CHAPITRE VII

Lorsque, passé minuit, Reg avait quitté Ewie pour réintégrer l’hôtel, il n’avait pas eu besoin de faire appel à la télépathie pour réaliser que Brag n’Var avait enfin autorisé Shann à franchir la Porte, les voluptueux gémissements qui montaient de la chambre d’Amory l’avaient renseigné dès l’entrée. Ensuite, quand au matin il avait vu arriver la servante apportant le petit déjeuner, il l’avait interceptée, s’était emparé du plateau et avait renvoyé la fille vers sa cuisine. Sans se donner la peine de frapper, il avait surgi joyeusement dans l’appartement.

— Bonjour, cousine et cousin ! Voici de quoi reprendre vos forces et remerciez-moi de m’être instauré votre serviteur pour cette occasion car si la soubrette était entrée ici et avait vu dans quel état de dévastation vous avez mis ce qui était hier encore un lit, elle serait tombée en pâmoison et toutes ces bonnes choses se seraient répandues sur le tapis…

Amory bâilla longuement tandis que Shann, avec une moue de fausse pruderie, s’enveloppait dans ce qui restait du drap.

— Tu n’as pas honte de nous réveiller ainsi à l’aurore ! Tiens, ajouta-t-elle en fronçant légèrement les sourcils, je ne savais pas que le rythme temporel était si différent dans ce monde. On jurerait que le soleil brille là-haut…

— Le semi-arc diurne du primaire est sensiblement le même que chez nous, il est dix heures passées. Je ne vous demande pas si vous avez bien dormi ou même simplement dormi, mais il fait trop beau pour continuer à paresser ainsi.

— Si tard déjà ! s’exclama la jeune femme, sans plus se soucier d’afficher une pudeur inconnue dans son univers. Il faut que je me hâte de me rhabiller, de mettre un peu d’ordre ici et de retourner là-bas !

— Oh non ! s’écria Amory en bondissant à son tour. Tu ne vas pas me quitter !

— Je n’en ai aucune envie, mais le labo, mon travail…

— Il a raison, intervint Reg. Il est parfaitement inutile que tu te précipites là-bas sauf pour aller y chercher le reste de ta garde-robe galansienne que je devine bien fournie. Et si tu crois que le patron t’attend avec impatience, ça prouve que l’amour t’a fait perdre les quelques notions de psychologie que tu possédais : l’autre jour encore il nous disait que tu n’étais plus bonne à rien et que tu avais besoin d’un congé.

— Merci quand même… Mais les choses ne peuvent pas se passer ainsi. Que penseraient Viona et le personnel en voyant surgir dans l’hôtel une visiteuse inconnue qui n’y est jamais entrée ?

— Ne t’inquiète pas, tout se passera très bien. Je dirai que tu es arrivée à l’improviste hier soir par la diligence où j’ai été te chercher et que je t’ai amenée ici par la petite poterne pour ne pas troubler le sommeil du concierge. D’ailleurs Viona est déjà tellement habituée à nous voir agir d’une façon qui la dépasse, qu’elle ne se pose même plus de questions. Tu vas voir…

La rencontre eut lieu un peu plus tard dans le salon du rez-de-chaussée où Reg avait amené la jeune fille pour les présentations. Bien que préparée à cette nouvelle présence, Viona faillit dès le seuil perdre contenance devant la radieuse beauté de Shann baptisée comtesse Chantal pour la circonstance, et elle pâlit encore davantage en distinguant tout près de la jeune femme Amory dont le visage illuminé de bonheur suffisait à la renseigner sur les liens unissant ces deux êtres sans qu’elle eût besoin de faire appel à son intuition féminine. Bien sûr, elle s’était persuadée depuis longtemps que le chevalier n’était pas pour elle, mais le voir avec une autre, et d’une aussi parfaite séduction, lui donnait un choc. Elle se reprit d’ailleurs très vite pour accomplir ses devoirs d’hôtesse et, de son côté, Shann sut se montrer si délicieusement charmante, si pleine de cordiale prévenance, si irrésistiblement amicale, qu’avant la fin du repas, Viona était définitivement conquise.

Shann devait du reste confier par la suite à Amory qu’elle n’avait dû faire aucun effort pour gagner le cœur de Viona, la grâce de la jeune fille lui avait plu d’emblée.

— Et ne t’inquiète pas pour ses sentiments, l’adoration qu’elle éprouve pour toi n’a rien de sensuel, tu es simplement son sauveur. Par ailleurs au cours de nos bavardages, elle m’a avoué qu’elle aime depuis longtemps un jeune homme de sa parenté, un certain Amyot, enseigne aux Gardes.

— Mais c’est parfait ! Je vois ça d’ici : le cadet pauvre qui n’ose plus faire la cour à l’héritière redevenue riche… Nous arrangerons les choses.

L’intention était louable et devait d’ailleurs se réaliser un peu plus tard, mais auparavant et dès le lendemain de la venue de Shann, une nouvelle situation critique à laquelle ils devraient faire face allait naître une menace qui, si elle ne paraissait ne les concerner qu’indirectement, devait être écartée.

Chaque matin, soigneusement isolés derrière les verrous du cabinet de la Porte, les deux camarades activaient le petit récepteur vidéo incorporé à leur matériel et repassaient les enregistrements émis la veille par la caméra invisible placée dans le bureau du Grand Chancelier. Sur le plan de l’étude demandée par le professeur Brag n’Var, cette forme d’espionnage était riche en enseignement puisqu’elle les mettait en contact avec le centre même de la vie du royaume et permettait une analyse détaillée de la civilisation locale à partir du point où affluaient toutes les informations et d’où partaient toutes les décisions. Beaucoup de personnages les plus divers défilaient là, depuis les solliciteurs sans intérêt jusqu’aux responsables de l’administration, de l’armée et de la politique extérieure. L’histoire de la race se construisait sur le petit écran. Amory et Reg ne s’attardaient guère à l’approfondir, les minuscules cylindres des cristaux-mémoire allaient grossir une documentation périodiquement transmise de l’autre côté pour être analysée par les grands ordinateurs, mais certaines scènes retenaient davantage l’attention des chevaliers, en particulier celles où paraissait le comte de Dénébole – ce qui se produisait souvent et toujours en privé, sans même la présence de secrétaires.

Les conversations qui avaient lieu alors démontraient la grande influence que le conseiller officieux avait sur de Mazrich ; les sujets abordés méritaient tous le nom de secrets d’État ; il semblait qu’aucune grande manœuvre politique ne fut prise sans qu’elle ait été suggérée par lui et ait reçu son approbation. Il était aussi fréquemment question de finances ; le Trésor paraissait frôler perpétuellement le déficit et le comte intervenait comme une bonne fée chargée de rétablir l’équilibre en s’attirant ainsi des manifestations de vive reconnaissance de la part du Grand Chancelier.

— Il doit avoir mission de superviser les collecteurs d’impôts, supposa Reg, et d’exercer de persuasives pressions là où il le faut et quand il le faut.

— C’est probable et je comprends en ce cas qu’il tienne à rester dans l’ombre ; pareil rôle ne serait pas pour le rendre très populaire auprès du peuple et de la noblesse.

— Surtout qu’il doit prélever sa bonne part au passage, suivant la coutume.

— Je n’ai pas cette impression… A part son hôtel, sa petite compagnie d’hommes de main et quelques propriétés qu’on lui attribue dans les environs, il mène un train de vie qui ne dépasse en rien ceux de son rang, je dirais même qu’il en est tout autrement. Je ne crois pas qu’il soit attiré par la soif de l’argent, mais plutôt par celle du pouvoir.

— Je suis d’accord et c’est bien pour cela qu’il nous intéresse doublement. L’histoire d’une évolution est souvent faite par des personnages qui tiennent à demeurer dans l’ombre. Pourquoi n’avons-nous pas intrigué pour nous faire présenter à la cour et placer une seconde caméra dans l’intimité du roi Lory, vingt-quatrième du nom ?

— Parce que ça n’aurait pas servi à grand-chose. C’est de Mazrich qui gouverne.

— Et Dénébole au travers de lui, dans une certaine mesure…

Cependant, dans le dernier enregistrement, il y avait une nouvelle séquence qui provoqua un sursaut de Reg. Il y était question d’Ewie.

— Nul plus que moi n’admire votre belle amie, Chancelier, émit Dénébole d’un ton trop indifférent, mais ne craignez-vous pas qu’elle soit parfois imprudente ?

— Vous faites allusion à ses petites infidélités ? Je les connais et ne saurais lui en vouloir car je suis pour elle un bien piètre amant. L’important est que ces brèves aventures se déroulent toujours dans le plus parfait incognito et que je n’aie pas à les apprendre ni m’en sentir offensé. Je n’ignore pas les bruits qui courent dans mon entourage, toutefois ce ne sont que les habituels ragots auxquels toute jolie femme est sujette. La marquise d’Aupt me porte trop d’intérêt et elle est trop habile pour donner prise à une accusation fondée.

— Il a pu cependant lui arriver de commettre une erreur. Vous souvenez-vous du séjour que fit parmi nous le prince de Reczko, ambassadeur de Sildavia et fort bel homme au demeurant.

— Certainement. Et vous ne me révélez rien à ce sujet.

— Vous rappelez-vous également la paire de boucles d’oreilles d’émeraudes que vous lui aviez offerte peu avant cette époque ? Une parure absolument unique et dont la reine Armiane elle-même ne possède pas la pareille.

— Sa Majesté ne le pourrait pas. Ces bijoux paraient la statue d’une déesse païenne dans un très lointain temple de Ganyreh et me sont revenus à la suite d’une expédition coloniale. J’ai jugé qu’Ewie était digne de les avoir, n’est-elle pas aussi brune que les filles de ces îles ? Mais il ne peut en exister d’autres.

— Que penseriez-vous alors si vous appreniez qu’elle a donné l’une de ces boucles au prince de Reczko en souvenir de leurs amours ? Vous n’ignorez pas que la situation est assez tendue entre Sildavia et Galans. Si l’on venait à découvrir que la marquise a eu de pareilles attentions pour l’une des plus hautes personnalités de ce pays, on ne manquerait pas de l’accuser de trahison et cela rejaillirait dangereusement sur vous.

— Je me refuse à croire qu’elle ait pu commettre un tel acte ! D’où tenez-vous ce racontar, d’abord ?

— De l’une de ses suivantes qui m’est toute dévouée. Toutefois il se peut que cette fille ait menti dans un but qui m’échappe. Néanmoins il fallait que vous soyez au courant, il vous est d’ailleurs facile de vous assurer que ces boucles sont bien toujours présentes dans le coffre à bijoux de votre amie…

— Aller faire une perquisition chez elle ? Si, comme j’en suis sûr, la paire est toujours là, elle ne me pardonnerait pas cette marque de défiance !

— Ce serait en effet maladroit, Chancelier. Il existe un moyen plus simple : donnez un grand bal et demandez à la marquise comme une faveur personnelle de paraître à cette soirée avec les émeraudes. Les feux de ces pierres éblouiront toute l’assistance et vous serez rassuré…

Reg coupa l’enregistrement, regarda Amory.

— Le salaud ! Tu te rends compte du danger que court Ewie ?

— En admettant qu’elle ait vraiment commis pareille imprudence. Ne me répètes-tu pas toi-même qu’elle ne cesse de s’entourer de précautions ? Je sais qu’ici l’usage veut que ce soit la dame qui fasse des cadeaux à son amant, mais tout de même !

— Elle est aussi d’une générosité impulsive. Avant-hier encore elle voulait me donner une chevalière enrichie de diamants que je n’aurais jamais osé porter puisqu’elle était à ses armes. La folie dont l’accuse Dénébole lui ressemble bien.

— Mais quel intérêt le comte aurait-il à lui nuire ?

— Elle a une grande influence sur de Mazrich et ce sinistre individu en est jaloux. Il veut être le seul à provoquer ou contrôler les décisions du Grand Chancelier. Ewie ne l’aime pas, elle me l’a souvent répété, elle représente donc un obstacle qu’il désire écarter. D’autre part, puisqu’il sait tant de choses, il a pu apprendre notre liaison, ce serait donc nous qu’il atteindrait par ricochet. Mais ça ne se passera pas ainsi, dès ce soir nous saurons à quoi nous en tenir et nous agirons !

Shann qui, pour la première fois, était présente à la séance et avait gardé le silence jusque-là, intervint doucement :

— Tu ne vas pas commettre d’imprudence à ton tour, Reg ? Souviens-toi des consignes du patron.

— Rassure-toi, cousine, nous ne désintégrerons pas la Chancellerie…

 

Quand vint l’heure de son rendez-vous quotidien, Régis s’y rendit en avance afin de pouvoir accueillir sa maîtresse dès qu’elle arriverait et la persuader de changer pour une fois leurs habitudes. Il lui annonça que la fiancée de son cousin était arrivée, il fallait absolument qu’elle fasse sa connaissance. Une voiture fermée attendait derrière le mur, personne ne pourrait s’apercevoir de cette escapade au cours de laquelle une surprise l’attendait. Sa curiosité ainsi éveillée la jeune femme ne fit aucune difficulté pour le suivre.

En fait de surprise, la première qu’éprouva la marquise fut la vision de Shann qui l’attendait dans le petit salon brillamment éclairé de tous ses lustres.

— Seigneur ! s’exclama Ewie, que vous êtes belle ! Je comprends maintenant pourquoi le chevalier d’Arbel se montrait si réservé à l’égard de Viona et même de moi, car il n’a rien tenté pour détourner mon attention de Régis comme tout galant homme l’aurait fait. Pouvait-il voir une autre que vous ?

— Si vous aviez été cette autre, sourit Shann avec une parfaite urbanité, j’aurais trouvé qu’il avait très bon goût, mais je préfère en vérité que vous ayez choisi mon cousin et que rien ne s’oppose à ce que nous soyons amies.

Après le rituel échange de civilités pour une fois cordiales et sincères, Régis attaqua sans préambule.

— Ewie, as-tu déjà entendu parler d’un bal que de Mazrich projette de donner prochainement ?

— En effet. Je l’ai appris ce matin. Ce n’est à vrai dire qu’une réception qui se déroulera dans une intimité relative, à peine une centaine d’invités. Bien entendu, Amory et toi êtes du nombre, je veillerai personnellement à ce que Chantal ne soit pas oubliée sur les listes.

— Quand la fête aura-t-elle lieu ?

— Demain soir. J’ai été un peu surprise d’un si bref délai, mais ce n’est pas la première fois que le Chancelier décide ainsi d’une soirée presque à l’impromptu. Cela lui prend lorsqu’il a eu une période de travail particulièrement absorbante et qu’il a besoin d’un dérivatif. Mais comment l’as-tu appris puisque les cartes ne sont pas encore gravées ?

— Les bruits courent vite dans Lutis… Je préférerais d’ailleurs que tu ne me poses pas trop de questions et surtout au sujet de ce qui va suivre, dis-toi seulement que, grâce peut-être à notre argent, nous avons l’occasion d’apprendre beaucoup de choses. Une question toutefois : de Mazrich a-t-il coutume de manifester une préférence sur les robes et les bijoux que tu portes en semblables occasions ?

— Cela lui arrive souvent. Il tient à ce que je lui fasse honneur.

— Il ne t’en a pas encore parlé ?

— Il le fera probablement au déjeuner et j’écouterai certainement son avis, il a un goût très sûr. Mais pourquoi me demandes-tu cela ?

— Parce que je sais ce qu’il va exiger. Il y a longtemps qu’il n’a pas eu le plaisir de te voir parée d’une certaine paire de boucles d’émeraudes sans égale, n’est-ce pas ?

La jeune femme pâlit brusquement, fixa sur Régis un regard dilaté de stupeur et d’effroi :

— Les… les boucles ?… Comment peut-il savoir ?

— L’important est que moi je le sache, comme je sais que tu as près de toi une dame qui fait passer son intérêt avant sa fidélité. En tout cas n’est-il pas exact que tu n’en possèdes plus qu’une et que tu as fait don de l’autre à un certain prince étranger ?

— Je l’avoue, Régis, j’ai commis cette folie. Bien que je sois absolument sûre de la discrétion du prince de Reczko, je connais les problèmes politiques qui opposent actuellement la Sildavia et nous. Si cette histoire vient à être connue, je serai accusée de relations coupables avec un ennemi en puissance et le Chancelier ne me le pardonnera pas. Je suis perdue…

— Oui. La maîtresse du premier ministre ne peut être soupçonnée. Ton geste peut entraîner pour lui de graves complications.

— Mais pourquoi veut-il m’infliger cette honte publique ? Puisqu’il sait déjà que je n’ai plus qu’une boucle… Et tenter d’en faire faire une copie par un joaillier est impossible. Non seulement le temps est trop court, mais jamais je ne pourrai trouver d’émeraude d’une telle grosseur et de taille si particulière.

— De Mazrich n’a pas encore perdu confiance en toi, chérie. Ce n’était pas lui qui avait reçu l’information de ta camériste, mais le comte de Dénébole, son mauvais génie. Ce traître a procédé par insinuations et cela te fera plaisir d’apprendre que le Chancelier s’est refusé à le croire. Toutefois il a accepté la suggestion de ce bal afin d’en avoir le cœur net sans que tu puisses t’offenser si tu te trouves toujours en possession des deux bijoux.

— Il ne me demandera qu’au dernier moment de les porter pour être bien certain que je n’aurai pas le temps de récupérer celui qui manque. Il faudrait au moins quatre jours à un bon cavalier pour aller le chercher là-bas et le rapporter. D’ailleurs les frontières sont fermées.

— Peut-être n’est-il pas besoin de reprendre à ce prince sildavien un souvenir qui doit lui être infiniment précieux ni de tenter de fabriquer une imitation. Si je ne me trompe, il s’agit d’une parure qui ornait la statue d’une grande déesse, celle qui incarne l’amour dans la religion du pays de Ganyreh.

— Je ne connais pas le culte que les indigènes de ces îles lui vouaient, mais c’est bien de là-bas que les boucles ont été rapportées.

— Amory et moi sommes un peu mieux renseignés, grâce aux récits de notre oncle. Il nous a conté en particulier que Meyu n’était pas adorée que dans un seul temple, les images qui lui sont dédiées étaient nombreuses et toutes étaient semblablement parées suivant le rite. A sa mort, notre aïeul ne nous a pas seulement légué de l’or, mais un grand nombre de pierres précieuses et de bijoux. Je ne serais pas étonné si, dans l’ensemble, ne se trouvaient pas des joyaux analogues. Peux-tu, le plus tôt possible et au plus tard demain matin, me confier celui que tu as gardé afin que je compare et que je cherche ce qui sera le plus ressemblant ?

— Sans hésiter, mon amour ! Je ne te ferai même pas porter la boucle, je n’ai plus aucune confiance dans mon entourage, je vais aller la chercher tout de suite. Je sais comment entrer chez moi et en ressortir à cette heure sans être aperçue. Veux-tu que je revienne ici ou bien…

— Dans notre petite maison du couvent, si tu préfères. Je crois que Chantal et Amory nous verront repartir sans trop de regrets, il y a encore si peu de temps qu’ils se sont retrouvés.

Quand le couple eut disparu, Shann poussa un profond soupir.

— Heureusement qu’il s’agit d’une paire de boucles d’oreilles dont l’une subsiste, le duplicateur pourra la reproduire en quelques secondes, tandis que s’il s’était agi d’un bijou solitaire… Reg a su présenter sa petite histoire de façon très convaincante, bien que je trouve qu’il ne se soit pas livré à un grand effort d’imagination.

— En baptisant sa déesse des îles du nom de Meyu qui signifie tout simplement « amour » en jihien ? C’est pourtant bien une divinité et la plus grande de toutes.

— Tout à fait d’accord, chéri. Viens, allons l’invoquer ensemble.

 

La courte scène qui se déroula au début du bal donné par le Grand Chancelier passa inaperçue aux yeux de la plupart des assistants, mais elle ne manqua pas de saveur. Plus inquiet qu’il ne voulait se l’avouer, de Mazrich marchait de long en large, répondant à peine au salut des arrivants et ne quittant pas du regard la porte par laquelle la marquise d’Aupt tardait à paraître. Au fur et à mesure que les minutes passaient, son visage devenait plus sombre tandis que celui de Dénébole qui ne le quittait pas s’éclairait toujours davantage par contraste. Enfin, les battants s’ouvrirent, le maître de cérémonie annonça la jeune femme qui s’avança, très digne et magnifiquement séduisante dans sa robe de velours incrusté. Le Chancelier s’inclina profondément sur la fine main tendue, releva les yeux. Étincelantes dans leur incomparable pureté, parfaitement identiques l’une à l’autre, les deux boucles se balançaient doucement, rayonnant de tous leurs feux dans la chaude lumière. Une expression de joie intense transfigura le ministre qui, se retournant, chercha du regard le comte sans le trouver. Le délateur n’avait pas attendu pour prendre le large, jugeant inutile d’affronter sur le moment l’ironie du maître de céans. Il ne partit pas assez vite cependant pour ne pas voir entrer à leur tour dans les salons Amory et Reg en compagnie d’une jeune femme d’une incroyable beauté. Le trio semblait avoir minuté son arrivée sur celle de la marquise, mais ce ne fut pas ce léger détail qui frappa tout d’abord Dénébole, ce furent les bijoux dont les nouveaux venus s’étaient parés : en pendentifs retenus par une mince chaîne d’or juste à la naissance des seins orgueilleux de Shann, en ornements de collet sur les pourpoints des deux chevaliers, trois énormes émeraudes, fidèles répliques de l’inimitable parure d’Ewie.

Quant à de Mazrich, lorsque Amory et Régis s’approchèrent de lui pour lui offrir leurs hommages et lui présenter leur compagne, il mit longtemps à remarquer l’étrange similitude des bijoux dont pourtant deux étaient à l’origine de ce bal impromptu – il n’avait plus d’yeux que pour l’incomparable beauté de la comtesse Chantal. Se ressaisissant enfin, il s’inclina devant la marquise souriante :

— Me permettrez-vous, très chère, de manquer pour une fois aux égards que je vous dois et d’ouvrir le bal en compagnie de la plus charmante de nos invités ?

— Je vous en prie, vous ne sauriez avoir plus belle cavalière. Je ne serai pas jalouse, car je sens déjà que je viens de rencontrer une amie…

Reg s’empressa d’offrir son bras à Ewie, ce qui fît que, tout comme lors de la précédente réception, Amory se retrouva encore une fois seul. Il chercha du regard la fauve chevelure de Shann.

— Tâche de bien te conduire et de résister aux avances du Grand Chancelier, sinon que Dieu lui vienne en aide…

— Tu irais jusqu’à priver ce royaume de son meilleur ministre ? Que dirait le professeur de pareille ingérence dans un univers parallèle ? Mais rassure-toi, j’ai déjà bien assez de difficultés à suivre les pas de cette danse archaïque pour jouer les séductrices. Et puis, si Reg trouve son plaisir dans les bras d’une Galansienne, le seul Galansien que j’aime est maintenant un Jihien… Zut ! J’ai encore failli tourner à l’envers !