CHAPITRE VI
Pour la victime de ce lâche guet-apens, ce qui se déroula pendant les secondes qui suivirent parut tenir d’un incroyable cauchemar. Amory venait d’être frappé d’une blessure sans pardon, il gisait sur les pavés et cependant ses yeux grands ouverts continuaient à voir, son cerveau ne cessait pas d’enregistrer tout ce qui se déroulait sur la place. Sans s’occuper ni de lui ni de leurs camarades agonisants, les spadassins s’étaient précipités sur Viona paralysée de frayeur, l’entouraient, la saisissaient, l’emportaient. Elle tenta d’abord de se débattre, poussa un ou deux cris perçants dont l’écho s’amortit sur les murs insensibles puis elle dut s’évanouir, devint une proie inerte entre les mains de ses ravisseurs. L’un d’eux la jeta sur son épaule et ils se mirent tous à courir le long de la rue centrale jusqu’à un grand hôtel qui se dressait à moins de cent mètres de là, s’engouffrèrent sous la voûte dont la porte s’était ouverte à leur approche pour se refermer aussitôt qu’ils furent entrés. Opaque, le silence retomba sur le quartier désert.
« C’est donc cela la mort, songea Amory, on continue à voir et à entendre mais on ne peut plus rien puisqu’on a cessé d’exister. C’est horrible ! »
Impérieuse une voix éclata dans son crâne, la voix de Reg.
— Non, cousin, tu es toujours vivant ! Arrache ce poignard de ta poitrine et attends-moi, j’arrive !
A cette voix bien connue vint s’en superposer une autre émanant du tréfonds de sa mémoire, celle au professeur Brag n’Var lui commentant les particularités de la physiologie jihienne. Il n’avait pas tout compris, loin de là, mais les mots se reconstruisaient les uns après les autres.
— Nous ne sommes pas vraiment immortels, il s’en faut, mais nous sommes à l’abri de beaucoup de traumatismes qui, autrefois, auraient mis fin à nos jours. Naturellement, si nous sommes carbonisés dans un incendie ou volatilisés par une bombe il n’y a plus de secours à espérer, mais s’il s’agit simplement d’une blessure, quelle qu’en soit la gravité, elle n’a aucune espèce d’importance. Les tissus se referment presque instantanément, des anastomoses secondaires suppléent provisoirement aux circuits momentanément déficients, l’activité de l’organisme se maintient sans défaillance et tout se reconstitue dans son état primitif dès que la cause de la lésion est supprimée.
Totalement incrédule, le chevalier tenta néanmoins de remuer un bras et, constatant que le membre lui obéissait, prit appui pour se relever, sur les genoux d’abord et finalement se trouva debout. Il abaissa les yeux sur sa poitrine, aperçut le manche du poignard, le saisit et, avec une brusque décision, tira. A nouveau la douleur explosa, presque insoutenable, il crut qu’il allait défaillir, toutefois elle ne dura pas plus longtemps que n’avait duré celle du coup, l’espace d’un éclair, et il demeura sur place, immobile, contemplant la lame luisante que ne souillait aucune goutte de sang. Après une brève hésitation, il écarta son pourpoint, regarda sa peau hâlée, lisse, intacte, où ne se dessinait même pas l’ombre d’une cicatrice. Sous ses doigts, le cœur battait avec une imperturbable régularité.
Derrière lui retentit le bruit d’une course et, mû par un instinct de défense subitement retrouvé, il ramassa son épée avant de se retourner. Mais ce n’était que Reg qui débouchait du pont en courant de toute la vitesse dont il était capable pour bientôt s’arrêter devant lui.
— Eh bien ! camarade ! Tu viens de traverser une expérience toute nouvelle pour toi, je crois ? Combien étaient-ils à part ces deux que tu as proprement liquidés ?
— Cinq ou six, il me semble. J’en serais venu à bout mais l’un d’entre eux m’a surpris par-derrière et m’a fait cadeau de cette dague. Comment as-tu été alerté si vite ?
— Tu m’as inconsciemment appelé au moment où tu as été frappé et tu as ainsi interrompu le premier baiser que m’accordait Ewie dans l’ombre accueillante des arbres du parc. Elle doit être encore en train de se demander pourquoi je l’ai si rapidement plantée là… Où est Viona ? Enlevée ?
— Elle était trop terrorisée pour pouvoir se défendre ou même tenter de fuir, ils l’ont emportée avec eux, là-bas, dans cet hôtel dont tu vois la façade blanche. Il faut aller la secourir !
— Cela va sans dire. Cependant, je ne sais pas à qui appartient cette maison et qui paie ces spadassins, mais nous le devinons facilement, non ?
— Évidemment ! Viona avait raison, et moi j’avais tort de croire qu’il se serait aussi facilement résigné. Ce ne peut être que lui…
— Il se trouve toujours au bal, je l’ai aperçu près de la terrasse en partant, mais naturellement il n’a pas voulu risquer sa propre peau dans ce rapt ; en même temps il s’assure un alibi et pourra prétendre qu’on a agi à son insu.
— Raison de plus pour pénétrer dans la place, il ne doit y avoir qu’une poignée d’hommes, et je te jure que même une compagnie entière ne m’arrêterait pas.
— Il y a mieux à faire, les circonstances sont suffisamment exceptionnelles pour nous permettre de… Écoute, on vient ! Une patrouille d’archers, bien sûr. Dans tous les univers, la police arrive toujours trop tard !
Six hommes en armes débouchaient en effet du quai, conduits par un sous-officier qui, tirant à demi son épée, se planta devant les deux amis.
— Que se passe-t-il ici ? Et qui sont ces… cadavres ? On dirait bien un duel ?
— Nullement, monsieur, répondit calmement Régis. Des vulgaires spadassins à la solde de je ne sais qui. Nous venions de quitter le bal du Grand Chancelier où Son Excellence nous avait personnellement priés, et nous regagnions notre hôtel du Palus lorsque nous avons été attaqués. Nous avons défait les deux premiers, le reste a préféré prendre la fuite.
— Vous avez eu tort de circuler sans escorte à pareille heure, les rues ne sont pas sûres… Mais heureusement tout est bien. Ces deux-là n’ont que ce qu’ils méritent, je vais faire enlever leurs corps. Avez-vous pu voir de quel côté se sont barrés les autres ?
Amory allait répondre innocemment quand Reg lui coupa la parole :
— Le long de la berge, je crois, dans la direction opposée à celle d’où vous êtes venus. Acceptez cette pièce en remerciement de votre aide et laissez-nous, nous sommes à deux pas de notre demeure.
Ils regardèrent les archers disparaître en traînant derrière eux les corps des victimes puis le Jihien se tourna vers son ami :
— Je te disais que nous sommes justifiés à faire appel aux ressources de notre monde. Reste ici en observation, je fais un saut jusqu’à la Porte et je reviens. Ce ne sera pas long.
Il y avait en effet moins de cent mètres jusqu’à l’hôtel et il ne s’écoula pas plus de cinq ou six minutes avant que Reg ne réapparaisse, porteur de deux étranges objets dont il tendit un à Amory.
— Qu’est-ce que c’est ? On dirait un petit pistolet de poche, tout au moins il y a une crosse et une sorte de détente mais le canon a une drôle de forme…
— Tu connais le mot « neurolyseur », pas vrai ? C’en est un que tu tiens entre les mains en ce moment. Tu le diriges vers le type qui te gêne, tu appuies, et le bonhomme se transforme en statue. Pas de flamme ni de détonation. Aucun bruit. L’engin est un émetteur d’ondes qui provoquent un blocage cérébral chez le sujet et le paralysent en lui faisant perdre toute conscience. Tu vois ce petit bouton sur le côté ? Si tu le tournais jusqu’au bout, l’homme ou l’animal mourrait irrémédiablement. Mais je l’ai réglé seulement sur le premier quadrant. Il se réveillera au bout d’une vingtaine de minutes et n’aura aucun souvenir de ce qui aura pu se passer. Tu saisis que nous devons toujours agir de façon telle que personne ne puisse soupçonner que nous disposons de moyens qui seraient considérés comme de la pure sorcellerie… Et maintenant on y va !
L’opération se déroula avec une telle facilité qu’Amory croyait vivre dans un rêve. En atteignant l’entrée de l’hôtel Dénébole, le concierge répondit sans retard à l’appel du marteau, ouvrit le battant et se métamorphosa immédiatement en mannequin rigide. Les chevaliers traversèrent le hall, s’engagèrent dans les couloirs, montèrent les escaliers, ouvrirent des portes les unes après les autres et chaque fois qu’une silhouette apparaissait quelque part, un faisceau bien dirigé lui faisait perdre tout intérêt pour ces visiteurs inattendus. Explorant de proche en proche et éliminant au fur et à mesure tout le personnel de veille, ils atteignirent enfin les appartements de l’aile à l’entrée desquels se tenait un bretteur qu’Amory reconnut d’un premier coup d’œil. C’était celui qui l’avait attaqué par-derrière et qui avait bien cru avoir mis fin à ses jours. Après l’avoir plongé comme les autres dans l’inconscience, il s’approcha de lui en levant ce même poignard qui lui avait transpercé la poitrine, mais son désir de vengeance s’évanouit à peine né, un chevalier ne frappe pas un ennemi impuissant. Une meilleure idée lui vint, lui arrachant un sourire. Il s’approcha encore de l’homme statufié, glissa l’arme dans la gaine vide suspendue à sa ceinture. En le regardant, Reg sourit également. Le dernier obstacle était franchi, le but était là, tout près. Derrière une porte verrouillée qu’ils enfoncèrent à coup d’épaules pour surgir dans une chambre richement meublée. Assise sur le rebord du lit, muette et tremblante, Viona assistait à leur irruption, les yeux agrandis de stupeur.
— Vous… vous voilà ! Tous les deux… Amory n’est pas…
— Mais non, amie, vous le voyez bien ! Le coup était mal porté, la lame a glissé. J’étais seulement étourdi. Régis a eu un pressentiment, il est venu m’aider à me relever et nous nous sommes ensuite ouvert un passage jusqu’à vous. Vous n’avez plus rien à craindre…
L’inévitable réaction nerveuse ne tarda pas à se manifester, mais la jeune fille se domina rapidement. Ses joues ruisselantes de larmes reprirent leur teinte rose, la joie transfigura son visage.
— Vous êtes venus à mon secours ! Je ne puis comprendre comment vous avez pu réussir pareil exploit. Il faut que vous soyez protégés par les anges de Dieu… Mais arriverons-nous à sortir d’ici ?
— A condition de ne plus perdre de temps. Êtes-vous en état de marcher maintenant ?
— Il ne faut pas qu’elle passe devant la valetaille neurolysée, émit silencieusement Reg. Ce genre de spectacle n’est pas pour elle ni pour aucun autre d’ailleurs. Il doit sûrement y avoir une sortie par-derrière, cherchons-la.
Ce dernier problème fut très vite résolu. Un escalier secondaire partait de l’appartement et descendait en spirale jusqu’au parc désert. Les fugitifs découvrirent bientôt au fond du mur d’enceinte une poterne dont Amory força la serrure de la pointe de sa dague ; derrière passait une ruelle où Viona s’orienta aisément. Quelques minutes plus tard, ils franchissaient tous trois le seuil de l’hôtel du Palus.
— Allez vite vous coucher, conseilla Amory et tâchez de dormir pour effacer toute trace de cette désagréable aventure. Vous ne risquez plus rien. Nous préviendrons d’ailleurs le concierge afin qu’il fasse bonne garde et ne laisse entrer personne en dehors de nous.
— Et surtout, enchaîna Reg, je vous demande instamment de ne souffler mot à quiconque de ce qui est arrivé cette nuit. Il ne faut pas que Dénébole apprenne la façon dont nous sommes intervenus. Nous réglerons nos comptes avec lui plus tard, au moment que nous choisirons.
— Je vous obéirai, je vous le promets. Mais vous allez repartir ?
— Mais naturellement, jeune fille ! Le bal n’est pas encore fini, nous allons danser.
*
* *
De fait, il ne s’était même pas écoulé une heure entière entre le moment où Amory et Viona s’étaient éclipsés de la Chancellerie jusqu’à celui où le chevalier réapparut à l’entrée des salons en compagnie de Régis cette fois ; la fête était loin de s’achever, tout au plus l’orchestre marquait-il une pause et des groupes d’invités erraient entre les pièces latérales tandis que d’autres s’assemblaient à l’écart autour des tables de jeu ou s’agglutinaient vers le buffet. Le retour des jeunes gens passa inaperçu sauf de la belle marquise d’Aupt qui se précipita impétueusement à leur rencontre.
— Qu’étiez-vous devenus ? Régis m’a quittée si brusquement que je ne savais plus que penser… Rien de grave, au moins ?
— Je ne sais comment me faire pardonner pareille impolitesse, Ewie, mon impulsivité me perdra bien un jour… Figurez-vous que je me suis brusquement souvenu que la clé de la poterne de l’hôtel était demeurée dans ma poche et comme je savais que Viona tenait à rentrer discrètement et sans réveiller le concierge, j’ai couru aussi vite que j’ai pu pour les rattraper. Et puis un étrange pressentiment m’agitait. J’avais peur qu’ils ne fassent une mauvaise rencontre et il était de mon devoir d’être à leurs côtés.
— Quelle belle générosité de cœur ! Enfin, vous revoilà, mais je ne sais vraiment pas si je dois vous pardonner aussi vite… La musique reprend, faites-moi danser et je verrai…
Avec un sourire amusé, Amory regarda le couple s’éloigner main dans la main puis se mit en devoir d’inspecter les lieux. Il cherchait une figure de connaissance qu’il ne fut pas long à découvrir. Le comte de Dénébole semblait n’avoir guère changé de place depuis la dernière fois. Le chevalier cueillit au passage une coupe de vin sur le plateau d’un laquais, la but à petites gorgées, tout en contournant l’angle du salon de façon à revenir en pleine vue du personnage. Celui-ci était également en train de déguster une liqueur. Il s’écoula une bonne seconde avant qu’il ne lève les yeux mais, quand il reconnut celui qui s’approchait nonchalamment de lui, il éprouva un tel saisissement que la peau de son visage vira au gris et que le verre s’échappa de ses doigts pour s’émietter sur le parquet.
— Vous aurais-je fait peur, comte ?
— N… non…, répondit Dénébole en redevenant presque instantanément maître de lui. Mais je vous croyais parti et en vous revoyant tout d’un coup devant moi… N’étiez-vous pas retourné chez vous en compagnie de Viona ?
— Elle se sentait fatiguée. Je l’ai donc raccompagnée à l’hôtel. Toutefois comme j’étais encore parfaitement dispos, je suis revenu. Pour un provincial comme moi, pareille soirée est trop agréable pour être abandonnée aussi vite.
— Et … aucun incident n’a marqué votre parcours ? Il est parfois imprudent de s’aventurer sans escorte dans les rues de Lutis pendant la nuit.
— Absolument aucun. Il faisait très doux et très beau et le quartier était absolument désert. Chez nous, les loups chassent en bandes, il doit en être de même ici, mais ce soir ils n’étaient pas sortis de leur tanière.
— Vous avez de la chance, chevalier. Souhaitez qu’elle ne vous abandonne pas. Mais ceci me rappelle que l’heure passe et que j’ai encore d’importantes affaires à régler. Veuillez me pardonner de vous fausser compagnie et amusez-vous bien.
Le comte s’inclina avec raideur et s’éloigna, suivi du regard par Amory fort satisfait de ce petit intermède. L’attitude de l’homme avait été révélatrice et plus aucun doute ne pouvait subsister quant à l’organisateur du guet-apens. Il allait maintenant se poser de nombreuses questions qu’il serait incapable de résoudre, mais en tout cas il réaliserait que sa toute puissance pouvait parfois être mise en échec. Demeuré seul, Amory jeta les yeux autour de lui, rencontra plus d’un regard disposé à s’attacher au sien, plus d’un séduisant sourire, dansa deux ou trois fois mais le cœur n’y était plus. Une autre image était revenue le hanter. Ewie et son cavalier jihien avaient disparu ; il tenta un timide appel.
— Reg ! Tout va bien ?
— Et comment ! J’espère que tu ne vas plus t’attirer d’ennuis, surtout juste en ce moment…
Très brève, mais aussi nette que si elle émanait de ses rétines, une image traversa en éclair le cerveau du chevalier au moment où se formaient en lui les dernières paroles de son camarade : un torse magnifique et aux trois quarts dénudé cambré en arrière dans une attitude de voluptueux abandon. Mais il n’avait pas besoin de cette précision supplémentaire pour comprendre qu’en effet mieux valait ne pas déranger son ami pendant que, avec une remarquable conscience professionnelle, il se consacrait ainsi à l’étude du comportement sexuel féminin dans l’univers de Galans. Il ne lui restait plus qu’à rentrer à l’hôtel et se coucher pour rêver aux expériences parallèles que, lui aussi, il connaîtrait peut-être un jour. Ce qu’il fît sans plus s’attarder ni voir les regards déçus accompagnant sa sortie, et tout le long du chemin il ne daigna même pas jeter le moindre coup d’œil sur les recoins obscurs des venelles, Dénébole ne découplerait pas ses spadassins une seconde fois cette nuit. Quant à jouir d’un sommeil et d’un repos bien gagnés, il en eut tout le loisir puisque le soleil était depuis longtemps levé lorsque Régis regagna ses appartements…
*
* *
De son côté, le comte de Dénébole, en quittant les salons de la Chancellerie, n’avait pas manqué de se rendre tout droit à son hôtel où il frappa à la grande porte à coups redoublés. Le battant s’ouvrit presque aussitôt, le concierge s’inclina respectueusement :
— Monsieur le comte rentre déjà ?
— Que t’importe l’heure ? Qui est venu en mon absence ?
— Personne, Monsieur le comte, hors bien entendu les serviteurs de Monsieur le comte. Ils amenaient avec eux la jeune fille qu’ils ont transportée dans l’appartement de l’aile, selon les ordres de Monsieur le comte.
— Tu en es sûr ?
— C’est moi-même qui leur ai ouvert. Une bien jolie personne, en vérité…
— Garde tes réflexions pour toi ! Personne d’autre, donc ?
— Personne.
Le plantant là, Dénébole traversa d’un pas rapide la salle des gardes où veillaient quelques bretteurs qui se levèrent pour le saluer tout en fixant avec inquiétude son visage sombre. Leur maître semblait en proie à l’une de ses violentes colères qu’ils avaient appris à redouter. Il ne leur accorda pas la moindre attention, fonça vers l’escalier, déboucha dans le couloir de l’étage. Le chef des spadassins se tenait à son poste et se figea à sa vue dans une attitude martiale.
— Eh bien ! Féral ! Il paraît que tu as accompli ta mission ?
— Tout s’est passé pour le mieux, Monsieur le comte. Nous avions monté l’embuscade sur la place du Pont et comme vous l’aviez prévu, la jeune fille et le chevalier sont arrivés sans la moindre escorte. Je dois dire qu’il s’est défendu avec vaillance, il a même réussi à tuer deux de mes hommes, mais j’ai profité qu’il était engagé dans le combat pour sauter sur lui et le poignarder en plein cœur. Vous désiriez bien être débarrassé de lui, n’est-ce pas ?
— Sans doute… Et après ?
— La jeune fille n’a presque pas résisté, elle s’est évanouie de terreur et nous l’avons immédiatement emportée ici. Tout s’est déroulé très vite et sans témoins.
— Tu es bien sûr que le chevalier d’Arbel est mort ?
— Il s’est abattu comme une masse et le coup que j’avais donné ne pardonne pas. Mon poignard était enfoncé jusqu’à la garde dans sa poitrine, je l’y ai même laissé dans la précipitation à regagner l’hôtel avant qu’une patrouille ne se montre. Mais ça n’a aucune importance, l’arme ne porte aucune marque.
— Tu l’y as laissé, vraiment ? Quel est donc celui que je vois à ta ceinture ?
Féral baissa des yeux qui se remplirent d’une intense stupéfaction, sortit lentement la dague qu’il examina d’un regard hébété.
— Je … je ne comprends pas… J’ai dû le retirer machinalement.
— Et essuyer la lame tout aussi machinalement, car je n’y vois pas la moindre trace de sang. Tu as de bien curieuses absences… Quoi qu’il en soit, Viona est bien enfermée dans la chambre, n’est-il pas vrai ?
— Elle vous attend, Monsieur le comte. Permettez-moi de vous éclairer.
Saisissant un flambeau, le spadassin s’engagea dans le second couloir, suivi de près par Dénébole et tous deux n’eurent que quelques pas à faire pour voir devant eux l’ouverture laissée béante par la porte arrachée de ses gonds et, derrière, la pièce vide où dansaient les reflets d’un chandelier à demi consumé.
— Elle… elle s’est enfuie…, bégaya Féral en se laissant tomber à genoux. C’est impossible !
Le comte abaissa sur lui un regard si chargé de haine incandescente que l’homme frissonna, se tassa encore plus, s’attendant au terrible châtiment qui allait s’abattre. Mais déjà Dénébole ne le regardait plus. Il se détournait, marchait jusqu’à la fenêtre, appuyait son front contre les vitres froides, demeurait immobile, pensif. Enfin, sans changer d’attitude, il desserra les lèvres, parla d’une voix étrangement calme, sans timbre :
— On verra plus tard, j’ai encore tant de choses à faire avant…
Un instant encore son regard erra sur le parc silencieux puis, brutalement, il refit face, les poings serrés !
— Va-t’en, Féral ! hurla-t-il.
*
* *
La quinzaine qui suivit cette nuit mémorable ne fut marquée d’aucune manifestation hostile à l’encontre des résidents de l’hôtel de Sainval ; le comte de Dénébole semblait avoir tout oublié et, s’il arriva plus d’une fois aux deux amis de le croiser en ville, il se montra même particulièrement affable et souriant. De surcroît, les astres se révélaient remarquablement bénéfiques sur le plan sentimental.
Désormais, Reg s’absentait presque tous les soirs pour ne rentrer que tard dans la nuit. Il allait rejoindre la belle marquise dans une petite maison discrète nichée au fond d’un parc envahi par les ronces et les fleurs sauvages et formant dépendance d’un couvent de nonnes dont la supérieure était liée à la marquise par une indulgente et sincère affection.
— C’est l’abri idéal pour des amoureux ! Ewie s’y rend en passant par le monastère sous le prétexte d’accomplir une pieuse retraite, tandis que moi, j’utilise une entrée donnant sur le jardin potager tout à l’autre bout de l’enceinte ; personne ne peut deviner nos rencontres.
— Vous ne sauriez en effet prendre trop de précautions pour ne pas éveiller les soupçons du Grand Chancelier…
— Certainement. Toutefois, d’après ce que m’en dit Ewie, ce n’est pas sa jalousie qui est à craindre. C’est un homme qui n’a d’autre passion que celle de sa haute charge et qui n’a pas de temps à perdre dans une alcôve. Tout ce qu’il veut, c’est pouvoir afficher une maîtresse jolie, bien née et digne de son rang. Je le crois tout disposé à fermer les yeux sur les passades de sa favorite et il serait même fort possible qu’il se doute de la présente aventure, à la condition que nul ne vienne à le savoir.
— Je vois. Peu porté sur la bagatelle mais détestant perdre la face. Viona m’avait d’ailleurs bien dit que sa belle amie n’était pas toujours fidèle. Pas seulement à son endroit, elle doit bien avoir un époux…
— Bah ! Le marquis d’Aupt n’est pas à plaindre. Il a été nommé gouverneur quelque part à l’autre bout du pays et trouve sûrement que tout est pour le mieux dans le meilleur des royaumes. Quant à Ewie, je préfère qu’elle soit d’humeur inconstante, elle ne s’attachera pas trop à moi et trouvera d’autres amours quand je disparaîtrai. En attendant, je passe des heures délicieuses et au travers d’elle j’assimile bien mieux la vie de cet univers que si je me bornais à traîner l’oreille au hasard des tavernes.
— Et cette technique de sondage offre beaucoup plus de charmes, n’est-ce pas ? Il est bien vrai que tu es en passe de devenir plus Galansien que moi.
— Pourquoi ne fais-tu pas de même ? Je suis sûr que Viona ne serait pas rebelle.
— Viona est une jeune fille désirable et pleine d’attraits, certes, mais une jeune fille. Jamais je ne me permettrai de la séduire, sauf dans l’intention de demander sa main, ce que je n’ai nulle envie de faire et pour deux raisons. D’abord parce que vous avez fait de moi un Jihien et que je ne puis plus m’attacher ici, ensuite tout simplement parce que je ne suis pas amoureux d’elle.
— Et troisièmement parce que ta pensée est demeurée ailleurs… Ne te tourmente pas, cousin, j’ai l’intuition que tes rêves se réaliseront très bientôt. Au fait, il est amusant que tu nous aies attribué ce degré de parenté car il se trouve que, là-bas, Shann est réellement ma cousine.
La prescience de Reg était d’une étonnante justesse puisque ce fut ce même soir que Shann franchit enfin la Porte. Le biologiste jihien s’étant selon son habitude absenté pour retrouver Ewie, Amory avait dîné seul avec Viona. Tout en étant aux petits soins pour lui, le comblant d’attentions comme l’eût fait une parfaite servante, la jeune fille demeurait réservée et le chevalier s’apercevait souvent que, lorsqu’elle ne se croyait pas observée, elle attachait sur lui un regard empli d’un dévouement teinté d’une vague crainte. Les deux miracles successifs de la vente aux enchères et du guet-apens plus celui d’Amory qu’elle avait vu s’abattre sous le poignard d’un tueur à gages et qui était réapparu au cœur d’un hôtel bien gardé pour la sauver tout cela avait profondément frappé son esprit. Amory était un envoyé de la providence, un être aussi redoutable qu’il pouvait être bon ; elle l’admirait de toute son âme mais elle en avait peur. Si Amory avait craint un moment que Viona tombe amoureuse de lui, il était rassuré, bien qu’il dût reconnaître que, si le hasard ne lui avait fait franchir la Porte, semblable perspective l’aurait comblé de bonheur. Mais il était non moins vrai que, si son voyage s’était déroulé sans incident et qu’il fut arrivé à Lutis en simple chevalier errant et sans fortune, jamais l’occasion ne se serait offerte de rencontrer la noble héritière de Sainval.
Abrégeant donc le repas et prétextant la fatigue, il regagna les appartements du logis du parc, poussa la porte de sa chambre, s’immobilisa soudain, le souffle coupé par la brusque accélération de son rythme cardiaque. Elle était là, assise dans un fauteuil, le regardant avec un éblouissant sourire.
— Bonjour, Amory ! Ou plutôt bonsoir puisqu’il fait nuit ici. Mais vous êtes tout pâle, ma venue vous surprend-elle à ce point ? J’aurais dû prévenir, je vous dérange peut-être…
Incapable de parler sous l’effet de la surprise, le chevalier la dévorait des yeux pendant qu’elle se levait souplement et avançait vers lui. C’était bien Shann qui se dressait devant lui, en rejetant d’un geste familier les boucles soyeuses de son ardente chevelure et en le fixant de ses immenses prunelles d’émeraude, mais c’était en même temps une autre, subtilement différente et plus proche aussi. Disparue la blouse verte de laborantine, la robe de satin bleu et or qui la moulait, la métamorphosait, la transformait en la plus séduisante Galansienne qui se puisse concevoir – il réalisa en même temps que c’était dans la langue de ce pays qu’elle venait de s’exprimer. Il réussit enfin à retrouver la voix.
— Me déranger, Shann ? Je n’ai jamais cessé de vous attendre.
— Voilà qui est mieux ! En me retrouvant toute seule dans cet appartement, j’ai eu peur que vous ne soyez occupé à courir les plaisirs de la capitale et je pensais déjà à repartir.
— Dieu merci, vous ne l’avez pas fait ! Si j’avais su, je n’aurais pas bougé d’ici ce soir, près de cette Porte derrière laquelle vous vivez, si près et si loin… Quant aux plaisirs de Lutis…
— Il est vrai que vous n’avez pas besoin de vous éloigner pour les connaître. Cette jeune Viona – vous voyez que je sais tout de vos aventures – habite toujours à l’hôtel ? Ne viendra-t-elle pas tout à l’heure vous rejoindre ?
— Qu’allez-vous croire ? Jamais la pensée ne me viendrait de lui faire la cour. Non seulement je n’éprouve pour elle aucun désir physique, mais j’aurais l’impression de commettre une mauvaise action. Elle se donnerait peut-être en croyant acquitter ainsi une dette de reconnaissance à mon égard, mais je sens que tout au fond d’elle elle a peur de moi. Et j’en suis heureux pour elle comme pour moi.
— Reg ne semble pas avoir les mêmes scrupules vis-à-vis de mes sœurs parallèles puisqu’il vous abandonne dans votre solitude. Je suppose qu’il poursuit son programme d’études, mais comment se nomme le blond sujet qu’il dissèque cette nuit ?
— Ewie, et elle est brune. Pour lui, ce n’est pas du tout la même chose, il est libre et du reste elle est fort jolie bien qu’elle ne puisse se comparer à vous.
— Merci. Vous n’êtes donc pas libre, vous ?
— Vous savez bien que non, Shann. Il n’y a plus qu’une seule image en moi depuis la seconde même où j’ai été projeté dans le laboratoire du professeur.
Les yeux scintillants de la jeune femme étaient maintenant tout proches des siens, si proches qu’il ne voyait plus rien d’autre que ce double océan d’émeraude où tournoyaient d’innombrables étoiles d’or. Saisi d’un inexprimable vertige, il sentit deux mains caresser ses épaules, se refermer derrière son cou, deux lèvres brûlantes se coller aux siennes.
— Crois-tu que je ne la connaisse pas, cette image ? Ta pensée est en moi comme la mienne en toi. Ton désir et le mien sont nés ensemble. Je suis venue parce que tu m’appelais, et c’est moi qui t’appelle maintenant.
La belle robe de Shann paraissait sortir tout droit des mains d’une couturière de la cour, mais la technologie jihienne avait joué sa partie – les innombrables agrafes et lacets n’étaient plus que figuratifs, des fermetures magnétiques les remplaçaient. Comme d’autre part l’habitude de se sentir le corps libre de toute entrave lui avait repoussé les multiples camisoles, corsets, chemises, pantalons et jupons à la mode du temps, il ne lui fallut qu’un geste pour que l’étoffe tombe à ses pieds et qu’elle se dresse dans toute sa chaude nudité, sculptée par les reflets mouvants de la lumière ambrée. Le baudrier, les bottes et autres impedimenta du costume masculin retardèrent quelque peu irrésistible élan d’Amory qui, tout en arrachant pourpoint et haut-de-chausses, se surprenait à évoquer une récente confidence de Reg qui avait découvert que le lent déshabillage de sa maîtresse constituait un excitant prélude aux jeux érotiques.
— Nous jouerons à ce jeu des neuf voiles une autre fois, mon chéri. Il y a trop longtemps que j’attends cette heure pour en perdre une minute.
Il était nu à son tour, l’enlaçait, l’entraînait sur le lit. Vague après vague, toujours plus aiguë, toujours plus éblouissante, la volupté les submergea, les emporta dans un immense tourbillon d’extases sans cesse renouvelées, un déferlement qui ne s’apaisait que pour rejaillir encore plus haut, abolissant toute notion de temps. Les mondes n’existaient plus, le chaos primordial de la création avait tout englouti.
Certes Amory n’était pas un novice, quoique ses quelques expériences vécues avec d’accortes servantes ne l’aient pas mené très loin dans les sciences sensuelles, mais jamais il n’aurait pu imaginer semblable révélation à côté de laquelle ses rêves les plus audacieux paraissaient dérisoires. Toutefois et même dès cette première nuit, il ne fut pas long à réaliser le pourquoi de cette transcendante perversion : cette fougue caractérisant le système nerveux jihien – et donc également le sien à présent – ne s’était encore exercée pour lui que sur le plan de la communication mentale. Il découvrait maintenant qu’elle s’étendait beaucoup plus loin dans le domaine sensoriel. Les deux rythmes charnels se syntonisaient d’eux-mêmes, s’additionnaient en un identique crescendo sans le moindre décalage, sans la plus petite fausse note. Les deux énergies sexuelles n’en formaient plus qu’une, s’épanouissant sans contrainte ni défaillance jusqu’aux extrêmes limites. Même celles-ci étaient communes aux deux amants ; lorsque, à la pointe du jour elles furent atteintes, ils s’endormirent d’un seul coup, ensemble, et sans dénouer leur étreinte.