CHAPITRE VI

La conversation télépathique dura encore quelques minutes puis la perception extra-sensorielle commença à s’affaiblir, et les deux correspondants durent suspendre le contact. Cette forme de communication exigeait une assez forte dépense d’énergie psychique à laquelle ni l’un ni l’autre n’étaient entraînés ; c’était la première fois que l’esprit de Frann avait l’occasion de se syntoniser avec un correspondant et à plus forte raison il en était de même pour Karel. En tout cas, pour le Terrien, les quelques éclaircissements qu’il avait eu le temps d’obtenir avant le fading éveillaient chez lui un intense intérêt. Que Frann fût une idiote, comme elle l’affirmait candidement, semblait simplement signifier que son quotient intellectuel était inférieur à la moyenne origienne. Mais, somme toute, n’était-ce pas aussi le cas pour le Terrien ? Toutefois, l’arriération mentale n’était certainement pas la cause essentielle de son internement ; le diagnostic faisait état de troubles neuropathologiques beaucoup plus graves et de surcroît rédhibitoires. Obsession et perversion… De nature sexuelle, évidemment.

Cette jeune personne était indiscutablement un cas tératologique : il arrive que des enfants naissent sans bras ni jambes, elle était née avec un cerveau où manquait la barrière neutralisant la sexualité ! Il ne pouvait vraiment être question de laisser en liberté un être aussi dangereusement anormal ! Un être qui, au fond, présentait un comportement tout aussi primitif et immoral que celui d’une Terrienne… Cette instinctive comparaison frappa Karel : lui aussi, au fond, devait être considéré comme un arriéré et un psychopathe ; en tout cas comme le représentant d’une race inférieure. Sans doute il avait été très cordialement accueilli à Njéma mais il s’agissait de membres d’une minuscule colonie lointaine et de surcroît en pleine rébellion contre la métropole. Leur vie de pionniers avait influé sur leur mentalité. Par contre, l’attitude de Rhegg avait été claire : s’il avait laissé son passager accéder librement au poste central de son vaisseau, c’était par simple indifférence ; il l’avait visiblement jugé incapable de comprendre quoi que ce soit aux arcanes de la haute technologie. De même Nâo, en l’autorisant à visiter les laboratoires, avait paru douter fortement que cela puisse l’intéresser ; elle aussi le croyait donc si primaire ?

Pourtant, l’un et l’autre savaient qu’il avait traversé des espaces inconnus à bord d’un astronef ; même si celui-ci n’était pas équipé de l’ultra-moderne D.V.S., ce n’était tout de même pas une simple pirogue d’écorce ! Au fait, Rhegg, bien que cosmonaute de profession, n’avait pas non plus profité de son escale à Njéma pour jeter un coup d’œil sur le vaisseau terrien… La civilisation origienne se considérait comme si haute qu’elle ne pouvait ressentir que dédain pour tout ce qui n’était pas le fruit de son génie ! Cet étrange manque de curiosité ne paraissait toutefois pas être une forme de mépris ou de xénophobie, c’était plutôt l’absence du désir de connaître autre chose que ce qui s’intégrait au cadre de l’existence. Absence de désir… Était-ce une conséquence de la loi de désexualisation ?

En tout cas, pour le sous-évolué Karel, le terme avait conservé sa pleine signification sur tous les plans, aussi bien l’intellectuel que le psychophysiologique. Quels que soient les obstacles qui pourraient se présenter, il rencontrerait Frann. Il ne connaissait encore d’elle que sa voix, mais cela lui suffisait déjà pour imaginer le reste. Après la tombée de la nuit, il reprendrait contact ; d’ici là il s’efforcerait d’obtenir quelques précisions sur ce Centre d’isolement. Lorsque la servante lui apporterait son dîner ; déjà, à midi, elle avait volontiers répondu à ses questions. Il en fut de même le soir.

— Le Centre ? Vous pourriez le voir de votre fenêtre s’il n’y avait pas les arbres. Il se trouve juste au pied de la colline, là-bas.

— Il fait partie du même domaine que le laboratoire ?

— Oh non ! Il est tout à fait séparé. C’est bien normal, d’ailleurs. Le nom même d’isolement l’indique, précisa-t-elle du ton d’une grande personne s’adressant à un enfant peu doué.

— Excusez-moi… C’est une sorte d’hôpital ?

— Pas vraiment. La clinique se trouve ailleurs, plus près de la ville. Le Centre n’héberge que les incurables. Les handicapés majeurs, par exemple.

— Ils sont nombreux ?

— Je ne sais pas au juste, mais je crois qu’il y en a très peu. Il y a d’abord la sélection génétique puis le contrôle du développement du fœtus jusqu’à maturation, par conséquent il est presque impossible qu’un enfant naisse anormal. Si par hasard ça arrive, les médecins réussissent en général à guérir les malformations dès la première année.

— Les cas mentaux sont peut-être plus difficiles ?

— C’est possible… Mais c’est sûrement tout à fait exceptionnel. C’est pour ça que je pense qu’il ne doit y avoir que quelques pensionnaires. Ils ne sont pas à plaindre d’ailleurs ; chacun possède sa petite maisonnette avec son petit bout de parc privé. Ils sont bien nourris et n’ont pas à se faire de soucis. Ils vivent, c’est l’important, pas vrai ?

— Certainement. Le domaine lui-même est clos ?

— C’est nécessaire. Ce n’est pas comme ici, où il n’y a qu’un simple petit grillage pour marquer les limites ; là-bas, il y a un grand mur tout autour et une seule entrée avec une conciergerie et aussi les bâtiments du personnel d’entretien : les cuisines… enfin tout ce qu’il faut. Ça vous intéresserait de visiter ? Il faudrait que vous demandiez l’autorisation à la directrice.

— Non. Qu’irais-je faire là-bas ? Parlez-moi plutôt de la ville, je l’ai à peine entrevue lors de mon arrivée. Est-elle très belle ?…

Sur ce sujet, la fille se montra remarquablement prolixe, mais Karel n’écoutait plus, se contentait de répondre par monosyllabes. Dehors, le crépuscule s’assombrissait rapidement tandis que, sur la gauche, le disque argenté d’une lune montait au-dessus des crêtes. Ses rayons l’aideraient à trouver son chemin… Quand la servante, après avoir préparé son lit, le quitta en emportant les plats, il attendit encore une heure pour être sûr que personne n’observerait son départ puis il sortit et s’enfonça silencieusement dans le bois.

 

Malgré l’écran du feuillage, le rayonnement lunaire filtrait suffisamment pour que Karel puisse avancer sans difficulté ; le sol était d’ailleurs uni et dégagé, les branches mortes et les racines saillantes rares et faciles à éviter. Au fur et à mesure qu’il s’éloignait du laboratoire, le Terrien s’enhardissait et accélérait son pas, mais il n’en demeurait pas moins constamment sur le qui-vive ; un banal équipement infrarouge ou radar pouvait aisément réduire à néant toutes ses précautions en détectant ses mouvements. Mais quand, au bout d’une dizaine de minutes, il atteignit la clôture du grillage signalée par la servante, rien ne s’était produit qui pût laisser croire que l’alerte avait été donnée. Par prudence il attendit pendant un temps raisonnable puis, comme rien ne bougeait, il se décida.

Restait la possibilité que cette mince barrière soit sinon électrifiée du moins munie de contacts avertisseurs. Karel la longea pendant quelques dizaines de mètres, trouva un gros arbre dont l’une des maîtresses branches surplombait la barrière de fort engageante façon. Se hisser jusqu’à elle et se couler tout au long pour se laisser retomber de l’autre côté était à la portée du premier gymnaste venu. Et le Terrien était un grimpeur entraîné. Il y avait même à l’extérieur un second arbre susceptible de rendre le même service dans l’autre sens ; le retour ne poserait aucun problème. Cependant, quand il fut perché à la verticale, il hésita un moment. Somme toute, en le laissant libre de se promener à sa guise dans le grand parc, Nâo lui avait implicitement fait confiance et, dès le premier soir, il en profitait pour s’échapper et se rendre en des lieux certainement interdits. Heureusement, elle n’avait pas exigé de lui qu’il donne sa parole de respecter ses injonctions. Néanmoins, il ne pouvait s’empêcher d’éprouver un sentiment de culpabilité. Mais aussi pourquoi lui imposer cette semi-captivité alors qu’il était venu volontairement et pour rendre service ? Personne ne peut reprocher à un prisonnier de vouloir franchir les limites de sa prison… D’autant qu’il ne s’agissait que d’une simple escapade. Il la réintégrerait tout à l’heure. Ses derniers scrupules se dissipèrent d’un seul coup quand la voix de Frann résonna en lui.

— Karel ! Où es-tu ? Je sens ta présence plus proche que tout à l’heure !…

— Je suis en chemin, Frann. Je vais essayer de pénétrer dans le Centre. Si j’y réussis tu pourras peut-être me guider pour la dernière partie ?

— Je ferai tout mon possible. Sais-tu que je commence à te voir très vaguement ?… On dirait que tu es perché sur un arbre…

Le même phénomène s’opérait dans le cerveau du Terrien, très faible encore mais indéniable. Comme projeté sur un écran immatériel en arrière des rétines et se superposant à sa vision normale sans interférer avec elle, flottait une image d’abord indécise et floue mais dont le relief s’accusait peu à peu. Un visage doré, le sourire humide de lèvres très rouges, la flamme violette de deux grands yeux tournés vers lui. Des vagues d’ombre noyaient encore le reste de la silhouette ainsi que le cadre qui l’entourait. Mais, si imparfaite que soit encore cette perception extra-sensorielle, elle était infiniment attirante. Une vibrante aura l’enveloppait dont il sentit les pénétrants effluves l’atteindre. L’irrésistible appel du désir l’arracha de sa branche, il sauta sur le sol, se mit à courir…

Bien vite, la prudence reprit le dessus. Karel ralentit, recommença la progression silencieuse jusqu’à ce que se présente devant lui une zone plus claire ; les troncs s’espaçaient, il arrivait à l’orée de la forêt. Il déboucha sur une route assez large et déserte, bordée d’un côté par le bois qu’il venait de traverser, de l’autre par le grand mur. Il s’en approcha pour l’examiner, fit une grimace de désappointement. Il était vraiment trop haut et trop lisse pour songer à l’escalader sans l’aide d’une corde et d’un grappin.

— C’est impossible, n’est-ce pas ? murmura la voix de Frann. Si seulement je pouvais t’aider… Mais la serrure de mon enclos ne s’ouvre que de l’extérieur, je ne peux pas aller à ta rencontre. La porte d’entrée de l’enceinte doit se trouver à une centaine de mètres sur ta gauche ; il n’y a qu’un seul gardien pendant la nuit. Si tu arrivais à te faufiler…

Le visage devenait plus net : celui d’une adolescente rayonnante de fraîcheur et de beauté et dont les yeux brillants tendaient vers lui leur flamme implorante. Les lignes de son corps se précisaient aussi : une mouvante silhouette de cuivre clair dont la vision pourtant fragmentaire et incomplète accéléra les battements de son cœur. Réfrénant une nouvelle envie de courir, il longea la base du mur sur la pointe des pieds, déboucha bientôt sur un grand rond-point au fond duquel apparut le bâtiment de la conciergerie. Au milieu se découpait l’encadrement d’une grande porte dont, le Terrien pouvait s’y attendre, les battants étaient hermétiquement fermés. Mais, de chaque côté, il y avait des fenêtres, et qui n’étaient pas bloquées par une glace encastrée dans les parois ; les nécessités du conditionnement de l’air intérieur ne s’imposaient que pour le laboratoire. Celle de droite était même grande ouverte et donnait sur une pièce éclairée.

Karel se hissa silencieusement à la force des poignets, aperçut un hall en tout point semblable à celui d’un hôtel. Il y avait même le classique comptoir de bois verni avec, assis derrière, un homme vêtu de gris. Le veilleur de nuit… Toujours en évitant de faire le moindre bruit, le Terrien acheva son rétablissement, s’agenouilla sur l’appui, fixant attentivement l’homme qui lui tournait le dos et mesurant la distance. Sauter sur lui et le réduire à l’impuissance était facile, mais il était également facile de deviner quelles seraient les conséquences d’une pareille agression. La rencontre avec Frann serait sans lendemains. Nâo y veillerait et lui interdirait désormais de quitter son appartement. Peut-être même déciderait-elle de le transférer aussi au Centre d’isolement, mais sûrement pas dans le même bungalow que la jeune « idiote » ! Et dire que l’on prétend que les veilleurs de nuit passent leur temps à dormir !… Celui-ci paraissait regrettablement prendre son rôle au sérieux, et pourtant…

Pourtant il se mettait à dodeliner la tête, s’inclinait mollement vers son comptoir, se redressait brusquement, se frottait les yeux. Allait-il succomber ?…

En surimposition le visage de Frann s’éclaira.

— Bravo ! s’exclama-t-elle. Tu vas y arriver ! Je t’aide de toutes mes forces !

La vérité se fit brusquement jour dans l’esprit de Karel : puisqu’il se découvrait capable de télépathie et même de vision à distance, pourquoi ne posséderait-il pas également un pouvoir hypnotique ? Il s’efforça de concentrer sa volonté.

— Laisse-toi aller, mon vieux, murmura-t-il. Tu n’en peux plus, il faut absolument que tu dormes… Regarde cette couchette placée près de toi, tu y serais si bien…

Et le miracle s’accomplit. Le gardien se dressa en titubant, demeura quelques secondes immobile puis, incapable de se contrôler plus longtemps, s’écroula sur le petit lit de cuir. Un ronflement sonore monta dans le hall, mais Karel ne s’attarda pas à écouter cette douce musique ; il avait déjà traversé le dallage, ouvert la porte du fond. Le parc intérieur s’étendait devant lui.

Sur la droite et perpendiculairement au mur d’enceinte, un second bâtiment plus grand que celui de la conciergerie alignait une double rangée de fenêtres obscures. La pelouse qui s’étendait au-dessous était traversée par trois allées de gravier divergentes s’enfonçant entre des bouquets d’arbres. Obéissant à la suggestion de Frann, Karel s’engagea sur celle de gauche. Au bout de deux cents mètres, un chemin plus étroit apparut, menant vers une nouvelle clôture moins imposante que la première. Une porte y était ménagée : un simple panneau de métal gris portant un numéro. Sur le rebord de l’encastrement saillait le bouton de commande d’une serrure électrique. Il le pressa, un déclic retentit, le battant s’entrouvrit. Le Terrien le repoussa et, avant de s’engager plus avant, examina la face intérieure du cadre. Comme il était à prévoir, la surface du montant était nue ; le dispositif ne pouvait être manœuvré de ce côté. Karel se pencha, ramassa un petit caillou de dimension convenable, l’introduisit dans la gâche avant de repousser la porte, s’assurant ainsi la possibilité de ressortir. Le bungalow n’était plus qu’à quelques pas, entouré de cinq à six cents mètres carrés de terrain gazonné et parsemé de buissons en fleur. Un reflet lunaire révéla même la présence d’une petite piscine dans ce jardin. Pour une prison, celle-ci semblait somme toute acceptable et même, comme il allait bientôt s’en apercevoir, relativement luxueuse ; c’était, au fond, la moindre des choses puisqu’il s’agissait d’un internement à vie…

Il ne restait plus qu’une dernière porte à pousser. Celle-là n’avait plus qu’un simple loquet en guise de fermeture. La jeune fille aurait pu la franchir pour avancer à sa rencontre mais elle ne le faisait pas. Elle attendait qu’il vienne jusqu’à elle, paralysée par son propre émoi. Il savait ce qu’elle éprouvait. Ce qu’elle avait toujours cru impossible était en train de se réaliser ; il fallait que cet inconnu venu de si loin, d’un autre monde, fasse les derniers pas, entre enfin dans sa chambre solitaire…

Elle était là, debout, tremblante. Il la voyait maintenant avec une parfaite netteté. Le dernier obstacle était devenu aussi transparent qu’une glace. Il le repoussa avec une inconsciente violence. La vision psi ne l’avait pas trompé. L’image réelle était tout aussi merveilleusement séduisante. Frann était nue, fascinante statue de bronze doré dont la lumineuse chevelure d’argent rehaussait par contraste le ton ardent. Cette même claire brillance se répétait dans les boucles soyeuses du triangle pubien dont le tendre bombement attirait irrésistiblement les regards de Karel, chassant ainsi les derniers doutes qu’il aurait pu avoir au sujet de la morphologie féminine origienne. Certes, la courbe des hanches était moins prononcée que chez une Terrienne bien que les cuisses fussent tout aussi pleines et fuselées. Les seins étaient hauts et fermes mais petits. L’ensemble de la silhouette demeurait quelque peu ambigu – aux yeux du jeune homme, Frann semblait avoir à peine quatorze ans et non dix-neuf. Ce qui, d’ailleurs, ne la rendait nullement moins désirable.

— Sais-tu pourquoi je me suis déshabillée pour t’attendre ? murmura-t-elle d’une voix un peu rauque. Je veux être sûre que tu es bien celui que je crois. Ou bien tu es ce que les autres appellent un homme normal et tu vas t’enfuir plein d’horreur devant le spectacle de ma chair dévoilée, ou bien tu es vraiment pareil à moi…

Le brusque sourire de Karel évoqua presque le rictus d’un fauve prêt à se jeter sur sa proie. Sans répondre, il arracha ses vêtements, les jeta sur le plancher, s’avança tout près de la jeune fille dont les yeux se dilatèrent. Il lui saisit la main, la plaqua contre son ventre.

— Referme tes doigts ! émit-il avec une persuasive douceur. Existe-t-il une preuve plus convaincante du désir que j’éprouve pour toi ?

Les prunelles couleur de lilas se révulsèrent sous les paupières mi-closes. La jeune fille se plaqua éperdument contre lui avec un sourd gémissement. Sa tête se renversa en arrière, ses lèvres brûlantes s’ouvrirent sous son baiser. Quand il la sentit mollir et s’abandonner, il la souleva, la porta jusqu’au lit, l’étendit et se mit à la couvrir de baisers et de caresses de plus en plus exigeantes et de plus en plus précises. Il savait que même si la barrière de neutralisation sexuelle n’existait pas en elle, il était essentiel de ne pas la brusquer, de la conduire pas à pas vers la révélation suprême. Car non seulement elle était vierge mais, dans son rigoureux isolement, elle n’avait jamais fait qu’imaginer ce que pouvait être la volupté partagée par deux êtres. Elle était à la fois sensuelle et ignorante. Elle ne savait même pas comment était fait un homme. Sans doute avait-elle découvert depuis longtemps que son corps pouvait être la source d’un plaisir aigu, mais sa chair demeurait intacte ; il était essentiel que la véritable initiation aux bouleversantes extases de la volupté ne soit pas amoindrie par la douleur d’une blessure. Le Terrien y apporta toute sa science amoureuse et réussit à se contrôler lui-même jusqu’au bout, si bien que lorsque Frann, délirante, le reçut enfin en elle, le spasme qui répondit au sien était la preuve magnifique que ses efforts n’avaient pas été vains.

— J’espère que tu ne doutes plus maintenant ? Je suis bien atteint de la même maladie incurable que toi-même…

— Mon Karel… Je suis heureuse… Mais ce n’est pas une maladie, n’est-ce pas ? C’est nous qui sommes vraiment normaux en réalité ?

— C’est vrai dans mon univers ; chez moi ce seraient les Origiens qui seraient enfermés dans un asile.

— Tu m’y emmèneras ? Maintenant que je t’ai trouvé, je ne peux plus te quitter ! Je ne te gênerai pas. Je ferai tout ce que tu voudras.

— Vraiment ?

— Oh oui ! Je suis peut-être une idiote, mais si je m’en donne la peine, je peux apprendre très vite. Même la science du plaisir, tu vas voir…

Ce que Frann se mit incontinent en devoir de démontrer. Le lien télépathique se révélait remarquablement efficace : la jeune fille percevait les pulsions du désir chez son amant, découvrait sans effort les initiatives correspondantes ; de son côté Karel réalisait maintenant que le même phénomène avait joué pour le guider lors de la première étreinte. La conclusion en fut positivement éblouissante…

Le commandant conserva cependant assez de présence d’esprit pour quitter le bungalow avant l’aube. Il débloqua la serrure pour refermer la porte derrière lui, trouva le concierge toujours plongé dans un profond sommeil, retraça son chemin sans incident. Une douche glacée le remit en forme. Comme il n’éprouvait aucune envie de dormir, il ressortit pour descendre jusqu’au bord du lac et guetter l’éveil de la nature sous les premiers rayons du soleil.

L’aventure qui venait de commencer ouvrait à son esprit d’immenses perspectives exaltantes. En moins de vingt-quatre heures il était devenu un autre homme ; les nouvelles facultés psychiques qui s’étaient éveillées en lui pouvaient à elles seules justifier cette triomphante allégresse qui chantait en lui, mais il y avait encore bien davantage : il n’était désormais plus seul dans cet univers si différent, si… négatif. Karel y avait retrouvé l’amour. Comme il l’avait pressenti dès le premier contact télépathique, Frann était semblable à lui. Elle était sincère, libre, dépourvue de tout complexe et de surcroît adorablement belle, si voluptueusement sensuelle… Une étrange erreur du destin l’avait fait naître dans un autre cosmos, dans un milieu qui se refusait à la comprendre et qui, au nom d’une morale absurde, l’avait condamnée et reléguée dans un injuste isolement. Il lui avait promis de la sauver, de l’emporter avec lui vers d’autres cieux plus accueillants ; il tiendrait parole. Rien ne l’arrêterait. Frann était à lui comme il était à elle – de gré ou de force, Origa devrait s’incliner devant leur volonté.

Le mystère d’Origa… Comment une race par ailleurs si parfaitement humanoïde pouvait-elle en être arrivée à une telle forme de civilisation ? Nier la sexualité alors qu’elle est une fonction essentielle de l’être vivant, la première de toutes. Anatomiquement et physiologiquement, il n’y avait aucune différence entre les Origiens et les Terriens. Karel en était à présent certain. Tout au plus dans quelques détails secondaires de la morphologie : des seins moins développés et un bassin plus étroit chez le sexe féminin. Mais cela s’expliquait par le fait que l’embryon ne se développait plus dans l’utérus et que le lait maternel n’était plus la nourriture du premier âge. Les organes n’étaient pas atrophiés, simplement en sommeil, et cette forme de négativation devait logiquement résulter d’un processus de conditionnement. Lié à cette technique de genèse externe…

Il était tellement facile en laboratoire d’instiller dans le liquide pseudo-amniotique des antihormones soigneusement dosées. Déterminer au départ un blocage de l’instinct sexuel, ensuite l’éducation ferait le reste. Là encore il n’y avait guère de problème : il suffisait de surimposer dans le psychisme la notion de dégoût des excrétions au moment du stade génito-anal et la barrière était définitivement implantée. Frann était l’exception qui confirme la règle : par un miraculeux concours de circonstances, les agents biochimiques n’avaient pas eu de prise sur son organisme pendant le développement prénatal et, par suite, sa réceptivité à l’indoctrination avait été très amoindrie. A la puberté elle avait tout naturellement découvert les sensations clitoridiennes, elle avait été surprise en état de péché mortel ; le verdict des psychiatres était tombé sans appel.

La jeune fille constituait donc un cas extrême ; à ce qu’il semblait tout au moins. Mais cette exclusive était-elle vraiment réelle ? Il n’y a que pour les diodes d’un ordinateur que le manichéisme est la seule loi : blanc ou noir, tout ou rien.

Si Frann était sans nul doute parfaitement « anormale », s’ensuivait-il obligatoirement que tous les autres Origiens sans exception soient parfaitement « normaux » ? Le croire eût été irrationnel. Le fait que son organisme ait été immunisé aux antihormones ne pouvait représenter qu’un cas limite ; il y en avait certainement d’autres, beaucoup d’autres même, où le processus de neutralisation devait être plus ou moins imparfait. A Njéma, Karel en avait déjà vaguement eu l’intuition au sujet de Tvorg et aussi de Dhéri, plus nettement peut-être.

En revanche, Rhegg était certainement une réussite de la technique origienne. Il était tout aussi désexualisé que la petite servante rousse. Mais Nâo ?… Quand le Terrien avait tenté de provoquer chez elle une réaction, moitié par jeu, moitié par instinctive curiosité, elle avait eu une seconde de désarroi révélateur. Pour le moment il serait maladroit d’insister, les conséquences pouvaient être dangereuses, mais la situation évoluerait peut-être plus tard. En tout cas, dès maintenant, un plan commençait à naître dans son cerveau. Un projet inconsistant encore plein d’inconnues et de trous mais qu’il allait avoir tout le temps de mûrir. Un léger bruit de pas se fit entendre derrière lui. Il tourna la tête, vit apparaître la servante.

— Il fait très beau, n’est-ce pas ? Désirez-vous que je vous apporte votre petit déjeuner ici ou le prendrez-vous dans votre chambre ?…