CHAPITRE III
— Voici devant nous la route, fit Amory. Elle est naturellement déserte à pareille heure et les brigands dorment encore dans leur repaire. Mollond est sur la gauche, mais je te préviens que nous en avons pour une heure de marche. Tu veux bien que je te tutoie, cousin Régis ?
— Le contraire m’offenserait ! Allons-y. C’est ce chemin boueux et défoncé que tu appelles une route ?
— Ça ne ressemble pas aux allées du campus, hein ? Tu vas peut-être avoir plus de mal à t’adapter à mon époque que moi à la tienne…
— Tu verras si je ne suis pas capable de faire un bon Galansien ! rétorqua d’Ermont qui, sans transition, éclata de rire. Je viens de songer à Shann, expliqua-t-il, qui voulait être du voyage. Tu l’imagines se tordant les chevilles dans ces ornières et souillant de boue sa belle robe de brocart à la mode du pays ?
Leur bagage n’était ni lourd ni encombrant ; outre le linge de rechange, leurs sacoches ne contenaient que les éléments ultra-miniaturisés du matériel qui allait leur être nécessaire pour assurer la permanence du faisceau tachyonique ainsi qu’un autre appareil que Brag n’Var avait jugé indispensable pour leur permettre de jouer leur rôle dans de meilleures conditions : un duplicateur de matière spécialement réalisé dans ce but et mesurant à peine vingt centimètres. Le tout, générateur d’énergie compris, ne pesait que six ou sept kilos et se dissimulait sous la forme de coffrets de bois très ordinaires, peu susceptibles de tenter un cambrioleur éventuel. Les deux chevaliers n’étaient donc guère chargés et n’eurent aucune difficulté à traverser le reste de la forêt pour atteindre le bourg de Mollond sans avoir du reste fait la moindre rencontre.
Dès l’entrée dans la rue principale, Amory identifia la grande auberge qui servait de relais aux diligences et aux courriers ; c’était là qu’il comptait se procurer les indispensables chevaux qui leur permettraient de franchir la dernière étape et de faire dans Lutis une entrée digne de leur rang. Ils pénétrèrent dans la cour, hélèrent un valet qui, sur leur demande, alla quérir le maître des lieux.
— Bonjour, l’ami ! Nous avons besoin de deux bonnes montures. Tu dois bien avoir dans tes écuries de quoi nous satisfaire ?
L’aubergiste les examina d’un air renfrogné, se gratta la tête.
— Deux chevaux frais ? Mais je ne vois pas les vôtres !…
— Si nous en avions nous n’aurions pas besoin de toi pour le peu de chemin qui nous reste à franchir. Nous sommes tombés dans une embuscade des brigands de la forêt et, bien que nous ayons réussi à nous en tirer, nous avons été contraints de continuer à pied, comme tu le vois.
— Les détrousseurs ? Mais il y a plusieurs jours qu’ils n’ont pas fait parler d’eux…
— Pourquoi devrais-tu être déjà au courant de ce qui s’est passé il y a seulement deux heures ? A moins que tu n’aies l’habitude de leur racheter leurs prises ?
— Moi ? Jamais de la vie ! Je suis un honnête homme et je ne trafique pas avec les bandits. Ce n’est donc pas un échange que vous voulez, mais un achat : bêtes et harnachements. Je pourrais peut-être vous satisfaire, mais je ne vous connais pas, les chevaux coûtent cher…
— Les bandits n’ont pas réussi à nous prendre nos bourses, intervint Régis en faisant sonner la sienne. Tu seras payé, sois tranquille.
— Dans ce cas, suivez-moi.
Il les emmena dans les écuries qui occupaient tout un côté de la cour, passa près d’une demi-douzaine de chevaux d’assez bonne allure et s’arrêta vers le fond en désignant trois bidets pelés attachés au râtelier.
— Voici ce que je peux vous proposer. Ils ont l’air assez chétifs à première vue, mais en vérité ce sont des bêtes solides et qui vous feront bon usage. Choisissez vous-mêmes et je vous procurerai aussi de bonnes selles à peine usagées.
— C’est tout ce que tu as à nous offrir ? se récria Amory en fronçant les sourcils. Ces chevaux galeux ne seront même pas capables de faire une seule lieue avant de rendre l’âme dans la poussière ! Ils ne tiennent debout que par miracle !
— Mais non, je vous assure, ils sont très solides. Ils trotteront allègrement jusqu’à la ville. Quand vous serez arrivés, mettez-les quelques jours au vert, vous ne les reconnaîtrez plus et vous n’en voudrez plus d’autres.
— Notre maison n’est pas un hôpital pour bêtes agonisantes. Donne-nous plutôt deux de ceux qui sont dans l’autre stalle.
— Impossible, seigneurs, ils sont déjà retenus.
— Et si je t’offrais le double de ce qu’on t’a promis ?
— Même le triple. Le comte de Dénébole ne me le pardonnerait pas et je ne tiens pas à m’attirer sa colère pour faire plaisir à deux étrangers de passage. Prenez ceux que je vous offre, ni moi ni personne d’autre dans le bourg ne vous donnera mieux.
— Vraiment ? Et combien veux-tu de ces rosses étiques ? Avec selles et brides, naturellement.
— Ma foi… Disons au plus juste : deux écus d’or, ou dix d’argent, et vous faites une bonne affaire.
— Cinquante livres ! Viens, Régis, allons-nous-en. J’aime mieux gagner Lutis à pied plutôt que lâcher pareille somme pour des squelettes ambulants sur lesquels nous serions la risée de tous ! Les bandits de la forêt me paraissent maintenant de braves gens à côté de ce maquignon.
— Mais qu’est-ce que cela fait, au fond, murmura le Jihien, nous avons les moyens de payer et nous trouverons plus loin de meilleures montures…
— C’est une question de dignité ! Il ne sera pas dit qu’un d’Ermont et un d’Arbel se seront fait voler deux fois de suite ! Viens !
Plantant là l’aubergiste qui se contenta de hausser philosophiquement les épaules, Amory ressortit de l’écurie, traversa la cour, imité par Reg, s’engagea résolument sur la route. Ils avaient à peine fait quelques mètres quand résonna derrière eux le bruit d’un pas précipité. L’instant d’après ils étaient rejoints par un nouveau personnage, un homme robuste vêtu d’une livrée passablement déteinte et reprisée en maints endroits et qui tourna vers eux un visage aux traits rudes mais à l’expression franche et ouverte.
— Pardonnez-moi, messeigneurs, de paraître me mêler de vos affaires, mais je me trouvais tout à l’heure non loin de vous et je n’ai pu m’empêcher d’entendre ce qui s’est passé. Vous avez fort bien fait de répondre de cette façon à maître Bollard, ce n’est qu’un usurier et un voleur. Les bidets ne lui appartenaient même pas, il les avait saisis en garant d’une infime créance et il les laissait crever de faim.
— Nous avons bien vu à qui nous avions affaire, mon brave, seulement cela ne nous avance pas beaucoup. Mais peut-être pourrais-tu nous donner une meilleure adresse ?
— C’est bien pour cela que je vous ai couru après. Mon nom est Landier, j’appartiens comme factotum au marquis de Sainval dont le château s’élève à un quart d’heure d’ici. Si vous le voulez, je puis vous y conduire sur-le-champ. Mon maître est absent en ce moment, mais sa fille est là. Je suis sûr qu’elle vous cédera ou vous prêtera les montures dont vous avez besoin et vous ne serez pas déçus.
— Voilà une excellente idée, Landier. Nous te suivons.
A la hauteur de l’église, ils tournèrent à droite, atteignirent bientôt une allée bordée de vieux chênes de fort belle allure, franchirent une grille rouillée donnant dans un parc à demi envahi par les broussailles. Bientôt le château annoncé se dessina devant eux, provoquant chez Amory une légère moue – ce n’était en fait qu’une grande gentilhommière passablement vétuste. Le crépi des façades se lézardait en maints endroits et plus d’une tuile manquait sur les toits.
— Notre situation n’est plus ce qu’elle était, murmura le factotum, il n’y a plus guère de serviteurs ici et l’entretien de la maison n’est pas facile.
Gravissant le perron, il les introduisit dans un salon où ne demeuraient que quelques fauteuils dépareillés contrastant avec la splendide cheminée de marbre sculpté surmontée d’un grand miroir richement encadré, seul ornement de cette pièce où, sur les murs, de nombreux rectangles clairs marquaient l’emplacement de tableaux disparus.
— Veuillez m’attendre, je vais prévenir demoiselle Viona.
Elle apparut au bout de quelques minutes et, en l’apercevant, les deux chevaliers demeurèrent une seconde figés sur place avant que, se reprenant, Amory balayât l’air de son feutre dans une révérence que Reg imita de son mieux. Jugeant d’après la quasi-pauvreté du décor, ils s’étaient attendus à voir entrer une vieille fille sèche et parcheminée dans son châle noir alors que… svelte comme une fée, blonde comme un matin d’été, fraîche et souriant de ses yeux pervenche et de ses lèvres finement arquées, Viona de Sainval n’avait sûrement pas plus de dix-huit printemps, et la robe qui la moulait était d’une éclatante blancheur. D’un seul coup, le salon en fut illuminé.
— Soyez les bienvenus, messieurs. Landier me dit que je puis vous rendre service ?
— D’après lui, vous pourriez peut-être en effet venir à notre secours, Madame, fit Amory en avalant sa salive, mais daignez avant tout agréer nos hommages. Je suis le chevalier Amory d’Arbel et voici mon cousin, le chevalier Régis d’Ermont. Nous avons quitté notre lointaine province des marches du Midi pour venir à Lutis et malheureusement nous avons été attaqués la nuit dernière en traversant la forêt de Sanert. Nous avons réussi à repousser les agresseurs mais nous avons perdu nos montures dans l’embuscade, ce qui nous a contraints à rejoindre Mollond à pied. Il ne nous restait plus qu’à nous procurer d’autres chevaux et dans ce but, nous fumes à l’Auberge du Relais pour y constater que nous y tombions dans un nouveau coupe-gorge. Votre homme est venu à point pour nous conduire auprès de vous.
— Il a très bien fait et je bénis le ciel qu’il vous ait rencontrés à temps. Vous avez eu une très grande chance de vous sortir sains et saufs des mains de ces détrousseurs et d’en être quittes pour une simple perte matérielle. Ce sont de véritables brigands que l’armée royale devrait bien s’efforcer de réduire à merci ! Il y a à peine deux semaines de cela, ils ont attaqué un jeune chevalier et l’ont entraîné au fond de leur repaire pour le tuer, car on n’a même pas retrouvé son corps…
Le chevalier eut un léger sourire en évoquant la véritable identité de ce voyageur disparu et qui ne pouvait être que lui-même. Sans s’attarder en commentaires sur les hasards des grands chemins, il poursuivit.
— Pouvons-nous espérer que vous nous tirerez d’embarras ?
— C’est heureusement possible. Il nous reste une demi-douzaine de chevaux de bonne race élevés sur nos terres et que nous avons de toute façon l’intention de vendre comme les autres. Je vais vous conduire, vous prendrez ceux qui vous plairont.
Les bêtes étaient en effet magnifiques, bien nourries et le poil luisant. L’équipement nécessaire pour les harnacher ne manquait pas. Ils firent leur choix et Landier emmena les deux montures pour les seller.
— Vous nous avez rendu un immense service, dame Viona. Il ne nous reste plus qu’à nous acquitter de la dette que nous venons de contracter. L’aubergiste du relais exigeait cinquante livres pour deux misérables squelettes, ceux que vous nous avez donnés valent plus du triple. Je vous prie donc d’accepter pour l’échange ces quarante écus d’argent et notre reconnaissance.
— Il ne saurait en être question, chevaliers ! Mon père, le marquis de Sainval aurait certainement mieux que moi répondu à pareille offre bien trop généreuse, mais il se trouve ces jours-ci dans notre hôtel de Lutis. Je sais qu’il n’aurait jamais cherché à tirer un quelconque profit de votre situation et, quant à moi je n’ai guère l’esprit au marchandage. Prenez ces chevaux et, quand vous serez à Lutis, présentez-vous à l’hôtel de Sainval dans la rue du Palus, vous les lui rendrez ou, si vous tenez à les conserver, vous vous entendrez avec lui.
— Vous êtes vraiment trop bonne, sourit Reg, car après tout, vous ne nous avez jamais vus et vous ne pouvez savoir si votre geste sera réellement payé de retour.
— Je sais reconnaître des gentilshommes et j’ai confiance. En outre, je m’assure ainsi par avance le plaisir de vous rencontrer à nouveau lorsque vous viendrez à l’hôtel car j’y serai moi-même, mon père m’a mandé de le rejoindre.
— Vous pouvez être sûre que nous vous y attendrons jusqu’à votre venue, dussions-nous importuner monsieur votre père par notre présence ! s’écria Amory.
Tout en devisant ainsi, ils étaient revenus tous trois devant la façade du manoir et continuaient à bavarder lorsque Viona poussa brusquement une exclamation d’ennui. Un carrosse fermé attelé à quatre venait de déboucher dans le parc et approchait dans un nuage de poussière.
— Le comte de Dénébole a osé venir ! s’écria la jeune fille, et il m’a certainement vue ! Je ne peux plus lui faire dire que je suis absente…
Déjà la voiture s’arrêtait dans une courbe de l’allée, la portière s’ouvrait et un grand personnage maigre vêtu d’un riche costume sautait à terre, s’avançait droit vers Viona.
— Quelle chance de vous trouver, belle demoiselle ! J’ai appris que vous vous prépariez à rejoindre le marquis à Lutis et à tout hasard je suis venu pour me mettre à vos ordres. Je veux vous épargner cette affreuse diligence, je vous emmènerai moi-même à Lutis. Vos bagages sont-ils prêts ?
Une vive rougeur envahit les joues de la jeune fille qui se raidit :
— Croyez, monsieur, que je suis sensible à la peine que vous avez prise de faire ce détour, mais je n’ai nul besoin de votre aide. Je me rendrai à Lutis quand je le voudrai et de la façon qu’il me plaira. En aucun cas ce sera en votre compagnie, même la promiscuité d’une diligence est préférable !
— Allons, Viona, cessez de vous rebeller ainsi contre moi, votre père a bien suffisamment d’ennuis comme cela sans que vous ne les aggraviez par votre attitude, alors que vous pourriez si facilement le soulager dans ses épreuves…
— Mon père n’accepterait jamais que je paie son repos du prix que vous exigez ! Du reste, s’il se trouvait ici présentement, vous n’auriez pas osé forcer ainsi notre porte. Je vous prie de vous en aller ! Je ne puis supporter de vous voir davantage !
— Allons donc, chère amie, ce sont des paroles que vous prononcez sous le coup d’une rancune injustifiée, je sais que vous ne tarderez pas à changer d’avis lorsque vous retrouverez enfin le rang auquel vous avez droit. Ne temporisez pas davantage, prenez place dans ma voiture et sans vous soucier de votre malle, vous savez bien que vous aurez là-bas la plus belle garde-robe que vous puissiez souhaiter…
En même temps le comte tendait la main pour s’emparer du bras de la jeune fille mais son geste s’arrêta court en rencontrant un obstacle inattendu. Amory avait fait un pas rapide et se dressait soudainement entre les deux protagonistes de cette brève scène.
— Seriez-vous sourd, monsieur ? lança le chevalier d’un ton sec. Mlle de Sainval vient de vous dire qu’elle jugeait votre présence importune et déplaisante et de vous prier de partir sur-le-champ. Qu’attendez-vous pour vous incliner et disparaître ?
Le visage osseux du personnage s’embruma d’une inquiétante teinte grise, tandis qu’un brusque éclair enflammait ses yeux pâles. Semblant réaliser pour la première fois que Viona n’était pas seule, il toisa Amory qui, il faut s’en souvenir, ne portait qu’un costume très simple, même s’il avait été rénové pendant son séjour de l’autre côté de la Porte.
— Écartez-vous, jeune homme, gronda Dénébole. Un coquebin de votre espèce est mal venu à jouer les bravaches ! Retournez dans votre écurie, sinon je vous ferai tôt repentir de vos paroles arrogantes !
— Le coquebin porte une épée, monsieur, et il serait bien capable de vous trouer proprement la poitrine si vous persistiez à vous conduire comme un malappris.
Le jeune homme avait déjà porté la main à la garde de sa rapière, toutefois, au lieu de l’imiter, le comte recula de deux pas, jeta un regard vers ses valets.
— Vas-y, cousin, fit d’Ermont d’une voix joyeuse, donne-lui une bonne leçon ! De mon côté, je me chargerai de tenir ses acolytes à distance. Je viens de trouver un solide gourdin avec lequel je me ferai un grand plaisir de leur rompre les côtes !
Le cocher qui avait déjà sauté à terre s’arrêta net lorsque la matraque siffla à deux pouces de son visage et les deux valets de pied parurent peu disposés à entrer dans la bagarre d’autant que Landier, suivi de trois serviteurs du manoir, approchait à son tour. La fureur qui s’était emparée de Dénébole déformait ses traits, cependant il parvint à se contenir et tournant délibérément le dos, marcha vers son carrosse et proféra d’une voix rageuse :
— Vous vous repentirez d’avoir osé porter la main sur moi, nous nous retrouverons ! Quant à vous, Viona, réfléchissez, il n’est pas encore trop tard mais peu s’en faut !
La portière claqua. Le cocher, remonté sur son siège, enveloppa ses chevaux d’un coup de fouet et bientôt l’attelage disparaissait en direction de l’allée. Les chevaliers revinrent vers la jeune fille pendant qu’Amory murmurait à voix très basse :
— Pour un docteur en biologie, Reg, tu t’adaptes à mon siècle encore plus vite que tu ne l’affirmais ! C’est une joie d’avoir pareil compagnon…
Viona se tenait toujours fièrement dressée, mais la réaction se faisait sentir et deux larmes perlaient à ses paupières.
— Comment vous dire ma gratitude ! s’exclama-t-elle. Vous n’avez pas hésité à prendre ma défense et à me protéger, je ne l’oublierai jamais. Mais vous vous êtes fait un ennemi impitoyable et qui n’aura de cesse de se venger. Abandonnez votre projet d’aller vivre à Lutis, retournez dans votre province, c’est désormais votre seule chance…
— Ah oui ? fit d’Ermont. A propos de Lutis, ce personnage si peu intéressant disait-il vrai lorsqu’il affirmait que vous deviez vous y rendre incessamment ?
— Il avait hélas raison. Il faut absolument que j’aille rejoindre mon père et mon intention était de prendre le courrier de midi.
— La seule parole juste que j’aie entendu sortir de la bouche de l’intrus de tout à l’heure concernait ces voitures plébéiennes indignes de vous. Vous savez certainement monter à cheval et quelques lieues ne vous font pas peur ?
— Sans doute, mais…
— Mais nous vous escorterons d’un bout à l’autre, enchaîna Amory, et je vous assure que vous ne courrez aucun risque. Nous vous accompagnerons jusqu’à l’hôtel de Sainval et vous remettrons sous la sauvegarde de votre père. Acceptez, je vous en prie, ce sera pour nous une très grande joie et un très grand honneur que de faire la route à vos côtés. Mais en attendant et tandis que vous revêtirez un costume de voyage, pourrais-je formuler une requête ? La matinée s’avance et notre dîner d’hier est déjà très loin…
— Oh ! je suis impardonnable de ne pas y avoir encore pensé ! La chère sera rustique mais il reste encore quelques bouteilles de vin et nous allons déjeuner ensemble.
— Et ensuite nous partirons tous les trois, n’est-ce pas ?
— Puisque vous insistez, je ne saurais me confier à plus nobles gentilshommes. Mais promettez-moi que, lorsque nous serons là-bas, vous ne demeurerez pas plus d’une nuit à Lutis et repartirez aussitôt.
— Demain sera un autre jour, sourit Amory, nous verrons bien alors.
Pendant le repas rapidement improvisé mais où rien ne manqua pour satisfaire l’appétit, Viona de Sainval, définitivement en confiance, mit loyalement ses hôtes au courant des événements qui avaient marqué son existence.
— Il y a seulement quelques mois de cela, mon père était un homme riche et jouissant d’une bonne réputation à la cour, puis le malheur s’est soudainement abattu sur nous, un jour néfaste où tout a commencé à s’écrouler. Sur le conseil de certaines personnes de son entourage et malgré la désapprobation que j’osais timidement exprimer, il a consacré toute sa fortune au financement d’une petite flotte de commerce destinée aux échanges avec les colonies d’outre-mer. Des bateaux qui devaient nous rapporter à pleine cale de l’or, des épices et je ne sais quoi encore… Cette aventure n’a pas duré : les tempêtes, les corsaires caldoniens et surtout certaines concurrences déloyales se sont tôt chargés de réduire nos espoirs à néant et ce dès la première traversée. Tout a été perdu corps et biens. Mon père a été complètement ruiné, pis encore, il se trouve maintenant criblé de dettes et pour rien au monde un homme comme lui n’accepterait le déshonneur d’une faillite. Il remboursera tout jusqu’à la dernière livre. Nous avions un autre château beaucoup plus grand que ce modeste manoir, nous possédions des tableaux, des meubles de prix, de grandes terres avec de nombreuses fermes, tout cela a été vendu, tout comme nos troupeaux et nos écuries. Nous avons dû congédier presque tous nos serviteurs – il vous suffit de regarder autour de vous pour voir l’état de délabrement où nous sommes réduits. Mais cela n’a pas suffi. Il ne reste plus qu’une seule chose que nous puissions encore sacrifier : cet hôtel de Lutis où je dois le rejoindre maintenant pour être à ses côtés dans cette ultime épreuve. Demain il sera vendu aux enchères.
Les deux camarades se regardèrent, une même pensée venait de naître en eux, Amory la sentait se formuler dans son crâne comme si Reg s’était exprimé à voix haute.
— Combien reste-t-il encore à payer ? interrogea calmement ce dernier.
— Le comte de Dénébole s’offre à venir en aide, n’est-ce pas ? En mettant à son apport une certaine condition…
— Que j’accepte d’être sa maîtresse, murmura la jeune fille dont les traits devinrent écarlates. Cette seule pensée me remplit d’horreur. Cet homme me répugne et j’aimerais mille fois mieux mourir que de céder à son caprice. Mon père non plus n’accepterait pas une pareille humiliation. Et pourtant le comte est tout-puissant car il est le conseiller privé, l’âme damnée du premier ministre, le Grand Chancelier de Mazrich. Il est au-dessus des lois, il peut faire ce qu’il veut. C’est bien pour ça que je vous ai suppliés de fuir le plus loin possible.
— Cependant, émit doucement Régis, le marquis de Sainval et lui ont été en relation, naguère. Me tromperais-je en supposant que c’est lui qui a suggéré cette dangereuse aventure de commerce maritime et que c’est probablement lui également qui a tout fait ensuite pour provoquer sa perte ?
— Vous ne vous trompez pas. Mais que pouvons-nous faire ? En appeler à la justice du roi Lory ? Nous ne nous serions jamais entendus, car il fait trop confiance à son ministre. Non, il faut payer, quitte ensuite à tout abandonner, nous réfugier très loin, dans une simple chaumière s’il le faut où l’on nous oubliera.
— Vous désespérez bien trop vite, Viona. Cette vente qui doit avoir lieu demain peut réserver des surprises… Vous avez eu raison de parler et de nous mettre au courant de vos malheurs. Nous tenterons de vous prouver que même les situations les plus désespérées peuvent se retourner subitement. En attendant, la matinée tire déjà à sa fin, achevez de vous préparer et mettons-nous en route. Les portes de la cité ferment à la tombée de la nuit, d’après ce qu’on m’a dit, nous n’avons donc pas de temps à perdre.
La jeune fille se dressa, regarda tour à tour les deux chevaliers, oubliant la rustique simplicité de leur vêture pour s’attarder sur leurs visages souriants et pleins d’une tranquille assurance.
— Je n’en aurai que pour un instant, murmura-t-elle.
Chevauchant sans hâte inutile au long de la route de plus en plus encombrée au fur et à mesure que l’on approchait de la capitale, le trio atteignit Lutis peu avant la fin de l’après-midi, s’engagea dans le dédale des rues étroites et mal pavées où circulaient bruyamment une foule de piétons, de chaises, de fardiers et de carrosses, sinuant et se bousculant entre les innombrables éventaires débordant sur la chaussée. L’espace s’élargit quelque peu en arrivant sur les quais de la Sénoise et après que Viona eut désigné à ses compagnons la masse imposante de la Chancellerie ainsi que, plus loin, celle du Palais royal, ils franchirent le grand pont de pierre qui traversait le fleuve, tournèrent à gauche, entrèrent dans le quartier plus tranquille des hôtels particulière. La rue du Palus était toute proche, le portail de la résidence Sainval s’ouvrit devant eux.
Dès qu’il eut entendu le récit de Viona, le marquis, un homme dont la chevelure et la barbe blanche trahissaient l’âge mais qui n’avait pas perdu un pouce de sa haute taille et de sa stature, ouvrit les bras à ses visiteurs.
— Les mots me manquent pour remercier comme je le voudrais les gentilshommes qui ont pris ainsi la défense de ma fille. C’est pour moi une très grande joie de vous accueillir. Vous êtes bien entendu nos hôtes si malheureusement ce n’est que pour très peu de temps puisque cette demeure va passer en d’autres mains. Mais je ne veux pas que nos soucis attristent votre venue, Viona va vous faire préparer une chambre et tout à l’heure nous dînerons ensemble en oubliant toutes les misères de ce monde. Je veux que demain, lorsque vous repartirez, vous emportiez un bon souvenir de notre rencontre.
— Mais, monsieur le marquis, fit Amory en souriant, nous ne sommes pas venus à Lutis pour le quitter déjà.
— Cela vaudrait pourtant mieux pour vous après ce qui s’est passé à Mollond, vous vous êtes faits un très dangereux ennemi. Cependant, si vous êtes vraiment décidés à braver sa vindicte, je vous recommanderai une très bonne auberge et je mettrai à votre disposition le peu d’influence qui me reste.
— Je crains qu’il ne nous faille beaucoup mieux qu’une auberge, fit à son tour d’Ermont. Nous permettrez-vous de demeurer sous votre toit jusqu’à l’heure de la vente ?
De Sainval les regarda pensivement, haussa légèrement les épaules.
— Vous êtes ici chez vous autant que j’y suis moi-même. Après tout, il est bon que vous voyiez comment se termine la carrière d’un vieux serviteur du royaume. Cette expérience vous gardera peut-être des enthousiasmes de la jeunesse.