CHAPITRE VII

 

La modulation sonore cadencée qui retentit dans la cabine au lever du jour n’était pas un signal d’alerte mais seulement le déclenchement du réveille-matin avertissant Kerno que l’heure de changement de cap était arrivée. Il dormait si profondément qu’il fallut que l’appel se renouvelât par trois fois avant qu’il ne reprenne ses esprits et il n’ouvrit complètement les yeux qu’en atteignant la passerelle. Un premier regard circulaire acheva de le remettre dans l’ambiance. Tout allait bien et la mer était toujours déserte jusqu’à l’horizon maintenant dégagé et au-dessus duquel le soleil se levait en chassant les derniers nuages. Il fit le point, vérifiant qu’à part un insignifiant retard, le cruiser était bien entré dans le secteur prévu au cap 240, empoigna la roue et vira de soixante-dix degrés sur la gauche. A partir de là et jusqu’à Muroa, il n’y avait plus à prévoir que d’insignifiantes corrections de dérive ; la route était entièrement libre. Treize cents milles — un peu plus de deux jours — on serait au port le surlendemain avant la fin de la matinée. Satisfait de la bonne marche de la croisière, il s’occupa de préparer un copieux petit déjeuner avant d’aller tirer du lit Alona dont la brune chevelure n’accepta de se séparer de l’oreiller que lorsque la convaincante odeur des œufs au bacon vint dilater ses narines. La paresseuse routine du bord reprit son cours.

Le seul événement notable qui marqua cette période se produisit ce même jour à midi trente, c’est-à-dire où la radio diffusait sur les fréquences réservées les informations maritimes. La première de celles-ci avait en effet de quoi frapper les auditeurs du Shiram :

« Une tragique et incompréhensible catastrophe vient d’endeuiller la marine de guerre d’Alméria. Le MS Téla qui avait quitté hier au milieu de la nuit le port de Djibras est venu se jeter à la côte sur l’île méridionale du groupe d’Elusia, ce matin à huit heures. D’après les pêcheurs témoins du drame, il semble que le navire marchait à pleine vitesse et qu’il n’ait tenté aucune manœuvre pour modifier sa route. Alors que le temps était parfaitement clair et dégagé, il s’est littéralement empalé sur les écueils et s’est couché sur le côté en bordure d’un lagon de faible profondeur. Les premiers secours ont aussitôt été apportés par ces mêmes pêcheurs aidés par le personnel de la base météo de l’île, mais en atteignant l’épave, ils se sont trouvés devant un spectacle atroce et impossible à décrire. L’équipage tout entier, sept officiers et quarante hommes, avait cessé de vivre ; les premières constatations tendent à démontrer qu’ils étaient tous morts avant le désastre. On peut trouver là une explication au fait que le bateau ne se soit pas dérouté pour éviter les récifs. Si tous à bord, y compris le timonier et l’officier de quart, avaient été terrassés par un mal mystérieux, le pilote automatique maintenant implacablement le Téla sur le dernier cap fixé et la fatalité a voulu que ce cap soit exactement celui de l’archipel. Je m’empresse de souligner que cette explication ne fait que déplacer le problème, car il faudrait bien admettre que quarante-sept hommes en bonne santé soient tous mort subitement et simultanément, sans qu’aucun d’eux n’ait eu le temps de lancer un appel au secours ou tout au moins de couper les moteurs ; il est difficile de supposer qu’une épidémie foudroyante ait pu frapper tout l’équipage à la fois et le paralyser quasi instantanément. Diverses hypothèses peuvent être échafaudées parmi lesquelles celle d’un accident matériel semble la plus probable : un container de gaz toxique de combat aurait fait explosion et ce gaz, envahissant rapidement toutes les parties du navire, serait la cause du sinistre. En tout cas, et jusqu’au résultat de l’enquête, la quarantaine a été déclarée dans un rayon de quinze milles autour de l’île. Toute approche est interdite à la navigation dans ce périmètre et des équipes de décontamination chimique et biologique sont sur les lieux. Nous rendrons compte des conclusions lorsqu’elles nous parviendront et en attendant, nous adressons aux familles des marins morts dans l’accomplissement de leur devoir nos... »

D’un geste sec, Kerno coupa le récepteur, se retourna vers Alona.

—      Tu as entendu ?

—      Bien sûr ! Quel terrible accident !

—      Sans doute, mais ce n’est pas le sort de ces malheureux qui me frappe en ce moment. Périr en mer est normal pour un marin. Mais ne réalises-tu pas quelle route suivait le Téla ? Et justement cette nuit ?

—      Le speaker disait qu’il venait du port de Djibras?...

—      Djibras, juste au milieu du détroit que nous avons franchi. Il l’a donc quitté peu après notre passage et il a pris exactement la même direction que nous, une direction que personne ne suit d’habitude puisqu’elle ne mène nulle part, sauf à ce tas de cailloux arides d’Elusia.

—      On a parlé d’une station météo... Il allait peut-être la ravitailler ?

—      Je veux bien. Mais une unité de ce genre marche au moins à quarante nœuds en vitesse de croisière, et celle-là poussait encore davantage ses machines puisque l’échouage a eu lieu à huit heures et la distance qu’il a couverte est de trois cent soixante nautiques ; ça fait quarante-cinq nœuds !

—      Je suppose que les bâtiments de ce genre sont construits pour soutenir une pareille allure ?

—      Tu ne comprends donc pas? Il suivait exactement la même route que nous et il filait plus vite que nous ; il a donc dû nous dépasser vers... voyons... vers deux heures du matin !

—      Et comme nous dormions, il aurait pu nous couper en deux ?

—      Sans aller jusque-là, il est certain qu’il a dû passer près, plus près en tout cas que le rayon de portée de notre radar, le signal automatique de proximité aurait dû se déclencher et nous réveiller ! Tu as entendu quelque chose, toi ?

—      Absolument rien, je le reconnais. Mais nous dormions si profondément...

—      Au point de ne pas entendre une sonnerie stridente de cent vingt décibels ? Il faut que je vérifie les circuits du dispositif...

Il le fit aussitôt, sans aucun résultat que de constater que les appareils fonctionnaient à la perfection. Avec un léger haussement d’épaule, la jeune femme eut un sourire insouciant:

—      Que veux-tu? Un bateau aveugle et fou, chargé de cadavres, ça fait penser à la légende du vaisseau fantôme, le radar ne les détecte pas... Par ailleurs, qui te dit que cette catastrophe n’est pas en définitive une bonne chose pour nous? Imagine que, malgré la cohue, le Shiram ait été identifié lors du passage du détroit et que ce contre-torpilleur almérien ait reçu l’ordre de nous poursuivre et de nous intercepter au large pour s’emparer d’un certain document qui, pour ce que les services spéciaux de son état-major peuvent en savoir, pourrait très bien être en ta possession. Ryash a dû laisser un rapport à ton sujet. Tu as été au chalet de Fodall, tu as liquidé ton chef d’une balle en plein front et tu t’es enfui... Ça fait une belle série de présomptions et si un récipient de gaz toxique ou de je ne sais quoi n’avait eu l’excellente idée de se déboucher au bon moment, nous aurions été arraisonnés, fouillés d’un bout à l’autre et ensuite probablement envoyés par le fond.

Kerno la contempla pensivement. L’hypothèse qu’elle venait de formuler était d’une lumineuse évidence. Lui-même y avait songé dès l’instant où le speaker avait annoncé le sinistre. Seulement, ce dernier n’avait mentionné que le nom et l’appartenance du bateau naufragé, il n’avait pas dit sa classe. Comment Alona pouvait-elle savoir qu’il s’agissait bel et bien d’un contre-torpilleur? Pur hasard ou encore et toujours cette étrange intuition qui lui faisait « sentir » de loin tout ce qui la menaçait ? Exquise, voluptueuse, adorable, mais aussi mystérieuse, cette fille envoûtante brusquement surgie dans sa vie et dont il savait qu’il ne pourrait plus jamais se passer... A son tour il haussa les épaules :

—      Tu as raison, chérie. Quoi qu’il soit arrivé ou arrive, je suis sûr que la chance est avec nous parce c’est toi qui l’as apportée...

Alona lui dédia son plus irrésistible sourire.

—      J’espère que c’est vrai et que ça continuera. En tout cas, fais comme moi, ne te pose pas inutilement des questions que tu ne peux résoudre. Qu’importe comment se passent les choses pourvu qu’elles tournent en notre faveur. Un bateau inconnu s’est perdu corps et biens, le nôtre continue à naviguer.

Évidemment, Kerno n’aurait pas eu besoin de se torturer les méninges pour tenter de comprendre l’inexplicable s’il avait su que le circuit d'alerte du radar n’avait pas fonctionné parce qu’Alona l’avait coupé ainsi que le pilotage automatique pendant tout le temps où le Téla était demeuré dans le champ et s’il avait appris également comment la mort était descendue du ciel pareille à une foudre invisible et silencieuse. Mais ces révélations auraient certainement été très loin de le tranquilliser...

Il était dix heures du matin lorsque, sous un soleil éblouissant tempéré par une fraîche brise de mer, le Shiram s’ancra dans le port de Muroa. Ce n’était d’ailleurs pas un véritable port, simplement une anse étroite et bien abritée par un double promontoire. Il n’y avait ni jetée ni quai, juste une estacade de bois d’où se détacha une barque maniée par deux rameurs indigènes qui s’empressèrent d’offrir leurs services pour mener le couple à terre. Le village occupait le fond de l’anse, minuscule bourgade de pêcheurs dont les pirogues tirées sur le sable s’alignaient au-dessous des grands filets bruns étendus sur toute la longueur de la plage et que des femmes au corps souple et cuivré s’occupaient à réparer. Les habitations, passablement rudimentaires, étaient bien dans le style du paysage, avec leurs larges toits de palmes et seuls quelques panneaux de contre-plaqué noirci ou de tôle ondulée montraient que la civilisation avait commencé à apporter ses bienfaits. Il y avait aussi deux constructions regrettablement plus modernes : briques jaunes, tuiles rouges, gouttières de zinc et antennes de radio. L’une était une boutique pourvue d’une grande vitrine où s’entassaient pêle-mêle des étoffes bariolées, des vêtements, des crèmes solaires, des pellicules photographiques, des coquillages, des produits de l’art local, des boîtes de conserve, des bouteilles, des fruits et des cartes postales ; le reste de l’établissement étant couronné d’une grande enseigne en calicot portant en grosses lettres rouges : Bar-Restaurant de la Plage. L’autre maison était un peu plus petite, et elle aussi affichait sa destination : Agence de tourisme et de voyages. Ce fut là que le marin et sa compagne se dirigèrent tout d’abord. Du reste, il n’aurait pas été convenable d’agir différemment, car le propriétaire de cette agence venait déjà à leur rencontre.

—      Enchanté de vous accueillir dans votre petit paradis ! Mon nom est Trygg et je cumule les fonctions d’agent portuaire, de courtier maritime, de président du syndicat d’initiative et de cicérone. Tout à votre service...

—      Merci, fit le marin en lui serrant la main. Mais nous nous connaissons déjà, j’ai fait une courte escale ici il y a deux ans et je n’ai pas oublié l’amabilité de votre accueil.

—      J’avais bien cru reconnaître votre yacht dès son entrée dans le goulet, monsieur Kerno, toutefois je n’étais pas très sûr, il y a parfois des ressemblances et je craignais de commettre un impair...

—      Je comprends votre incertitude, intervint Alona avec un doux sourire. Le bateau et son capitaine étaient les mêmes, seulement l’équipage avait changé. Comment était-elle? Une grande blonde ou une rousse potelée? Vous avez beaucoup de tact, monsieur Trygg, mais n’ayez pas peur, je ne suis pas jalouse et encore moins rétrospectivement.

—      Si j’osais formuler mon sentiment, madame, je dirais que ni l’une ni l’autre ne vous arrivaient à la cheville... Oh pardon ! Je me suis mal exprimé, je voulais dire que...

—      Nous ferions mieux de changer de sujet, grogna Kerno. La dernière fois je n’avais fait que passer alors que maintenant nous envisageons une escale un peu plus longue avec un séjour à terre. Je crois qu’il y a un hôtel décent, ici ?

—      Il y en a trois, mais le meilleur est... Venez dans mon bureau, je vais vous donner tous les renseignements dont vous avez besoin.

Dans la pièce assez sommairement meublée où il les conduisit, Trygg leur désigna un grand plan de l’île suspendu au mur.

—      Voyez. L’Hôtel des Tropiques se trouve ici, au-dessus du village et dominant tout le panorama d’une centaine de mètres, ce qui lui épargne les inconvénients de l’humidité nocturne. Il a tout le confort désirable : air conditionné, salles de bains, piscine et un accès direct à une plage privée derrière le promontoire du nord. Evidemment, puisqu’il est en retrait sur les pentes, il est un peu isolé par rapport au village, mais ça ne représente que dix minutes de marche et on y gagne en tranquillité.

—      Il y a des appartements libres ?

—      Nous sommes en saison creuse, monsieur Kerno, vous voyez vous-même qu’il n’y a pas d’autre yacht que le vôtre en ce moment dans le port. Les quelques touristes qui séjournent actuellement, une trentaine tout au plus, je crois, viennent par l’avion de Solthea pour un séjour d’une ou deux semaines puisque la liaison est hebdomadaire.

—      Aujourd’hui, je crois? fit Alona. Il peut en débarquer toute une troupe.

—      Il n’y a que quinze places dans cet avion et, de toute façon, il n’arrive que dans l’après-midi. Je puis dès maintenant vous retenir un très bon appartement avec terrasse au premier étage.

—      En tant que directeur d’agence de tourisme ? interrogea Kerno.

—      En tant que propriétaire. L’hôtel est à moi.

—      Vous m’en direz tant... Mais il me semble avoir lu sur un quelconque prospectus qu’il y a aussi des bungalows à louer?

—      Ici, en bordure de la plage du sud, c’est-à-dire derrière l’autre promontoire. C’est évidemment un endroit encore plus tranquille pour quelqu’un qui aime la vraie solitude. On est hors de toute vue et on peut y vivre en parfait sauvage. Un véritable Eden avant l’apparition du serpent et de la feuille de vigne... L’inconvénient est que vous devez ou bien faire votre cuisine vous-même ou bien prendre vos repas à l’hôtel, à moins que vous ne préfériez la cuisine locale du restaurant du port. Les clients alternent en général l’un et l’autre.

—      Parce que les bungalows sont aussi à vous ? Le restaurant et le magasin-comptoir également, je parie ?

—      Je me suis efforcé d’équiper Muroa de tout ce qui pouvait plaire à ses visiteurs. Pour en revenir aux bungalows, il y en a six, deux grands, deux moyens et deux petits.

—      Tous libres?

—      Tous sauf un. Un touriste solitaire s’y est installé il y a une quinzaine de jours et il a retenu pour un séjour de longue durée. Mais il ne vous gênera sûrement pas, car si vous choisissiez de vous installer là-bas, l’habitation que je vous proposerais se trouve à l’autre extrémité de la plage.

—      C’est curieux, murmura Alona. Un homme seul, disiez-vous ? Ce doit être un misanthrope qui s’amuse à jouer les Robinson sans pour autant refuser les avantages du confort moderne...

—      Oh ! je crois que c’est un écrivain ou un naturaliste, à moins que ce ne soit un professeur venu étudier la faune et la flore de l’archipel ; il a tout l’air d’un universitaire. En tout cas il a apporté avec lui trois grosses valises pleines de bouquins... Il est sûrement mieux là pour travailler que dans une bibliothèque enfumée...

—      On ne fume pas dans les bibliothèques des facultés, rectifia Kerno. Comment s’appelle-t-il?

—      Szmodl. Vous connaissez?

—      Le nom m’est inconnu. Bon, maintenant il faut se décider. Nous prenons un bungalow, chérie ?

—      A moins que tu n’y tiennes vraiment, je préfère l’hôtel ; puisqu’il domine, on jouira d’une vue plus étendue de tous les côtés. Oh ! à propos, monsieur Trygg, j’ai besoin de ma garde-robe au cadre. Je pense que je trouverai ce qu’il me faut, ici ?

—      Si vous acceptez la mode de Muroa : maillots de bains, paréos, jupes et corsages de soie indigène, saris brodés pour le soir, j’espère pouvoir vous satisfaire. J’en ai tout un choix dans mon magasin à côté d’ici, mais les plus jolies choses sont aussi en vente dans le hall de l’hôtel.

Kerno contempla son hôte avec un air de profond intérêt.

—      Pourquoi diable avez-vous conservé à l’île son nom de Muroa ? On y est reçu dans un hôtel Trygg ou dans un bungalow Trygg, on y mange au restaurant Trygg, on fait ses emplettes dans le magasin Trygg, on peut même probablement goûter des amours exotiques auprès des jeunes et complaisantes indigènes sélectionnées par Trygg... Voilà ce que j’appelle un promoteur vraiment digne de ce nom.

—      Que voulez-vous? Il faut bien que quelqu’un se dévoue pour faire progresser la civilisation...

***

Accoudée à la balustrade du balcon-terrasse, Alona, hanches moulées dans un flamboyant paréo rouge, seins nus sous un large collier de fleurs d’hibiscus, contemplait l’étincelant panorama étendu à ses pieds : la mer d’un bleu profond qui, vers l’ouest, se plaquait d’or liquide sous les rayons du soleil descendant, les plages blanches surmontées par la houle des palmes d’un vert presque agressif, les rejaillissements d’argent de l’écume aux brisants du double promontoire, la coque élancée du Shiram endormi au centre du lagon violet. La peau encore toute humide de la douche fraîche, Kerno surgit à pas de loup derrière elle, posa un baiser juste au creux des reins cambrés.

—      Le paysage te plaît, chérie? C’est un vrai petit paradis pour amoureux...

—      Magnifique ! L’emplacement de l’hôtel a remarquablement bien été choisi, on domine le panorama entier de la côte tout en demeurant à proximité du port, et puis on est sûrement mieux ici qu’au bord de l’eau en cas de mauvais temps. A moins qu’il ne fasse éternellement beau à Muroa ?

—      Il y a malheureusement quelquefois des typhons qui balayent l’archipel. Le portier me disait tout à l’heure qu’il en est passé un il y a seulement quatre jours, ce doit être sa frange qui est venue mourir là-haut du côté du détroit lorsque nous le traversions, mais ça nous donnait juste un peu de pluie alors qu’ici il s’est déchaîné dans toute sa violence. Cette partie de la côte est relativement abritée, le port surtout, derrière son goulet, mais il paraît que des pêcheurs indigènes ont été surpris au large et que plusieurs se sont noyés. Les paradis ne sont pas toujours paradisiaques...

—      En tout cas les vagues ne peuvent pas monter aussi haut qu’ici. Mais peut-être la plage des bungalows, là-bas sur la gauche, risquait de souffrir davantage ?

—      Non. Les tornades arrivent du sud-est et les crêtes font écran dans cette direction sans compter le promontoire lui-même qui coupe les lames déferlantes, Trygg n’a pas construit au hasard. C’est parce que tu craignais les coups de vent que tu as préféré que nous descendions à l’hôtel ? Nous aurions pourtant été là-bas plus près du théâtre des opérations.

—      Justement, je préférerais au contraire un peu plus de discrétion. Si le locataire est vraiment Esder, il doit se tenir sur ses gardes et il vaut mieux que nous ne nous démasquions pas trop tôt en allant nous installer comme par hasard juste à côté de lui. Sans compter que, on ne sait jamais, nous pouvons être amenés à repartir rapidement, et comme on loue en général un bungalow pour plusieurs semaines, on pourrait s’étonner de nous voir disparaître avant le terme. Dans un hôtel, ce n’est pas la même chose.

—      Il nous faudra quand même nous assurer que le type en question est bien celui que nous cherchons. Le soleil n’est pas encore couché, nous devrions aller faire une promenade dans cette direction pour essayer de l’apercevoir.

—      Nous avons bien le temps... Si je ne me trompe, l’avion de Solthea ne doit pas tarder à arriver et j’aimerais bien voir la tête des nouveaux touristes qui vont débarquer. Où est le terrain ?

—      Juste derrière ce repli à droite et à un quart d’heure tout au plus de notre hôtel. Quant à ton avion, regarde, il vient d’apparaître au-dessus de l’horizon. Le petit point dans le ciel, un peu sur la gauche... Ce ne peut être que lui. Il se posera dans cinq ou dix minutes.

—      Alors je passe un corsage pour avoir l’air d’une femme respectable et nous descendons au bar. C’est le meilleur poste d’observation.

—      Tu crains de voir arriver un concurrent ?

—      Ce ne serait pas impossible, après tout. Esder — toujours en admettant que ce soit bien lui — a pu laisser derrière lui d’autres indices que ce prospectus que nous avons eu la chance de trouver. Il a voyagé par avion, donc il a pris un billet, il a été inscrit sur une liste de passagers, c’est une trace que l’on peut arriver à découvrir pour peu que l’on s’en donne la peine.

—      D’accord. Mais tu ne supposes quand même pas que le type qui mènerait l’enquête arborerait à sa boutonnière un insigne d’agent secret afin de nous permettre de l’identifier ?

—      Non? Dommage... Mais ce n’est pas cet angle qui m’intéresse dans l’immédiat. Je pars seulement du principe que nous sommes dans une île qui, sauf dans le cas où un second bateau entrerait dans le port, n’est reliée au reste du monde que par la voie aérienne et une seule fois par semaine. A chaque fois des touristes arrivent et le lendemain d’autres repartent. Je trouve intéressant de contrôler ce genre de mouvement.

—      Je vois où tu veux en venir : si quelqu’un s’amène ici pour s’emparer de ce fameux document, il ne le fera pas comme toi par simple curiosité et ne se contentera pas d’y jeter un coup d’œil et de le remettre en place. Il le remportera pour le donner à ses patrons. Tu lui laisseras gentiment faire son travail et prendre tous les risques et nous nous contenterions ensuite de l’intercepter avant qu’il ne reparte ?

—      C’était bien la méthode dont on avait l’intention d’user à notre égard au premier chapitre, non? Avec la différence que nous, nous avons beaucoup plus de chances d’intervenir à coup sûr parce que personne ne peut entrer à Muroa et en ressortir sans que nous le sachions, à moins d’être capable de nager pendant deux cents milles jusqu’à l’île principale de Solthea. En résumé, inutile de nous découvrir trop tôt, restons en observation et surveillons les mouvements. Si rien ne bouge, nous pourrons choisir notre moment.

—      L’idée me paraît bonne, d’autant que personnellement je ne suis pas pressé, je suis en vacances. Les théories d’Esder ont cessé de m’intéresser du point de vue des bénéfices matériels que je pourrais en tirer, puisque je sais maintenant de quelle monnaie je serais payé si j’effectuais l’opération pour le compte d’Alméria. Toi, tu veux en prendre connaissance pour ta propre information, c’est donc toi qui mènes le jeu, je ne suis là que pour t’aider à réussir. Ton fidèle second...

—      C’est un peu compliqué, chéri. Hier tu étais le capitaine et moi le mousse, et maintenant c’est le contraire ? On essaiera de mettre ça au point plus tard, maintenant, dépêchons-nous...

Le bar de l’hôtel, avec sa grande salle prolongée par une terrasse dominant la piscine, constituait en effet un excellent poste d’observation, surtout en fin d’après-midi alors que la plupart des résidents étaient rentrés de leur promenade à la plage ou au village du port et se rassemblaient peu à peu pour l’apéritif du soir. En grande majorité il n’y avait là que des couples d’un certain âge, des gens respectables et assez fortunés pour pouvoir s’offrir le luxe d’un séjour aux îles enchanteresses des tropiques ; il n’était pas besoin de posséder les talents particuliers d’Alona pour se rendre compte qu’ils n’avaient rien à voir avec une quelconque activité clandestine. Il y avait aussi deux vieilles filles dignes et austères rivées dans leurs fauteuils, deux momies parcheminées engoncées dans leurs longues robes sombres et qui fixèrent d’un air hautement réprobateur Alona en train de s’installer sur un tabouret du bar.

—      Pourquoi me regardent-elles avec cette mine scandalisée? J’ai pourtant revêtu une tenue correcte, non ?

—      Pour le haut, ça va à peu près, fit Kerno en s’asseyant auprès d’elle, sauf que l’étoffe est un peu légère et qu’on ne voit pas très bien où commence la peau et où s’arrête le décolleté. Mais tu n’aurais peut-être pas dû troquer ton paréo contre une simple ceinture...

—      Quelle ceinture ? C’est une jupe !

—      Ah! bon... Alors ce sont tes jambes qui sont trop longues... En ce qui me concerne, le spectacle est loin de me déplaire, mais le client qui est à l’autre bout du comptoir a failli vider son verre dans le col de sa chemise au lieu de sa bouche...

Le gentleman en question, un homme d’une quarantaine d’années, brun et d’allure sportive, avait déjà détourné son regard vers des horizons moins troublants pour contempler rêveusement les rangées de bouteilles. A voix basse, le marin enchaîna :

—      Je me suis renseigné sur son compte en consultant le registre des entrées pendant que le réceptionniste faisait la sieste. Un touriste solitaire, ce n’est pas très fréquent.

—      Je l’avais remarqué pendant le déjeuner et je me suis demandé pourquoi il ne préférait pas le restaurant du port avec ses accueillantes serveuses dont le costume est encore bien plus réduit que le mien. Qui est-il ?

—      Un certain docteur Hjelm, originaire de la capitale d’Evra. Un quelconque toubib en vacances, par conséquent. Il y en a d’ailleurs trois autres dans la clientèle qui appartiennent à cette digne profession. Celui-là est arrivé la semaine dernière.

—      Ah oui ? murmura Alona. Logiquement il n’est donc pas dans le coup puisqu’il y a seulement cinq jours que nous étions au chalet et que la chasse a commencé. Mais voilà la nouvelle fournée qui débarque...

Les touristes amenés par l’avion apparaissaient en effet à l’entrée du hall, suivis des porteurs de bagages de l’hôtel. Cinq en tout : deux couples et un petit homme assez quelconque, au nez proéminent et dont le visage coloré était encadré d’un collier de barbe noire. De la place qu’ils occupaient, Kerno et sa compagne apercevaient le bureau de la réception dans le hall et purent ainsi constater que ce personnage ne semblait avoir aucune relation avec les autres membres du groupe et s’inscrivait séparément.

—      Voilà à nouveau un voyageur solitaire, chuchota le marin. A surveiller, n’est-ce pas?

—      Si on part du principe que tout arrivant isolé est un suspect, celui-là est certainement en tête de liste, mais c’est tout ce que nous avons le droit de dire pour le moment. Prends par exemple nous deux, nous sommes un couple tout à fait dans le genre voyage de noces, et pourtant...

—      Je ne crois pas qu’ils enverraient deux agents à la fois, il ne faut pas oublier que, dans une histoire d’une pareille gravité, les opérationnels sont sacrifiés d’avance, nous l’étions nous-mêmes, et il est plus facile de manipuler, intercepter et liquider un seul type que deux.

—      Économie de mouvement et de personnel... On verra bien...

—      Tu as toujours l’intention de ne pas bouger et d’attendre ?

—      Plus que jamais. De deux choses l’une. Ou nous sommes seuls dans la course et nous agirons tout aussi bien demain qu’aujourd’hui, ou bien quelqu’un d’autre a suivi la filière et il sera obligé de se manifester dans les heures qui viennent, de façon à pouvoir aussitôt quitter l’île par l’avion qui repartira demain ; il ne pourrait pas se permettre d’attendre une nouvelle semaine. La situation se clarifiera ainsi d’elle-même automatiquement.

—      Comme tu voudras. Je répète que c’est à toi de décider.

En attendant la proche heure du dîner, Alona et Kerno s’incrustèrent donc au bar et, la grande confraternité des buveurs de boissons fortes jouant, ils eurent facilement l’occasion d’échanger quelques paroles avec leur voisin, le docteur

Hjelm. Lorsque le bref crépuscule des tropiques fit place à la nuit, celui-ci offrit poliment une dernière tournée puis, non sans avoir encore une fois attardé son regard sur l’attirante perspective des cuisses de la jeune femme, prit congé.

—      Je vais faire un tour au village et je mangerai un peu de poisson grillé en bas, mon foie n’apprécie guère les sauces trop riches du chef cuisinier de l’hôtel. Mais je remonterai tôt et peut-être aurai-je le plaisir de boire le digestif en votre compagnie?...

Une dizaine de minutes plus tard, Alona et Kerno se préparaient à rejoindre la salle du restaurant qui commençait à se remplir lorsqu’un personnage entièrement nouveau émergea de la terrasse et fit son entrée. Un homme grand et maigre, vêtu d’un simple paréo et de sandales et tenant un panier vide à la main. Son crâne portait une épaisse chevelure grise, sa lèvre supérieure était barrée d’une moustache de même teinte et d’épais sourcils chevauchaient ses lunettes d’écaille. Le barman s’empressa à sa rencontre, s’empara du panier qu’il emporta vers les profondeurs de l’hôtel pour le ramener bientôt plein et recouvert d’une serviette blanche d’où émergeait les goulots de deux bouteilles. Le visiteur remercia d’un ton amical, glissa discrètement dans la paume tendue un billet de banque plié, fit demi-tour et s’enfonça dans la nuit.

—      C’est un résident des bungalows expliqua confidentiellement le barman. Un grand écrivain, je crois... Il prend quelquefois ses repas ici, mais en général il préfère manger chez lui et il vient se ravitailler...

Les deux jeunes gens se regardèrent en échangeant un sourire. L’amoureux de la solitude correspondait en tout point au signalement qu’ils possédaient. C’était bien le professeur Esder et la piste sur laquelle ils s’étaient lancés sur la foi d’un simple prospectus les avait bien conduits au but.

—      Gagné!... murmura Kerno. Si nous passions à table ?

Il dégringola de son tabouret, fit deux pas, se retourna en s’apercevant qu’Alona n’avait pas encore bougé et, toute songeuse, contemplait d’un regard absent la terrasse déserte.

—      A quoi rêves-tu ? Ne me dis pas que tu n’as pas faim !

—      Si, au contraire, répondit-elle en s’animant. J’étais simplement en train de me dire qu’un plus un ne font pas obligatoirement deux... Qu’est-ce qu’il y a au menu? J’ai envie d’une très grosse langouste...

Tous les résidents étaient déjà attablés au grand complet, sauf évidemment le docteur Hjelm attiré ailleurs par l’exotisme d’une cuisine primitive à moins que ce ne soit par d’autres charmes indigènes. Mais le barbu était bien là, assis dans un angle et visiblement indifférent à tout ce qui l’entourait, pour se consacrer entièrement à l’odorante marmite de soupe de poissons qu’un serviteur venait de poser devant lui, tandis qu’à l’autre bout, les deux vieilles filles picoraient avec distinction une corbeille de fruits. Pour compléter le tout, il y avait également trois convives supplémentaires, l’équipage de l’avion : pilote, copilote-radio et l’hôtesse, une fille blonde, très mince mais nullement anguleuse, bien au contraire. Son chemisier blanc et sa jupe bleue la moulaient avec une telle indiscrète précision que personne ne pouvait douter qu’elle possédait toutes les courbes qu’il fallait aux endroits qu’il fallait. Leur table était voisine de celle d’Alona et Kerno et, entre marins et aviateurs, tout comme entre jolies femmes, le rapprochement était inévitable. Bientôt ils ne formèrent plus qu’un seul groupe animé et joyeux. Le dessert n’était pas encore entamé lorsque Hjelm revint de sa cure d’exotisme et fut cordialement invité à prendre place entre les deux jeunes femmes et, dans semblable voisinage, il ne pouvait que se mettre très vite dans l’ambiance. La soirée continua gaiement.

Peu à peu, le restaurant commença à se vider, les vieilles filles disparurent les premières puis, les uns après les autres, les pensionnaires plus âgés. Le personnel repoussa les tables pour dégager le centre de la salle, un disque entraînant fut placé sur le pick-up. Le pilote donna le signal de la danse en entraînant Alona. Quelques couples étaient restés qui les imitèrent aussitôt et, bien entendu, Kerno s’empressa de profiter de l’occasion pour rétablir l’équilibre en compagnie de la souriante hôtesse. Quelques reprises se succédèrent au cours desquelles les cavalières changèrent de mains et Alona était revenue dans celles du marin lorsque le touriste barbu, jusqu’alors demeuré solitaire dans son coin et auquel personne ne prêtait plus depuis longtemps la moindre attention, se leva et gagna la sortie. Kerno le suivit du regard et le vit disparaître dans le hall.

—      Exit le suspect. Va-t-il sagement se coucher ou faire une petite excursion en direction de certaine plage ?

—      Qu’est-ce que ça peut nous faire? Si quelque chose doit arriver nous le saurons toujours assez tôt et en tout cas nous ne serons pas compromis puisque nous serons restés ici en nombreuse compagnie. Je reconnais que notre bonhomme est louche, il n’a bu que de l’eau et il n’a pas essayé de danser avec notre blonde camarade ou avec moi ; ce sont deux choses qui ne plaident pas en sa faveur. Mais encore une fois il ne pourra pas quitter l’île à notre insu.

—      Nous pourrions même aller jusqu’à lui offrir un passage sur le Shiram, hein?...

Il était exactement minuit moins douze lorsque l’événement se produisit. Il y eut d’abord une lueur intense embrasant pendant une fraction de seconde le ciel et la mer, découpant en lumière crue la terrasse, la piscine et tout le proche paysage puis, quatre secondes après, la rafale du souffle souleva les tentures et fit osciller les lustres de cristal pendant que le fracas de l’explosion déferlait avec violence et s’élargissait jusqu’aux collines dans le long roulement de multiples échos. Après un instant de stupeur, tous se précipitèrent au-dehors, se penchèrent sur la balustrade. Au-dessous d’eux, le paysage nettement dessiné par la clarté lunaire semblait inchangé, le lagon du port s’étendait comme un miroir immobile avec au milieu la blanche silhouette du cruiser dont la vue arracha à Kerno un soupir de soulagement. Ce n’était pas là que la déflagration s’était produite mais plus à gauche, derrière le promontoire. Un reflet rouge montait sous l’écran des palmiers et une haute colonne de fumée noire s’élargissait au-dessus.

—      Les bungalows! s’exclama Alona. Quelque chose a sauté là-bas !

—      Il faut y aller immédiatement ! rugit en réponse le marin. Pourvu que nous n’arrivions pas trop tard !

Il saisit le poignet de la jeune femme, l’entraîna irrésistiblement. En même temps, trois autres silhouettes dévalèrent sur le chemin de la plage, les trois aviateurs obéissaient au même réflexe bien que pour des raisons différentes — tous les navigateurs du monde, ceux de l’air comme ceux de la mer, sont conditionnés à porter secours à toute détresse. Derrière eux il en venait encore un : Hjelm, lui aussi devait avoir professionnellement l’instinct du sauveteur.

Quand ils arrivèrent à la bifurcation entre la route du port et celle des bungalows, une autre équipe débouchait, courant à toutes jambes : quelques pêcheurs indigènes précédés par Trygg et brandissant une torche électrique. Sans perdre de temps à poser des questions inutiles, tous se précipitèrent ensemble dans la dernière partie du trajet en quittant l’axe du promontoire pour plonger de l’autre côté. Très vite, dans la transparence bleutée des rayons lunaires, le spectacle se dessina tout entier sous leurs yeux.

La construction où s’était déroulé le drame était la première de l’arc : elle avait été littéralement déchiquetée, il n’en subsistait plus qu’un amas de débris rougeoyants et d’où émanait une âcre fumée qui prenait à la gorge. Des morceaux de cloisons et de toiture jonchaient le sol tout autour, les palmiers les plus proches avaient été abattus comme sous l’effet d’un gigantesque coup de hache ; le souffle avait frappé de plein fouet le bungalow suivant et pourtant distant d’une bonne centaine de mètres et l’avait partiellement éventré. Quant aux autres, plus loin, ils semblaient avoir moins souffert mais il n’y avait plus aucune vitre aux fenêtres. Paralysés par cette vision, tous s’étaient immobilisés à l’orée de la plage, ils se mirent en marche lentement, encerclant le lieu du sinistre. Kerno se rapprocha de Trygg, le saisit par le bras.

—      C’était bien le chalet habité par votre pensionnaire ?

—      Oui. Je ne comprends pas ce qui a pu provoquer une pareille explosion. Je sais bien que ces bâtiments sont très légers, mais même si la bouteille de butane avait pris feu, les dégâts ne seraient pas étendus sur un rayon aussi grand...

—      Sûrement pas, intervint le pilote de l’avion. D’ailleurs, je reconnais l’odeur caractéristique qui flotte encore, c’est celle de la tolite. Une bombe contenant une charge d’une dizaine de kilos au moins peut seule produire un tel résultat...

—      Qui l’aurait apportée ici ? Ce n’est quand même pas mon locataire! Même s’il avait l’intention de se suicider, il aurait choisi un genre de mort moins dévastateur !

Des appels retentirent sur la droite, ils y coururent, virent ce que deux des pêcheurs venaient de découvrir. Au pied d’un rocher, gisait un corps tordu en une posture grotesque, un pantin désarticulé. Trygg dirigea le faisceau de sa lampe sur le visage du mort et Alona et l’hôtesse poussèrent simultanément une sourde exclamation.

—      L’homme au collier de barbe !

C’était bien en effet le voyageur débarqué quelques heures plus tôt et dont le destin tragique s’était achevé dans cette île perdue des tropiques.

—      Voilà sans doute l’auteur de l’attentat, fit lentement Kerno. Il a dû transporter la bombe dans sa valise puis, en fin de soirée, il est descendu ici. Je me souviens qu’il n’a quitté le restaurant de l’hôtel que vers onze heures et demie. Il aura glissé l’engin sous le plancher surélevé du bungalow et actionné le détonateur, mais il avait dû mal calculer le délai d’allumage ou bien il y a eu un mauvais fonctionnement, l’explosion s’est produite avant qu’il n’ait eu le temps de s’éloigner.

—      Ça expliquerait effectivement que l’on retrouve son corps en dehors et aussi loin, il a été cueilli par l’onde de choc dès ses premiers pas et projeté jusqu’à ce rocher où il s’est écrasé. Mais si quelqu’un se trouvait à l’intérieur...

Ils revinrent vers le centre du drame, examinèrent attentivement les débris à l’aide de la torche. Il n’y avait vraiment plus grand-chose de reconnaissable mais cela suffisait. Çà et là, des lambeaux de chair à demi carbonisés, des tronçons de membres où luisait l’éclat blanchâtre de fragments d’os broyés, un ou deux morceaux de ruban bleuâtre qui était une portion d’intestin. Sur l’une des poutres effondrées, une plaque de sang noir à laquelle adhérait une grosse touffe de cheveux gris...

—      Quelle chose affreuse..., murmura la jeune hôtesse livide d’horreur. C’était le voyageur que nous avons amené il y a deux semaines, n’est-ce pas? Je me souviens très bien de lui. Comment se nommait-il déjà?

—      Szmodl, répondit Trygg. Un universitaire, je crois.

—      Ce n’était pas son vrai nom, fit le docteur Hjelm d’une voix grave. Je l’ai vu plusieurs fois pendant mon séjour ici et je l’ai bien reconnu, mais j’ai respecté son anonymat parce qu’il avait certainement d’excellentes raisons pour fuir la publicité. C’était bien un universitaire et il se nommait Esder, professeur Esder. Un physicien et mathématicien. Un très grand savant comme il n’en existe sûrement pas dix au monde. C’est une perte irréparable pour la science.

—      Quelle serait la cause de l’attentat ? interrogea calmement Alona. Il avait fait une découverte qui gênait quelqu’un ?

—      Je n’en sais rien, mais c’est une hypothèse probable. Une nouvelle source d’énergie, par exemple, les compagnies pétrolières n’aimeraient pas beaucoup ça. En tout cas il y aura sûrement une enquête et nous apprendrons peut-être la vérité.

—      Elle est déjà commencée, fit Trygg. C’est mon rôle, car la police de l’île dépend de moi. Bien entendu, je vais alerter les autorités de Solthea qui enverront des inspecteurs, mais je devrai leur fournir un premier rapport. Il sera simple, puisque grâce à vous nous connaissons l’identité véritable de la victime, et quant au meurtrier, nous le tenons; même mort, les policiers retraceront ses mouvements et remonteront la piste.

—      Nous ne serons donc pas obligés de rester à leur disposition ?

—      Je n’en vois pas la nécessité. Personne de vous ne peut être suspecté, puisque vous étiez tous ensemble à l’hôtel. Si éventuellement on voulait vous poser des questions, vos adresses sont sur le registre.

—      Je préfère qu’il en soit ainsi, fit Hjelm. Mes vacances se terminent et je dois repartir demain. Bien entendu, mon témoignage sera toujours à la disposition de la justice.

—      Je crois que nous repartirons aussi, déclara Alona à son tour. Ce drame affreux m’ôte tout envie de rester ; je ne pourrais plus contempler ce paysage sans évoquer ce que je viens de voir. Nous reviendrons plus tard, quand le souvenir se sera estompé...

—      Quand le bungalow sera reconstruit et qu’il n’y aura plus de trace de ce morceau d’enfer dans le paradis, acheva Kerno. Mais en dehors de la triste perte d’un grand physicien, les conséquences matérielles vont être lourdes pour vous, Trygg, les réparations vont coûter cher.

—      Je ne songe même pas à cela. Du reste l’assurance couvrira le dommage.

—      Je le souhaite pour vous. J’espère que votre contrat est sûr et qu’il ne contient pas ces petites clauses en minuscules caractères qui fichent tout en l’air au dernier moment.

—      Pas de danger, monsieur Kerno, je suis aussi le représentant de la compagnie, c’est moi-même qui ai rédigé la police...