CHAPITRE II
En fait, Karel assista même au complet déroulement de la scène tragique car, à cet instant précis, il suivait du regard les évolutions d’un couple de rapaces et avait donc les yeux levés vers le ciel. Il vit apparaître dans l’azur limpide la brillante traînée de ce qu’il prit d’abord pour un météore et qui, il le comprit très vite, n’était en réalité que la coque incandescente d’un astronef. Lancé à une vitesse effrayante, l’engin passa juste au-dessus de lui à moins de quinze cents mètres. Le jeune homme eut le temps de distinguer sa forme profilée qui ne pouvait certainement pas être celle d’un aérolithe ; même un objet fonçant à deux mille mètres à la seconde reste identifiable pour un œil exercé.
L’impact se produisit au pied de la pente déclive de l’un des pics, juste de l’autre côté du vallon. Il y eut une lueur aveuglante, puis un peu plus tard l’onde sonore arriva. D’abord une assourdissante explosion suivie du sifflement aigu remontant à l’envers la trajectoire. Un souffle brutal vint courber les cimes des arbres, le roulement du tonnerre des échos se prolongea pendant une longue minute en se répercutant de falaise en falaise ; enfin il n’y eut plus qu’un nuage de poussière et de fumée qui allait en s’élargissant au-dessus du cratère rougeoyant creusé par le terrible impact.
Pendant un moment, Karel fut comme paralysé par la soudaineté de la catastrophe qui venait de se dérouler sous ses yeux. Ce ne fut que lorsque le silence retomba qu’il put enfin se secouer et retrouver l’usage de ses membres.
Tenter de porter un quelconque secours à l’équipage était dérisoire : l’appareil avait été littéralement volatilisé. Tout ce qu’il pouvait faire était d’alerter immédiatement la Base ; heureusement l’avion était équipé d’un communicateur radio.
L’appareil se trouvait sur une prairie en contrebas ; la pente l’avait protégé du souffle de l’explosion qui, malgré la distance, aurait pu le renverser. Le jeune homme y courut, activa le transmetteur sur la fréquence prioritaire des appels d’urgence. Il résuma brièvement ce qu’il avait vu, donna sa position approximative, annonça qu’il attendrait sur place pour guider les premiers enquêteurs. Ils seraient là dans une demi-heure au plus. Karel redescendit, s’allongea dans l’herbe pour achever de se remettre de son émotion. Il avait donc à nouveau les yeux tournés vers le ciel, et le petit parachute triple qui, poussé par la brise, descendait obliquement au-dessus de lui s’inscrivit dans son champ de vision. Le rapprochement entre cet objet et le drame s’imposa immédiatement à son esprit : le pilote de l’astronef en perdition l’avait largué dans les dernières secondes. L’équivalent de la bouteille à la mer lors d’un naufrage. Karel se releva, courut vers les arbres derrière lesquels les petites coupoles blanches avaient disparu.
Les suspentes de l’assemblage s’étaient accrochées à une assez haute branche ; si le jeune homme n’avait pas suivi du regard sa chute diagonale, il aurait eu beaucoup de mal à le retrouver.
Il se hissa le long du sapin, décrocha l’objet, redescendit pour l’examiner. C’était un tube de métal bleuâtre d’environ vingt-cinq centimètres de longueur ; une extrémité était ouverte sur un renfoncement qui avait dû servir de logement aux trois petits parachutes et probablement aussi à un quatrième plus grand destiné à la première phase du freinage ; il n’en restait plus que la boucle de fixation, le reste avait été lacéré et arraché par le brutal mais efficace déploiement. Au tiers inférieur du cylindre une rainure circulaire était visible ; Karel en déduisit que cette section pouvait être dévissée. Il n’y réussit pas du premier coup, le pas était inverse. Mais finalement la base du tube se sépara du reste, révélant une seconde cavité. Il l’inclina, considéra avec une attention redoublée le petit bâtonnet de cristal transparent qui reposait maintenant dans la paume de sa main.
Cet objet lui sembla vaguement familier ; les blocs d’enregistrement des programmeurs d’ordination avaient une apparence analogue, sauf qu’ils se présentaient sous la forme de disques et non de cylindres… Un cristal-mémoire ! C’était donc bien une sorte de message et que peut-être on réussirait à déchiffrer. Mais la masse translucide était étrangement tiède et en même temps elle changeait de teinte, bleuissait, noircissait, devenait opaque.
Réalisant soudain que peut-être l’exposition à une lumière trop vive en était la cause et risquait de saturer les molécules sensibles jusqu’à effacement, Karel referma les doigts autour du bâtonnet, voulut courir vers son avion pour mettre sa découverte à l’abri des agents extérieurs. Mais un bizarre engourdissement l’empêchait de se mouvoir. Il éprouvait une écœurante sensation de vertige, oscillait comme sur le pont d’un bateau en pleine tempête et finalement ses jambes se dérobèrent sous lui, l’obligeant à s’asseoir au pied du tronc. Cette défaillance ne dura d’ailleurs que quelques secondes. Le paysage, un instant tournoyant, se stabilisa, tout redevint normal et il put se relever.
Précautionneusement il ouvrit sa main, la contempla avec stupeur. Le cristal avait disparu. A sa place ne demeurait qu’une pincée de poussière impalpable que le souffle de la brise dispersa aussitôt. Seule une marque rouge pareille à une légère brûlure indolore se dessinait sur la face palmaire et à l’intérieur des phalanges pour témoigner que sa main avait enserré quelque chose qui n’existait plus.
Déconcerté, le jeune homme regarda à ses pieds, cherchant les morceaux du tube. Eux aussi s’étaient silencieusement volatilisés et même les petites coupoles de soie entortillées au sommet de l’arbre en avaient fait autant. Aucun vestige ne demeurait du mystérieux et indéchiffrable message lancé par l’astronef inconnu.
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Jetant un coup d’œil machinal à son chronomètre, Karel sursauta : la première équipe alertée par ses soins devait être sur le point d’arriver. Effectivement, dès qu’il rejoignit son appareil, il put entendre les appels émanant du récepteur et s’empressa d’y répondre, activant en même temps la fréquence de guidage. Un gros gyroplane ne tarda pas à apparaître, descendit verticalement, vint se poser tout près. Un officier en sortit à qui le jeune commandant répéta son récit.
— De l’autre côté du vallon ? fit l’enquêteur. Ça correspond bien à ce que nous venons de voir en approchant : un entonnoir sous la falaise et des arbres déchiquetés tout autour… Heureusement pour vous que la trajectoire n’a pas été d’un simple petit degré plus courte, vous ne seriez plus là… Vous êtes bien sûr qu’il ne s’agissait pas d’une grosse météorite ?
— Absolument certain. A moins, évidemment, que le hasard se soit donné la peine de tailler ce bolide suivant un profil ovoïde avec une ogive à l’avant et un empennage triangulaire à l’arrière… Même si la plus grande partie de la coque a dû se vaporiser, vous retrouverez bien quelques débris de métal analysables et aussi quelques traces de radio-activité.
— Le deutérium d’un réacteur à fusion n’en laisse pas beaucoup, sauf par combinaisons secondaires amorcées par les très hautes températures dégagées par un impact de cette taille. En tout cas nous sommes équipés pour ce genre de détection.
— Je m’en doute. Maintenant que vous êtes sur place, vous n’aurez plus besoin de moi ?
— Je pense plutôt que c’est vous qui aurez besoin de vous remettre après le choc que vous avez dû subir. Rentrez tranquillement à la Base, je vous demanderai seulement d’être présent à la conférence qui aura lieu ce soir.
Karel ne demandait qu’à suivre ce conseil ; de toute façon la journée de vacances était complètement gâchée. Il revint vers son biplace, décolla, et ce fut seulement après avoir pris son cap et enclenché le pilote automatique qu’il se souvint d’avoir omis dans son récit l’étrange incident du petit container parachuté et du cristal. Mais, à la réflexion, il ne le regrettait pas ; il avait été le seul à voir et manipuler ces objets qui s’étaient si incompréhensiblement évaporés ensuite. Il n’y avait donc plus rien qui puisse étayer son affirmation ; les membres de la Commission jugeraient que son système nerveux avait dû être momentanément ébranlé par l’onde de choc, qu’il avait dû perdre connaissance et qu’il avait tout simplement rêvé cette histoire sans queue ni tête. Il contempla pensivement sa paume où la tache rouge virait maintenant au brun ; ce ne serait sûrement pas cette minuscule pigmentation locale qui pourrait servir de preuve… Du reste en évoquant à nouveau l’épisode, il éprouvait une bizarre sensation de flou et d’irréalité ; mieux valait n’y plus penser.
Ainsi qu’on le lui avait demandé, il assista le soir même à la conférence d’état-major où il résuma pour la troisième fois son témoignage avant que les enquêteurs de retour de leur mission n’exposent leurs conclusions. Elles étaient précises et pourtant quelque peu déroutantes : la chose qui était venue se broyer au pied de la montagne était bien un vaisseau de métal pesant au moins deux cents tonnes et animé d’une vélocité de l’ordre de deux mille trois cents mètres/seconde. Mais aucune trace de radio-activité n’avait pu être décelée. Le moteur de l’engin ne pouvait être du type habituel et ne faisait certainement pas appel à la réaction. D’autre part, la trajectoire de chute avait été enregistrée par les radars, mais seulement à partir d’un certain point situé à une altitude d’environ quatre cents kilomètres et donc à l’extrême limite de l’ionosphère, exactement comme s’il s’était matérialisé à cet endroit-là en sortant en quelque sorte du néant.
L’amiral commandant la Base prit à son tour la parole.
— Messieurs, fit-il d’une voix grave, je viens à l’instant de recevoir les rapports complets sur les mouvements de tous les vaisseaux de la Fédération. Aucun d’eux ne manque à l’appel, aucun n’a disparu. Celui qui s’est écrasé aujourd’hui sur notre planète venait d’ailleurs !…
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Il était plus de minuit lorsque la conférence prit fin après avoir émis la seule décision possible : celle d’exhumer pour la énième fois l’imposant dossier des O.V.N.I. et confier à une sous-commission d’experts le soin d’en tirer la substantifique moelle. En ce qui concernait Karel, son rôle était terminé ; son rapport avait été dûment enregistré et, de toute façon, il devait repartir vers son affectation martienne au cours de la matinée suivante.
Il regagna sa chambre dans le pavillon des transitaires, se déshabilla, passa sous la douche, se coucha. Mais, malgré la longue et fatigante journée, le sommeil refusait de venir. Son cerveau demeurait surexcité. Les images de la catastrophe y revenaient sans cesse ainsi que celles, moins dramatiques et pourtant plus obsédantes, de ce bout de cristal qui s’était consumé dans sa main en y laissant son empreinte.
Avec un soupir agacé, il rejeta la couverture, alla s’accouder à la fenêtre, leva les yeux vers le ciel constellé d’étoiles. Par un réflexe machinal de navigateur, il déchiffrait cette carte scintillante, y prolongeait en pensée les courbes des méridiens et des latitudes célestes. Il revoyait aussi l’incandescente trajectoire de l’astronef au cours de la séance.
Soudain il sursauta, frappé d’une évidence que personne n’avait songé à mentionner. Pour des raisons logiques de dynamique gravitationnelle et d’économie énergétique, les routes de l’espace s’inscrivaient toutes dans le plan écliptique moyen du cortège planétaire, alors qu’une simple extrapolation démontrait que la nef en perdition était descendue presque à la perpendiculaire du susdit plan. Il ne pouvait s’agir d’une tentative de mise en orbite ; sa vélocité initiale, avant le freinage des couches atmosphériques, avait certainement été beaucoup trop grande et supérieure à la vitesse d’échappement. L’intersection s’était produite parce que la Terre se trouvait là au même moment et que le pilote avait été incapable de modifier sa trajectoire. C’était une preuve de plus que l’engin provenait d’un autre système de la Galaxie. Mais Karel pouvait en outre en déduire le secteur céleste d’où l’engin était peut-être parti. La Constellation d’Hercule… Autant qu’il pouvait s’en souvenir, l’étoile la plus proche était à soixante-dix années de lumière de distance ; si l’hypothèse se confirmait, il résultait que les extraterrestres à qui appartenait cette nef avaient inventé une technique de propulsion supralumineuse. Ou plutôt paradimensionnelle puisque les paraboles de détection avaient enregistré une apparition subite du spot « comme sortant du néant ». Et s’il suffisait de remonter tout simplement la parabole à l’envers pour découvrir ce mystérieux point de passage entre deux continuums ? Quelque chose d’analogue à un invisible trou noir, l’orifice d’un tunnel dont l’autre bout s’ouvrait derrière un repli de l’Univers ?… Il devait certainement y avoir quelque chose qui signalait l’entrée de ce passage interspatial. L’énergie cosmique capable de créer un pareil vortex devait sûrement exciter les molécules errantes du gaz stellaire, entraîner un quelconque phénomène de luminescence. Quelque chose comme une vague lueur d’aurore boréale… Karel croyait presque la voir flotter devant lui. Mais dans ce cas il n’y avait plus un instant à perdre, car depuis l’écrasement du vaisseau, quatorze heures s’étaient écoulées, la Terre avait déjà parcouru un million et demi de kilomètres.
Si le jeune commandant acceptait de passer par la voie hiérarchique, d’exposer son hypothèse à la Commission et de provoquer les recherches correspondantes, des mois s’écouleraient en vaines discussions académiques, en admettant qu’on ne se contente pas tout simplement de lui rire au nez. Du reste, il ne serait plus là pour défendre son hasardeuse théorie.
Son regard s’abaissa vers la longue piste de béton vitrifié, s’arrêta sur la silhouette de l’astronef qui, dans quelques heures, le ramènerait vers Mars. Les véhicules de la technique et de la maintenance n’étaient plus à ses côtés, le vaisseau était paré, prêt à prendre son essor.
Sans plus réfléchir et obéissant à une impulsion presque incontrôlable, Karel endossa rapidement sa combinaison souple d’astronaute, quitta le bâtiment. Tout était désert autour du terrain. Personne ne le vit longer les hangars et s’engager sur la piste. En quelques minutes, il atteignait le pied de la rampe d’accès, pénétrait dans l’habitacle, gagnait le poste central. D’un seul coup d’œil, il vérifia les indicateurs des tableaux : les réservoirs étaient pleins, les batteries chargées, les circuits en position de veille. Le compte à rebours du check-up était inutile. Il s’assit dans son fauteuil, pianota les touches commandant le repliement de la rampe, la fermeture du sas et la mise en route des générateurs. Le dernier voyant rouge s’éteignit, le dernier contact s’enfonça et, dans le rugissement des réacteurs de décollage, le nef s’arracha de la piste.
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La couche atmosphérique fut vite traversée. Avant même d’avoir atteint les limites réglementaires de sécurité, Karel enclencha la propulsion protonique, poussant l’accélération au maximum et jusqu’à ce que l’aiguille atteigne le secteur rouge du cadran au chiffre extrême du 6 G. Dans la salle de contrôle de l’astroport, l’alerte avait certainement été donnée mais le commandant ne s’en préoccupait pas. Personne ne pourrait le rattraper et l’intercepter. D’abord parce que sa nef était un prototype surclassant nettement les modèles courants, mais aussi parce qu’à sa propre vélocité s’ajoutait celle de la planète fuyant en sens inverse à trente kilomètres/seconde ; l’écart s’accroissait d’instant en instant. Du reste guère plus de six heures s’écouleraient jusqu’au point dont il était maintenant en train de calculer les coordonnées probables ; la marge était plus que suffisante pour que nul ne puisse venir se mettre en travers de son projet. La seule chose à craindre était que l’entrée de l’hypothétique tunnel ne se trouve plus exactement à la même place que la veille ; c’était même probable car rien n’est immobile dans le Cosmos. Il faudrait alors décrire de grands cercles pour inspecter tous les azimuts et ce pourrait être long.
Pour plus de sûreté, il décida de ne pas quitter le poste et d’activer sans attendre tous ses écrans de vision extérieure réglés au plus fort grossissement. Bien lui en prit, car au bout de cinquante minutes seulement, il vit se dessiner dans le secteur avant la faible tache phosphorescente. Tout à fait le genre d’image qu’il prévoyait. Il lui semblait presque la reconnaître. La vélocité de l’astronef avait alors atteint la vitesse de dix-huit kilomètres/seconde ; Karel jugea plus prudent de ne pas la dépasser, coupa la propulsion après avoir attaché sa ceinture, puisque l’arrêt de la poussée entraînait à l’intérieur de la coque l’état de non-pesanteur. Avec une intense satisfaction, il regarda grandir la mouvante draperie dont les premiers filaments l’enveloppèrent bientôt. Ce sentiment de triomphe exalté ne l’abandonna pas lorsque, brusquement, les écrans s’obscurcirent. Rien de plus normal. Un tunnel est forcément noir.
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Ce qui était moins rassurant, c’était la façon dont les instruments du tableau se comportaient. Tous semblaient frappés de démence. Les chiffres qui dansaient sur les cadrans avaient tous des valeurs impossibles, illogiques. Ils ne signifiaient plus rien. Privé de son équipement de vision extérieure qui ne montrait plus que le noir, Karel activa les détecteurs multifréquences, contempla avec effarement les zébrures lumineuses tournoyant sur les écrans en une sarabande totalement indéchiffrable. Il se tourna vers la console du maître-ordinateur, constata que celui-ci était en panne.
Une sourde inquiétude commença à se manifester dans son esprit ; le champ de force dans lequel il s’était engagé était-il donc si puissant que, malgré le blindage de la coque, il ait rendu tout l’appareillage inutilisable ? La même chose avait dû arriver à l’autre, celui qui s’était anéanti en percutant la falaise. Une nef aveugle, sans contrôle, incapable d’échapper à son destin ! La tragédie allait recommencer, parce que lui aussi il avait eu la téméraire imprudence de sortir des routes sûres de l’espace normal !
Mais n’était-il vraiment plus maître de son vaisseau ? La fatalité avait voulu que l’autre sorte du tunnel trop près d’une planète ; il n’avait pas eu le temps d’essayer de comprendre et de tenter quoi que ce soit, juste celui de larguer son mystérieux message. Mais les astres sont immensément loin les uns des autres ; le hasard était plus qu’infinitésimal que Karel se trouve maintenant dans la même situation. Ce qu’il importait de faire tout d’abord, c’était de s’assurer si, malgré l’affolement des cadrans et des jauges, les machines demeuraient en état de fonctionner et donc de permettre la manœuvrabilité de la nef.
Avec d’infinies précautions, il poussa la commande de propulsion de deux millimètres dans un sens puis dans l’autre. Chaque fois il ressentit les effets de l’accélération ou de la décélération, notant simplement qu’ils étaient plus forts qu’il ne s’y attendait, comme si la vélocité d’éjection eût été supérieure. C’était un premier point d’acquis mais qui ne lui serait utile que s’il pouvait voir au-dehors de la coque. C’était facile puisque devant lui, entre deux pupitres, se découpait le cadre du hublot. Il suffisait de manœuvrer le volet externe protégeant l’épais disque de cristal synthétique plus dur que l’acier. Il le fit, poussa un soupir de soulagement. Innombrables, étincelantes, les étoiles apparurent.
Cette vision libéra définitivement Karel de l’angoisse née de son impuissance à gouverner un vaisseau dont les instruments étaient totalement déréglés, la possibilité de naviguer par observation directe lui était rendue. Le fait qu’aucun obstacle immédiat ne soit en vue y était pour beaucoup ; au moment de démasquer le hublot, il avait tellement redouté de le voir occulté par la masse toute proche d’une planète ! Ç’avait été le cas pour son camarade inconnu et sa confiance dans le calcul des probabilités n’avait satisfait que sa raison, non son instinct. Pourquoi ce qui s’était passé une fois ne se reproduirait-il pas identiquement une deuxième ? Le fragile échafaudage des mathématiques semblait bien s’être écroulé en traversant le tunnel ! Il suffisait de regarder le tableau de bord pour réaliser que tout ce qui avait été vérité jusqu’alors avait cessé de l’être. En tout cas l’important était de se retrouver dans un monde stellaire et non dans un autre continuum dimensionnel. Mais était-ce bien dans le même secteur de la Galaxie ? Faute de références cartographiques, puisque l’ordinateur de navigation était hors d’usage, il était bien difficile de le déterminer.
Les constellations du Catalogue ne sont que des conventions terrestres, là où l’écran de l’atmosphère ne laisse apercevoir que les étoiles les plus brillantes ; au cœur de l’espace elles deviennent bien trop nombreuses pour qu’on puisse tenter d’identifier des configurations plus ou moins arbitraires. A vrai dire, jamais encore Karel n’avait vu pareille intensité d’astres de toute magnitude ; le spectacle n’aurait pas été différent s’il avait été transporté au cœur d’un gigantesque amas. D’autant que beaucoup de ces points lumineux semblaient relativement très proches, donnant véritablement l’impression que le Cosmos s’était resserré. Bref, tout était vraiment autre, et il n’était pas question de chercher des points de repère dans cette scintillante sphère.
De toute façon il fallait prendre une décision. D’emblée, Karel repoussa la plus simple, celle qui consistait à faire demi-tour ; il se refusait à abandonner au seuil d’une découverte qu’il pressentait unique et qui devait être la sienne sans partage. Toutefois il ne pouvait mettre le cap au hasard même si l’un de ces astres n’était qu’à une seule année de lumière ; la distance était encore beaucoup trop grande. L’explorateur serait mort de faim et d’épuisement très longtemps avant d’atteindre le but. Mais l’autre nef n’avait pas non plus dû accomplir un pareil trajet et pour la même raison. Il fallait qu’elle soit partie d’un point assez proche du tunnel.
Karel réactiva doucement la propulsion, se guidant sur la sensation de pesanteur éprouvée par son corps puisque les indications des cadrans n’avaient plus de signification. Il pouvait maintenant manœuvrer le vaisseau de façon que tous les secteurs de la sphère céleste défilent successivement dans le hublot ; au bout d’une vingtaine de minutes de patientes évolutions, son hypothèse se trouva justifiée. L’étoile qui s’offrit à son regard n’en était plus une, mais un véritable soleil dont le disque se dessinait nettement avec un diamètre apparent de l’ordre d’un quart de degré. Trois cents millions de kilomètres tout au plus ; s’il y avait un cortège planétaire, et il devait y en avoir un, le vaisseau se trouvait déjà à l’intérieur ! Si seulement les télescopes étaient en état de fonctionner !
Saisi d’une brusque intuition, Karel se faufila derrière le pupitre, retira la plaque de visite, dévissa la collerette de fixation de l’un des zooms qu’il retira de son tube. Il sépara l’objectif en deux parties de façon à permettre aux lentilles mobiles de dépasser le point limite de leur course, se tourna vers le hublot, colla son œil à l’oculaire. Un brouillard diffus lui apparut, il modifia progressivement le réglage et soudain tout devint net.
L’instrument fonctionnait à nouveau ! Karel le remit soigneusement en place, ralluma l’écran. Oui, les planètes étaient bien là. Une en particulier, bleutée, tout à fait comparable à la Terre, telle que le pilote l’avait si souvent vue au cours de ses navettes. Si les dimensions de celle-ci étaient du même ordre, elle n’était guère qu’à trois millions de kilomètres de lui. A peine sept heures suivant le graphique de marche normale ; moins même étant donné la vitesse acquise au départ, ce qui impliquerait bien sûr qu’il faudrait entamer la décélération avant la mi-course. Et surtout le faire uniquement par commande manuelle et au pifomètre… Mais ce n’était plus qu’un problème mineur.
Tout en surveillant attentivement sa route qu’aucun automatisme ne corrigeait plus, le commandant pouvait se permettre de réfléchir à ce qui avait pu se passer lors de la traversée du tunnel ; les éléments qu’il venait d’acquérir ouvraient de nouveaux horizons à son esprit. En ce qui concernait le dérèglement des appareils de contrôle et la panne de l’ordinateur, il avait d’abord pensé à une intense saturation magnétique causée par le colossal champ de force qui avait entraîné la nef vers un autre point de la Galaxie. Mais en y réfléchissant, l’hypothèse ne tenait pas. Seuls les circuits purement électroniques semblaient avoir été atteints, l’éclairage, le conditionnement d’air et avant tout la propulsion fonctionnaient à peu près correctement bien que la tension du courant paraisse plus élevée qu’auparavant ; la lumière était plus brillante et la manette des réacteurs était nettement en arrière de sa position normale. Pourtant l’ampérage n’avait sûrement pas changé, sinon les disjoncteurs seraient intervenus ; il fallait donc que ce soit le potentiel lui-même. Comme si les électrons s’étaient brusquement mis à circuler plus vite dans les conducteurs…
Et ce téléobjectif en principe réglé sur l’infini et dont il avait fallu refaire complètement la mise au point ? Cette discordance ne pouvait certainement pas être due à un effet d’aimantation des optiques ! C’était leur indice de réfraction qui avait changé. Pourtant le matériel était toujours le même… Quels sont les facteurs qui entrent en jeu dans une lentille convergente ou divergente ? L’angle d’incidence du rayon lumineux et la nature du cristal. Ces deux données ne pouvaient pas avoir varié. Évidemment on peut aussi en imaginer une troisième si l’on veut pousser le raisonnement jusqu’au bout. La vélocité du photon. Mais puisque c’est une constante comme d’ailleurs celle de l’électron qui obéit à une loi analogue…
Et ce fut l’éblouissement. En une fraction de seconde, Karel avait compris. Tout était clair : la paralysie de l’ordinateur dont les organes hypersensibles ne pouvaient s’adapter au moindre déphasage, l’affolement des indicateurs contrôlés par ce même ordinateur, le changement de focale des objectifs. Même cette curieuse impression de voir les étoiles plus proches qu’elles ne devaient l’être en réalité. Ce n’était qu’une illusion due au fait que la lumière mettait moins de temps à franchir la distance.
L’univers dans lequel donnait le tunnel n’était pas einsteinien : la vitesse de la lumière était supérieure à trois cent mille kilomètres à la seconde !…