CHAPITRE XII

Le soleil effleurait les collines occidentales quand « ils » apparurent enfin. Apparaître était bien le mot. Frann et Karel étaient assis côte à côte sous la pergola, en train de contempler le crépuscule naissant, lorsque, surgis de nulle part, les arrivants se matérialisèrent au sommet des marches gazonnées. Ils étaient deux, debout, immobiles, main dans la main, vêtus de ces mêmes tuniques arachnéennes que les jeunes gens avaient définitivement adoptées. Leur première impression fut que leurs visiteurs étaient des femmes ou plutôt des déesses tant leur beauté était envoûtante, presque surhumaine ; leurs corps à peine voilés offraient au regard des courbes d’une émouvante perfection qui ne pouvait être que l’expression la plus pure d’une divine féminité. Leurs chevelures bouclées étaient pour l’une d’un blond chaud semblable au feuillage automnal des bouleaux, pour l’autre d’une teinte plus ardente, moirée comme une soie précieuse. Mais leurs yeux étaient étonnamment semblables : d’un bleu changeant et profond, pailleté d’or. Leur peau, que l’on devinait plus douce et plus fine que le satin le plus fin et le plus doux, avait le ton d’un ambre clair et lumineux longuement poli par les vagues des océans. Cependant, en les regardant plus attentivement, les jeunes gens percevaient à demi consciemment de minimes différences entre les deux silhouettes. Les seins de celle de gauche, bien que d’un galbe attirant, étaient moins renflés, ses hanches un peu plus étroites, ses épaules arrondies en revanche légèrement plus larges.

— Votre intuition ne vous trompe pas, fit-elle d’une voix chaude. Notre race est androgyne, tout au moins autant que puisse le permettre l’évolution de l’être humain. Il subsiste toujours une certaine différenciation dans la bisexualité. Moi, Aanh, je suis physiologiquement plus homme que femme ; ma compagne Irva est l’inverse. Mais elle pourrait très bien se substituer à toi dans les bras de Frann comme moi à Frann dans les tiens, acheva-t-il avec un sourire malicieux à l’adresse de Karel.

Il s’était exprimé dans une langue chantante et complètement inconnue aux jeunes gens. Cependant ceux-ci avaient compris sans effort la signification de chaque syllabe. Le lien télépathique avait été immédiat. Les visiteurs étaient dotés des mêmes facultés qu’eux. Du reste leur subite matérialisation sur la terrasse était, sans l’ombre d’un doute, une téléportation. Irva inclina la tête d’un air approbateur.

— C’est bien cela, émit-elle. Ces pouvoirs que vous avez découverts en vous sont aussi les nôtres depuis des millénaires. Ce sont les facteurs propres au psychisme humain ; seulement, dans vos mondes, ils sont encore ignorés. Mais ne serions-nous pas mieux pour parler à l’intérieur de votre maison ? Le dîner doit être servi.

Frann bondit sur ses pieds avec une mine contrite, s’empressa de jouer son rôle d’hôtesse. Bien entendu le couvert était à nouveau mis pour quatre convives et, comme il se devait, Irva prit place à la droite du Terrien et Aanh à la gauche de la jeune fille. La conversation reprit.

— Vous vous doutez bien, fit Karel, que nous avons beaucoup de questions à vous poser ; si toutefois vous acceptez d’y répondre.

— Nous sommes venus pour cela, sourit Aanh. Mais il est inutile que vous les posiez, nous les connaissons déjà depuis longtemps. Je vais donc m’efforcer d’y répondre clairement. La première dans l’ordre logique est celle de la simultanéité des univers indépendants, n’est-ce pas ? En tout cas ce sera le point de départ. Comme tu l’avais justement déduit, chaque plan correspond à une équation universelle différente, le paramètre variable étant la vitesse du photon. C’est en fonction de celle-ci, que tu désignes par le symbole C, que s’échafaudent toutes les lois de la physique ou, plus exactement, que se construit le Cosmos matériellement perceptible ; c’est pour cette raison que, dans chaque cas, C doit nécessairement être une constante. En fait elle ne l’est jamais tout à fait. Comme tout le reste elle est soumise au principe de l’entropie et sa lente décroissance donne l’illusion connue sous le nom d’expansion des Galaxies. Mais peu importe aujourd’hui ; il s’écoulera encore des milliards d’années avant qu’interviennent des changements structurels significatifs. L’essentiel est que, lorsque C prend une valeur différente, l’univers engendré est également différent. Il n’est ni superposé ni parallèle, il est simplement autre. Le facteur de temps, et par suite celui de distance, demeurent, eux, des invariants. Le passage d’un plan à un autre est donc instantané puisqu’il n’est pas un déplacement spatial. D’autre part il est évident que la simultanéité de deux univers n’est qu’une définition de principe. Chacun est un tout en soi et, par exemple, deux étoiles ne peuvent occuper le même lieu, car les coordonnées de ce lieu ne peuvent en aucun cas être commensurables.

— Il existe quand même des points de contact ? Le tunnel…

— Très accidentellement. Lors de l’explosion d’une supernova ou lors de la formation d’un trou noir. L’énergie libérée peut atteindre un chiffre tel que E devienne plus grand que MC 2 – comme M, la masse, est définie, c’est le paramètre C qui s’accroît. Une partie de la matière est alors susceptible d’être entraînée dans le plan supérieur. Mais le tunnel que Stréhor d’abord, toi ensuite, avez franchi, n’a pas été créé par un hasard cosmique. C’est nous-mêmes qui l’avons ouvert aux moments et aux endroits nécessaires. Il suffisait de focaliser la super-énergie voulue pour créer artificiellement le point de translation ; la luminescence en forme d’aurore boréale est un phénomène secondaire incidemment fort utile en signalant visiblement l’emplacement du passage.

— Ce serait donc volontairement que vous avez conduit le vaisseau de Stréhor de façon qu’il émerge si près de ma planète qu’il ne pouvait que s’y écraser ?

— C’était le plus sûr moyen pour t’amener à retracer sa route et découvrir par toi-même la loi de simultanéité des univers. En réalité, Stréhor ou un autre, cela n’avait guère d’importance, car nous savions qu’un Origien pourrait revivre. C’était toi le véritable sujet de notre expérience. Nous t’avions sélectionné non seulement parce que tu étais astronaute mais surtout parce que tu possédais déjà, à ton insu, des facultés supranormales étonnamment développées pour un Terrien. Nous pouvions ensuite te suggérer les actes auxquels d’ailleurs ton intense curiosité te poussait d’elle-même, et aussi te guider si cela avait été nécessaire. Mais tu as amplement justifié nos espoirs.

— Il fallait donc que je passe dans le deuxième univers avant d’atteindre le troisième, c’est-à-dire le tien ? A propos, combien y en a-t-il ? Une infinité ?

— Mathématiquement non, parce que, pour s’exprimer en termes de physique ondulatoire, les différents C sont des harmoniques d’une même fréquence et leur nombre est forcément limité. Il peut y en avoir encore deux autres, peut-être trois, mais alors la vélocité du photon devient telle que ces mondes ne peuvent plus être, à proprement parler, matériels. Peut-être spirituels ? Le domaine des dieux, si cette image te plaît…

— Beaucoup ! s’exclama Frann. L’univers des anges et, au-dessus, celui des divinités. S’il y a une harmonique inférieure, ce sera celle de l’enfer et des démons.

— La matière devenue si lourde qu’elle est une prison pour l’esprit… Pourquoi pas ? Mais il ne saurait être question d’étendre si loin notre expérience, ce serait d’ailleurs vain et inutile car, en admettant que des formes de vie intelligente continuent à exister sur ces plans, le contact serait impossible avec eux. Pourtant il doit logiquement y en avoir, la loi ne souffre pas d’exception.

— Quelle loi ? fit Karel.

— Celle qui veut que la vie précède l’Univers et, en dernière analyse, le conditionne. Ce serait te faire injure que de croire que tu n’as pas remarqué ce fait qui pourrait cependant sembler anormal : que ce soit ici, sur Origa ou chez toi, tu es capable de voir tout ce qui t’entoure, n’est-ce pas ? Or, si la vitesse de la lumière est différente, les fréquences susceptibles d’être enregistrées par les cellules de tes rétines devraient aussi être différentes et cependant elles demeurent exactement les mêmes. Tu perçois sans changement la gamme des rouges aux violets. Ce qui signifie qu’elles se sont décalées pour toi, pour que tu ne sois pas aveugle. Tous les mondes sont tiens dès l’instant où tu peux tous les appréhender ; j’ai donc raison d’affirmer que c’est l’Univers qui est créé pour l’Homme et qu’en définitive il n’existe que par lui. Mais tout ceci n’est qu’une digression dont je m’excuse. Revenons à notre thème du moment. La deuxième question concerne Stréhor et Nâo. Ainsi que je l’ai précisé, lui n’était pas choisi, à vrai dire, toutefois nous ne regrettons pas sa venue. Ce que nous attendions de toi, c’était que tu rencontres au moins un Origien ou probablement une Origienne, que tu la libères de ses complexes et que tu l’entraînes avec toi pour l’amener ici. Tu as fait mieux : tu en as trouvé deux ; l’une était une anormale aux yeux de sa race, donc en réalité aussi normale que toi et nous, l’autre t’a involontairement prouvé que l’inhibition de la sexualité n’était pas un caractère originel dans son monde mais une barrière artificielle et parfois fragile. Or, c’était bien cela que tu devais découvrir. Cette civilisation est en passe de dévier dangereusement pour elle-même. Nous avons jugé qu’il était bon de lui donner une chance de reprendre le cours normal de l’évolution. Frann et toi aviez du reste abouti, à la même conclusion puisque vous avez profité des tendances du groupe de Njéma pour jeter Tvorg et Dhéri dans les bras l’un de l’autre. L’exemple sera contagieux et la sexualisation gagnera très vite tous les membres de l’ancienne colonie ; tôt ou tard elle s’étendra ensuite au reste de l’empire origien. Un second catalyseur va intervenir, celui du couple Stréhor/Nâo.

— Donc Stréhor est à nouveau vivant ?

— Tu n’en doutais pas, j’espère ? Nous lui avons donné un nouveau corps identique aux deux précédents ; pour l’ego il est toujours enregistré au fond de tes éléments cytoplasmiques ; il ne s’effacera que très lentement. Nous l’avons recopié et transféré pendant tes heures de sommeil mais, au passage, nous l’avons légèrement modifié en éliminant le blocage psychique. Il est aussi libéré que Nâo et l’amour les a unis dès qu’ils se sont retrouvés.

— Ils vivront désormais ensemble et heureux ? émit Frann. Où sont-ils ?

— A Njéma. Avec l’aide de la super-énergie dont nous disposons, la téléportation peut s’effectuer entre deux univers.

— Je comprends… Mais pourquoi fallait-il que Stréhor meure une deuxième fois ?

— Parce que son conditionnement asexuel était bien trop solidement implanté. Il aurait fallu trop longtemps pour l’en débarrasser. Le mieux était de repartir de zéro, c’est-à-dire au moment où son vaisseau et lui-même se volatilisaient sur ta planète. Nâo se chargera de lui apprendre ce qui s’est passé entre-temps et de boucher le trou de sa mémoire.

— C’était pour cela que son cadavre portait les blessures d’une chute… Puisque nous évoquons Origa, une chose m’intrigue. Pourquoi cette civilisation a-t-elle décidé d’imposer le dogme de la non-sexualité ?

— C’est très simple. Des êtres asexués, et qui ont par ailleurs mis au point les techniques de la fécondation et de la reproduction externe, ignorent l’amour. Donc ils ignorent aussi son inévitable réciproque : la haine. Avec la barrière psychique, le meurtre et la guerre cessaient d’exister. Un monde théoriquement parfait… Mais malheureusement aussi un monde d’où le double moteur essentiel de l’évolution avait disparu. Les Origiens entraient dans l’immobilité et par conséquent dans la mort. Le devenir de l’homme est le surhumain. La prise de conscience progressive des suprafacultés en ouvre le seuil. Or le développement du psi n’est que la transcendance des forces vitales dont l’expression essentielle est la sexualité ; non en tant que fonction reproductrice mais en tant qu’exaltation de l’être dans la joie. C’est pour cela que l’aboutissement est l’androgyne ; l’épanouissement de la sensorialité totale, féminine et virile à la fois. Vous le pressentiez tous deux, n’est-ce pas, quand vous avez découvert que chacun de vous pouvait éprouver le plaisir de l’autre en même temps que le sien ?

— Certes ! murmura la jeune fille. Déjà, psychiquement nous ne sommes plus qu’un. Qu’allez-vous faire de nous ?

— L’ultime question ! fit Irva. C’est à vous, et à vous seuls d’en décider. Peut-être Karel veut-il retrouver son monde terrien ? Sa nef est prête et vous serez sûrement bien accueillis puisque avec elle il pourra offrir aux siens le bénéfice immédiat d’un grand progrès technologique : le D.V.S. origien qui rendra la Galaxie tout entière accessible à ses compatriotes. Plus seulement un minuscule système planétaire mais les étoiles !

Karel soupira, hocha négativement la tête.

— Je ne vois que trop bien ce qui se passerait si je rentrais là-bas. D’abord on refuserait de me croire et même d’étudier les équipements de mon vaisseau. La mentalité terrienne est ainsi faite qu’elle repousse tout ce qui est nouveau et surtout ce qui est contraire aux théories admises. C’est le propre de notre scientiocratie. Elle est dirigée par des « patrons » qui tiennent pour un dément ou un criminel celui qui ose sortir des ornières qu’ils ont tracées. Les bûchers du Moyen Age n’existent plus, mais ils seraient capables de les rallumer pour mon compte ! Si finalement, ils arrivaient à me croire, le D.V.S. et toutes ses applications deviendraient dans leurs mains des armes pour mieux s’entre-détruire. Non, je ne veux être ni le réprouvé ni le responsable des futurs holocaustes. Nous resterons ici si vous nous acceptez.

— C’est ce que nous espérions, répondit Irva avec un sourire qui était une merveilleuse promesse. Ni l’un ni l’autre vous n’appartenez plus à vos univers. Vous avez parcouru trop de chemin, vous vous en êtes détaché pour vous rapprocher de nous. Nous vous ferons tout à fait nos semblables dans la joie et dans l’amour…

Le repas était terminé. Irva se leva, prit la main de Karel, pendant qu’Aanh tendait la sienne à Frann.

Ensemble, avec une lenteur grave, presque religieuse, ils s’avancèrent vers le fond de la pièce que la pénombre grandissante semblait élargir immensément. La paroi où, la première nuit, s’était dessinée la danse suggestive des formes lumineuses – où, le matin même, s’était momentanément découpée la porte ouvrant sur les au-delà – devenait maintenant immatérielle, se dissolvait en traînées de brumes irisées par une aurore radieuse. Indistinctes encore, des masses bleutées s’arrachaient à la nuit, collines et plaines, vallées et montagnes, eaux dormantes et mers animées de lentes vagues ; l’aube se levait sur le monde. Tout au fond une flèche d’or jaillit, embrasant le ciel. Le chant d’un oiseau tinta, pur comme le cristal, d’autres lui répondirent et, en accompagnement faible d’abord comme un murmure, puis de plus en plus pleine, de plus en plus vibrante, la poignante symphonie de l’invisible orchestre monta, s’amplifia, devint une marche triomphale, l’hymne suprême à la Joie.

De toute part surgirent les formes qui les entourèrent, les enlacèrent, se fondirent en eux, et Frann/Karel vit qu’il/elle était désormais semblable à Aanh/Irva. A l’horizon le soleil illuminait de sa vivante clarté les hautes coupoles de cristal de la merveilleuse Cité.

 

FIN