CHAPITRE IX

 

Le drame s’était déroulé si rapidement que, en dehors du Libre Homme, nul n’avait eu le temps de vraiment se rendre compte de ce qui arrivait et de réagir, mais cette phase de stupeur ne dura pas. Ava et Shô se précipitèrent sur le corps inerte de la reine pour procéder à un premier examen de la blessure et, au bout d’une minute, la Centaurienne releva la tête.

—      Elle vit encore, nous avons peut-être une chance...

Ogounh qui, après sa sauvage riposte aux agresseurs, était tombé dans un état de quasi-prostration, se redressa avec une faible lueur dans le regard. Le Terrien étreignit son bras d’une main réconfortante.

—      En tout cas, fit-il d’une voix brève, pas question de la transporter. J’appelle immédiatement l’Erika, il a toute la place nécessaire pour se poser ici à côté de nous.

Théodore réagit avec sa promptitude habituelle. Jorge venait à peine de couper l’émission de son communicateur lorsque la coque étincelante jaillit de la vallée, rasa le déversoir du lac et, dans un impressionnant freinage antigravitique, bloquant en moins d’une seconde cinq mille tonnes lancées à une vitesse supersonique, s’immobilisa à quelques mètres du groupe. La rampe n’avait pas encore fini de se déplier que Wolan avait déjà passé ses bras autour du corps de la blessée, le soulevait sans effort apparent, se dirigeait vers le sas.

—      Place-la sous le réanimateur. Ava, tu te chargeras du contrôle de l’appareil, c’est ta partie. Inutile de te dire de ne pas extraire la flèche trop tôt...

—      Je ne la quitte pas! fit durement Ogounh en se précipitant à la suite du Sirien sur le point de disparaître dans le vaisseau.

—      Bien entendu. Non, Shô, toi tu restes avec moi, le bloc médical est trop petit pour que nous nous y entassions tous à la fois, ce n’est pas le moment de l’encombrer.

—      Mais si Rann a besoin d’une transfusion?

—      Nos méthodes thérapeutiques n’en sont plus là. Le réanimateur synthétisera lui-même le sang nécessaire et il le fera en identité avec celui du sujet sans aucun risque d’incompatibilité, même mineure. Pour l’instant, j’ai l’intention d’aller examiner les victimes de la fureur d’Ogounh pour voir à quoi elles ressemblent et si elles sont vraiment de ta race. Ton avis sera utile. Je te préviens que ce ne sera pas un beau spectacle.

—      Je le supporterai, mais tu ne crains pas un retour offensif?

—      Sûrement pas, ils ont été bien trop terrorisés. Et puis Théodore veille, il détecterait toute approche bien avant que nous en ayons nous-mêmes conscience. Viens.

Le spectacle annoncé était en effet peu ragoûtant. Un faisceau de plasma porté à près de dix mille degrés centigrades constitue une arme sans pardon, la plupart des corps portaient d’affreuses blessures béantes aux chairs carbonisées, certains mêmes étaient complètement sectionnés. Le couple en dénombra vingt-sept, tous morts, foudroyés sur place, aucun n’avait eu la moindre chance d’échapper à son destin. L’état dans lequel ils se trouvaient ne facilitait pas l’examen, il fallait se livrer à une véritable reconstitution à partir de macabres débris; Shô et Jorge lui-même durent faire appel à tout leur courage et surmonter leur répugnance. Mais ils en vinrent enfin à bout.

—      Je peux affirmer que ce sont bien des membres de notre race, conclut la jeune femme. J’ai hésité d’abord, leur peau est beaucoup plus foncée, presque noire, mais ce n’est probablement qu’une pigmentation acquise par suite des conditions particulières de leur mode de vie.

—      Sans aucun doute. Il ne faut pas oublier qu’au début le rayonnement ultra-violet devait être encore intense et la mélanine est une défense naturelle de l’organisme.

—      L’extension du système pileux sur presque toute la surface cutanée s’expliquerait donc de la même façon?

—      Regarde Wolan. Le soleil de sa planète d’origine est un F 4, terriblement lumineux et riche en radiations courtes d’où son pelage et aussi les pupilles verticales de ses yeux. Non seulement elles forment un meilleur diaphragme que les nôtres mais elles coupent les rayons latéraux en diminuant d’autant la quantité de lumière admise. Nos... échantillons ici présents ont conservé les pupilles rondes comme toi, les phénomènes de mutation sont par conséquent récents puisqu’ils n’ont pas eu le temps de s’étendre jusque-là. Ils datent du moment où la Cité a été abandonnée.

—      Il y a aussi d’autres petits détails anatomiques probants, chéri, et je puis être affirmative. L’impossible s’est réalisé. Heewig a survécu. Étant donné le degré de toxicité qui régnait lorsque j’en suis partie, ça paraît incroyable.

—      Les premières mutations ont dû débuter à la même époque. Après tout, les animaux eux-mêmes ont bien reparu! Il a suffi de quelques individus résistants dans chaque espèce pour assurer un chaînon de continuité, après quoi les causes de la pollution ayant cessé d’exister, un nouvel état d’équilibre pouvait naître.

—      Mais cet accueil? En trois cents ans, le souvenir de la civilisation antérieure ne pouvait pas s’être éteint! J’aurais imaginé qu’une tradition se serait perpétuée suivant laquelle leurs sœurs parties à la conquête d’autres mondes devaient revenir un jour et qu’il fallait les attendre.

—      Qui te dit qu’il n’en a pas été ainsi? Mais nous parlerons de cela plus tard. Pour l’instant, je voudrais attirer ton attention sur un point pourtant remarquable que tu sembles avoir négligé au cours de tes observations.

—      Lequel?

—      Le sexe, Shô. Toi et Rann me parlez toujours de vos sœurs puisque les femmes constituent l’élément dominant mais on dirait bien que ce n’est plus le cas ici.

—      Mais c’est vrai! Comment ai-je pu?...

—      Onze hommes sur vingt-sept, ça fait une proportion de quarante pour cent. Si le chiffre est valable pour le reste de la tribu, ça signifie que la mutation a aussi réveillé ce bon vieux chromosome Y et que la théorie par laquelle Wolan cherchait à justifier ses débordements pourrait très bien ne pas être dénuée d’intérêt. Ceci dit nous n’avons plus rien à faire ici. Regagnons l’Erika et partons.

—      Au camp de la vallée?

—      Non. Ne comprends-tu pas que ce que nous venons de découvrir change du tout au tout nos projets? Nous regagnons Eeyo et le plus tôt sera le mieux.

***

Tandis que la nef prenait de l’altitude, Théodore enregistra toute une série d’images stéréo-télescopiques dont l'interprétation ultérieure permettrait de se faire une idée de l'importance de la nouvelle race heewigienne et de son mode d’existence. Quand cette dernière documentation fut acquise, le vaisseau accéléra et se lança dans l’espace en direction de la ceinture d’astéroïdes. La parabole était déjà entamée depuis plus d’une heure quand Ava fit sa réapparition dans le carré.

—      Elle vivra, annonça-t-elle brièvement.

—      La crosse de l’aorte n’était pas touchée?

—      Éraflée seulement. Les tissus se reconstituent bien et l’hémorragie interne est déjà résorbée.

—      Et Ogounh?

—      Il était finalement le plus malade des deux, je lui ai fait absorber une bonne dose de somnifère et de tranquillisants et je l’ai flanqué sur une couchette à côté de sa bien-aimée maîtresse. Je constate que nous sommes en route, je suppose donc que nous retournons dans Eeyo?

—      Évidemment. En attendant les décisions de Rann’dji, je respecte à tout hasard la loi galactique de non-interférence.

—      Tout à fait d’accord. Rann sera beaucoup mieux là-haut pour passer sa convalescence au milieu de son vrai peuple. Quelle heure est-il?

—      Midi et demi au méridien local de Heewig, s’empressa de répondre Théodore. Dix heures du matin seulement pour Eeyo.

—      Parfait! clama Wolan. Mettons-nous donc à table et déjeunons. Ça nous permettra de tenir le coup jusqu’à l’arrivée où ce sera juste le moment de recommencer. Toutes ces émotions m’ont creusé...

 

Quand l’Erika eut franchi le tunnel et se fut immobilisé dans le hangar, Jorge convoqua les Serves du personnel technique pour, après quelques brèves explications, les charger de transporter la reine dans sa chambre avec toutes les précautions d’usage. Un autre brancard fut d’ailleurs nécessaire pour permettre à Ogounh de suivre le même chemin, la Centaurienne avait eu la main un peu trop lourde dans le dosage de son cocktail et le Libre Homme ronflait comme un antique moteur à pétrole. Au moment où, derrière ses compagnons, le Terrien se préparait à descendre, la voix de Théodore l’arrêta.

—      Jorge, lorsque votre ami heewigien sera réveillé, voulez-vous le prier de faire en sorte que je sois à nouveau branché non seulement sur l’observatoire mais aussi sur les ordinateurs de l’astéroïde?

—      Bien volontiers. Mais pourquoi cette demande? Aurais-tu une idée?

—      Comment voulez-vous que j’aie une idée? répliqua raisonnablement Théodore. Je suis construit pour déduire à partir des éléments que j’enregistre et que j’analyse; tant que je ne possède pas ces éléments, je ne puis rien faire et surtout pas jouer aux devinettes...

***

Dans le chalet royal, Rann reposait maintenant dans sa chambre et Ava avait amené un biotranscepteur portatif relié par infra-ondes au réanimateur du vaisseau de façon à ne pas interrompre la régénération cellulaire en cours. Pendant qu’elle s’affairait à disposer les électrodes de l’appareil, la patiente avait ouvert un moment les yeux, promenant autour d’elle un regard vague et embrumé.

—      Que se passe-t-il? avait-elle murmuré d’une voix faible.

—      Ne t’en inquiète pas, tout va bien maintenant. Dors... acheva la jeune Centaurienne en pressant le contact qui activait les circuits.

Les yeux de la blessée se fermèrent aussitôt et son corps un instant contracté se détendit. Tout allait bien désormais. Sur les minuscules cadrans, les spots dansaient avec une rassurante régularité et les aiguilles avaient quitté la zone rouge. Dans le complet relâchement du profond sommeil artificiel, l’œuvre réparatrice des courants vitaux pouvait librement s’exercer à tous les niveaux de l’organisme et toute trace de la lésion s’effacerait sans séquelle. Demain...

Ogounh, lui, s’était enfin réveillé dans le courant de l’après-midi et son premier geste avait naturellement été de revenir se pencher sur Rann. Complètement rassuré et comprenant qu’il ne restait plus qu’à attendre la fin de la cure en laissant Rann reposer paisiblement, il s’était laissé entraîner par Jorge. Le Terrien lui avait fait part du désir exprimé par Théodore et le Libre Homme avait été immédiatement séduit par cette proposition.

—      Il a cent fois raison! Ton maître-ordinateur est d’une classe infiniment supérieure, les nôtres ne sont au fond que des machines à calculer, rapides et précises, certes, mais incapables de sortir autre chose que ce que l’on a fourré au préalable dans leurs mémoires. Lui, c’est un vrai cerveau puisqu’il peut analyser une situation, en prévoir les conséquences et en tirer de nouvelles hypothèses de travail. Si je n’avais pas été aussi éprouvé par cette succession d’événements tragiques : le saut dans le temps, la mort de la Cité, l’agression dans la clairière, j’aurais dû être le premier à penser à cela.

—      Tu te rends compte que cela revient à subordonner Eeyo tout entière au contrôle de Théodore?

—      Tu l’as toujours fait pour l’Erika et tu t’en trouves bien, n’est-ce pas? Le vaisseau sera plus grand et l’équipage plus nombreux, ce sera la seule différence. Faudra-t-il lui expliquer en détail les schémas de nos installations?

—      Complètement inutile. Dès qu’il sera raccordé, il assimilera instantanément tout et jusqu’au moindre circuit. Je crois qu’il ne sera même pas nécessaire de tirer de nombreux câbles pour assurer l’intégration.

Effectivement, un seul suffisait en provenance de la centrale des générateurs, puisque c’était de là que partait également la totalité du secteur d’alimentation — tout ce qui utilisait l’électricité produite s’y trouvait automatiquement raccordé par la toile d’araignée de l’interconnexion. Avant le soir, les filtres et les relais indispensables étaient mis en place, la boîte de jonction scellée dans le hangar et le système neuro-électronique de Théodore rayonnait désormais d’un bout à l’autre d’Eeyo.

Après le second déjeuner auquel il avait du reste été le seul à faire honneur, Wolan se retrouva solitaire. Ava était retournée auprès de Rann pour veiller sur le déroulement de la cure, Jorge et Ogounh étaient partis dans les profondeurs où se logeait la section des machines et Shô avait disparu. Même les Serves des deux chalets étaient devenues invisibles. Le Sirien se sentait abandonné de tous et quand par surcroît il eut achevé de vider le dernier flacon oublié sur la table, il commença à penser qu’il était grand temps de réagir contre l’ennui qui s’emparait de lui. Ses compagnons vaquaient à leurs propres affaires, soit, ce n’était pas une raison pour rester là à contempler stupidement ce paysage déjà trop connu. Retrouver une agréable compagnie n’était pas difficile, il suffisait de descendre le chemin vers les maisons du bord du lac, cette fois il ferait en sorte de ne pas trop s’attarder, quoiqu’au fond le temps n’avait plus guère d’importance — ce sacré Temps qui leur avait tendu un sacré piège! De toute façon, si on avait besoin de lui, on saurait bien où il était.

Il se mit donc allègrement en route, dévalant au travers des bouquets d’arbres et des prairies fleuries jusqu’à la rive du lac. Il atteignit l’entrée du village des Serves, poussa la porte de la première maison, fit deux pas à l’intérieur. Tout était silencieux, la pièce de séjour et les chambres étaient vides. Il ressortit, s’engagea dans l’avenue en corniche au long de laquelle s’alignaient les constructions, fronça les sourcils en constatant que rien ne bougeait nulle part — la rue était complètement déserte. Il ouvrit encore une porte, une seconde, se gratta le front avec un brusque sentiment d’inquiétude. Le village d’habitude si actif et même bruyant paraissait complètement abandonné. Il se rassura un peu en apercevant un groupe d’enfants jouant dans un jardin, décida de poursuivre, atteignit l’extrémité de l’avenue à l’endroit où elle dominait la grande plage de l’Est — si toutefois cette définition géographique avait un sens alors qu’elle ne se rapportait qu’au déplacement mécanique d’un pseudo-luminaire. Là, il poussa un soupir de soulagement.

Au milieu de l’étendue de sable doré, les cinq cents Serves et leurs Libres Hommes étaient tous massés, quelques-uns assis à même le sol, la plupart debout et formant un large demi-cercle. Au centre de l’espace vide ainsi délimité, une estrade rudimentaire avait été façonnée à l’aide de planches et de tréteaux et supportait une silhouette en train de haranguer la foule qui, tantôt l’écoutait dans un silence recueilli, tantôt ponctuait chaque période d’applaudissements ou de ce qu’il est convenu de nommer mouvements divers. Wolan plissa les paupières pour mieux identifier l’orateur et, sans le moindre étonnement, il reconnut Shô. Il était trop loin pour comprendre ce qu’elle disait, d’ailleurs elle touchait visiblement à la fin de sa péroraison, les Serves commençaient à bouger, à se rapprocher et bientôt l’une d’elles lui tendit la main pour l’aider à descendre de son perchoir; quelle qu’en eût été la raison d’être, la séance était finie. Le Sirien recula lentement derrière l’écran du promontoire jusqu’à être sûr de se trouver hors de vue, retraça à grands pas la route pour quitter le village. Il se sentait coupable d’indiscrétion et il estimait préférable que le peuple ne sache pas qu’il avait été le témoin de cette étrange manifestation — c’était visiblement Shô qui l’avait organisée et c’était à elle de s’en expliquer si elle le jugeait bon. Il s’engagea sur le chemin des chalets, s’arrêta à mi-hauteur, s’assit dans l’herbe pour attendre.

 

Elle apparut vingt minutes plus tard, remontant la pente d’un pas vif. En l’apercevant, elle s’arrêta net, lui sourit.

—      Tu te promènes, Wolan? Je parie que tu as le désir de descendre au village pour y reprendre le cours de tes études ethnologiques...

—      C’était en effet mon intention. En fait, je n’y vais pas, j’en reviens.

—      Ah oui? C’est pour cela que tu fais une pareille mine? Tu n’y as trouvé personne et tu es désappointé?

—      Personne en effet, du moins dans les maisons. J’ai été jusqu’au bout, jusqu’au sommet de la plage.

—      Je comprends! Tu as vu la réunion et tu te demandes ce qu’elle signifie. C’est pourtant bien simple, et si j’avais su que tu avais l’intention de descendre aussi, je t’aurais emmené. Tu ne serais pas en train de chercher quel coupable secret je te cache.

—      Tu as le droit de faire ce que tu veux et je ne me permettrai pas de te questionner.

—      Non, mais tu en meurs d’envie. Rassure-toi, tu vas tout savoir. Figure-toi que les Serves, en nous voyant réapparaître si vite et surtout ramenant avec nous le corps inanimé de notre reine, ont naturellement été très inquiètes, terriblement angoissées même, et personne sur le moment ne s’est soucié de leur dire ce qui s’était passé et quelles en étaient les conséquences. Puisque Rann’dji était hors d’état de leur parler, c’était mon devoir de le faire à sa place. Je suis Noble Dame et donc responsable, mais en même temps je ne le suis que depuis si peu de temps que je suis encore très proche d’elles. Je pouvais trouver les mots qu’elles seraient vraiment capables de comprendre. Je les ai donc réunies et je leur ai tout raconté.

—      Tout? Y compris le décalage temporel et la ruine de la Cité?

—      Elles ont le droit de savoir. Et aussi celui d’exprimer leurs opinions au sujet de notre avenir commun. Ce sont peut-être de simples servantes mais elles sont dans le coup, non?

—      Naissance d’une démocratie... murmura pensivement Wolan.

—      Démocratie? C’est un mot que j’ai déjà entendu dans ta langue mais je ne sais pas ce qu’il signifie vraiment.

—      C’est une question que je me pose aussi souvent moi-même. Mais les mots ont si peu de valeur, tu sais... Le vocable n’est pas plus la chose que la carte n’est le territoire, l’un et l’autre ne sont que ce que l’on met dedans. Peu importe! Rentrons maintenant chez nous. Jorge doit probablement être déjà de retour. Demain Rann se réveillera et nous pourrons bientôt tenir conseil.

***

En fait, ce ne fut que le surlendemain que la reine put se lever et, bien qu’encore un peu affaiblie, reprendre le cours de ses activités. Ogounh et Shô ne trouvaient plus de mots pour exprimer leur admiration, la science médicale heewigienne était développée mais ses ressources étaient encore loin d’atteindre le niveau de celle dont disposaient les Terriens. La race d’Andromède en était encore au stade de la biochimie moléculaire, le complexe échafaudage des théories analytiques qui finit par n’être plus qu’un jeu de l’esprit au travers duquel on arrive à perdre de vue la signification même du phénomène de la vie — le saucisson découpé en tranches si fines qu’on ne sait plus que c’est un saucisson. Cette étape était nécessaire, il fallait connaître les plus infimes rouages de l’organisme, mettre la mécanique à plat pour l’étudier à fond, mais ensuite il fallait pouvoir utiliser réellement la fantastique somme de données acquises sans en négliger aucune et sans omettre la moindre interaction et, cela, seul un ordinateur pouvait le faire. Le réanimateur bionique n’était pas autre chose : un ordinateur dont les mémoires infaillibles contenait la masse entière des connaissances biologiques. A chaque fraction de seconde, il analysait la totalité des processus physiologiques du malade, les comparait avec les constantes d’un sujet sain, perfusait les éléments nécessaires pour rétablir l’équilibre des électrolytes et des tensions osmotiques, excitait les réactions d’autodéfense, éliminait les déchets et les toxines, injectait les substances curatives qu’il synthétisait et personnalisait lui-même à partir de sa réserve de précurseurs et, en outre, suppléait à l’aide de sa propre énergie aux déficiences du tonus, accélérait la régénération des tissus, la cicatrisation des lésions, la neutralisation du stress et des effets secondaires. A sa façon, le réanimateur était bel et bien un membre essentiel de l’équipage de l’Erika tout comme Théodore; si celui-ci en était le pilote-navigateur, lui était le médecin de bord et aucun toubib humain n’aurait pu œuvrer aussi vite et aussi bien que lui. Shô s’enthousiasmait en constatant que Rann était sur pied quarante-huit heures seulement après avoir eu la poitrine traversée par une flèche, qu’aurait-elle dit si elle avait su qu’en réalité Ava, craignant des différences trop marquées entre les structures intimes des deux races, avait volontairement ralenti le fonctionnement de l’appareil et que le résultat aurait pu être obtenu en cinq fois moins de temps, puisque somme toute les dégâts avaient été relativement limités. Évidemment, si l’intervention n’avait pu s’effectuer aussi rapidement, la blessée n’aurait pas tardé à succomber sous l’effet de l’hémorragie interne noyant la cavité thoracique et les poumons, mais celle-ci ayant été aussitôt stoppée par contraction provoquée des fibres de la tunique artérielle de l’aorte et l’épanchement résorbé par drainage anastomosique, il suffisait de réparer la déchirure du segment apical et celles des muscles et du derme, ce qui n’était qu’une très banale intensification de la mitose cellulaire et n’entraînait même pas la formation de tissu cicatriciel — la parfaite esthétique de l’orgueilleuse poitrine de Rann’dji sortait intacte de l’aventure.

Comme au premier jour, les six compagnons se retrouvèrent donc autour du déjeuner sur la terrasse du chalet royal, mais cette fois ils n’attendirent pas la fin du repas pour discuter de la situation. Une autre différence existait également : l’invisible présence de Théodore sous la forme d’un radio-transcepteur posé au centre de la table. Après que Rann eut exprimé sa reconnaissance pour les soins qui lui avaient été apportés et approuvé sans réserve la décision du retour dans Eeyo, elle aborda franchement le sujet essentiel.

—      Vous avez eu raison de me ramener ici et j’espère que vous auriez fait de même si j’avais été tuée sur le coup, la terre de Heewig est peut-être celle de ma naissance mais je n’aurais pas voulu qu’elle reçoive ma sépulture, elle m’est devenue étrangère. Vous vous souvenez que déjà, avant que nous nous y posions, elle me faisait peur, ce pressentiment ne me trompait pas. Seulement, que faire maintenant? Y retourner malgré tout serait peut-être le plus sage puisqu’elle représente pour nous la seule certitude matérielle, tout le reste étant l’inconnu... Avec de la patience et de la diplomatie, nous pourrions réussir à faire la paix avec cette nouvelle race qui ne peut être qu’issue de nous, je veux dire de moi et de mes sœurs.

—      Ce ne serait en effet pas impossible, répondit Jorge, toutefois je le déconseille formellement. Tu as bien dit « nouvelle race » et l’examen auquel Shô et moi nous nous sommes livrés démontre que les survivants de la Cité sont des mutants, ils n’ont pu s’adapter et se reproduire qu’en subissant un ensemble de transformations qui les rend aujourd’hui totalement différents de toi. D’autre part, ils ont régressé, ils sont repartis de zéro ou tout au moins du stade de la tribu mi-pastorale, mi-agricole. Ce ne sont plus tes descendants, ce sont tes ancêtres. Nos modes d’existence n’ont absolument rien en commun.

—      C’est pourtant un genre de vie analogue que nous avions l’intention de mener puisque nous voulions fonder un village et tirer nos ressources de l’environnement?

—      Exact. Mais avec en plus le bénéfice de toutes nos connaissances acquises et de notre technologie, nous ne nous serions pas contentés de l’arc ou de la sagaie pour assurer notre besoin en protéines et nous n’aurions pas vécu dans des huttes informes faites de branchages et de terre glaise. Nous ne pouvons pas nous permettre de dégénérer par un pareil retour en arrière.

—      Justement! Ne serait-ce pas notre devoir que de faire profiter cette tribu sauvage de notre civilisation?

—      Elle n’en voudrait à aucun prix. Ce qui s’est passé au cours des trois derniers siècles est facile à comprendre. Les quelques individus qui ont eu la chance d’échapper au destin final de Heewig n’ont certainement pas oublié pourquoi la mort s’est abattue sur la planète, ils savent, inconsciemment peut-être, que c’est précisément la science qui est à l’origine du gigantesque holocauste. Et ils nous voient brusquement réapparaître avec notre vaisseau futuriste, nos armes foudroyantes, avec tout ce maléfique appareil surgi du passé qui avait transformé leur monde en enfer, et tu voudrais qu’ils nous accueillent à bras ouverts? Nous sommes les ennemis les plus dangereux qu’ils puissent concevoir. C’est bien pourquoi, lorsqu’ils nous ont vus approcher de leur refuge, ils nous ont attaqués sans préavis, il fallait nous détruire avant que nous ne les détruisions. Comme pardessus le marché, notre réflexe de défense a entraîné un carnage, n’espère pas que nous arriverons jamais à les convaincre que nous sommes doux et pacifiques. De toute façon, ils ont commencé une nouvelle évolution, ils ont désormais leur propre route à suivre, nous n’avons plus le droit d’intervenir.

—      J’accepte ton avis d’autant plus facilement que, je le répète encore, je n’ai aucune envie de redescendre là-bas, je ne faisais qu’exprimer un sentiment de responsabilité, mais tu me démontres que non seulement elle n’existe plus, qu’elle irait au contraire à l’encontre des lois du destin. Tournons donc le dos à Heewig mais ce sera une grande désillusion pour mon peuple d’Eeyo.

—      Sûrement pas! s’exclama impulsivement Shô. Les Serves sont au courant et elles préfèrent ne jamais revenir sur notre ancien monde. Elles étaient parties pour le quitter définitivement de toute façon ; les liens sont rompus.

Rann fixa la jeune femme avec un haussement de sourcils accentué.

—      Vraiment? Comment savent-elles?

—      C’est moi qui le leur ai dit. Elles te croyaient morte, je les ai donc rassurées et en même temps je ne leur ai rien caché de ce qui est arrivé : le décalage temporel, la fin de la Cité, la mutation... Elles sont infiniment heureuses que tu sois vivante et hors de danger grâce à nos amis de l’autre galaxie. Elles demandent que toi et eux les conduisiez vers la nouvelle patrie.

La reine demeura pensive un instant puis un léger sourire éclaira ses traits.

—      Tu les as rassemblées pour tenir un conseil populaire... Après tout, j’aurais tort de te le reprocher, tu es désormais la seule Noble Dame qui reste ici en dehors de moi — je ne parle pas d’Ava car elle est bien au-dessus de nous...

—      Merci de cet honneur, fit la Centaurienne avec une moue ironique, mais je crains qu’elle ne m’attire quelque désagrément de la part de Jorge et Wolan, ils ne me considèrent pas comme leur reine, eux, les sexes sont égaux chez nous. Tu es héréditairement accoutumée à un état de choses différent parce que dans ta race les femmes possèdent la supériorité du nombre mais il se pourrait bien qu’il n’en soit pas toujours ainsi et que tu sois un jour amenée à d’autres conceptions.

—      Que veux-tu dire? Les dominances génétiques pourraient changer?

—      Mieux qu’un espoir. Shô et Jorge ont examiné ceux de nos agresseurs qui étaient restés sur le terrain, ils ont constaté qu’il y avait presque autant d’hommes que de femmes. Un changement d’environnement a suffi pour rétablir l’équilibre des chromosomes sexuels, nous pouvons donc espérer que ce qui s’est produit là-bas se reproduira ailleurs.

—      Ce serait merveilleux! Notre peuple pourrait donc à nouveau connaître une véritable croissance! Peu importe qu’il ait un jour un roi au lieu d’une reine, pourvu qu’il devienne grand et fort.

—      De toute façon, sourit Wolan, cela ne changera pas grand-chose au rôle des femmes dans la conduite des affaires, ce seront toujours elles qui auront le dernier mot. Sauf s’il était résolument misogyne, le roi de Heewig sera marié ou tout au moins il aura une maîtresse et, ne serait-ce que pour avoir la paix dans son ménage, il finira toujours par faire exactement ce qu’elle voudra. Regarde ce qu’il en est dans notre Fédération où pourtant les naissances sont rigoureusement équilibrées : c’est une femme nommée Sandra qui commande aux centaines de milliers d’ingénieurs, de techniciens et de travailleurs constituant le Kraft. Même dans l’Erika où Jorge et moi représentons une majorité de poids — plus de deux cents kilos contre les soixante d’Ava — pardon, cent vingt maintenant en comptant Shô — nous ne sommes que d’humbles et obéissants sujets. Je parie que Théodore lui-même...

—      Pardon! coupa la voix du maître-ordinateur. Vous savez parfaitement que je suis par construction insensible à ce genre d’influence. Tout ce que je puis affirmer dans cet ordre d’idées, c’est que les courbes de réponse de mon périphérique audio sont en général meilleures pour une tonalité féminine que masculine...

—      C’est comme ça que ça commence, mon vieux. Mais je crois que nous nous égarons, nous avons des sujets de discussion plus immédiats que ces hypothèses concernant ton futur lointain.

—      Au contraire! répliqua Ogounh. Les perspectives ouvertes par cette possibilité d’expansion démographique paritaire sont d’un très grand poids. Jusque-là, nous étions encore en droit d’estimer que, faute d’une meilleure solution, nous pouvions à la rigueur faire d’Eeyo notre habitat définitif, mais dès l’instant où nous entrevoyons l’espoir de reconstituer une véritable population, il nous faut un espace planétaire. Nous devons tenter une nouvelle traversée soit par la même route soit par une autre suivant les circonstances que nous rencontrerons, mais nous finirons bien par découvrir un site favorable à nos projets. N’est-ce pas ton avis, Rann’dji?

—      Tu n’as fait qu’exprimer ce que j’allais dire moi-même. Oui, il faut partir!

—      C’est aussi notre opinion, fit Jorge. Le problème se résume donc à savoir dans quelle direction, car nous aurons intérêt à minimiser le plus possible la part du hasard dans notre errance. Théodore, tu dois être maintenant en possession d’éléments supplémentaires concernant la navigation intergalactique, n’est-ce pas?

—      Oui. J’ai collationné les enregistrements du précédent trajet aller et retour et j’ai pu en déduire un certain nombre de lois sur la structure de l’hyperespace généralisé autour des limites galactiques. Notamment sur la configuration logique des hypersécantes correspondantes.

—      Tu peux donc déterminer des coordonnées orientées de navigation?

—      Certainement.

—      Dans ce cas, pourrions-nous tout simplement retourner dans notre galaxie mais de façon à émerger dans un autre point que la dernière fois, plus éloigné du secteur terrien? Si nous nous rendons par exemple dans le Bras de Persée, nous ne risquerons pas de nous heurter à l’expansion de nos descendants telle qu’elle pourrait être dans trois siècles, mais en revanche il nous sera beaucoup plus facile de découvrir une bonne planète vierge puisque nous possédons déjà des cartes qui nous aideront à déterminer à l’avance une région favorable.

—      Non. La théorie telle que je puis la concevoir à présent implique bien l’existence de points homologues mais il ne peut y en avoir qu’un seul dans chaque galaxie. Nous retournerons donc nécessairement dans la ceinture de T IV.

—      S’il est impossible de faire autrement... Tout bien pesé, tentons d’abord ce retour, même si la planète de transit est maintenant complètement fédérée et dotée de grands observatoires, je doute qu’on s’aperçoive que les milliers d’astéroïdes qui orbitent concentriquement se sont augmentés d’une unité. Nous pourrons capter les émissions de nos concitoyens, savoir comment ça se passe chez eux et peut-être tout ira très bien, on nous accueillera sans difficultés. Sinon il sera toujours temps de repartir vers ailleurs.

—      Tout à fait d’accord, émit Rann. Rien ne nous presse, nous avons le temps devant nous, tout le temps...

—      J’avais moi-même envisagé cette proposition en première ligne, reprit Théodore, toutefois, j’ai une suggestion supplémentaire à formuler.

—      Vas-y.

—      Celle qui consiste à faire premièrement un crochet au-delà de notre galaxie. M 33 se trouve sensiblement à la même distance de notre univers qu’Andromède mais dans la direction opposée. Je crois utile d’y effectuer une émersion intermédiaire, une brève escale pourrait suffire.

—      Tu appelles intermédiaire un point qui se trouve deux fois plus loin que notre but? Espères-tu trouver là-bas des conditions tellement enchanteresses que nous déciderons de n’en plus repartir? Je sais bien que c’est aussi une spirale du type Sb analogue à la nôtre...

—      Ce n’est pas pour cela puisque je n’en sais pas plus que vous sur les possibilités que M 33 peut offrir, c’est pour une tout autre raison. Les nouvelles données que j’ai acquises sont encore incomplètes, toutefois elles me permettent de concevoir des hypothèses beaucoup plus larges que je voudrais vérifier. Si la théorie qui se présente est valable jusqu’au bout, le rapport des courants temporels aux courants cosmiques est plus complexe que je ne l’avais admis. Il me manque encore deux équations fondamentales pour m’en assurer et je ne peux les trouver qu’en extrapolant au-delà de l’échelle métagalactique.

—      L’amour des spéculations mathématiques, hein?

—      Ce peut être plus intéressant que vous ne le supposez.

Jorge consulta du regard Rann qui haussa les épaules avec insouciance.

—      Je répète qu’en ce qui nous concerne nous avons tout notre temps. C’est à toi et à tes compagnons de décider, nous vous suivrons partout où vous voudrez aller.

—      Eh bien! qu’il en soit ainsi, Théodore! Tes branchements te permettent de piloter toi-même Eeyo, n’est-ce pas? Alors cap sur M 33.

—      Nous sommes déjà en route, Jorge...