CHAPITRE X
La relation entre le temps intérieur d’un mobile considéré comme système autonome et l’équivalence tridimensionnelle de la distance parcourue est une fonction transcendantale complexe; il suffit pour en juger de savoir que si les habitants d’Eeyo avaient vécu une semaine pendant que l’astéroïde les ramenait de T IV à Andromède en franchissant donc deux millions deux cent mille années-lumière, le trajet jusqu’à M 33 ne représenta que neuf jours bien qu’il soit deux fois plus long. Pendant ce temps, la vie poursuivait son cours régulier dans les entrailles du bloc titanesque, les mêmes jeux d’ombre et de lumière animaient la surface paisible du lac artificiel, les cycles d’activité, de détente et de repos se succédaient dans les villages et les chalets, un demi-millier d’êtres humains isolés dans le néant de l’hyperespace allaient, venaient, mangeaient, aimaient, dormaient comme si tout l’univers se résumait en eux. Wolan avait repris avec une méritoire application ses études expérimentales, Ogounh initiait Jorge aux secrets de la métallurgie heewigienne pendant qu’Ava et Shô entouraient de leurs soins les plus tendres Rann qui achevait très vite de reprendre ses forces. Cependant, l’atmosphère n’était plus tout à fait la même aussi bien dans le groupe des compagnons que dans le village. La conscience que Heewig était à jamais inaccessible, que toutes les attaches avec le passé étaient rompues et que seul comptait désormais un avenir inconnu mais qui se matérialiserait bientôt, tout cela créait une tension psychique nouvelle, un état d’excitation inhabituel. Une porte était définitivement fermée, une autre allait s’ouvrir. Toutes et tous étaient impatients de savoir ce qui se trouverait derrière et en même temps tous et toutes se sentaient encore plus proches les uns des autres, réalisaient intuitivement qu’ils étaient le noyau unique, la cellule d’où naîtrait la Cité future et les différences de caste s’annulaient. Ce n’était pas une révolution, loin de là, aucun esprit de revendication ou de contestation ne se manifestait, c’était seulement l’éveil d’une notion de communauté, le village et les chalets s’intégraient. Quand, pour la première fois depuis la création d’Eeyo, Rann descendit dans les maisons du bord du lac et s’y attarda une journée et une nuit entières, Wolan le sémanticien nota sur ses tablettes que le terme de « Serve » était en passe de devenir archaïque et pourrait bientôt être rayé du dictionnaire.
Trois jours plus tard, juste après la brève ondée matinale que les circuits de conditionnement écologique déclenchaient régulièrement chaque jour pour les besoins de la végétation, la voix paisible de Théodore retentit dans les communicateurs.
— Emersion effectuée en accord avec les données programmées. Conformément aux estimations de route, nous avons atteint la galaxie M33 et nous nous sommes insérés dans la ceinture d’astéroïdes d’une étoile qui doit probablement se situer assez près de la frange périphérique à en juger par l’observation de la sphère céleste environnante. Je vous attends pour de nouvelles instructions.
En moins de trois minutes, les compagnons s’étaient rassemblés et fonçaient vers les ascenseurs.
***
Ils avaient eu à peine besoin de se concerter pour décider d’aller jouir du spectacle à partir des écrans de l’Erika plutôt que des fenêtres de l’observatoire, ce dernier ne permettait de découvrir qu’une moitié des constellations à la fois, tandis que le vaisseau recoupait tous les angles en vision totale et pouvait la magnifier à volonté grâce à ses télescopes optique, radio et autres. Ils atteignirent bientôt le carré, le traversèrent pour s’arrêter devant les rectangles lumineux. La première réaction fut quelque peu décevante. Ils s’étaient inconsciemment attendus à voir quelque chose de nouveau, des images où le fantastique se mêlerait à l'irréel et leur ferait vraiment réaliser qu'ils venaient de parcourir des millions et des millions d’années-lumière et au lieu de cela, ils ne distinguaient qu’un fourmillement d’étoiles en tout point pareil à celui qui les avait déjà entourés dans la Galaxie ou dans Andromède. Le seul détail marquant était que, sur la droite, un large secteur sombre se découpait dépourvu de constellations et justifiait ainsi l'affirmation suivant laquelle ils se situaient sur le bord de l’Amas, mais il en aurait été de même s'ils s’étaient trouvés sur n’importe quelle Frange. Toutefois, dans ce trou ouvert sur l'océan intergalactique, se dessinaient deux nébuleuses en apparence assez proches l’une de l'autre et qu’un passage en hyperfocale permit de distinguer plus nettement; l’une se présentait de face avec sa spirale caractéristique, l’autre de profil en ovale aplati.
— Ah! voilà nos deux univers! s’exclama Ogounh. On les reconnaît très bien.
— Attention ! prévint aimablement Théodore, vous risquez de commettre une légère erreur. L'angle sous lequel nous les voyons n’est plus le même, c’est notre galaxie qui se présente de face et la vôtre de côté. Ceci précisé, ce sont bien elles.
Il matérialisa sur un écran séparé la configuration du Groupe Local, traçant les vecteurs, aucun doute ne pouvait subsister, Eeyo faisait indiscutablement partie de M33. Les compagnons reportèrent leur attention sur le système solaire qui les avait accueillis.
— Onze planètes, commenta le maître-ordinateur, sans compter la ceinture. En première analyse, la deuxième à partir de l’étoile paraît présenter des conditions favorables à la vie. Je vous signale ce fait probable parce qu’il entre dans le cadre de vos recherches en cours.
— Il est en effet capital, mon vieux. Puisque les lois auxquelles nous sommes soumis dans cet hyperespace particulier veulent que nous n'ayons qu'un seul point de chute possible dans chaque galaxie, il est intéressant de noter que les trois premiers appartiennent tous les trois à des cortèges complets; c’est d'un bon augure pour la suite. Est-ce que par hasard il y aurait ici aussi une évolution humanoïde avancée?
— Je ne puis répondre sur le terme humanoïde, mais si vous faites seulement allusion à l’éventuelle présence d’une vie intelligente parvenue au stade technologique, la réponse est négative. Aucune manifestation électromagnétique artificielle détectable.
— Il y a une chose que je n’arrive pas à réaliser, intervint Shô. Il n’y a pas encore une demi-heure qu'Eeyo a émergé dans cet univers entièrement inconnu et cependant Théodore a déjà eu le temps de recueillir et d'analyser tant d'informations précises à son sujet. Je n'ai pas encore réussi à repérer sur les écrans une seule des planètes dont il parle et lui, il les a non seulement comptées, mais il a déterminé toutes leurs caractéristiques.
— C’est justement l’avantage qu’il possède sur nous, chérie. Nous sommes capables de repérer à l’œil nu le soleil autour duquel nous orbitons actuellement, il présente un diamètre apparent, mais si nous voulions explorer nous-mêmes l’ensemble de son système à l’aide des télescopes puis des spectrographes et enfin de toute la batterie des détecteurs multifréquences, il nous faudrait y passer de longues heures. Or, même si Théodore se contentait de travailler à la microseconde—et il peut faire beaucoup plus — chacune de ses heures en représenterait pour lui un million, c’est-à-dire plus de trente années de notre temps. Tu comprends bien qu’il ne lui a pas fallu vingt de nos minutes pour effectuer ses observations et en tirer les conclusions. Tout était déjà déterminé et chiffré avant que nous ayons atteint les cages de l’ascenseur pour monter au hangar. C’est pour cela qu’il est le vrai maître à bord et que nous, qui l’avons créé, sommes finalement dépendants de lui comme autrefois les prêtres l’étaient du dieu qu’ils s’étaient donné. La seule différence est que la divinité à laquelle on élevait des temples demeurait généralement sourde aux prières de ses fidèles tandis que Théodore satisfait toujours à nos désirs. N’ai-je pas raison, mon vieux?
— Je n’ai aucune opinion à formuler à ce sujet, faute d’éléments me permettant de mettre en équation les concepts religieux. Toutefois, pour en revenir à la relative rapidité de mes circuits logiques, elle n’est élevée que lorsque tous les éléments nécessaires sont simultanément présents. Lorsqu’ils sont successifs, je dois attendre jusqu’à ce que j’aie enregistré une séquence complète de paramètres.
— Je suppose que tu te réfères à la vérification de ta nouvelle théorie?
— Exactement. J’ai besoin d’un contrôle précis à l’aide de visées de parallaxes, donc à partir de plusieurs points différents suffisamment éloignés les uns des autres Cela me permettra de fermer une triangulation à partir des relevés antérieurement effectués sur la Galaxie et sur Andromède et de construire un modèle spatio-temporel valable.
— C’était pour cela que tu tenais à faire ce que tu as appelé un crochet jusqu’à M 33?
— En partie. Nous avons donc deux possibilités. La première consiste à laisser l’astéroïde dériver au long de l’orbite de la ceinture jusqu’à ce qu’il ait parcouru un angle appréciable permettant des mesures approchées au moins à la cinquième décimale; un quart d’orbite devrait suffire, c’est-à-dire un peu plus de dix-neuf mois de temps local.
— Un an et demi? Tu es fou? Nous serions morts d’impatience bien avant.
— Je trouve aussi que c’est bien long. Voici donc la seconde : la planète terramorphe signalée se trouve actuellement à peu près en opposition de nous, soit à huit cents millions de kilomètres. En laissant Eeyo continuer seul et en nous servant de l’Erika, le trajet aller et retour sous accélération maximum ne durera que cinquante-deux heures — en trajet einsteinien tridimensionnel bien entendu puisque nous ne pouvons utiliser l’hyperespace à l’intérieur d’un système. Cela vous donnera l’occasion d’une première reconnaissance d’ensemble de ce monde possible et, moi, ça me fournira la base dont j’ai besoin.
— Une simple promenade, somme toute! s’exclama Rann. Qu’attendons-nous pour la faire puisque nous sommes déjà tous réunis à bord du vaisseau?...
***
L’Erika reprit sa place dans le hangar trois jours après l’avoir quitté; aux cinquante-deux heures prévues par Théodore s’étaient ajoutées celles pendant lesquelles il avait orbité à diverses altitudes autour de la planète visée. Les examens avaient été largement satisfaisants. Non seulement le monde étudié au travers des écrans et des analyseurs offrait tous les caractères souhaitables : oxygène, carbone, eau, chlorophylle, température de surface, éclairement etc., mais en outre il ne recélait aucune vie intelligente, aucune trace de civilisation aborigène; c’était une terre vierge toute prête à se donner. D’ores et déjà les errants du Cosmos savaient qu’ils avaient trouvé un monde hospitalier où ils pourraient fonder la nouvelle Heewig et, se penchant sur les clichés enregistrés au cours du survol, ils commençaient déjà à rechercher les meilleurs sites et à échafauder des plans d’installation. Théodore était naturellement appelé à donner son avis, il le fit d’une façon qui ne tarda pas à remettre tout en question.
— Êtes-vous réellement satisfaits de la solution offerte par M 33?
— Pourquoi ne le serions-nous pas? répondit Ava. Nous ne sommes plus chez nous dans la Galaxie, nous avons été chassés d’Andromède et nous venons maintenant de rencontrer un éden que personne ne nous disputera. Je sais bien qu’il y a encore une vingtaine d’amas dans le Groupe Local, mais ça m’étonnerait qu’ils puissent nous offrir mieux. Évidemment, nous serons réduits à nos seuls moyens pour en prendre possession et nous établir, mais ce n’est déjà pas si mal, nous tâcherons de ne pas régresser comme les mutants de Heewig.
— Ce serait quand même beaucoup plus facile si vous pouviez profiter de l’aide d’une civilisation semblable à celle que vous avez quittée... Revenir aux clauses du contrat établi entre Rann’dji et vous et obtenir de Sandra qu’elle fournisse les cargos et le matériel d’installation en échange du know-how de la métallurgie de l’osmium.
— Sandra! Mais elle sera morte! Si nous étions rentrés directement, nous aurions déjà été décalés de trois cents ans dans l’avenir mais comme tu nous a fait effectuer un trajet double, six siècles se seraient écoulés là-bas si nous y retournions! Ton crochet n’a fait qu’aggraver les choses.
— Au contraire. Il m’a permis de vérifier mes dernières hypothèses et de compléter la théorie construite partiellement à partir des éléments tirés du premier voyage. J’ai maintenant la preuve qu’il n’existe pas seulement deux facteurs temporels dans l’univers, mais trois au moins : un galactique, un métagalactique et un que je puis qualifier d’universel. Le premier est celui du temps chronologique, c’est celui qui est mesuré par les horloges et que nous nommons temps-standard. Le second, c’est ce courant temporel inverse du courant cosmique de l’expansion née du Big Bang, celui qui nous a décalés de trois siècles dans le voyage vers Andromède. Mais celui-là est purement local, il n’existe qu’à l’intérieur d’une métagalaxie, d’un archipel en quelque sorte; il n’est qu’un remous du véritable courant qui, lui, est bien parallèle à la dispersion généralisée de la matière cosmique, un temps neutre dans un amas, un temps inverse dans un groupe d’amas, un temps direct dans l’Univers.
— J’ai un peu de mal à te suivre, murmura Jorge. Tu prétendrais que chaque métagalaxie ne serait qu’un tourbillon à l’intérieur duquel le courant se propage dans une direction différente de celle suivie par le fleuve lui-même?
— L’image est acceptable. Pour être certain qu’elle correspondait à une réalité, je n’ai pas déplacé Eeyo au long du trajet direct d’Andromède à M33, soit sur quelques millions d’années-lumière, mais je suis sorti de l'archipel pour en faire le tour et rentrer par l’extrémité opposée en quadruplant ainsi le chemin parcouru, mais en naviguant pendant les trois-quarts du déplacement dans le fleuve primordial. En d'autres termes, en remontant le temps à l’envers.
— Nous sommes revenus en arrière?
— Nous sommes plus précisément revenus trois siècles avant notre départ de TIV. En ce moment, là-bas, non seulement la planète n’est pas encore colonisée, mais vous êtes encore loin de naître et moi d’être construit. Seulement, si nous y retournons, nous regagnerons la moitié de ce nouveau décalage, ce qui revient à dire que nous émergerons à l’instant même de notre premier départ. A quelques minimes décimales près, naturellement, ajouta modestement Théodore...
Devant pareille révélation, toute discussion était désormais inutile et, avec l’entière approbation de l’équipage du vaisseau, le raccordement des ordinateurs fut rétabli et l’astéroïde plongea à nouveau dans l’hyperespace. Après tout cet incroyable périple de vingt millions d’années-lumière, le projet initial de Rann’dji se matérialiserait. Elle ne ramenait peut-être avec elle qu’une fraction de son peuple, mais la grande alliance entre deux races intergalactiques allait pouvoir se réaliser. Juste une semaine à attendre encore, une courte et interminable semaine au bord du lac illuminé par son pseudo-soleil. Enfin l’immense parabole s’acheva et quand Théodore annonça l’ultime émersion, tous les six étaient déjà dans le carré, fixant ardemment les constellations qui se dessinèrent sur les écrans.
Elles étaient bien là quoiqu’à première vue assez peu familières mais, avant même que Théodore n’eût formulé son verdict, Jorge poussa d’une voix étranglée une kyrielle de jurons très malsonnants. Le disque solaire qui se dessinait au centre du collimateur était peut-être un très beau G 5, mais il s’en fallait de quatre divisions sur l’échelle du diagramme pour que ce fût celui de TIV. Malgré l’imprescriptible loi qui voulait qu’il n’y eût dans chaque galaxie qu’un seul point d’émergence pour l’astéroïde, Eeyo se retrouvait ailleurs...