec vous un projecteur de foudre assez puissant pour déchaîner un pareil feu d’artifice. Vous avez attendu ici le temps correspondant à un trajet normal que vous avez en réalité effectué infiniment plus vite grâce à l’engin garé dans le hangar. Vous vous êtes posé dans un coin désert des environs de Larchéol pour prendre vos dispositions et notamment ordonner à toute éventualité la fermeture des portes de la ville. Vous avez ensuite agi par commande à distance à partir du môle.
— Votre description est d’une étonnante justesse, la grande jetée du port était le meilleur endroit pour jouir du spectacle tout en le dirigeant. Ainsi vous savez que cette coque de métal est un appareil volant ?
— La désignation est un peu modeste. Disons plutôt une nef interplanétaire, sinon interstellaire.
— Vous m’intéressez de plus en plus… Deux petits nobliaux de province, deux hobereaux sachant en principe tout juste lire et écrire ainsi que leurs semblables et qui admettent tout naturellement que l’on puisse construire des vaisseaux capables de naviguer entre les étoiles ! Ne vous a-t-on pas appris que celles-ci ne sont que des points lumineux suspendus à une voûte de cristal et que la terre qui nous porte est immobile et solitaire au centre de l’univers, avec le soleil qui tourne autour d’elle ?
— Épargnez-nous cette ironie déplacée. Nous préférerions que vous nous disiez si votre vaisseau est mû par des moteurs à réaction comme une fusée ou s’il possède un autre mode de propulsion lui permettant d’atteindre des vélocités supra-lumineuses. La réponse est oui pour la seconde hypothèse, n’est-ce pas ?
— Pourquoi ? interrogea sèchement Dénébole.
— Parce que ça m’étonnerait beaucoup que le système solaire dans lequel nous nous trouvons actuellement possède deux planètes où la vie humaine puisse apparaître pendant la même période de temps. Vous venez donc d’un monde orbitant autour d’une autre étoile et, si vous étiez incapable de franchir le mur des soixante-quinze mille lieues à la seconde, il vous aurait fallu des siècles pour venir.
— Que c’est bien raisonné ! Vous êtes décidément d’une stupéfiante intelligence.
— Merci. Employez-vous les raccourcis du déplacement hyperdimensionnel ?
— Votre science est en défaut, jeune homme, à moins que vous n’ayez simplement trop d’imagination. Cette fumeuse théorie d’un subespace n’est qu’un jeu de l’esprit, sans aucune portée pratique, le passage d’un objet à trois dimensions au travers d’une quatrième est mathématiquement impossible. Si vous tenez à satisfaire votre curiosité et si vous êtes capable de me comprendre, apprenez que nous utilisons tout simplement l’énorme énergie de trous noirs disséminés partout dans le Cosmos, pour obtenir des super-accélérations positives ou négatives. Le monde d’où je viens, Bétöl, se trouve dans la constellation du Lièvre et à trois années-lumière de distance. Il ne faut que trois semaines pour faire le trajet. J’ai déjà effectué deux allers et retours pour rapporter l’or dont je me suis servi pour devenir indispensable à de Mazrich…
— Voilà de bons renseignements, émit Reg. Non seulement nous savons d’où il vient mais nous connaissons le stade de sa civilisation. La nôtre en était au même point il y a trois siècles – c’est bien ce que j’avais déjà estimé d’après la démonstration des fulgurateurs. Il leur faudra encore pas mal de temps pour découvrir que la quatrième dimension est très accessible.
Mais déjà Dénébole reprenait d’un ton plus âpre.
— Vous me rendrez cette justice que j’ai très volontiers répondu à vos questions ; je peux me le permettre puisque nous sommes seuls, sans témoins, et que je sais que mes confidences ne sortiront pas de cette pièce. Mais maintenant c’est à votre tour. Vous venez de me donner la preuve que vous n’êtes pas des Galansiens. Qui êtes-vous et d’où venez-vous ?
— Vous aviez besoin de cette conversation… forcée pour être sûr que nous sommes d’ailleurs ?
— Évidemment non ! Deux cavaliers arrivent sans bagages à Lutis et ils se trouvent subitement en possession d’une fortune qui leur permet d’acheter un hôtel le double de sa valeur et ils tirent même de ce trésor une poignée de bijoux d’émeraudes incomparables. Oui, je sais, il y a cette histoire d’héritage… Malheureusement pour vous, tous les écus étaient neufs et datés du même millésime et les boucles trop parfaitement identiques les unes aux autres.
Sans compter que l’un d’entre vous reçoit certain soir un coup de poignard en pleine poitrine et se relève aussitôt sans la moindre blessure pour courir au secours d’une jeune fille et la délivrer sans que personne ne le voie passer. Il n’y a pas de miracles, tout n’est affaire que de science et de technique. Deux choses qui, ici, n’en sont même pas à leurs premiers balbutiements. Où les avez-vous apprises ?
— N’avez-vous jamais entendu parler des sorciers ? fit Amory en souriant au souvenir de ses conversations avec Reg et Shann. Un sorcier est un homme qui possède des connaissances ignorées des autres ; pourquoi ne serions-nous pas tout simplement des mages, des initiés ? Les alchimistes savent changer le plomb en or, les thaumaturges guérissent les blessures mêmes mortelles, les voyants peuvent lire l’avenir, connaître la véritable essence des choses.
— Si cela vous amuse d’appeler magie la physique transcendantale, ne vous gênez pas, je connais les légendes qui courent au sujet de ces soi-disant surhommes, les fables qui parlent de mystérieux collèges d’initiation cachés dans de profondes grottes au cœur du haut et lointain massif de l’Ibet. S’il y a un fond de vérité dans ce fatras, je pourrais même aller jusqu’à l’admettre, mais il me faut des preuves positives. Si la magie existe, elle doit nécessiter un très long apprentissage et vous êtes jeunes, très jeunes.
— Nous sommes plusieurs fois centenaires, notre corps physique n’est qu’une apparence.
— Et votre pensée est omnipotente ? Vous savez tout, vous voyez tout ? Cela ne vous empêche pas de tomber stupidement dans un piège et d’être maintenant en mon pouvoir, impuissants. Essayez donc de faire tomber vos liens par la force de votre volonté !
Il les considéra un instant avec un sourire railleur, se retourna vers la table, saisit délicatement un neurolyseur.
— Et ces mages étonnants ne dédaignent pas de se servir de vulgaires machines pour fabriquer des objets sophistiqués comme celui-ci ? C’est une arme, sans doute. J’ai bonne envie de la pointer sur l’un d’entre vous et d’appuyer sur la détente, pour voir s’il est réellement immortel.
— Ne vous gênez pas, fit paisiblement Reg. Ce sera une très intéressante démonstration.
Dénébole soupesa le pistolet quelques secondes, le reposa.
— Dommage que vous n’ayez pas essayé, reprit le Jihien. C’est bien une arme en effet, mais elle est réglée pour n’obéir qu’à son seul propriétaire et elle a même la fâcheuse habitude de se retourner contre tout autre qui tenterait de s’en servir.
— Nous l’étudierons plus tard à loisir, quand vous aurez enfin répondu à toutes mes questions. Vous n’êtes pas des indigènes de cette terre, sorciers ou non. Tout comme moi vous venez d’une autre planète dans l’intention de soumettre celle-ci. Avouez-le !
— Si vous y tenez…
— Où se trouve-t-elle ? Quelles sont ses coordonnées ?
— Je ne puis vous les donner, elles ne vous serviraient à rien. Mettez qu’elle soit à la fois beaucoup plus près et infiniment plus loin que la vôtre.
— Je ne suis pas d’humeur à plaisanter. Bon gré mal gré vous me répondrez et vous me direz aussi quel est le stade de votre civilisation technologique. Vos armes et leurs parades, avant tout. Le reste, vos découvertes telles que la transmutation de la matière et la régénération de l’organisme, sera facile à connaître ensuite, quand nous irons là-bas.
— Vous ne saurez rien de plus que ce que je vous ai dit, énonça fermement Reg.
— Vous me forcez à employer les grands moyens ? Je vais donc m’y résoudre. Regardez ce fulgurateur. C’est une arme dont je sais me servir et qui est très riche en possibilités. Je règle l’intensité de l’éclair qui en jaillira, très faible pour commencer, juste une petite étincelle, mais qui fait atrocement mal. Monsieur Amory d’Arbel sera le premier à l’éprouver et je débuterai par les pieds que je carboniserai l’un après l’autre. Nous verrons bien si vous accepterez de le laisser souffrir en continuant à vous taire…
— Allez vous faire foutre ! répliqua vertement Amory en oubliant pour une fois son langage d’habitude châtié.
Dénébole sourit sans répondre, visa soigneusement, replia lentement son doigt sur la détente. Mais si la foudre bleuâtre crépita, aucun des deux chevaliers ne le sut. Avec une brutale instantanéité, la nuit opaque du néant s’était refermée sur eux. Pour la seconde fois en moins d’une heure, Reg et Amory avaient cessé d’exister.