CHAPITRE X

Ils étaient partis assez tôt pour ne pas attirer l’attention en franchissant les portes de Lutis après le crépuscule et pour se donner le temps de quêter en route des renseignements sur l’emplacement exact du château du comte. La nuit était tombée depuis deux bonnes heures quand ils traversèrent le bourg de Mollond ; une nuit sans lune particulièrement propice à leur projet, toutefois l’obscurité ne les empêcha pas de s’orienter et de distinguer enfin au bout d’une longue allée le portail massif derrière lequel s’étendait le domaine interdit.

— Écartons-nous vers ce bouquet d’arbres, nous y entraverons nos chevaux et nous les y laisserons ; nous progresserons plus silencieusement à pied pour effectuer une première reconnaissance. L’obscurité ne te gêne pas trop ?

— Beaucoup moins que je n’aurais pu le craindre, mais je sais que mes rétines sont maintenant devenues plus sensibles. Je ne m’étonne plus de voir aussi bien le paysage.

— Je suis plus habitué que toi à la vision nocturne, je te précéderai. Fais seulement attention de ne pas mettre le pied dans un trou et t’étaler bruyamment les quatre fers en l’air…

Demeurant prudemment sous l’abri des arbres, les deux chevaliers regagnèrent l’allée, la longèrent jusqu’à une cinquantaine de mètres du portail : une haute grille aux barreaux épais, fermée et soigneusement cadenassée. Au travers des intervalles, ils pouvaient facilement discerner un grand parc boisé avec, tout au fond et partiellement visible entre les ramures, quelques lignes plus sombres qui devaient appartenir au couronnement du toit du château. Aucune lumière ne brillait là-bas mais en revanche, plus près, une vague lueur filtrait par l’interstice des volets d’une fenêtre dans le petit corps de bâtiment situé juste au-delà de la porte.

— La conciergerie, émit Amory. Il y a certainement quelqu’un qui veille en permanence. Il y a aussi des chiens.

— Oui, quatre, allongés devant leurs niches ; de véritables loups. Mais ils sont enchaînés.

— Le concierge les découplerait bien vite si nous tentions d’entrer par ici. Le neurolyseur est efficace contre les animaux féroces ?

— Certainement, et même beaucoup trop, le faisceau les tuerait, et ce serait justement l’anomalie que le patron nous reprocherait ensuite. L’important est qu’ils ne soient pas lâchés dans le parc et surveillent seulement la grille d’entrée. Nous passerons donc par l’autre bout.

Faisant marche arrière, ils obliquèrent et se mirent à longer l’enceinte jusqu’à se trouver bientôt assez loin du poste de garde pour pouvoir parler normalement. Tout en avançant, Amory considérait le mur.

— Au moins cinq mètres de haut et parfaitement lisse. Je n’ai jamais vu pareil rempart de maçonnerie autour d’une propriété. Le comte n’a pas reculé devant la dépense pour assurer sa protection contre les cambrioleurs.

— C’est une belle muraille, en effet.

— Et nous n’avons même pas emporté de corde ni de grappin, ça ne va pas être facile à escalader.

— A mon avis, ce ne serait pas très prudent non plus. Dénébole doit avoir prévu ce risque.

— Tu fais allusion aux connaissances scientifiques que nous lui soupçonnons ? Une seconde barrière invisible et peut-être mortelle ou tout au moins un système d’alerte ?

— Un barrage électromagnétique me paraît peu probable, non plus qu’un balayage radar, ces procédés supposent des paraboles émettrices et des installations au sol qui ne manqueraient pas d’attirer l’attention des curieux, à commencer par son propre personnel ; lui non plus ne peut rien se permettre qui soit anormal et incompréhensible. Je me contente de chercher ce que je ferais à sa place pour mieux me protéger. J’installerais tout simplement un fil noyé dans la crête du mur et je le relierais par un câble enterré à un avertisseur placé dans mon appartement. Quiconque enjamberait l’obstacle déclencherait le dispositif, je n’aurais plus qu’à guetter l’approche de l’intrus et l’abattre d’une balle de mousquet sans que nul ne puisse y trouver à redire puisque je serais en état de légitime défense. Nous ne passerons pas par en haut mais par en bas.

— Creuser un tunnel avec nos mains ?

— Bien plus simple et plus rapide. Avançons encore un peu et tu verras.

Ayant enfin atteint le point de l’enceinte qu’il jugeait le plus favorable, Reg se pencha, tira de sa poche une minuscule torche électrique de trois centimètres de long, concentra l’intense faisceau de lumière sur la surface crépie du mur.

— Les bâtonnets de mes rétines sont suralimentés en chromatopsines, murmura-t-il, mais tout de même un peu d’éclairage.

Il ne tarda pas à découvrir ce qu’il cherchait : une légère fissure dans le crépi située à une cinquantaine de centimètres de hauteur et se mit incontinent à l’élargir de la pointe de sa dague.

— C’est bien ce que je pensais, la fente correspond à un intervalle maçonné entre deux blocs de pierre. A combien estimes-tu l’épaisseur de ce mur à sa base ? Je dois avouer que je ne suis pas très expert en matière de maçonnerie médiévale.

— A quatre-vingts centimètres au moins étant donné la hauteur, répondit Amory, et je te rappelle en passant que Galans est sortie du Moyen Age. Mais tu ne vas tout de même pas essayer de creuser un tunnel avec une lame de poignard ?

— Non, j’ai juste besoin d’un tout petit trou pour y loger ceci, sourit Reg, en exhibant un minuscule objet tronconique à peine plus grand que la dernière phalange de son petit doigt. C’est lui qui fera le travail.

— Une cartouche explosive miniaturisée ? Mais si elle est assez puissante pour ouvrir une brèche dans ce rempart, elle va faire un vacarme épouvantable !

— Ne t’inquiète pas, ça ne réveillera même pas les oiseaux qui dorment sur les branches de ces arbres centenaires. C’est bien un explosif basé sur le vieux principe d’une fission atomique, mais la réaction déflagrante est auto-contrôlée et s’effectue avec une relative lenteur. Quelques dixièmes de seconde au lieu d’une fraction de millionième. La somme d’énergie libérée est en définitive la même, toutefois elle s’exerce directionnellement et uniquement sur les points de résistance situés à l’intérieur d’un cercle défini. Il n’y a pas formation d’ondes sonores de choc, seulement une fragmentation progressive quasi silencieuse. Il me suffit maintenant de faire pivoter d’un quart de tour le culot de cet engin comme cela, tu vois ? Écartons-nous à quelques mètres sur le côté, le relais différé est prévu pour trente secondes.

Effectivement, il n’y eut aucune détonation, tout juste un gros soupir accompagné d’un bruit sourd semblable à celui que provoque la chute d’une pelletée de déblais. Un nuage de fine poussière s’était formé qui retomba lentement, révélant à la base du mur la présence d’une ouverture circulaire d’un mètre de diamètre, presque aussi nette que si elle avait été forée par un gigantesque emporte-pièce.

— Le tunnel te convient ou devons-nous encore l’agrandir ?

— Extraordinaire, cousin ! Mais ton truc ne marche tout de même pas à l’envers et tu ne pourras pas reboucher le mur après notre passage ?

— Tu fais allusion au procédé réversible de démolécularisation ? Cela aurait été possible en effet mais il nous aurait fallu pour cela un matériel vraiment trop encombrant. Non, le trou demeurera tel qu’il est mais ceux qui le découvriront plus tard penseront simplement que nous avons eu la patience de le faire à la masse et au ciseau ; ils seront incapables de deviner la vérité. Les consignes du patron sont respectées, il n’y a pas manifestation anormale quand on peut imaginer une explication plausible. Nous nous sommes contentés de faire très vite ce que nous aurions aussi bien pu faire en quelques nuits de dur labeur. Tu viens ?

Ils se trouvaient donc maintenant à l’intérieur du parc interdit et pouvaient avancer librement sous le couvert des arbres. Ils entendaient bien d’ailleurs le faire le plus rapidement possible, l’éventualité d’une ronde de surveillance n’était pas à négliger. Toutefois Reg ne laissait rien au hasard. Il sortit encore de sa poche une minuscule sphère translucide qu’il fixa à la pointe de son épée et se mit à balayer l’espace devant lui tout en avançant.

— Si par hasard un rideau de protection ou même seulement de détection existe en deçà du mur, ce micro-récepteur émettra une lueur verdâtre tout à fait semblable à celle d’un ver luisant. Nous saurons à quoi nous en tenir et nous prendrons des précautions complémentaires.

— Tu as aussi emporté un neutraliseur de champ ?

— Ton vocabulaire technologique est décidément bien ancré dans ton cerveau. Quand tu auras étudié un semestre à l’Institut, tu sauras vraiment tout sur les choses que représentent les mots. Mais en réalité je ne me suis pas encombré à ce point. Je suis absolument certain que Dénébole n’a pas monté d’installation extérieure aussi futuriste et je t’ai dit pourquoi.

Effectivement, le trajet se révéla absolument libre jusqu’à ce qu’ils atteignent les murs du château et même au-delà. S’introduire à l’intérieur n’offrit aucune difficulté et surtout n’exigea aucun appel nouveau à la science moderne, ils se contentèrent de forcer une fenêtre du rez-de-chaussée tout comme l’eût fait un vulgaire cambrioleur de l’époque pour atterrir dans un salon désert et plongé dans l’obscurité.

A partir de là, la « visite » se déroula de la même façon que lors de l’exploration de Lutis à la recherche de Viona, ils avancèrent méthodiquement, neurolyseur au poing et projetant de temps à autre de brefs éclairs de lumière diffuse pour identifier un éventuel ennemi et s’orienter, mais en fait tout se passait beaucoup plus facilement que là-bas : il n’y avait absolument personne nulle part, ni spadassins, ni gardes, ni domestiques. Pas plus d’ailleurs que celui qu’ils cherchaient.

— Mais enfin, pensa Amory, Ewie nous avait bien dit qu’il faisait retraite dans son domaine ? D’après l’ameublement, nous sommes à présent dans son appartement et le lit n’est même pas défait.

— Il peut avoir brusquement décidé de retourner à Lutis pour une raison ou une autre. Au fond, ça vaut peut-être mieux, nous sommes plus tranquilles ainsi pour mener notre perquisition et nous saurons bien le retrouver très vite le cas échéant.

Amory ouvrit la bouche mais Reg leva la main en signe d’avertissement :

— Ne parle pas, il peut y avoir des micros. Qu’allais-tu dire ?

— Que jusqu’à présent je n’ai rien vu qui sorte de l’ordinaire. Nous pourrions aussi bien nous trouver dans n’importe quelle seigneurie galansienne.

— Fouillons quand même, on ne sait jamais…

Une heure encore s’écoula, décevante. Tout, dans l’ameublement et jusqu’au moindre ustensile, était résolument d’époque. Même la petite bibliothèque visiblement destinée à servir de cabinet de travail, était aussi classique que le bureau du Grand Chancelier. La table et l’écritoire n’offraient que papiers de vélin, lourds encriers de bronze, plumes d’oie et poudre à sécher. Ils allaient quitter la pièce lorsque, brusquement, Reg se pencha sur les paperasses, saisit un objet et se redressa avec un sourire vainqueur.

— Regarde ça ! On a gagné !

— Un coupe-papier de cristal ? Fais voir… Il est bigrement léger !

— Ce n’est pas du cristal, cousin, mais une matière synthétique. Une résine acrylique, très probablement. Par pure distraction sans doute, Dénébole a commis la faute que j’espérais. Connais-tu à Galans ou même sur la planète un artisan capable de fabriquer pareil objet à partir d’un matériau que seule une industrie chimique avancée produira dans quelques siècles ?

 

*
* *

 

L’indice révélateur était là, dans leurs mains. Il ne s’agissait plus désormais d’invoquer les rites de la sorcellerie ou les pouvoirs magiques d’un mystérieux initié, même les arcanes secrètes de la transmutation et de la pierre philosophale ne pouvaient élaborer la complexe et artificielle architecture moléculaire d’un plastique de synthèse ; il fallait pour cela tout un outillage de laboratoire et des usines perfectionnées équipées de presses à injecter de plusieurs tonnes. Mais où se trouvaient ces usines ? Où se trouvait la civilisation suffisamment évoluée pour les construire ? D’où venait Dénébole ? Amory reposa le coupe-papier après l’avoir soigneusement essuyé, se tourna vers Reg qui s’était éloigné de quelques pas et se tenait debout face à la fenêtre.

— Où que ce soit ce n’est certainement pas ici, émit-il.

— Mais peut-être tout près quand même. Viens voir cette partie du parc qui s’étend derrière le château.

Fixant à son tour le paysage extérieur, le chevalier distingua à peu de distance une grande construction de bois à demi enfouie sous les arbres et que ni son camarade ni lui n’avaient aperçue jusqu’à présent puisqu’ils s’étaient introduits dans le château par l’autre façade. Ce bâtiment d’aspect rudimentaire devait mesurer une vingtaine de mètres de longueur sur une largeur de huit à dix et son toit assez plat atteignait environ la hauteur du second étage.

— Un hangar… Peut-être s’amuse-t-il à faire un peu d’élevage et engrange-t-il du foin ? Il y a des prés à l’intérieur de l’enceinte… Ce ne peut être qu’un entrepôt, on n’y aperçoit aucune fenêtre.

— Si nous allions quand même y voir de plus près ?

Convaincus maintenant que le château lui-même était momentanément inhabité, ils redescendirent rapidement et sans précautions particulières, sortirent par les communs, traversèrent la prairie mal entretenue qui s’étendait jusqu’au hangar. En approchant de celui-ci, ils purent mieux l’examiner ; à première vue l’opinion d’Amory se justifiait : une grand baraque de planches. Toutefois, quand il se trouva au pied même de l’édifice, Reg esquissa un mince sourire.

— C’est bien du vulgaire bois, émit-il, mais les panneaux sont remarquablement ajustés, pas la moindre fente… Regarde cette grande porte qui occupe presque tout le pan antérieur. Elle ne s’ouvre pas en se rabattant, mais en coulissant latéralement, on distingue là-haut la poutre qui sert de rail. Elle masque une ouverture de belle dimension, trois charrettes de foin pourraient y passer côte à côte…

— C’est peut-être un type de construction courante dans cette province ? Il suffit de la faire glisser de quelques décimètres pour que nous puissions jeter un coup d’œil à l’intérieur.

— C’est ce que j’essaie de faire, mais ça ne bouge pas d’une ligne. Il doit y avoir une barre ou un verrou qui la bloque en dedans.

— Pas de serrure ni de loquet apparent. C’est donc qu’il y a une autre entrée ailleurs. Probablement derrière.

Un sentier à peine visible contournait le hangar et, à l’autre bout, ils découvrirent en effet une porte de dimension normale munie d’une serrure classique. Une rapide vérification démontra qu’il n’y avait pas d’autre ouverture, le propriétaire ou son fermier devait passer par là pour aller ouvrir de l’intérieur le grand panneau et permettre l’entrée ou la sortie des récoltes. Cependant Amory remarqua silencieusement que c’était bien la première fois qu’il voyait une grange aussi soigneusement cadenassée.

— Je suis sûr que cette fois nous allons trouver quelque chose d’intéressant. Personne ne prendrait tant de précautions pour protéger un entrepôt de blé ou de pommes de terre, même en plein champ, à plus forte raison à l’intérieur d’un domaine clos.

En même temps, il s’avançait, posait la main sur la poignée, la retirait aussitôt avec une légère exclamation. Le battant venait de céder à sa pression et s’entrouvrait.

— Pas fermé à clé ! C’est un peu plus normal.

— Peut-être… Allons-y mais redoublons de prudence. Au moindre mouvement suspect on neurolyse à pleine puissance.

La porte franchie, c’était l’obscurité totale et Reg ralluma sa torche à l’intensité minimum, juste ce qu’il fallait pour ne pas se heurter à un obstacle. Les deux chevaliers s’engageaient maintenant dans un couloir et non, comme ils s’y étaient attendus, dans un large espace vide. Deux cloisons se dressaient de chaque côté, supportant un plafond assez bas, démontrant qu’il existait au moins un étage supérieur ; le fond du hangar était donc divisé et aménagé en structures superposées. Le couloir n’était d’ailleurs pas long, cinq mètres tout au plus et, avant d’atteindre le bout, ils aperçurent une ouverture latérale où se dessinaient les marches d’un escalier. Avant de le gravir pour voir où il menait, ils avancèrent encore un peu, débouchèrent enfin dans la grande caverne du hangar proprement dit. Le Jihien intensifia son mince faisceau lumineux, le dirigea vers les obscures profondeurs, retint une exclamation en voyant soudain le cercle du spot se refléter sur une longue surface métallique dont les contours nets et brillants émergèrent de la nuit comme un énorme fantôme. Il voulut augmenter encore la puissance de son foyer lumineux, élargir son rayonnement pour mieux voir, mais il n’en eut pas le temps. Avec une foudroyante instantanéité, de multiples projecteurs s’allumèrent de toutes parts, inondant d’une éclaboussante clarté l’énorme ovoïde fuselé qui reposait là, occupant la presque totalité de l’espace contenu entre les murs et le toit. Pour Amory, cette vision était presque à la limite du fantastique, mais même pour Reg, bien qu’il l’eût immédiatement identifiée, la double surprise de son apparition et de celle du puissant éclairage fut suffisante pour le paralyser un instant, littéralement hypnotisé par l’écrasante révélation et, lorsqu’il leva les yeux au-dessus de sa tête, il était déjà trop tard. A peine eut-il le temps de distinguer là-haut à la verticale le dur sourire victorieux de Dénébole penché à une balustrade et d’entendre l’éclatement amorti de la petite bombe que le comte venait de laisser tomber à leurs pieds, l’âcre bouffée de gaz atteignait déjà ses poumons. La nuit opaque du néant se referma sur lui et sur son camarade. Ils s’écroulèrent côte à côte sur la terre battue, doigts crispés sur la crosse de leurs armes inutiles.

 

Frileusement pelotonnée dans le grand lit à courtine de l’une des chambres de l’hôtel du Palus, Ewie contempla d’un regard déjà à demi ensommeillé la fine silhouette de Shann occupée à éteindre les chandelles du flambeau pour ne laisser subsister que la faible lumière de la veilleuse.

— Que vous êtes adorable de prévenance envers moi, Chantal. Merci de m’avoir proposé cette hospitalité, je sens que j’aurais été incapable de dormir seule chez moi…

— N’était-il pas convenu que nous resterions ensemble en l’absence de nos amoureux ? Ils ne tarderont certainement pas beaucoup à revenir et si c’est moi qui vous souhaite bonne nuit maintenant, ce sera Régis qui vous réveillera demain.

— Régis… Je n’ai jamais éprouvé pour personne le sentiment qui m’attache à lui. Il est tellement différent de tous les autres. Amory aussi d’ailleurs, et vous… vous semblez tous les trois appartenir à un autre monde. Il y a une telle force et une telle certitude en vous. Je suis profondément amoureuse de Régis et pourtant je sais qu’il ne m’appartient pas. Il me quittera un jour et il aura raison… Mais que vous arrive-t-il ? Qu’avez-vous ?

Le visage de Shann venait subitement de revêtir une pâleur livide, ses yeux s’étaient démesurément agrandis comme sous l’empire d’une insoutenable vision. Un instant elle parut chanceler, porta la main à son front, se raidit en serrant les dents.

— Ce n’est rien. Une violente migraine, cela m’arrive parfois, murmura-t-elle d’une voix rauque. Ne vous inquiétez pas et dormez. Il faut dormir !

Frappée de stupeur, la marquise regarda la jeune femme sortir précipitamment en refermant la porte sur elle, voulut se lever pour la suivre et lui prodiguer ses soins, mais l’impérieuse injonction de Shann agissait étrangement sur elle. Sa tête retomba sur l’oreiller, ses paupières s’abaissèrent, sa respiration ralentit. Elle n’entendit pas Shann courir le long du couloir, aucun son ne troubla plus son sommeil.