CHAPITRE XI
Comme tout navigateur de l’espace digne de ce nom, Jorge possédait un vocabulaire blasphématoire d’une remarquable richesse — déjà, dans le lointain passé, ses ancêtres scandinaves étaient réputés capables de proférer leurs litanies obscènes ou scatologiques pendant vingt minutes à la file sans se répéter une seule fois. Mais leur descendant trop habitué à vivre en milieu conditionné n’avait plus la même capacité thoracique, le souffle fit défaut au Terrien bien avant que son imagination fût épuisée et Wolan vint charitablement à son secours.
— Théodore, qu’est devenu ton postulat impératif d’un seul et unique point d’émersion par galaxie? Ou bien tu nous as conduits dans une quatrième nébuleuse ou bien, si nous sommes vraiment dans la nôtre, ta théorie s’effondre en petits morceaux.
— Nous sommes réellement chez nous, je viens de m’en assurer en captant de multiples émissions radio et je détecte en outre le quadrillage de nos balises de navigation. J’ai même décodé plusieurs messages datés et je peux affirmer que nous sommes bien le 10 juin 2312 en temps-fédéral, donc le jour même où nous avons quitté T IV pour atteindre Eeyo. Ma théorie demeure entière, nous avons refermé le cercle du temps.
— Nous revenons dans cet univers au moment même où nous le quittions il y a un mois et demi?... émit Rann d’une toute petite voix.
— Ce n’est qu’un paradoxe apparent, fit Ogounh d’un ton rassurant. Dans l’espace réel personne ne peut se dédoubler et se trouver physiquement deux fois au même lieu et au même instant. L’intervalle n’a été annulé que par rapport à la chronologie locale. Notre déplacement n’a été temporellement mesurable que pour nous, pas pour ceux dont la vie continue à se dérouler dans leur propre système de coordonnées. Mais comment se fait-il que, si nous avons exactement fermé le cycle du temps, il n’en soit pas de même pour celui de l’espace et que nous ne soyons pas ressortis au même point?
— C’est une anomalie que je ne puis expliquer immédiatement. Il me faudra auparavant comparer tous les paramètres antérieurs avec ceux que je vais pouvoir déterminer maintenant au fur et à mesure que leur ordre de grandeur sera suffisant pour une intégration. N’oubliez pas que, à plus de deux millions d’années-lumière de distance, mes calculs ne pouvaient être approchés au-delà de la quatrième décimale. En tout cas l’erreur est spatialement minime, nous ne sommes qu’à trois années-lumière de TIV.
— Pas plus? s’exclama joyeusement Ava. Excuse-nous d’avoir douté un moment de tes capacités, l’erreur de tir est vraiment insignifiante! Naturellement, tu as déjà identifié l’étoile autour de laquelle nous sommes satellisés?
— Certainement. Il s’agit de NGC 2872. Son cortège que je vous matérialise en ce moment par les collimateurs de l’écran se compose, outre la ceinture d’astéroïdes qui nous a recueillis, de deux proximales brûlées et de trois distales glacées avec en plus, sur l’orbite moyenne, une terramorphe habitable. Elle figure d’ailleurs déjà dans le Répertoire sous le chiffre de code de K 18.
— K 18! s’écria Jorge qui avaient enfin réussi à contrôler sa respiration. Mais si je ne me trompe pas... Ava, Wolan, aidez-moi! Quand nous avons rencontré ce bon vieux Mac Nab sur l’astroport de T IV le jour où j’ai été chercher Shô au Juno avant que nous ne nous embarquions dans cette aventure...
— Ce matin, tu veux dire? fit doucement le Sirien.
— Ce matin pour lui ou il y a six semaines pour nous, c’est la même chose. Ou plutôt non, tu vas voir. Que nous a-t-il raconté?
— Qu’il était en escale technique pour je ne sais plus quel pépin dans ses générateurs mais qu’il devait repartir dans un mois pour emmener une équipe de spécialistes sur une des planètes prospectées par le Kraft et réservées par lui pour exploitation de gisements. Une nouvelle implantation minière en perspective après tant d’autres. Mais, attends! Cette planète, n’était-ce pas?...
— K 18 justement, mon fils. C’est incroyable, invraisemblable et tout ce que l’on voudra, mais j’en suis sûr à présent. Théodore! Consulte la fiche correspondante et résume-nous l’essentiel du rapport du Service Cosmodésique.
— Si vous tenez à ce que je sois bref, c’est facile. Conditions d’habitabilité absolument normales à tous points de vue, superficie des continents émergés 38 %, hydrosphère 62 %. Inclinaison de l’axe par rapport à l’écliptique 18° 39'. Calotte glaciaire aux pôles, ceinture équatoriale passablement désertique, larges zones tempérées avec très bon régime climatique. Végétation chlorophyllienne... etc. Présence de riches filons métallifères où l’on signale en particulier une abondance exceptionnelle des éléments de la mine du platine et plus spécialement du rhodium et de l’osmium.
— De l’osmium! Il y a vraiment un dieu quelque part au fond du Cosmos! Le site de l’exploitation est prévu et déjà repéré?
— Oui. Une région littorale particulièrement montagneuse entre 32 et 48° de latitude Nord et, suivant le méridien d’origine qui est arbitrairement fixé lors du premier relevé cartographique, entre 15 et 22° Est. Le lieu de première installation est prévu exactement à l’intersection des diagonales du rectangle sphérique ainsi déterminé.
— On ne peut décidément rêver mieux. Je craignais que l'objectif du Kraft se trouve dans des lieux désolés et c'est tout le contraire : mer, montagnes et un secteur suffisamment méridional pour que nous puissions alterner les joies du ski avec celles des bains de soleil. Il n’y a pas un instant à perdre, Rann ! Au travail !
— Tu voudrais que nous nous établissions sur cette planète? Mais nous n’en avons pas le droit, elle ne nous appartient pas. Ton Trust l’a déjà acquise et les lois de ta Fédération...
— Les lois, hein? C’est une bien belle chose quand on sait s'en servir... Oui ou non, les clauses de notre contrat sont-elles toujours en vigueur?
— Bien sûr! Cependant...
— Je ne veux même pas connaître tes objections, je les déclare à priori non valables. En route!...
***
Pendant les journées qui suivirent, l’activité du petit peuple heewigien atteignit un niveau d’intensité presque inimaginable, surtout si on le comparait à la paresseuse semi-torpeur qui avait caractérisé jusque-là la vie intérieure d’Eeyo. L’Erika et les trois nefs de bronze effectuaient d’incessantes allées et venues entre l’astéroïde et la planète, transportant à plein chargement personnel et matériel ; l’hypernef terrienne assurant à elle seule les quatre cinquièmes de ces déménagements puisque non seulement elle était considérablement plus rapide mais également beaucoup plus vaste. C’était elle qui s’était chargée du premier voyage de reconnaissance, examinant d’abord le secteur intéressé qui s’était du reste révélé encore plus accueillant que Jorge ne l’avait espéré. Un cadre enchanteur étagé en profondeur entre le rivage d’une mer d’azur et les cimes enneigées, un éden qui n’attendait plus qu’Adam ou plutôt, étant donné certaines prédominances génétiques, Ève.
Le site minéralogiquement réservé ayant été dûment précisé, les compagnons s’en détournèrent momentanément pour faire choix d’un autre sur un large plateau formant le dernier ressaut des contreforts de la chaîne et encadré de deux cours d’eau assez importants pour qu’il soit probable que les chaleurs estivales ne les tariraient pas. Les dépôts alluvionnaires y assuraient un sol fertile, les pentes surplombantes l’abritaient des vents, la mer demeurait toute proche mais assez en contrebas pour que l’excès d’humidité et les dépôts salins ne nuisent pas aux cultures. Et enfin, l’emplacement n’était distant que d’une dizaine de kilomètres de celui retenu par les géologues du Kraft pour leurs forages et leurs usines. La majeure partie du plateau était recouverte d’une végétation arborescente, toutefois cette forêt présentait de nombreuses clairières et en outre elle était relativement peu dense, un premier défrichage local pourrait être effectué sans trop de peine et sans trop de temps à l’aide du matériel léger dont on disposait. Les troncs abattus fourniraient l’essentiel des constructions d’habitation immédiatement complétées par les éléments démontables qui avaient servi pour réaliser les villages d’Eeyo; les deux chalets eux-mêmes furent méticuleusement démembrés et transportés en sections soigneusement numérotées qu’il ne restait plus qu’à reconstituer. Dans l’astéroïde ne demeurèrent que les machines indispensables et les générateurs ainsi qu’une équipe d’entretien qui remporta avec elle les vaisseaux heewigiens devenus provisoirement inutiles, les ressources énergétiques de l’Erika suffisaient amplement aux premiers besoins.
Au cours de la quatrième semaine depuis le débarquement, une équipe dirigée par Jorge, Wolan et Shô s’occupa de tracer un sentier à peu près praticable au long des pentes du plateau et jusqu’à la plaine mi-herbeuse et mi-sablonneuse où Mac Nab allait atterrir bientôt. Le tracé ainsi réalisé était encore loin d’être une route mais il contribuait avec le reste à matérialiser le thème imaginé par l’astronaute terrien. Quand le jour prévu arriva, les trois mêmes compagnons embarquèrent dans l’hypernef, décollèrent et allèrent se poser bien en vue à cet endroit où, si rien n’avait été changé à son programme, le cargo des techniciens du Kraft n'allait pas tarder à se présenter à son tour. La soirée s'écoula puis la nuit et enfin, dans la claire lumière du matin, la grande coque sombre apparut dans le ciel, piqua à la verticale et vint s'immobiliser à cent mètres de l'Erika.
Le premier, Mac Nab jaillit du sas et se précipita vers Jorge qui marchait tranquillement à sa rencontre. Il lui broya amicalement la main.
— Qu'est-ce que tu fiches ici, vieux coureur des étoiles? Si je m'attendais à t’y retrouver!... J'avais naturellement reconnu ton Erika pendant la descente mais j'étais à mille parsecs de m'attendre à ce que tu m'aies précédé. Sandra n'a pas jugé bon de m'en avertir mais tu la connais... Salut, Wolan! Toujours en aussi bonne forme? Mais, ou bien ma mémoire baisse ou bien Ava a drôlement changé.
— Salue respectueusement la princesse Shô, Mac. Rassure-toi en ce qui concerne Ava, elle est toujours la même, mais ses occupations la retiennent auprès de la reine, elle sera navrée de n'avoir pu assister à ton arrivée. Mais je vois que tes passagers sont en train de sortir de ton cargo et qu'ils mettent pied à terre?
— Bien sûr. Ce sont les techniciens du Kraft que j'amène pour la mise en place de l’exploitation comme je te l'avais dit le mois dernier. Mais quelle est cette histoire : princesse, reine?...
— Je vais t'expliquer. Mais d’abord aie la bonté de dire à tes types de réintégrer immédiatement le vaisseau. Personne n’est autorisé à descendre ici. C’est déjà trop que tu y sois toi-même, je veux bien l’admettre parce que je sais que tu es de bonne foi, toutefois la Loi Galactique est formelle : le territoire est interdit.
— Sur une planète qui nous appartient légalement? Tu es fou?
— En ai-je l’air? Fais ce que je te dis : ordonne à tes bonshommes de remonter la rampe immédiatement ou sans cela je me verrai dans l’obligation de prendre des mesures regrettables — n’oublie pas que ma nef est armée. Tout atterrissage et à plus forte raison tout débarquement est formellement proscrit par la Loi que je viens d’évoquer. Tu hésites encore? Wolan, retourne à bord et prépare-toi à activer les champs de répulsion dès que j’aurai formulé les sommations réglementaires.
— Mais tu es vraiment complètement cinglé! clama le pilote écossais. Tu ne peux pas... Oh! bon, ça va, je vais essayer de les persuader d’attendre un peu, seulement tu me donneras ensuite les raisons de ton incompréhensible attitude et j’espère qu’elles seront bonnes, sans ça il y aura un drôle de grabuge!
Mac retourna vers les hommes qui débarquaient tranquillement discuta un bon moment avec force gestes et, après avoir obtenu le résultat voulu par Jorge, revint la mine sombre et le regard féroce.
— Tu es satisfait? Je te préviens que les gars ne sont pas contents du tout et que tu as intérêt à t’expliquer le plus vite possible ! Qu’est-ce que la Loi Galactique vient foutre là-dedans?
— Elle formule tout simplement que toute planète habitée par une race intelligente autochtone est considérée comme indépendante, que son évolution particulière doit être respectée et qu’en conséquence son approche et à plus forte raison sa pénétration est interdite aux vaisseaux de la Fédération, sauf après établissement de conventions réciproques. C’est le cas de celle-ci.
— C’est complètement faux! Les reconnaissances orbitales du Service Cosmodésique ont précisément démontré qu’il n’y avait aucune vie humanoïde sur cette terre, elle est complètement vierge et donc colonisable.
— Le S.C. s’est trompé. La population locale n’est pas très nombreuse mais elle existe. Tu en as d’ailleurs devant toi une représentante.
— Jorge vous dit la vérité, fit Shô avec une souriante dignité. Notre monde s’appelle Heewig et je suis une Heewigienne.
— Une indigène qui parle notre langue? C’est une blague?
— Si tu veux que je te démontre que Wolan et moi sommes également capables de parler la sienne, rétorqua Jorge, ce ne sera pas difficile. Tu n’as jamais eu l’occasion de coiffer le casque d’un ordinateur sémantique?
— Bon. Je veux bien. Mais alors? Si ces indigènes existent réellement, comment se fait-il que toi tu te trouves ici? Tu n’es pas au-dessus de la Loi, que je sache? La planète est tout aussi interdite à toi qu’à moi et pourtant tu sembles t’y être installé sans vergogne. Depuis au moins un mois sinon davantage...
— Un mois seulement. Tu te souviens que, lorsque nous sommes passés par T IV, nous partions pour une destination qui nous était encore inconnue afin d’y mettre au point les clauses d’un contrat intéressant notre Trust?
— Je me rappelle parfaitement. Une très jolie et mystérieuse fille apparue on ne savait d’où pour apporter un oiseau en osmium pur et proposer de vendre les secrets de cette métallurgie. Tout T IV en parle encore.
— La jolie fille en question est devant toi, c’était notre Shô en personne. Incidemment elle n’est plus tout à fait heewigienne, elle est des nôtres aussi puisqu’elle est membre à part entière de l’équipe de l’Erika.
— On m’a fait ce très grand honneur, sourit la jeune femme, mais en réalité je ne suis que l’esclave de mon Jorge.
— Esclave?... émit Mac Nab. Je croyais que vous étiez une princesse?
— Ne cherche pas trop à comprendre, mon vieux, intervint Wolan d’une voix apaisante. Ce n’est encore une fois qu’affaire de sémantique et ça te dépasse. Ce que Jorge voulait te préciser, c’est que Shô nous a amenés ici en accord avec la volonté de sa reine, il n’y avait donc pas en ce qui nous concernait de violation d’une loi fédérale. Quand aux conventions ultérieures destinées à modifier l’état de choses et ouvrir éventuellement la route à des relations interstellaires, nous sommes également ici pour les étudier, mais jusqu’à ce qu’elles existent, l’interdiction générale demeure. Tu n’as donc pas le droit d’y être et encore moins d’y débarquer des occupants étrangers et d’y mettre en route une exploitation.
— Ça alors... Mais pourquoi ne pas avoir envoyé de message pour prévenir Sandra de la situation? Vous saviez que nous allions venir et vous nous laissiez faire! C’était pour le seul plaisir de nous flanquer à la porte avec un coup de pied au derrière?
— Que veux-tu, nous avons été tellement absorbés par notre tâche que nous n’y avons pas songé jusqu’au dernier moment. Nous allons le faire tout de suite et tu y assisteras. Rien ne s’oppose à ce que tu viennes à bord de l’Erika puisqu’elle jouit du privilège de l’extra-territorialité et ce sera en même temps l’occasion de boire une ou deux bonnes bouteilles...
— Tu vas vraiment appeler Sandra? Alors tu pourras en sortir une troisième, de bouteille, et même une quatrième, nous en aurons besoin...
***
A peu de choses près — un peu moins d’une heure — le temps légal terrien et celui de la Nouvelle Heewig se trouvaient coïncider, la communication aspatiale put donc être établie après un délai fort raisonnable; le marmoréen visage de l’auguste P.D.G. se matérialisa dans l’écran avec son habituelle dureté glaciale. Mais en contraste une flamme d’irritation mal contenue brûlait dans ses iris pâles.
— Voilà un mois entier que j’attends de vos nouvelles, Jorge! Quelle est la raison de ce silence inadmissible en admettant qu’il y en ait une et pourquoi Mac Nab se trouve-t-il auprès de vous? Dois-je comprendre que vous êtes en ce moment sur K18?
— Ça ne vous ressemble guère de poser trois questions à la fois, Sandra. Mais je vais néanmoins tâcher d’y répondre dans l’ordre. En ce qui concerne mon silence pendant ces dernières semaines, je m’étonne que vous me le reprochiez alors que je n’ai fait que me conformer à vos propres exigences. Vous nous avez chargés d’étudier une certaine affaire et d’établir en conséquence un contrat satisfaisant, je ne me serais donc pas permis de vous déranger par d’inutiles bavardages avant que nous ne soyons parvenus à un résultat positif.
— Prétendez-vous me faire croire qu’il vous a fallu tout ce temps?
— Quatrième question? Le temps est fonction des circonstances, il n’y a que nous qui puissions juger de celles-ci, pas vous puisque vous n’êtes pas sur place. Je reviens à la présence de Mac Nab et par la même occasion au fait que nous soyons ensemble sur cette planète que vous nommez K18. J’attendais ici l’atterrissage de votre cargo et de son équipe technique afin de signifier l’interdiction de débarquement et les prier poliment de faire demi-tour. Je me suis mis en communication avec vous afin que vous confirmiez cette décision au commandant ici présent de ce vaisseau en situation illégale.
Malgré sa quasi inhumaine maîtrise d’elle-même, la patronne du Kraft parut franchement interloquée pendant deux secondes. Elle se reprit très vite et sa voix descendit d’une dizaine de degrés sur l’échelle des températures.
— Jorge ! Je vous ordonne de décoller immédiatement et de rentrer directement à la Base! Ou bien vous êtes devenu fou et les médecins vous soigneront ou bien vous êtes en train de trahir ma confiance en jouant pour votre compte je ne sais quel jeu dangereux et je veillerai personnellement à ce que vous le regrettiez. Vous m’avez entendue?
— Bien sûr, vous criez assez fort pour cela. Je regrette de ne pouvoir déférer à votre désir, mon travail n’est pas encore complètement achevé et j’entends le poursuivre jusqu’au bout — je vous rappelle à ce propos que nous ne sommes pas vos employés au sens habituel du mot, nous sommes des agents indépendants, notre vaisseau nous appartient et nous ne sommes rétribués qu’au pourcentage des affaires que nous vous apportons, nous ne touchons aucun salaire fixe. Si vous tenez à ce que toutes relations commerciales ou autres cessent entre vous et nous, j’en serais certainement navré mais vous n’avez nullement le droit de nous forcer à retourner sur la Terre. Nous ferons exactement ce qu’il nous plaira de faire suivant nos propres intérêts.
— Vous le prenez ainsi! Tant pis pour vous et votre équipe, Jorge. Vous réaliserez vite qu’on ne se moque pas impunément de moi. En tout cas, il y a un dernier ordre auquel vous allez bien être forcé d’obéir : celui de votre départ immédiat de K 18. Vous êtes sur la propriété du Trust auquel vous n’appartenez plus. Je vous donne une heure pour vider les lieux et aller vous faire pendre où il vous plaira !
— Grosse erreur, Sandra. C’est le Trust au contraire qui est indésirable ici en vertu de la Loi Galactique et c’est justement Mac Nab, son cargo et ses passagers qui doivent partir sans délai. S’ils refusent de le faire ou, si vous les en empêchez, je m’adresserai directement au Gouvernement Fédéral et à la Sécurité Interstellaire et vous recevrez une mise en demeure à laquelle il vous sera impossible de vous opposer. Quel que soit le poids que vous représentez, vous aurez du mal à prétendre que vous avez le droit d’installer une exploitation minière sur une planète habitée par une race indigène intelligente. Il n’y a pas de K18. Vos droits de propriété sont illégaux et entachés de nullité. Les gisements présents dans le sous-sol de Heewig et en particulier l’osmium très abondant comme vous le savez déjà appartiennent aux Heewigiens. Les éventuels contrats d’exploitation y compris les techniques spéciales qui s’y rapportent seront traités avec moi comme prévu, mais cela ne vous regarde plus, n’est-ce pas?
— Vous mentez! La planète est inhabitée!
— C’est ce que prétendait le S.C. Retournez-vous contre lui et réclamez des dommages et intérêts si cela vous chante, ça m’est égal. Je vous signale seulement que la jeune femme qui est à côté de moi est une Heewigienne bon teint, une princesse d’ailleurs, et elle est en train de suivre notre conversation avec beaucoup d’intérêt. Elle sera très heureuse de voir sa photo diffusée par la grande presse fédérale. On pourrait y ajouter quelques images bien évocatrices, filmer par exemple Mac Nab se jetant sur elle pour la violer? Je vois d’ici les gros titres à la Une...
— Du chantage? C’est vraiment complet! Je ne sais pas encore quel est votre véritable but en forgeant une pareille histoire, mais vous n’allez pas vous moquer longtemps de moi ! Mac Nab, je vous ordonne de demeurer sur place mais, pour l’instant et pour éviter de tomber dans le piège qu’on est en train de nous tendre, personne ne s’éloignera du cargo. Jorge! Vous non plus vous ne bougerez pas. Je pars sur l’heure et je viens en personne liquider la situation !
L’écran s’éteignit silencieusement mais on devinait que, là-bas, la communication avait été coupée d’un geste rageur. Wolan éclata d’un rire sonore.
— Elle a parlé du risque de tomber dans un piège? C’est pourtant ce qu’elle est en train de faire, tout droit! Il est vrai que tu l’as poussée à bout...
— C’était le seul moyen d’obtenir ce que nous voulions. Personne n’a jamais osé lui parler sur un pareil ton et j’aurais d’ailleurs été incapable de le faire si nous avions été face à face dans son bureau... C’est curieux, mais ça m’a fait quelque chose à moi aussi. J’ai eu l’impression que son piédestal de glace s’effritait, la statue redevenait une femme comme les autres puisqu’elle était vraiment capable de se mettre en colère. Dans combien de temps penses-tu qu’elle sera ici, Théodore?
— J’ai le sentiment qu’elle est bien lancée, elle ne va pas perdre une seconde et foncer au maximum. Elle devrait arriver entre trois et quatre heures de l’après-midi.
— Le plus tôt sera le mieux, je suis aussi impatient qu’elle. Mac, tu aurais intérêt à aller confirmer à ton équipage la consigne d’isolement avant de revenir déjeuner avec nous, mais je crois que tu feras bien de disparaître à nouveau lorsque sa nef se pointera dans le ciel.
— Tu n’as pas besoin de me le dire ! Je ne suis pas un poltron, mais j’ai l’élémentaire sagesse de m’écarter du point d’impact d’une bombe de ce calibre. Je préfère observer la déflagration de loin...
Lorsque le spot se dessina sur l’écran, le commandant écossais était déjà réfugié à l’abri de sa coque au sas hermétiquement fermé et Wolan lui-même s’était retranché dans sa cabine. Seuls, Jorge avec Shô impavidement accrochée à son bras, assistèrent à l'atterrissage de la petite hypervedette à hautes performances surgie comme un véritable bolide pour s’immobiliser brutalement à moins de cinquante mètres d’eux. Et Sandra apparut...