CHAPITRE VII
Aldren ne s’était pas trompé en prévoyant qu’on se déciderait à faire des recherches dans le secteur dès le lendemain de leur disparition ; il avait seulement estimé que Nils en donnerait l’ordre au début de la matinée. Il valait mieux toutefois qu’il n’en eût pas été ainsi, car il était bien dix heures quand les deux amants sortirent de leur profond sommeil réparateur et sautèrent à bas du lit au désordre éloquent. Il était très possible que les rovs aient déjà survolé les rives du lac et s’ils n’avaient pas aperçu le signal accroché au mât de la balise, ils auraient eu encore moins de chance de voir le chalet enfoui sous son dôme de feuillage. Évidemment, rien ne pressait tellement, on était si bien, mais si on allait croire qu’ils se trouvaient ailleurs et qu’on ne revienne plus ? Ils s’habillèrent en un clin d’œil, remontèrent à grands pas jusqu’au sommet de la colline. De là ils pouvaient non seulement inspecter le ciel mais ils étaient eux-mêmes très visibles ; le pilote qui ne les aurait pas aperçus aurait été vraiment myope.
Il était plus de midi lorsque enfin un point noir se montra dans le ciel, approchant à basse altitude et à vitesse réduite. L’avion décrivit un grand cercle au-dessus des ruines de la cabane et allait en entamer un second, lorsqu’il se décida à redresser son nez et le pointer vers eux. Avec un soupir de soulagement, Aldren décrocha sa précieuse et unique chemise ; il était redevenu présentable quand enfin l’appareil se posa près d’eux. Le pilote, un grand garçon aux cheveux blonds et aux yeux bleus comme de bien entendu, se pencha vers les rescapés avec un grand sourire.
— Vous étiez donc bien là ! s’exclama-t-il. Je commençais à désespérer. La nuit n’a pas été trop froide dans ce bled perdu et sans abri ?
— Pas trop, sourit Vancia. Nous avons même réussi à dormir une heure ou deux… Mais quand nous sommes arrivés ici hier matin, nous étions avec le chef inspecteur Karyl. L’avez-vous retrouvé ?
— D’une certaine façon, oui. Votre rov aussi. Ils sont tous deux à la base depuis plus de vingt-quatre heures.
— C’est le bouquet ! explosa Aldren. Non content de nous fausser compagnie aussi cavalièrement, il a attendu tout ce temps pour vous dire qu’il nous avait laissés ici tout seuls dans la nature ?
— Ce n’est pas sa faute. Du reste vous comprendrez bientôt. Les ordres du commissaire Nils étaient de vous retrouver où que vous soyez et de vous ramener au plus vite. Morts ou vifs, comme on dit… Pour le reste, vous vous expliquerez avec le patron. Ayez l’obligeance de prendre place à bord…
En réponse au regard inquiet de sa compagne, Aldren se contenta de hausser les épaules avant de tendre poliment la main pour l’aider à grimper dans l’habitacle. Le rov décolla à plein régime, les déposa en un temps record en bout de piste sur le terrain d’Anésia, le long des bâtiments de l’astrogare. Nils, déjà prévenu du repêchage, les attendait sur le tarmac pour les emmener tout droit dans son bureau et vers la petite table d’angle où le rituel flacon réconfortant était déjà en bonne place.
— Je suis vraiment heureux de vous revoir, affirma-t-il dès que le cérémonial du toast eut été observé jusqu’à la dernière goutte. Je regrette de vous avoir fait attendre, mais il s’est trouvé que nous ne cherchions pas dans la bonne direction, d’où cette notable perte de temps. Heureusement, l’un de mes gars a eu la bonne idée d’aller jeter un coup d’œil sur le premier site. Il va de soi que s’il n’avait pas pris de lui-même cette initiative, j’aurais ordonné un ratissage complet du bassin des lacs, seulement vous auriez risqué de passer une inconfortable deuxième nuit en plein air.
— Nous avons très bien supporté la première, émit Vancia avec un angélique sourire ; je pense que nous nous serions facilement résignés à une deuxième. Pas vrai, Aldren chéri ?
Les sourcils de Nils se haussèrent à peine. Il inclina à nouveau la bouteille sur les verres, hocha la tête avec bienveillance.
— Vous soulagez mes remords, mademoiselle. Même involontaire, le camping à deux peut avoir ses charmes. Avec un bon feu de camp pour lutter contre le froid de la nuit…
— Si nous en venions au fait ? coupa Aldren. Nous avons constaté que notre rov – celui de Waldo si vous préférez – avait repris sa place devant le hangar. Par conséquent, Karyl a dû vous dire où nous étions, vous le saviez donc depuis hier. Pourquoi ce délai ? Le sempiternel problème de la liberté individuelle ? Ou plus simplement parce que votre chef inspecteur n’était pas à bord et que l’appareil était revenu tout seul ? Ce rov doit commencer à connaître le chemin par cœur, depuis le temps !
— Procédons pas ordre, si vous le permettez. Il est tout à fait exact que l’avion était rentré à son port d’attache en pilotage automatique. Il est non moins vrai que notre ami Karyl se trouvait à bord. Seulement il était bien incapable de nous dire quoi que ce soit, il gisait sur le plancher de la cabine, totalement inconscient. Le médecin de la base l’a immédiatement examiné et son diagnostic est formel : état de coma profond provoqué artificiellement par l’action d’un pistolet sidérateur… L’intensité du faisceau était relativement faible et n’entraînera pas de lésions, toutefois Karyl ne se réveillera pas avant demain. Il n’a donc pu nous parler…
Aldren hocha la tête. Son interprétation des traces laissées sur le replat devant la cabane paraissait se confirmer : quelqu’un avait bien été présent sur les lieux, caché en bordure de la forêt. Il avait attendu le moment propice pour éliminer provisoirement le détective en l’endormant pour le compte et en le réexpédiant à domicile comme un simple colis encombrant. Sans le tuer et en se contentant de le mettre hors course pour quarante-huit heures… Mais dans quel but ? Et pourquoi seulement lui, alors que les deux partenaires de l’enquêteur se trouvaient tout près, sur l’arête du promontoire ? L’agresseur ne devait pas l’ignorer puisqu’il était forcément posté là depuis le début ; il n’aurait eu aucun mal à compléter la collection et rembarquer le tout dans le rov. Seule hypothèse valable a priori : l’auteur de l’attentat était Max. Il ne pouvait tout de même pas se permettre de « sidérer » sa chère sœur jumelle, et comme Aldren se trouvait à côté d’elle, il était bien forcé de l’épargner aussi. Sans compter que le frérot, mieux que tout autre, connaissait l’existence du chalet de Waldo au pied de l’autre versant de la colline. La frangine et son copain pourraient s’abriter et se réconforter…
— Nous ignorions complètement ce qui était arrivé à votre adjoint, répliqua-t-il lentement. Vancia et moi étions tous deux assez loin et hors de vue du replat ; ce n’est que lorsque nous sommes redescendus que nous avons constaté la disparition de Karyl et du rov. Nous l’avons même soupçonné de nous avoir abandonnés sans préavis… Mais, par toutes les divinités cosmiques, expliquez-nous pourquoi, dès que vous avez été rassuré sur le sort de votre chef inspecteur, vous ne vous êtes pas aussitôt soucié du nôtre ? Pour ce que vous en saviez, nous pouvions très bien avoir été endormis, nous aussi, sinon même purement et simplement liquidés ! Et vous saviez où ça s’était passé !
— Justement non. Pour la bonne raison que l’appareil, puisqu’il rentrait en guidage automatique, le faisait forcément en ligne droite depuis son point de départ. Le hasard a voulu qu’à ce moment-là, je me trouvais justement dehors et que je l’aie vu surgir au-dessus du hangar. Il ne venait pas du tout du nord-nord-est, mais franchement de l’est, à près de cinquante degrés du cap que vous aviez vous-même si bien déterminé et vers lequel vous étiez reparti. La première chose à faire était de prélever le cristal-mémoire de l’ordinateur de vol et d’en tirer les indispensables précisions. Je n’y ai pas manqué. Quatre-vingt-quatorze virgule quinze au compas. La piste était toute tracée. L’analyse déductive subséquente était logique : vous aviez été cueillis et neurolysés tous les trois ensemble dans le secteur des lacs, ensuite on vous avait transportés autre part dans un but qui restait à définir, peut-être simplement comme otages ? Après quoi on avait eu l’aimable attention de me rendre mon adjoint : la séquestration d’un fonctionnaire officiel est chose très grave.
— La nôtre n’aurait été que bagatelle ?
— Ne vous fâchez pas, Aldren, je vous assure que ce n’est pas ce que je voulais dire ! Mais il y a une différence que vous devez comprendre. L’enquête étant toujours pratiquement au point mort, Karyl ne détenait encore aucun élément valable, le capturer pour le questionner aurait été purement négatif. Tandis que Mlle Vancia, par exemple, peut, même à son insu, connaître des faits, opérer des rapprochements. Vous-même…
— Je suis le dernier venu sur Anésia !
— D’accord, mais vous êtes un personnage clé, que vous le vouliez ou non ; l’attribution du brevet et de ses considérables bénéfices dépendent de vous. Dois-je ajouter que votre charmante amie ici présente pourrait éventuellement faire valoir ses droits aux très confortables royalties de l’invention ? Elle est la sœur de Max Jensen nommément désigné en qualité de coauteur de la découverte. Si Waldo est mort sans héritiers et si Max est légalement porté disparu, elle sera énormément riche…
Pendant quelques secondes un silence tendu régna dans la pièce ; la jeune fille le rompit soudain par un grand éclat de rire.
— Je comprends tout ! Tu t’étais fait le même raisonnement dès notre première rencontre, mon beau chevalier ! C’est uniquement pour ça que tu m’as traîtreusement séduite ! Tu n’étais pas vraiment amoureux de moi, tu voulais seulement me déshonorer pour m’obliger à t’épouser et puiser ensuite sans vergogne dans mon compte en banque ! C’est même peut-être toi qui as profité d’un moment où je regardais ailleurs pour dévaler la colline, endormir Karyl, le fourrer dans le rov et enclencher le rappel automatique ? Afin de pouvoir me violer sans témoin sur la mousse humide à côté du feu de camp…
Le souffle coupé, Nils regarda le couple avec une visible inquiétude ; il ne récupéra sa dignité de haut commissaire qu’en constatant qu’Aldren ne semblait pas s’émouvoir le moins du monde. Au contraire, il repliait son bras autour de Vancia pour l’attirer tout contre lui, lui coupait la parole d’un baiser remarquablement efficace.
— Tu as entièrement raison, mon amour, fit-il dès qu’il eut repris son souffle. Tu es pour moi un merveilleux trésor et j’ai bien l’intention d’en tirer tout le profit possible. Seulement tu viens de commettre un gros mensonge en prétendant que je t’ai violée alors que c’est tout le contraire. C’était moi la pauvre victime ; tu as honteusement abusé de moi alors que je voulais seulement te protéger contre la fraîcheur nocturne et t’éviter de prendre un gros rhume. Quant aux malheurs de Karyl, a jouta-t-il en se retournant vers Nils, veuillez noter que si j’en étais l’auteur, Vancia serait ma complice de fait puisque nous ne nous sommes pas quittés un seul instant. Double alibi… Pour redevenir sérieux, reprenons votre interrogatoire, cher commissaire. Vous avez donc lancé vos sbires ailés vers l’est ?
— Sans résultat. Ils ont exploré tout le long du vecteur jusqu’à mille cinq cents kilomètres de distance ; la cache ne pouvait pas se trouver plus loin, car on arrive alors sur la côte orientale de cette partie du continent et il faudrait traverser plus de deux mille kilomètres d’océan avant de retrouver la terre. Pareil éloignement ne collerait pas avec les horaires. En tout cas, même en se partageant le travail et en passant et repassant à basse altitude, ils n’ont pas découvert la moindre trace d’habitation ni de camp provisoire. Ça m’a d’ailleurs frappé, puisque les sites de résidences secondaires sont disséminés un peu partout et toujours loin les uns des autres ; mes chasseurs auraient dû en apercevoir au moins deux ou trois sur leur route. On jurerait que c’était le seul axe où personne ne s’était installé… On a quand même repris les recherches ce matin en serrant encore le quadrillage sans rien trouver en dehors d’un ou deux campements de forestiers. Et c’est alors qu’un des pilotes, en désespoir de cause, est revenu vers les lacs pour tenter de retrouver un quelconque indice du départ. Vous savez le reste puisque vous êtes ici.
— Le truc était astucieux, fit Aldren. Le rov qui emportait Karyl endormi a simplement fait un grand crochet avant de reprendre automatiquement la direction du terrain. Comme seul le dernier cap demeurait inscrit dans la mémoire et non le précédent, sa lecture vous entraînait sur une fausse piste, bien choisie du reste, puisqu’elle ne mène nulle part. Vous avez logiquement supposé que nous aussi avions été enlevés mais retenus en otages, vous perdiez donc vingt-quatre heures à explorer une région où, comme par hasard, il n’y avait rien. Vingt-quatre heures de gagnées, ça devait être important pour quelqu’un.
— Pour Max Jensen ?
— Pour lui, pour Waldo ou pour quelqu’un d’autre… On pourra peut-être se faire une idée à ce sujet lorsque Karyl nous racontera sa propre histoire ; il a peut-être eu le temps de voir son agresseur avant de partir pour le pays des rêves. Vous disiez qu’il était dans le coma pour quarante-huit heures, donc jusqu’à demain matin. On ne peut pas le réveiller plus tôt ?
— Absolument pas, le toubib est formel. Toute tentative de réanimation précoce serait très dangereuse pour lui : une partie des cellules nerveuses risquerait de demeurer définitivement endommagée. Il pourrait se retrouver amnésique, ou aveugle, ou totalement imbécile, à moins que ce ne soit les trois ensemble ! Le réveil doit s’effectuer de lui-même quand la totalité du système nerveux aura récupéré l’intégrité de ses fonctions.
— Je m’en doutais. Conclusion : l’adversaire inconnu a bien gagné sa première manche. Il s’est assuré le répit dont il avait besoin. Nous n’avons plus qu’à patienter jusqu’à ce que votre adjoint soit en état de parler. Vancia et moi rentrons en ville, nous reviendrons à la première heure…
Accompagné par le sourire aussi compréhensif que discret de Nils, le couple quitta le bureau, se dirigea vers la station des air-cars. Vancia se chargea de programmer elle-même l’indicatif du district central puis, tandis que l’immense ville éparpillée défilait à toute allure sous l’appareil, la jeune fille tourna vers son compagnon un regard inquisiteur.
— Quelqu’un a peut-être intérêt à bloquer l’enquête jusqu’à demain, mais il me semble que tu as fait en sorte que nous y trouvions notre compte, nous aussi. Une deuxième nuit tout seuls sans que personne ne risque de nous déranger… Alors que si tu avais révélé à Nils l’existence d’un fait nouveau, il aurait sûrement voulu que nous nous remettions au travail tout de suite.
— Un fait nouveau ? Je suppose que tu parles du cadavre de la cabane ? À propos, pourquoi n’as-tu pas mentionné toi-même ce détail ?
— Parce que je suis une personne très bien élevée. On ne doit jamais interrompre les grandes personnes lorsqu’elles parlent de choses sérieuses. C’est toi mon maître et mon seigneur, à présent. C’est à toi de décider quand une chose doit être dite ou non.
— C’est très bien, mon enfant. Mais je n’ai pas de secret pour toi et je vais t’expliquer ma réserve. Le cadavre en question peut très bien attendre vingt-quatre heures de plus, il ne risque plus de prendre froid. Il sera toujours là demain. D’ailleurs il est évident que Karyl l’avait découvert lui-même ; c’est pour cela qu’il se précipitait vers le rov pour avertir son patron sans retard. Laissons-lui l’honneur et le plaisir de faire lui-même son rapport à Nils.
Il se retint d’ajouter que la présence de ce corps qui n’était ni celui de Waldo ni celui de Max n’avait pu qu’aggraver les suspicions que Karyl nourrissaient à l’endroit de Vancia. En effet l’incendie criminel de l’abri de pêche, en admettant qu’elle n’en fût pas l’auteur, avait été allumé très peu de temps après son départ ; les marges de minutage de son aller et retour étaient très étroites. Donc l’inconnu se trouvait sur les lieux au même moment qu’elle, et cette coïncidence prêtait à un tas de suppositions… Aldren avait la ferme intention de se réserver personnellement le droit de les examiner. D’ailleurs la jeune fille avait déjà repris la parole.
— Tu es sûr que ce n’était pas un tout petit peu pour qu’on nous fiche la paix, vingt-heures de plus ?
— Pas un tout petit peu, chérie. C’était la vraie raison…
Sitôt arrivés au centre de district, ils se dirigèrent vers les deux bungalows dont l’un allait sans retard se trouver disponible pour d’autres clients ; il aurait été vraiment stupide de le conserver alors qu’un seul toit, une seule chambre et un seul lit étaient désormais plus que suffisants. Pourtant, la question du nid qui allait abriter leurs amours allait être résolue d’une façon différente ; Aldren le pressentit lorsque, en pénétrant dans le grand parc, il aperçut le ramp qui remontait l’allée en sens inverse pour s’arrêter net devant eux. Décidément il semblait que Borgar avait de la suite dans les idées.
— Quelle chance que vous arriviez juste à point ! s’exclama-t-il en sautant à terre. J’étais très déçu de ne pas vous trouver. J’avais laissé un message à tout hasard, mais c’est tellement mieux ainsi. Je voulais vous répéter ce que je vous disais avant-hier au restaurant et j’insiste encore davantage maintenant que j’ai vu de près à quoi ressemblent ces espèces de bocoques. Mademoiselle Vancia, pourquoi vous obstineriez-vous à y vivre alors que la grande villa où habitait votre frère est à votre disposition exactement comme à la sienne !
— Ce n’est pas à moi d’en décider, répondit la jeune fille en tournant son regard vers Aldren. C’est à lui… J’irai là où il voudra aller. Fais selon ton désir, mon amour, ajouta-t-elle d’un ton exagérément soumis.
L’agent spécial examina pensivement l’entomologiste, attarda une seconde son regard sur la sombre chevelure encadrant le visage bistré, une toison exactement du même noir que la touffe qui avait échappé aux flammes sous la tête du mort dans la cabane du lac. Pigmentation vraiment inhabituelle dans ce monde Scandinave… Aldren sourit à son tour.
— Je suis d’accord, bien sûr, et je vous remercie de votre extrême obligeance. Je serais très heureux que Vancia trouve un cadre digne d’elle et puisqu’elle m’invite à le partager, nous irons.
— Bravo ! Ramassez vite vos bagages, je vous emmène. Vous pourrez garder ce ramp, j’en ai un autre chez moi ; je vous prierais seulement de me raccompagner jusqu’à l’entrée de mon domaine. Vous n’en aurez que pour cinq minutes et ensuite vous serez enfin chez vous.
C’est ainsi que les deux amants, après avoir passé une nuit dans la résidence secondaire du célèbre physicien Waldo se retrouvèrent pour la deuxième dans le domicile principal du susdit. Avec l’avantage sur le précédent que là au moins tout était en état de marche. Le courant électrique dispensait abondamment lumière et climatisation ; le réfrigérateur était bourré d’aliments que la cuisinière robotisée ne demandait qu’à préparer de son mieux. Selon un programme qu’Aldren préféra déterminer lui-même cette fois.
Du reste l’heure du dîner était encore assez lointaine ; on avait tout le temps de penser à autre chose auparavant. De monter à l’étage par exemple pour y tester expérimentalement l’élasticité des sommiers. Sans hésiter, Vancia choisit la chambre de droite, s’attirant aussitôt une remarque émise d’un ton innocent.
— Est-ce ton intuition de jumelle qui te dit que c’est bien celle de Max ? N’oublie pas que, légalement, tu n’as droit qu’à une moitié de la maison, la chambre de Waldo comme son bureau sont moralement sous scellés.
Elle le regarda interloquée, hésita un instant, éclata de rire.
— Je n’y avais pas pensé ! Peu importe, tu as sûrement trouvé la solution : j’étais guidée par mon flair inconscient. De toute façon les limites de l’usufruit n’ont pas encore été établies par le notaire, on verra bien alors… Qu’est-ce que tu attends pour te déshabiller, méchant garçon que j’aime ?…
* *
*
Le chef inspecteur reprit conscience à dix heures du matin. Une sidération par faisceau daser [1] a ceci de comparable à un solide coup de matraque sur le crâne que les conséquences du traumatisme sont « tout ou rien ». Dramatiques ou anodines : si on n’est pas mort ou définitivement idiot et bon pour le fauteuil à roulettes, on se réveille aussi lucide et vigoureux qu’avant. On ne ressent même pas les effets secondaires et nauséeux d’un narcotique, non plus que les douleurs d’une contusion ; le sidérateur est une preuve évidente du progrès des civilisations humanitaires. Tout comme la vitrification nucléaire dont l’indiscutable avantage est d’être parfaitement aseptique alors que le sauvage du Paléolithique ne prenait jamais la précaution de tremper la pointe de ses flèches dans le mercurochrome avant de les lancer sur l’autre sauvage d’en face…
En conséquence Karyl était en pleine forme lorsqu’il entra dans le bureau du commissaire Nils où Aldren et Vancia ne l’avaient précédé que de quelques minutes. Il jeta sur eux un regard vindicatif, se laissa tomber sur un siège, écarta du geste le verre que son patron lui tendait.
— Ainsi vous êtes là tous les deux ! gronda-t-il. Vous êtes rentrés sans vous soucier de moi ! Ne prétendez pas surtout que vous n’avez pas vu mon corps, je n’étais pas à dix mètres du rov quand j’ai été abattu !
— Toujours vos conclusions hâtives, intervint Nils d’une voix bénigne. C’est vous que le rov a ramené ici et non eux. Ils sont restés là-bas, persuadés que vous les aviez abandonnés.
Nous les avons retrouvés seuls et perdus au fond des bois, attendant qu’on vienne à leur secours.
Il résuma rapidement le récit du couple et Karyl consentit à se calmer.
— Il y avait donc quelqu’un qui nous guettait. Caché derrière les arbres à la lisière de la forêt… Ce ne serait pas impossible, après tout. Je peux l’admettre. Mais avouez que la réaction que je viens d’avoir peut se justifier ! Je me souviens que Vancia se trouvait au sommet de la colline, Aldren est passé près de moi pour la rejoindre, d’après ce qu’il m’a dit à ce moment. En fait elle aurait très bien pu redescendre pendant qu’il montait, ce ne serait pas la première fois qu’on la croiserait sans la voir. Elle se serait dissimulée derrière un buisson et…
— Les divagations continuent ? coupa sèchement l’agent spécial. Vous avez besoin d’une bonne dose de tranquillisant, mon vieux ! Vancia n’est pas redescendue puisqu’elle m’attendait là-haut, à l’endroit où elle avait trouvé la balise de téléguidage. Nous l’avons longuement examinée ensemble et nous sommes revenus, toujours ensemble, pour vous faire notre rapport. Ni vous ni le rov n’étaient plus là. Sur l’instant, nous en avons logiquement déduit que vous nous aviez purement et simplement plaqués, ce qui nous a paru plutôt discourtois de votre part. Comme toutefois je n’ai pas ainsi que vous l’habitude de me laisser prendre aux apparences et d’affirmer sans réfléchir, je me suis donné la peine d’inspecter le terrain. J’y ai trouvé des traces de pas et d’autres aussi : celles d’un corps qu’on traîne dans l’herbe. D’où l’hypothèse dont j’ai fait part au commissaire : vous aviez été abattu, embarqué dans le rov vers une destination inconnue. Heureusement vous étiez seulement sidéré et finalement réexpédié ici en automatique.
— Mais c’est idiot ! Je veux dire : pourquoi m’aurait-on fait ça à moi tout seul et pas à vous ? Je suis sans doute détective, mais l’enquêteur numéro un, c’est vous, Aldren ! Et Vancia ? C’est la sœur de Max Jensen ! Quelqu’un peut craindre qu’elle se rappelle de quelque chose qui pourrait nous mettre sur la trace… Tout ça ne tient pas debout !
— Si vous nous disiez vous-même pourquoi vous avez quitté les ruines de la cabane pour aller vous faire descendre à quelques mètres du rov, ça nous aiderait peut-être à voir plus clair ?
— Juste. J’avais entendu quelque chose d’anormal, précisément dans la direction de la forêt. Une sorte d’appel. C’était indistinct mais vraiment bizarre. Je me suis dirigé vers l’endroit d’où ça paraissait venir, j’ai regardé derrière les buissons et je n’ai rien vu. Alors je suis revenu vers le rov. De toute façon il fallait que j’envoie un message radio. Et puis, le noir…
— Ainsi donc les traces de pas que j’ai trouvées étaient tout simplement les vôtres ? Moi qui pensais que c’étaient celles du criminel ! Le type qui s’était caché derrière ces mêmes buissons pour attendre que vous soyez en bonne position pour vous liquider. Vous voyez comme on peut se tromper ?
— En tout cas, ton raisonnement était logique, mon chéri, enchaîna la jeune fille. L’homme qui a fait ça était obligé d’attendre l’occasion favorable. Il ne pouvait pas s’approcher de la cabane en terrain découvert et même s’il y avait réussi, il aurait été obligé de remorquer le corps de Karyl sur plus de cent mètres jusqu’au rov. C’était tellement plus simple et moins fatigant d’attendre que le colis vienne aimablement se mettre tout à côté.
— Tiens, tiens !… grogna le chef inspecteur en haussant les sourcils. Vous en êtes déjà là tous les deux ? La nuit glaciale passée sur l’herbe humide vous a singulièrement rapprochés l’un de l’autre… Le grand délégué du Bureau des brevets fédéraux débarque sur Anésia à la recherche de Max Jensen, il trouve comme par hasard sa sœur jumelle et tombe dans ses bras sans même franchir les étapes intermédiaires. Ça ouvre des horizons…
— Continuez, mon vieux. Vous allez dire que nous étions d’accord depuis longtemps ; après tout, nous avons débarqués à l’astroport presque en même temps. Nous pouvions très bien venir du même coin de la Fédération et avoir seulement pris l’élémentaire précaution de voyager dans deux liners différents. Je peux vous proposer une autre théorie. C’est vous qui êtes l’assassin de Waldo. Quand vous avez constaté que nous nous mêlions à votre soi-disant enquête et que nous allions découvrir des faits ennuyeux pour vous, vous avez monté de toutes pièces la séquence invraisemblable de votre enlèvement. Vous avez été piétiner vers la forêt puis vous êtes revenu vers le rov, à pied d’abord et ensuite en rampant pour faire croire qu’on vous traînait inerte sur la prairie. Vous êtes monté à bord, vous avez décollé en filant à quatre-vingt-dix degrés de la direction primitive. Quand vous avez survolé une région déserte et suffisamment lointaine, vous avez viré pour prendre le cap d’Anésia en automatique : le seul qui serait retrouvé sur la mémoire de l’ordinateur. Pour finir, vous avez avalé une pilule neurochimique dont l’effet est exactement le même que celui d’un coup de sidérateur ; ce produit existe et je le connais. Pas trop mal, au fond, si l’on se donne la peine de réfléchir… Non seulement cette opération donnait à vos complices éventuels le temps de prendre le large, mais en nous abandonnant au bord du lac, ça pouvait nous faire soupçonner d’un meurtre. Celui du bonhomme dont le cadavre passablement charbonneux se trouve toujours dans les restes du petit chalet…
Nils sursauta et, pour une fois, perdit son air de complaisante bénévolence.
— Un nouveau cadavre ! Et vous l’avez vu de vos propres yeux, Aldren ? Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit hier ? C’est une information capitale que vous n’aviez pas le droit de taire !
— Mais qui pouvait attendre vingt-quatre heures. Pour trois raisons dont la première est que ce cadavre, même s’il n’est pas aussi totalement carbonisé que celui du laboratoire, n’a aucune chance de ressusciter ; il peut attendre patiemment l’examen médico-légal. La deuxième est que j’estimais préférable que ce soit Karyl qui vous annonce lui-même cette découverte. Il l’a sûrement faite avant nous et il a certainement dû se former une opinion plus valable que la mienne puisque je ne suis qu’un nouveau venu dans cette histoire.
En même temps que lui, le commissaire et la jeune fille tournèrent les yeux vers le chef inspecteur. Le visage de celui-ci exprimait la plus profonde stupéfaction.
— Un cadavre dans les décombres de la cabane ? C’est une mauvaise plaisanterie, je l’aurais vu ! Où se serait-il trouvé ?
— Sous la coque du hors-bord. Il suffisait de se pencher, ce que j’ai fait. J’étais sûr que vous l’aviez trouvé et que c’était pour ça que vous couriez jusqu’au rov demander par radio la venue immédiate d’un spécialiste morticole. Du moins, ça me paraissait logique, puisque je ne pouvais pas deviner alors votre version de l’histoire.
— Elle est véridique ! J’ajoute que je n’avais pas encore eu le temps d’inspecter le dessous de la coque, je fouillais au-dessous de l'emplacement où aurait dû se trouver le bloc d’alimentation d’un radiotéléphone et d’une balise. Et quant à insinuer que je vous aurais volontairement abandonné et qu’ensuite je me serais drogué moi-même pour embrouiller définitivement la piste, c’est de la pure malveillance ! Une calomnie à laquelle je ne m’attendais vraiment pas de votre part !
— Non, Karyl. C’était simplement une petite démonstration des résultats où peuvent conduire vos propres méthodes. Lors de notre premier briefing ici même, n’avez-vous pas formellement accusé Vancia de complicité sans la moindre preuve et en vous basant uniquement sur de simples apparences ? Tout à l’heure vous êtes reparti de plus belle en laissant de surcroît clairement entendre que moi aussi j’étais éminemment suspect sous le prétexte qu’elle et moi avons fait l’amour ensemble. Encore un petit effort et vous alliez mettre également Nils sur la liste : il aurait dû vous emboîter le pas en mettant incontinent la sœur de Max Jensen sous les verrous. Or non seulement il ne l’a pas fait mais il s’est montré fort aimable avec elle, donc lui aussi est complice ! Avouez qu’en ce qui vous concerne, il y avait bien davantage lieu à lâcher les rênes à l’imagination. Faites un effort, mon vieux, essayez de brider la vôtre. Les problèmes qui s’accumulent devant nous sont déjà assez compliqués comme ça…
— Pardonnez-moi, Aldren et vous aussi, Vancia. Mon cerveau ne doit pas être encore complètement sorti du brouillard… Ça fait une drôle d’impression, vous savez, de s’endormir brutalement au milieu d’une prairie perdue loin de tout pour se réveiller dans une clinique ! Ça va tout à fait bien maintenant, je vous promets de mieux me contrôler et de redevenir aussi rationnel que vous.
— Vous êtes tout excusé, Karyl, fit le commissaire d’un ton réconfortant. Revenons à ce très inattendu deuxième cadavre. Est-il identifiable.
— Il est nettement moins abîmé que le premier, mais je crains qu’il nous donne quand même du mal, répondit Aldren. En tout cas nous pouvons d’ores et déjà éliminer une hypothèse trop simpliste : ce n’est sûrement pas celui de Max. Vancia est formelle et pas seulement par intuition. Quelques détails anthropométriques, la forme du crâne et des mâchoires par exemple, l’en ont convaincue.
— Alors Waldo ?
— Vous admettriez donc qu’il n’aurait pas péri dans l’explosion du laboratoire mais seulement dix jours plus tard dans l’incendie de la cabane ? Il faut nous résigner : il y a au minimum un troisième personnage dans la distribution. Personnellement je préfère ça. Car si les inventeurs du secret que je recherche aux fins d’enregistrement étaient morts tous les deux, je n’aurais plus qu’à rédiger l’acte d’annulation et m’en aller. En continuant bien sûr à me demander comment, si l’un avait tué l’autre, l’autre aurait réussi à tuer à son tour l’un ensuite et ailleurs. À moins que les remords n’aient poussé le second à se suicider ? Ou encore qu’il s’agisse d’un double suicide. Le premier causé par une dépression pathologique consécutive à un excès de travail, le second par le chagrin d’avoir perdu son meilleur ami… Il faudra que je continue à surveiller de très près Vancia de peur qu’elle soit victime de la contagion. Sans ça, qui peut dire où s’arrêterait la réaction en chaîne ? La perte de ma douce amante me pousserait à me faire sauter la cervelle. Karyl en ferait autant pour se punir de l’avoir injustement accusée, Nils se truciderait en apprenant le décès de son meilleur adjoint et, de proche en proche, Anésia se dépeuplerait tragiquement avant la fin du mois. Essayons de survivre encore, si vous voulez bien…
— Ne serait-ce que pour retrouver et châtier le véritable meurtrier, sourit le commissaire. Ne perdons plus de temps. Allons immédiatement chercher ce cadavre et le passer au crible jusqu’à ce qu’il nous dise qui il est et d’où il vient. Nous irons tous les quatre ensemble et dans mon propre rov, c’est plus prudent ! Au fait, ajouta-t-il en fixant Aldren, vous avez dit que votre silence à ce sujet s’expliquait par trois raisons ; les deux premières revenant à peu près au même. Vous désiriez attendre jusqu’à ce que le chef inspecteur parle le premier. Quelle était la troisième ?
— Vérifier si, précisément, il en parlerait ou non. En d’autres termes savoir si le corps du délit n’avait pas été planté là après la mise hors-jeu du représentant de la loi et avant notre redescente vers la cabane. L’idée m’en était venue en constatant que, si la dépouille se trouvait enfoncée assez loin sous la coque à moitié couchée, elle n’était pas réellement coincée sous la masse qui d’ailleurs n’a dû basculer qu’un certain temps après le début de l’incendie. Si le gars s’était trouvé à l’intérieur du chalet au moment où il commençait à brûler, il ne se serait pas réfugié là, il aurait tenté de fuir vers le dehors. Tandis que si l’on admet qu’il a été tué ailleurs, par exemple grillé au pistolet thermique et ensuite seulement fourré là où nous l’avons trouvé, ça ouvre d’autres horizons.
— Lesquels, par exemple ? questionna le chef inspecteur.
— Le fait, entre autres, que lorsque nous étions là-bas tous les trois avant-hier, nous n’étions pas guettés par un seul brigand mais par deux. L’un qui vous aurait attiré et mis hors d’état de leur nuire pendant que l’autre exécutait sa petite mise en scène. En se servant du corps d’un troisième personnage qui, soit dit en passant, pose un problème supplémentaire. Mais ça ne ferait que bien trop compliquer les choses, j’espère que nous trouverons mieux que ça…
En fait de mieux, ce fut tout le contraire. Sous ce qui avait été une élégante embarcation de pêche et qui n’était plus qu’une coque noircie par le feu, il n’y avait plus rien. Pas la moindre trace de cadavre. Pas même le moindre débris à demi consumé qui aurait pu témoigner de sa présence…