CHAPITRE IX
Il est impossible de décrire la stupeur de Dhéri et Tvorg lorsque, un peu plus tard, le couple pénétra dans la pièce où ils venaient de se mettre à table. Les réflexes de l’intellect sont rapides dans un univers super-C, pourtant plusieurs secondes s’écoulèrent avant qu’ils retrouvent l’usage de la parole.
— Vous !… balbutia le physicien. Comment… Aucune nef n’a atterri !
— J’ai fait quelques progrès depuis que nous nous sommes quittés. J’ai découvert entre autres qu’on pouvait très bien se passer de vaisseau pour traverser l’espace… Mais permettez-moi de vous présenter ma compagne Frann. Nous sommes venus ensemble.
— Enchantée de faire sa connaissance, répondit Dhéri d’une voix encore assourdie par l’émotion. Comme elle est jolie !… Mais, pardonnez-moi de le dire, tellement différente… C’est une Terrienne comme vous ?
— Je suis en train de le devenir, fit la jeune fille avec un délicieux sourire. Mais c’est grâce à Karel, car je suis bel et bien née origienne. Enfin, si l’on veut… Vous comprenez, je suis ce que les médecins appellent une handicapée mentale incurable. Karel a été obligé d’aller me chercher dans le Centre d’isolement où j’étais enfermée à vie. Je suis Frann l’Idiote, compléta-t-elle en esquissant une légère révérence. Mais soyez sans crainte, je ne suis pas contagieuse.
Les prunelles dorées de la Njéméenne s’attardèrent un instant sur la silhouette de la jeune fille dont la longue robe pudique ne masquait plus guère les attirantes formes. A son tour elle se mit à sourire.
— Je n’en suis pas aussi sûre que vous… Mais cela ne nous effraie pas. Pour le moment j’ai une question bien plus importante à vous poser. De quand date votre dernier repas ?
— Laissez-moi réfléchir, fit le Terrien. Il doit être environ trois heures du matin sur Origa. Et nous avions dîné à sept heures du soir.
— Alors qu’attendez-vous pour vous asseoir avec nous ? Nous aurons tout le temps de bavarder ensuite…
— Vous n’avez pas changé, Dhéri ! s’exclama gaiement Karel en cueillant au passage une chaise pour l’offrir à Frann. Le souci de vos devoirs d’hôtesse passe avant votre curiosité… Toutefois, à propos de devoirs, je voudrais sans attendre m’acquitter des miens. Dans mon monde lointain, il est d’usage d’offrir un cadeau aux amis qui vous accueillent sous leur toit, une gerbe de fleurs par exemple. Nous avons pensé qu’un autre présent vous plairait davantage…
Il tira le paquet de la poche de sa tunique, déroula l’enveloppe, étala son contenu devant les Njéméens. Les yeux de Tvorg se dilatèrent. Il contempla un instant d’un air incrédule les épais rectangles bruns, tendit une main hésitante pour en prendre un et l’examiner de plus près.
— Ce n’est pas vrai ! murmura-t-il d’une voix à peine audible. Ce ne sont pas…
— Mais si ! le microprocesseur d’Yryènh en triple exemplaire. Origa avait refusé de vous en donner un, moi je vous donne les trois. Les cartes maîtresses sont maintenant dans vos mains. Mettez-les en sûreté pendant que notre chère Dhéri aura la bonté de remplir nos verres et nos assiettes…
Les règles intangibles de la civilité origienne veulent que l’on ne pose jamais de questions à un hôte, surtout au cours d’un repas. Cependant, pour la première fois de leur vie peut-être, Dhéri et Tvorg furent impuissants à s’y conformer entièrement ; ils s’efforçaient de leur mieux de réprimer les interrogations qui leur montaient aux lèvres, mais leurs regards étaient si éloquents que le Terrien, sa première fringale assouvie, s’empressa de satisfaire leur ardente curiosité. Tout en notant incidemment que cette même curiosité était une attitude mentale normalement inconnue chez les Origiens ; l’évolution de Njéma paraissait amorcer nettement sa propre route…
De plat en plat et de verre en verre, il exposa les lignes générales de son plan. L’impériale métropole avait escompté ramener son ancienne colonie sous sa loi par le moyen du chantage. Il était juste que Njéma emploie à son tour la même arme pour conserver son indépendance. Maintenant c’était elle qui détenait la clé de la réjuvénation. C’était à Origa de s’incliner devant sa volonté d’indépendance si elle tenait à récupérer sa part du trésor.
— Stréhor m’a fourni à son insu l’occasion propice. Dans trois jours son nouveau corps sera vivant, seulement il n’aura pas d’existence réelle sans son ego. Et celui-ci se trouve désormais ici, avec moi. Il faudra qu’il fasse le voyage pour vraiment naître. Nâo l’accompagnera pour effectuer le transfert.
— La directrice du laboratoire en personne ? s’étonna Dhéri. J’aurais pu aussi bien m’en charger, j’ai été initiée à la technique opératoire par elle-même.
— Je l’ignorais. Mais cela ne change rien. Frann et moi désirons qu’elle vienne. Elle le sait, elle partage le même désir. Elle viendra.
— Je n’arrive pas à comprendre, intervint Tvorg. Vous parlez comme si vous étiez complètement d’accord avec elle, comme si c’était elle-même qui vous avait donné les microprocesseurs… C’est incroyable !
— C’est pourtant vrai. Bien que vous vous refusiez inconsciemment à l’admettre, vous ne pouvez pas ignorer que votre race tout entière est soumise à un conditionnement psychologique de désexualisation implanté en chacun de vous depuis même la prénatalité. Non, ne protestez pas. Écoutez-moi sans m’interrompre ! Le fait est indéniable. La meilleure preuve en est que cette imprégnation négative voulue ne donne pas toujours les résultats attendus ; l’organisme humain n’est pas une machine. Il lui arrive de se révolter et de créer ses autodéfenses. Frann, par exemple, est un cas limite. La barrière psychique n’a jamais pu s’édifier dans son cerveau ; c’est pour cela qu’on l’avait internée. Elle était trop dangereusement asociale, au vrai sens du mot. Pour d’autres, dont je ne connais pas le nombre, cette barrière est bien là, seulement elle est imparfaite. Elle arrive à n’être plus qu’un simple voile fragile qu’une trop forte pulsion peut déchirer. Il en était ainsi pour Nâo et nous l’avons volontairement aidée à se libérer. Elle n’est plus une Origienne. Elle a cessé d’être « incomplète ». C’est pourquoi elle nous rejoindra… Je vous choque, Dhéri ?
Les yeux d’or n’avaient cessé de le fixer avec une intensité quasi insoutenable. A l’énoncé de la brusque question, la jeune femme sursauta comme si elle sortait d’un rêve. Ses paupières s’abaissèrent lentement. Elle secoua la tête négativement.
— Non, Karel… A l’instant même où je vous ai vus apparaître tous deux l’un près de l’autre, main dans la main, j’ai… pressenti ce que vous venez de dire. Il me suffisait de regarder Frann pour que cette impression se change en certitude. Elle n’est pas seulement belle, elle est… elle est…
— Je suis heureuse, compléta la jeune fille. Et je sais que vous aussi vous pourriez l’être, si vous le vouliez. Savez-vous que vous ressemblez à Nâo ?
Pendant quelques secondes, un profond silence régna puis la voix de Tvorg s’éleva, étrangement lointaine.
— Le destin de Njéma n’est plus celui d’Origa. Je n’en doute plus désormais… Une nouvelle race va naître. Ce sera grâce à vous, Karel, puisque vous nous apportez aujourd’hui le moyen de conquérir définitivement notre indépendance. Mais c’est cela qu’il nous faut envisager tout d’abord. Le reste viendra de soi-même et peut-être pourrez-vous nous y aider. Pour l’heure préparons-nous à l’immédiat. Vous disiez que dans trois jours le corps de Stréhor sortira de la cuve ?…
Le calcul était simple : si rien ne venait entraver le déroulement du plan de Karel, la nef origienne atterrirait dans cinq jours. Même Wendro devrait s’incliner, puisqu’il ne s’agissait pas simplement de la vie de son fils mais aussi de la récupération d’un objet dont dépendait le sort même d’une civilisation. Du reste, le message de confirmation arriva bientôt ; il avait été envoyé quelques minutes seulement après l’ouverture du coffre-fort et la lecture de l’ultimatum ; les conditions avaient été immédiatement acceptées. En attendant l’apparition du vaisseau, les Njéméens et leurs hôtes mirent au point les moindres détails de la rencontre et Tvorg, en compagnie de Karel, vérifia soigneusement l’équipement de son laboratoire H.E.G.
— Au fait, fit-il quand il se fut assuré que rien ne clochait, je ne vous ai pas encore dit que je me suis occupé de votre nef pendant votre absence, comme je l’avais promis.
— Vous avez réussi ?
— Facilement. Je n’ai pas touché aux circuits correspondants à la constante de votre univers, je les ai simplement doublés pour qu’ils répondent aussi aux conditions du nôtre. Un simple relais assurera automatiquement l’inversion au passage du tunnel. Vous n’aurez pas à vous en préoccuper. J’ai supprimé le réacteur à fusion, nous le conserverons comme pièce de musée. Je l’ai remplacé par un capteur d’énergie cosmique et, bien entendu, j’y ai adjoint le D.V.S. Je vous montrerai l’emplacement des commandes et des contrôles sur votre tableau.
— C’est un cadeau magnifique ! Je ne sais comment vous dire ma gratitude…
— Ne cherchez pas, ami Karel. Non seulement ce travail m’a beaucoup intéressé, mais c’est nous qui sommes en dette envers vous. Ce que vous venez de faire pour Njéma n’a pas de prix. En outre, puisque vous pourrez maintenant naviguer sans difficulté de part et d’autre de l’interface, nous aurons moins de regret quand vous partirez. Nous pourrons espérer que vous reviendrez nous voir…
*
* *
La grande nef d’Origa atterrit avec plusieurs heures d’avance sur les prévisions. Rhegg était toujours aux commandes et les exigences du Terrien avaient été scrupuleusement respectées : il n’emmenait avec lui que deux passagers, Nâo et Stréhor. En descendant la rampe, la jeune femme eut un imperceptible élan vers le Terrien, mais elle le réfréna instantanément et sut conserver l’attitude digne qui convenait à son rang. Seule la petite flamme qui brillait au fond de ses yeux fauves aurait pu trahir son émoi intérieur et sa joie intense ; nul autre que Frann et Karel n’était heureusement capable de la déchiffrer.
Près d’elle se tenait Stréhor, immobile, indifférent à tout. C’était un homme jeune et de haute stature, aux épaules larges et d’une remarquable beauté virile, mais totalement dépourvu d’expression. Seule la brise, en moirant ses courts cheveux blonds, lui prêtait une apparence de vie. Aucune étincelle n’animait ses yeux clairs fixés dans le vide. Ce corps privé de pensée, pareil à un automate perfectionné, n’obéissait pour le moment qu’à la voix de sa créatrice. Il la suivit fidèlement quand Dhéri ouvrit la marche vers le laboratoire où Tvorg les attendait auprès du grand ordinateur. Quant à Rhegg, après un bref échange de paroles, il tourna le dos et remonta dans le vaisseau ; il se désintéressait visiblement de tout ce qui allait se passer et préférait demeurer seul dans sa cabine tant que Stréhor ne serait pas en mesure de prendre ses propres décisions.
Sur l’ordre de Nâo, le fils de Wendro s’allongea sur la table préparée pour le recevoir et Karel prit place sur une couchette parallèle. Les électrodes furent mises en place, les derniers réglages effectués, puis le physicien pressa un contact. De l’opération elle-même, le Terrien ne devait conserver aucun souvenir car, dès la première seconde, il avait été plongé dans une profonde anesthésie ; cet état d’inconscience absolue dura jusqu’au bout et même un peu au-delà.
Le réveil fut aussi immédiat que l’avait été l’endormissement. Son cerveau se retrouva d’un seul coup clair et actif, tout comme s’il n’avait jamais été paralysé. Il ouvrit les yeux, se redressa, s’aperçut que le corps de Stréhor n’était plus là ; la table était vide. Dhéri et Tvorg avaient également disparu. Devant les chromes et les cristaux de l’équipement sophistiqué occupant la plus grande partie de la pièce close, il n’y avait plus que Frann et Nâo qui se penchaient sur lui. En l’absence de tout témoin gênant, les véritables retrouvailles purent avoir lieu sans d’origiennes réticences.
— Tout s’est déroulé à la perfection jusqu’ici ! s’exclama la jeune femme après avoir repris son souffle. Je n’ai même pas eu besoin de donner mon avis ; dès que ton ultimatum a été communiqué, l’impératrice a ordonné d’agir sans retard comme tu l’exigeais.
— Tout en me maudissant, sans doute ?
— Même pas. J’ai l’impression qu’elle avait conscience que son attitude envers Njéma n’était pas très honnête. Au fond, tu lui fournissais une occasion de reconsidérer le problème de la sécession sans pour autant perdre la face. Sans compter que, malgré tout, elle n’ignore pas que tu as droit à sa reconnaissance puisque, sans ta fantastique aventure, son fils était irrémédiablement perdu.
— Le transfert de l’H.E.G. s’est bien passé ?
— Sans le plus petit incident. Sauf que, à l’instant de son réveil, Stréhor a été saisi d’une incoercible crise de terreur et j’ai dû lui administrer un puissant psychotrope. Je m’y étais du reste préparée… Tu comprends, la dernière image dont il ait eu conscience était cette montagne qui grandissait vertigineusement et sur laquelle il allait se broyer ; c’était cette même vision qu’il retrouvait en se réveillant. L’ego que tu lui rendais s’était arrêté à cet instant. Celui de son réveil lui succédait immédiatement ; il se croyait toujours là-bas, à son poste de commande, vivant sa dernière seconde… Demain le choc sera passé. Il reprendra facilement pied dans la vie ; l’unique séquelle sera un trou de deux mois et demi dans sa mémoire. Sans importance…
— Rhegg pourra donc le remmener à Origa. Mais pas toi, n’est-ce pas ?
— Oh non ! Je suis pareille à Frann, maintenant. Je serais vite rejetée par ce monde qui n’est plus le mien. Tu ne peux plus nous abandonner ni l’une ni l’autre !…
— C’était bien dans ce but que j’avais conçu mon plan. Seulement, qui dirigera le Laboratoire ?
— Ma première assistante, Syéno, est apte à me succéder. Tu te rappelles, cette fille aux cheveux noirs comme la nuit et aux yeux d’aurore ? Je l’ai initiée comme je l’avais fait d’ailleurs pour Dhéri dans l’éventualité où il m’arriverait un accident. Il est bien arrivé, du reste, mais pas du tout comme je m’y attendais… L’ancienne Nâo est morte et elle en est tellement heureuse !
Ce ne fut que le surlendemain que Karel rencontra Stréhor seul à seul. Les effets secondaires du traumatisme éliminés, l’homme était redevenu tel qu’il avait dû toujours être : un personnage de haute caste habitué à commander et à voir ses ordres exécutés sans discussion. Assez semblable donc à son ami Rhegg par son sens aigu de l’élitisme avec toutefois une légère différence que le Terrien ne tarda pas à remarquer : son esprit paraissait un peu plus extraverti. Ses premiers mots furent pour déclarer qu’il devait sa résurrection à Karel et l’en remercier ; il le fit brièvement mais d’un ton sincère et quand il émit le désir de connaître les circonstances de la tragédie, il y avait une perceptible note de curiosité dans sa voix.
— Somme toute, je vous dois encore plus que je ne le jugeais puisque l’endroit où mon vaisseau s’est écrasé était complètement désert et vous avez représenté l’unique chance infinitésimale de fixation de mon H.E.G. Par surcroît, vous avez su remonter la trace et franchir à votre tour le passage entre les deux univers. Ce qui prouve un degré d’intelligence comparable au nôtre.
— Est-ce un compliment ?
— Non. Une constatation.
— Alors elle n’est pas tout à fait juste. Notre intellect est certainement moins évolué que le vôtre mais nous possédons peut-être d’autres facultés complémentaires… La vérité présente plus d’une facette et il y a plus d’une route pour l’atteindre.
— Étrange affirmation. Il n’y a qu’une seule science et une seule méthode ! Mais il est inutile d’en discuter ; parlons plutôt du présent. D’après le récit que vous avez fait à Tvorg et qu’il m’a répété, vous avez émergé dans notre univers à bonne distance de la planète Njéma, ce qui vous a donné tout le temps de réaliser votre situation anormale, d’en comprendre les causes et de piloter à vue votre nef jusqu’à cette planète. Pour moi il n’en a pas été ainsi. J’étais infiniment trop près de votre monde pour pouvoir tenter la moindre manœuvre. Pourquoi cette différence ?
— Je me suis posé la même question et la seule réponse que j’y ai trouvé est celle-ci : dans les deux cas, le tunnel débouche sur une orbite et un méchant hasard a voulu que, à l’instant de votre émergence, la Terre se trouve exactement au point d’intersection. Dans mon cas, Njéma était à l’autre bout de son périple.
— Cette hypothèse est pleinement satisfaisante. Vous admettez donc que, si vous décidiez aujourd’hui de rentrer chez vous, vous ne risqueriez pas de courir le même danger que moi, puisque la position spatiale de votre Terre ne sera plus la même. Vous connaissez certainement son équation de mouvement ?
— Évidemment. Elle est d’ailleurs assez voisine de celle de Njéma. Depuis la date de votre accident, elle a dû parcourir à peu près le quart de son orbite. Ce qui la situe à plus de deux cent trente millions de kilomètres de la sortie du tunnel. A condition toutefois que le facteur temporel soit le même dans les deux univers.
— C’est une constante absolue !
— Vous et nous avions la même certitude en ce qui concernait la vitesse de la lumière et nous savons maintenant que nous nous trompions… Mais quand je ferai la traversée, je n’éprouverai guère d’inquiétude ; la probabilité d’une intersection demeure si ridiculement faible qu’elle ne peut se produire deux fois de suite. En tout cas je vous remercie de vous préoccuper de mon sort…
— A franchement parler, ce n’est pas uniquement à vous que je songe. Voyez-vous, lorsque j’ai été attiré par cette mystérieuse aurore boréale qui flottait devant moi, je venais d’Origa et je me rendais à Njéma pour tenter encore une fois, sinon de réintégrer la colonie dans l’Empire, du moins de rechercher les bases d’un accord raisonnable. Cette démarche est devenue inutile par votre fait. Nous ne possédons plus aucun moyen de pression sur Njéma et nous serons contraints de nous incliner. Qu’elle soit indépendante puisqu’elle le désire. Je commence à croire que cela vaudra d’ailleurs beaucoup mieux pour nous, car l’exemple qu’elle risque de donner à notre peuple n’est nullement souhaitable ; une franche séparation sera la meilleure solution. De toute façon, je n’ai plus rien à faire ici, je suis donc libre de mon temps et j’ai décidé d’en profiter pour approfondir le problème de la coexistence de nos deux univers. Tvorg a procédé à une révision complète de votre vaisseau, il l’a rendu capable de naviguer d’un côté comme de l’autre, donc aucune surprise n’est plus à craindre. En conséquence, voici ce que je vous demande : emmenez-moi avec vous au travers du tunnel et jusque dans votre monde. Je ne désire pas m’y attarder ni même y séjourner vraiment. Je veux seulement faire l’aller et retour pour recueillir les données nécessaires à la construction d’une nouvelle théorie cosmogonique. Nous partagerons ensuite les fruits de ce travail. Acceptez-vous ?
— Naturellement. C’est d’ailleurs la moindre des choses en échange du progrès considérable dont ma nef a bénéficié grâce à la technologie origienne. Nous accomplirons donc ensemble ce premier voyage conscient entre deux univers, seulement je dois vous prévenir que nous ne serons pas seuls.
— Je sais, fit Stréhor avec une involontaire note de mépris dans la voix. Il y aura Frann… Vous avez choisi de vous encombrer de cette pauvre fille, c’est votre affaire et non la mienne, vous êtes le maître à votre bord.
— Encombré ? Elle est infiniment plus proche de ma race que de la vôtre, vous devriez me remercier de vous en débarrasser. Mais ce n’était pas seulement à elle que je pensais. Nâo nous accompagnera également.
— Nâo ! La directrice du Centre de Réjuvénation ? C’est impossible !
— Vous vous y opposeriez ? En ce cas je reconsidérerai les termes de mon ultimatum. Njéma conservera deux blocs de microprocesseurs au lieu d’un et j’emporterai le troisième. Rhegg regagnera Origa les mains vides.
— C’est du chantage !
— Peut-être ! Wendro et vous êtes mieux à même que quiconque de le savoir, puisque c’est vous qui aviez commencé.
— Je vous empêcherai de partir !
— Par la force ? Vous n’avez pas encore mesuré toute l’étendue des différences qui existent entre vous et moi. Vous êtes incapable de tuer, moi, dans les cas extrêmes, je peux parfaitement m’y résoudre. Dans les cas extrêmes, je le répète. Une atteinte grave à la liberté individuelle, par exemple. Celle de Nâo comme la mienne.
— Vous prétendez qu’elle veut abandonner Origa pour vous suivre ? Si pareille chose était vraie, cela signifierait qu’elle n’est plus elle-même.
— Exact. Sauf qu’il est plus juste de dire que c’est maintenant qu’elle est vraiment elle-même. Par conséquent, elle n’appartient plus à Origa. Si Rhegg l’y remmenait, ce serait pour que tôt ou tard elle prenne la place de Frann dans le Centre d’isolement, de crainte qu’à son tour elle contamine son entourage et fasse courir un regrettable danger à votre civilisation. N’est-ce pas en prévision d’une éventualité de cet ordre que vous acceptez si facilement aujourd’hui la complète sécession de Njéma ? L’argument est encore bien plus valable en ce qui concerne Nâo. Syéno lui succédera sans problème quand Rhegg lui aura rapporté les blocs.
Pendant trois secondes, Stréhor demeura silencieux, sourcils froncés.
— Laissez-moi réfléchir, murmura-t-il en relevant la tête. Quelques jours seulement…
— A quoi bon ? Votre cerveau est supérieur au mien, vous en êtes d’ailleurs assez fier, donc vous avez déjà envisagé le problème sous tous ses angles et vous avez atteint une conclusion. Celle que, quoi que vous fassiez, je partirai avec Nâo et Frann. Quant à savoir si vous persistez ou non dans votre intention de faire avec nous la promenade, cela dépend uniquement de vous. Vous n’avez pas besoin pour cela d’échanger des messages avec votre Conseil.
Stréhor se leva lentement, marcha vers la porte, se retourna au moment de la franchir.
— Quand ? interrogea-t-il brièvement.
— Le plus tôt sera le mieux. Disons cet après-midi à trois heures ?
— J’y serai.
*
* *
Une heure après cette conversation, le vaisseau de Rhegg décollait sans que son pilote ait daigné se montrer. Les mécaniciens de la Base sortirent la nef de Karel de son hangar, procédèrent aux ultimes préparatifs. Un dernier déjeuner rassembla les trois astronautes à la table de Dhéri et Tvorg dans la même ambiance amicale que d’habitude ; il ne s’agissait pas d’une véritable séparation puisque dans quelques jours au plus tard ils seraient de retour en ramenant Stréhor. Celui-ci d’ailleurs ne participait guère à la conversation. Il demeurait morose et taciturne ; visiblement l’intérêt scientifique était l’unique cause de sa décision et les regards qu’il lançait parfois à Nâo étaient chargés d’amers reproches. Le déjeuner terminé, Karel et lui se rendirent à bord pour s’assurer que tout était en parfait état, tandis que les jeunes femmes s’attardaient encore auprès de leurs hôtes. Elles rejoignirent les astronautes un peu plus tard, gravirent allègrement la rampe qui, aussitôt après, réintégra son logement. Les panneaux du sas se refermèrent hermétiquement. Une minute encore et les faisceaux antigravifiques entrèrent en action. Le vaisseau se souleva lentement puis de plus en plus vite, montant droit vers le point où il pourrait passer en propulsion autonome. Frann se rapprocha du Terrien.
— Sais-tu, émit-elle silencieusement, ce que j’ai fait avant de quitter nos amis ?
— Bien sûr, répondit Karel par la même voie. Tu as hypnotisé Dhéri et Tvorg à leur insu et tu leurs as suggéré de partager la nuit prochaine la même chambre et le même lit. C’était peut-être un peu précipité, mais après tout, Njéma sera maintenant définitivement coupée d’Origa. La contagion ne se propagera pas d’une planète à l’autre. Et puis, chez eux aussi, la barrière était déjà très affaiblie. C’était pour cette raison qu’ils réclamaient leur indépendance ; ils n’en étaient pas encore conscients, mais leur instinct profond les poussait à se libérer de toutes les barrières sans exception…
La sortie du champ gravitationnel de la planète achevée, Karel et Stréhor s’assirent côte à côte devant les commandes, enclenchèrent les propulseurs et entamèrent le parcours de la trajectoire que le Terrien avait suivie lors de son arrivée. Il avait eu l’occasion, depuis, d’étudier la carte du ciel et de situer avec une approximation suffisante le secteur où s’ouvrait le tunnel ; du reste, moins de deux heures s’écoulèrent avant que la lumineuse draperie diaphane se dessine sur les écrans.
— Mon estimation était bonne en direction, fit Karel, mais beaucoup moins en distance, je ne croyais pas le passage aussi proche. Il est vrai que ma vélocité était moins grande. Je n’osais pas pousser avec seulement les commandes manuelles et sans contrôle…
— Le tunnel est peut-être animé d’un mouvement propre ? répondit Stréhor. Heureusement, c’était dans le bon sens, sinon nous aurions eu du mal à le retrouver.
Vingt minutes plus tard, le vaisseau s’engageait au cœur de la luminescence diaprée et, instantanément, les écrans s’éteignirent ainsi que la totalité des indicateurs. Les aiguilles se bloquèrent sur les cadrans et le maître-ordinateur cessa d’afficher ses courbes et ses chiffres. Les pilotes ne s’émurent pas, sachant que tout redeviendrait automatiquement en ordre dès que la nef se trouverait de l’autre côté ; c’était l’affaire d’un instant. Toutefois les secondes passèrent, puis les minutes et tout demeurait inerte et mort sur les tableaux. Subitement angoissé, le Terrien tenta de manœuvrer la commande de secours de l’inversion des constantes. Rien ne s’anima.
Malgré la science de Tvorg, il se retrouvait dans les mêmes conditions que lors de sa première traversée. Avec un sourd juron, il voulut, comme alors, faire coulisser le volet de protection du hublot de vision directe, mais le panneau demeura obstinément bloqué. Comme pour définitivement matérialiser son impuissance, le bourdonnement des réacteurs s’affaiblit, cessa complètement. Les lumières pâlirent, rougeoyèrent, s’éteignirent. Dans la pénombre de l’éclairage de secours, les deux hommes se regardèrent avec des yeux dilatés par une invincible terreur. Dans un silence de mort, le vaisseau aveugle et paralysé dérivait quelque part, hors des espaces stellaires. Les êtres qu’il emportait dans ses flancs étaient irrémédiablement perdus.