CHAPITRE IV
— Elle l’a fait exprès ! gronda le chef inspecteur. Elle s’est moquée de nous depuis le début ! C’est son frère qui a tout machiné et elle est sa complice !
— Vous allez un peu vite, mon cher Karyl. J’admets que cette façon de nous fausser compagnie aussi cavalièrement est plutôt bizarre, mais de là à prétendre que son acte est une preuve de la culpabilité de Max alors que nous ne savons même pas s’il est vivant…
— Que vous faut-il ? C’est juste après m’avoir entendu dire que l’examen de l’ordinateur de vol permettrait de savoir de quelle direction venait le rov quand il a regagné sa base au matin du quatorze que Vancia s’est installée aux commandes ! Elle venait de réaliser que la piste que nous cherchions était là, à portée de la main. Elle nous l’a escamotée sous nos yeux !…
— Évidemment, ça se tient.
— Et comment ! Le rov de Waldo est forcément revenu en ligne droite puisqu’il était téléguidé par le faisceau de rappel. Voilà comment je vois l’histoire. Max a saboté quelque chose dans le laboratoire de façon à le faire sauter pendant la nuit, sachant que Waldo y travaillerait très tard et qu’il serait tué par l’explosion. Puis il est parti avant la tombée de la nuit pour aller se cacher dans un lointain refuge préparé à l’avance et il a renvoyé l’avion en pensant que personne ne se serait aperçu de rien.
— En le renvoyant seulement une douzaine d’heures après ? Pourquoi pas tout de suite ? À moins qu’il n’ait été se cacher de l’autre côté de la planète ; six heures de vol dans chaque sens à deux mille kilomètres à l’heure, ça ferait douze mille kilomètres… Ça me paraît bien loin.
— Ce n’est qu’un détail. L’important est que, si nous avions connu le cap, nous aurions pu le suivre en explorant attentivement le terrain et nous aurions sûrement remarqué quelque chose de significatif : une cabane, une balise…
— Le cap ? Mais rien n’est plus facile ! J’ai suivi des yeux le taxi jusqu’à ce qu’il disparaisse au-delà des dernières crêtes et je n’ai pas bougé de place depuis. Sa route passait à une dizaine de degrés à droite de la première parabole de la grille d’atterrissage des astronefs, puis presque à la verticale du grand château d’eau que l’on aperçoit là-bas et un tout petit peu à gauche de ce bouquet de sapins isolé qui se dresse sur la première colline. Puis-je vous demander d’aller chercher une carte des environs et un compas et de rapporter le tout ici ?
Karyl était peut-être sujet aux idées préconçues mais il était intelligent et capable de réagir rapidement. Il partit en courant dans la direction des bâtiments de l'astrogare, revint avec la même vélocité une dizaine de minutes plus tard. Il n’était plus seul, Nils l'accompagnait. Tous deux apportaient non seulement les objets demandés mais une planchette de géomètre équipée d’un alidade à cercle gradué. Le tout fut rapidement disposé devant Aldren qui effectua soigneusement ses visées.
— À quelques minutes près, la route du rov était au cinquante-cinq degrés, à droite du nord-est.
— Vous êtes un bon observateur, Aldren, sourit le commissaire. Même quand vous êtes pris à l'improviste…
— Question d’entraînement. Je suppose que vous pouvez mettre à notre disposition un autre appareil du même type ? Ce genre de piste s’efface vite…
— Nous en avons une bonne dizaine affectés à notre Service ; Karyl peut choisir celui qui lui plaît. Désirez-vous que je vous accompagne pour cette reconnaissance ? J’ai peur de ne pas avoir beaucoup de temps, un astroliner en provenance de Marco-Polo doit se poser dans moins d’une heure.
— Ne vous dérangez pas, je vous en prie, nous y arriverons certainement à deux. Il suffit que l’un regarde à droite et l’autre à gauche… Pas besoin d’un troisième pour surveiller droit devant, le premier artilleur venu vous dira que l’objectif se trouve toujours à côté de la trajectoire du tir.
Un quart d’heure après, Karyl avait pris possession d’un beau rov aux chromes étincelants et les deux partenaires décollaient.
Partant du principe que la destination de la fugitive pouvait tout aussi bien se situer à une vingtaine de kilomètres qu’à deux mille ou plus, ils décidèrent de voler à vitesse réduite – trois cents kilomètres à l’heure – et à moyenne altitude, afin de pouvoir inspecter tous les détails du paysage. Le temps était beau et la visibilité parfaite. À trois mille pieds, les moindres configurations se dessinaient nettement, et comme l’appareil de Vancia s’était forcément posé dans un espace libre, une prairie ou une clairière, on le verrait bien.
— C’est vraiment curieux de constater à quel point la planète Anésia ressemble à n’importe quelle colonie d’outre-frontières, observa Aldren. Un territoire implanté et, au-delà de ses limites, sans transition le monde vierge. À part qu’ici la cité s’étale sur une considérable superficie au lieu de se réduire à une simple bourgade de pionniers, le contraste est aussi frappant. Davantage même puisqu’on passe d’un seul coup d’un cadre super-futuriste à ce que devait ressembler la Terre avant l’apparition de la bête à deux pieds. Il y a quand même des habitations dans cette sauvage virginité du Quaternaire ?
— Un nombre appréciable, mais tellement disséminées dans la nature… Déjà en ville, notre refus de la grégarité nous permet de vivre chacun dans un isolement presque total, vous devinez ce qui peut en être là où les distances ne comptent plus ! Évidemment, il ne s’agit pas de résidences permanentes, mais de petits chalets perdus au fond des vallées ou sur les alpages des montagnes et où l’on va passer quelques jours de temps à autre pour chasser, faire du ski ou simplement se reposer. La vraie solitude, l’ermite temporaire le plus proche à plusieurs dizaines de kilomètres au minimum et, comme il n’y a ni routes ni sentiers, aucun risque de le rencontrer au cours d’une promenade.
— Les cénobites des temps modernes… Mais qui ne vont pas jusqu’à se couper totalement du monde extérieur, je pense. En cas d’accident ou de maladie, la cabane de l’anachorète est équipée d’un émetteur radio ? Sans oublier la balise électronique de guidage qui lui permet de retrouver à coup sûr son misérable abri au fond des grandes forêts… Voilà comment je comprends la vie primitive ! Un simple feu de bois pour cuire le gibier abattu à l’aide d’une carabine à lunette et, si le bois est trop mouillé pour s’enflammer, on se servira du petit autocuiseur à haute fréquence qu’on n’a pas oublié d’emporter dans les bagages… Et quand on a suffisamment goûté des joies de la vie pithécantropienne, on appuie sur un bouton, le rov arrive docilement et on va se taper la cloche dans un restaurant trois étoiles. Il paraît qu’autrefois, vers la fin du xxe siècle de l’ancienne ère, ça s’appelait de l’écologie… À propos, vous n’avez pas cité la pêche à la truite au nombre des loisirs anésiens. J’aperçois un grand lac sur l’avant.
— Il y en a tout un chapelet dans cette direction. Nous venons de franchir les deux chaînes de montagnes qui séparent la côte de l’intérieur du continent, la seconde constitue la ligne de partage des eaux. Nous entrons maintenant dans le bassin d’où part un grand fleuve coulant vers le nord. Il doit bien y avoir au moins une centaine de lacs dans la première partie de son cours supérieur. Si Waldo aimait se délasser en guettant un bouchon du coin de l’œil, il n’aurait eu que l’embarras du choix…
Waldo, Max ou un autre, quelqu’un avait indubitablement choisi la rive de l’une de ces nappes d’eau pour y installer son ermitage et le site était remarquablement en accord avec les visées topographiques d’Aldren. À peine cinq cents mètres à gauche de l’axe estimé. Le premier repère qui se dessina dans le paysage fut une colonne de fumée qui montait tout droit dans l’air calme. De plus près, il aperçut qu’il ne pouvait s’agir d’un simple feu de camp, les vapeurs étaient bien trop épaisses, trop noirâtres et trop rougeoyantes à la base. Karyl annula la propulsion, amorça la descente vers un replat herbeux dominant la plage du lac, atterrit à une cinquantaine de mètres du foyer crépitant. Une odeur âcre piqua la gorge des passagers dès qu’ils mirent pied à terre. Pas question de s’approcher davantage du brasier. En tout cas une chose était certaine : ce qui se consumait là devant eux avait été un chalet. On distinguait encore les poutres des parois et de la charpente transformées en torches et s’écroulant les unes sur les autres au milieu de gerbes d’étincelles.
— Si seulement nous n’avions pas été si longs avant de décoller à notre tour ! s’exclama Karyl. Nous arrivons trop tard ! Trois quarts d’heure au moins après Vancia. Elle avait sûrement volé beaucoup plus vite que nous puisqu’elle savait où elle allait ! Son Max s’était caché ici et l’attendait. Ils ont mis le feu pour faire disparaître toute trace de son séjour et sont repartis ensemble, le Cosmos sait où… Cette fois nous n’avons plus aucun moyen de repérer la direction qu’ils ont prise…
— Il faudrait d’abord être sûrs que c’est bien ici qu’elle s’est posée et pas cent kilomètres plus loin, objecta Aldren.
Le chef inspecteur promena ses regards autour de lui, poussa une exclamation de triomphe.
— Il n’y a aucun doute ! Regardez à quelques mètres derrière nous ! Les traces des patins de son rov sont toutes fraîches ! Nous nous sommes laissés rouler comme des débutants ! Si jamais je réussis à la retrouver…
— Que lui feriez-vous, camarade ? Notre compagnie a cessé de lui plaire, elle a décidé de nous laisser tomber et de profiter de ce joli rov qui lui tendait les bras pour aller faire une promenade. Tout ça est parfaitement conforme à ces principes de liberté individuelle que vous prônez tellement. Vous n’avez pas le droit de la rechercher et encore moins celui de l’inculper. Et de quoi d’ailleurs ? De complicité de meurtre ? Le meurtre de qui et par qui ? Sur le plan légal et jusqu’à preuve du contraire, Waldo est mort accidentellement. Un certain Max Jensen est parti quelque part en vacances, la veille. Sa sœur Vancia se trouvait au moment de l’explosion à une vingtaine de parsecs d’Anésia où elle n’est rentrée que trois jours plus tard. Même chez nous, la police fédérale ne bougerait pas le petit doigt.
— D’accord. Reste que Vancia est plus que suspecte. Elle avait accepté de participer à nos recherches et, au moment précis où nous découvrons une piste prometteuse, son premier acte est de l’effacer sous notre nez ! Rupture de contrat moral et manœuvre déloyale…
Aldren allait répliquer que, même si la conduite de la jeune fille était pour le moins étrange, les déductions qu’en tirait le chef inspecteur n’étaient que simples hypothèses, mais la brusque stridence rythmée d’une sirène lui coupa la parole.
— Un appel radio ! s’exclama Karyl en se précipitant vers le rov.
Il bondit à l’intérieur, immédiatement suivi par son partenaire, pressa la touche du communicateur. La voix de Nils s’éleva dans la cabine.
— Le rov de Waldo vient d’atterrir ici ! Votre amie Vancia est auprès de moi en ce moment.
— Elle joue à cache-cache ? fit Aldren. Gardez-la bien, surtout, nous rentrons le plus vite possible.
— Pourquoi pas lui passer les menottes ? C’est elle-même qui vous demande et qui vous attend…
Il ne fallut que huit minutes au rov lancé à plein régime pour rejoindre la base attenante à l’astroport. Quelques instants plus tard, les deux camarades faisaient irruption dans le bureau de Nils. Le commissaire était assis à la petite table, en face de la blonde jeune fille, devisant paisiblement avec elle.
— Que désirez-vous boire ? fit-il. Des jus de fruits comme mademoiselle ou un aquavit comme moi ?
Aldren eut tout juste le temps d’indiquer sa préférence, Karyl explosait déjà.
— Vous voilà ! Vous ne manquez vraiment pas de toupet ! Vous emparer ainsi d’un appareil qui non seulement ne vous appartient pas mais dont l’ordinateur de vol contenait une pièce capitale pour l’enquête ! L’enregistrement du dernier cap suivi lors de son retour… Vous saviez que maintenant cet enregistrement est effacé puisque le rov a effectué un nouveau parcours ! Vous saviez qu’il en serait ainsi, la raison de votre acte est claire.
— Fi donc ! protesta Aldren. Accuser sans preuves ! Laissez au moins Vancia s’expliquer…
— Notre ami a raison, intervint le commissaire. Vous devriez mieux vous contrôler, inspecteur Karyl, et ne pas vous laisser aller à des suppositions gratuites. Mademoiselle, voulez-vous répéter devant nos camarades ce que vous me disiez avant leur arrivée ?
— Très volontiers. Je ne me suis pas « emparée » du rov de Waldo pour l’excellente raison que c’est lui qui s’est emparé de moi. Pas Waldo, bien sûr, le rov ! Je montrais à Aldren l’emplacement des commandes mais je n’en touchais aucune. Je ne les effleurais même pas ! J’ai été complètement affolée quand l’avion s’est mis en route tout seul ! Qu’est-ce que je pouvais faire ?
— Tout simplement couper le pilotage automatique, passer sur manuel et revenir au terrain, répliqua Karyl d’un ton acide.
— Figurez-vous que j’y ai pensé ! Ça n’a rien changé du tout. Le rov continuait à filer tout droit.
— Il se comportait donc comme s’il obéissait à une programmation prioritaire, excluant toute autre manœuvre de la part d’un passager éventuel ? émit Aldren. Ça se défend… Je ne connais pas ce modèle particulier d’appareil, toutefois il ne doit pas être tellement différent de ceux que nous utilisons nous-mêmes. S’il avait été réexpédié à sa base en automatique et à vide, les contrôles étaient bloqués sur télécommande, ils ne pouvaient obéir qu’à un signal de rappel codé leur ordonnant de ramener le rov à son propriétaire. La présence éventuelle de quelqu’un à bord au même moment n’y changeait rien. Évidemment c’est une drôle de coïncidence que vous ayez justement pris place sur le siège au même instant…
— Appelez ça comme vous voudrez ! Je persiste à affirmer que je ne suis pas responsable du décollage ni de ce qui a suivi.
— Vous étiez donc prisonnière à bord et ne pouviez plus qu’attendre que le rov se pose de lui-même quelque part ? Vous auriez pu au moins vous servir de la radio de bord pour dire ce qui vous arrivait et appeler au secours.
— Mais je l’ai fait dès que j’ai surmonté ma stupeur et compris ce qui m’arrivait ! Seulement personne ne m’a répondu.
— Aucun appel n’a été enregistré ici, précisa Nils. L’émetteur devait être bloqué comme le reste. Normalement ces circuits d’alimentation sont indépendants de ceux de la navigation, mais Waldo avait peut-être modifié l’installation pour des raisons personnelles. Les savants n’aiment pas qu’on les dérange inutilement. Ils débranchent toujours leur téléphone pour ne pas être interrompus dans leurs cogitations.
— L’atterrissage a bien eu lieu au bord d’un grand lac à environ deux cents kilomètres d’ici ? reprit le chef inspecteur.
— Oui.
— Devant un chalet ?
— Vous devez le savoir puisque vous êtes partis à ma poursuite. Il y a bien un chalet, ou plutôt une cabane. Si nous parlons de la même et si vous l’avez visitée, vous avez vu comme moi qu’elle servait surtout à ranger des engins de pêche et un petit hors-bord. Les aménagements de séjour étaient tout ce qu’il y a de plus rudimentaires.
— Et bien entendu il n’y avait personne dedans ?
— Absolument personne. Je ne me suis pas attardée à fouiller aux environs, j’avais trop hâte de rentrer pour vous prévenir de ma découverte. Il était évident que puisque le rov était revenu à son point antérieur de départ, l’asservissement du guidage était terminé et les commandes débloquées. J’ai donc pu le reprendre en main et je suis revenue ici aussi rapidement que j’ai pu.
— En volant à quelle altitude ? interrogea doucement Aldren.
— Normale, ça va de soi. Quinze mille pieds jusqu’à la verticale des premières balises d’approche, puis le faisceau du terrain a pris la suite.
— C’est bien ça… Nous volions beaucoup plus bas et nous avons dû nous croiser sans nous voir. Dommage que nous nous soyons manqués de si peu. Si je calcule bien, nous avons dû atterrir là-bas un quart d’heure au maximum après que vous en soyez repartie.
— Juste assez longtemps pour que le feu ait complètement embrasé la cabane et que nous ne puissions même plus nous en approcher pour voir ce qu’il y avait dedans ! enchaîna Karyl d’un ton significatif.
— Le feu ? s’exclama Vancia en ouvrant tout grand ses beaux yeux purs. De quoi parlez-vous ?
— Le chalet n’était plus qu’une gerbe de flammes. Le bois sec brûle très vite, surtout si on l’y aide. Vous avez parlé d’un hors-bord, il y avait aussi quelques bidons de carburant, non ? Un quart d’heure suffisait pour que tout ne soit plus qu’un fournaise effaçant tout indice révélateur…
— Stop ! coupa sèchement Aldren. Vous allez encore vous laisser entraîner dans le domaine des hypothèses invérifiables. Un quart d’heure, c’est un chiffre rond qui peut aussi bien représenter seize minutes que quatorze et la différence change tout. Il peut s’en passer des choses en cent vingt secondes !
La jeune fille tourna son regard vers l’enquêteur fédéral, murmura d’une voix plaintive :
— Est-ce possible ? Votre ami prétendrait que c’est moi qui ai mis le feu ? Mais pourquoi aurais-je fait ça ? Je ne suis pas folle !
— Je l’espère bien. Ne prêtez pas attention à ses paroles. C’est un très gentil garçon mais je crains qu’il n’ait un peu trop d’imagination…
Le chef inspecteur eut la bonne grâce d’avouer qu’en effet il avait parlé sans réfléchir et présenta ses excuses : cette affaire se révélait si déroutante et si obscure qu’il ne savait plus à quoi se raccrocher. Nils vint à son secours en ramenant la discussion sur un terrain plus stable.
— Le fil n’est peut-être pas aussi complètement rompu que le redoute Karyl. Il suffit parfois de si peu… Un objet banal que le feu n’aurait pas détruit…
— C’est tout à fait mon avis, approuva Aldren. Après tout, il s’agit d’un simple incendie et pas d’une explosion quasi nucléaire comme pour le laboratoire. Nous irons passer les décombres au peigne fin dès que les braises seront refroidies. Demain matin… En attendant, je ne vois pas trop ce que nous pourrions faire.
— Moi, j’ai une idée, avança Karyl. Elle ne donnera probablement rien, mais il faut tout tenter. Je retourne immédiatement au Centre de district et je vais essayer d’identifier le propriétaire du chalet de pêche. Évidemment les résidences extérieures ne font pas l’objet du moindre plan de situation et encore moins d’une liste nominative de leurs possesseurs ; il n’existe pas non plus de répertoire des installations radio et des balises autonomes qui les équipent, ce serait illégal. Mais si j’arrive à retrouver deux ou trois citoyens ayant une loge dans cette région et en procédant ensuite par recoupements… Les amateurs de truites ou de canards sauvages doivent bien se rencontrer parfois…
— Une série de miracles en chaîne peut toujours se produire, murmura le commissaire d’un air sceptique. Mais vous avez raison, il ne faut rien négliger. Et vous, Aldren ?
— Je vais tâcher de réfléchir jusqu’à demain. Et si Vancia voulait bien m’y aider en attendant de regagner chastement ses pénates… J’ai souvent l’habitude de penser tout haut, je compte sur elle pour me couper la parole quand je dirai des bêtises. Les enfants voient souvent plus clair que les grandes personnes… Vous voulez bien que je vous invite à déjeuner, jeune fille ?
Elle avait accepté sans la moindre hésitation et même, semblait-il, avec un certain soulagement. Il n’est jamais agréable pour personne de se trouver en position d’accusé quand on est innocent ; ça l’est d’ailleurs encore moins si on est coupable. Le fait que le chef inspecteur avait outrepassé ses droits et s’en était excusé n’était qu’une piètre consolation. Par contre, Aldren, en prenant ouvertement sa défense et en clouant le bec à Karyl, faisait figure d’un allié. Un chevalier protecteur de la veuve et de l’orphelin, même si ledit chevalier avait plutôt l’apparence d’un aventurier galactique que d’un doux archange envoyé par le ciel pour combattre les méchants et glorifier la vertu outragée. En tout cas il avait gagné des points dans sa confiance…
Il ne demandait qu’à progresser davantage dans cette direction. Un proverbe de l’Antiquité terrienne affirmait à peu près qu’on attrape les abeilles avec du sucre et pas avec de l’acide acétique. Sans oublier qu’en l’occurrence ladite abeille – ou la guêpe – était adorablement jolie ; le piégeur avait bien le droit de joindre l’agréable à l’utile.
Il fit donc de son mieux pour consolider la position acquise en évitant soigneusement de poser à Vancia des questions indiscrètes. Il l’avait emmenée au restobar de l’astrogare toute proche ; une vaste salle que de grandes baies emplissaient de clarté et qui pourtant réussissait à offrir à sa clientèle une ambiance de discrète intimité. Une ingénieuse disposition de bacs surélevés pleins de fleurs et de plantes vertes encadraient chaque table de manière à l’isoler des autres ; c’était une application en modèle réduit des lois de l’urbanisme anésien : le respect de la liberté individuelle… La table qu’ils trouvèrent était toute petite, les forçant à s’asseoir très près l’un de l’autre. Il faisait bon. L’air était parfumé. La musique douce. La nourriture excellente, le vin pétillant et spirituel. Tout portait à la relaxation et aux confidences. Mais, fidèle à sa ligne de conduite, Aldren ne fit rien pour en abuser. Se gardant bien d’évoquer les incidents de la matinée, il estima plus fructueux de satisfaire la visible curiosité de la jeune fille à son propre endroit. Il entreprit de conter avec verve et humour quelques-unes de ses aventures passées, sans oublier évidemment d’en modifier certains passages pour en improviser d’autres à la place. Un simple enquêteur rattaché au Bureau des brevets fédéraux peut avoir connu des expériences passionnantes, mais ce n’est ni un conquistador ni un flibustier ; il ne fallait surtout pas que l’auditrice ait cette impression, ç’aurait pu tout gâcher. Elle l’écoutait avec un intérêt qui n’était pas feint. C’était elle maintenant qui lui posait question sur question, qui voulait en savoir davantage. Il y répondait tant et si bien qu’à la fin il en arrivait presque à croire que ses récits étaient entièrement véridiques. Ce qui ne l’empêchait pas de tendre çà et là quelques petits pièges en décrivant par exemple au passage certains arbres ou certaines fleurs caractéristiques de certains climats planétaires et en prétendant ne plus se souvenir de leurs noms. Ou bien sa description d’un combat avec une géante araignée venimeuse hantant les jungles torrides de Querida de l’Aigle et à qui il prêta généreusement seize paires de pattes alors qu’elle n’en avait que douze. Chaque fois la jeune fille corrigeait gentiment son erreur, démontrant ainsi l’indiscutable réalité de ses connaissances dans le domaine des sciences de la nature. En revanche, Aldren, évoquant un cas particulièrement difficile de recherche de paternité d’une invention, énonça l’équation de Schrödinger en supprimant froidement la dérivée de la fonction dans le second terme, et Vancia ne broncha pas. Le génie des maths s’était matérialisé chez son frère, pas chez elle…
Cette opération d’approvisionnement progressait de façon très satisfaisante. La jeune fille s’humanisait de plus en plus, se détendait complètement. Le charme prenant qui émanait d’elle s’accroissait au fur et à mesure, enveloppait Aldren comme un parfum grisant. Ses grands yeux verts pleins de dansantes lumières se levaient vers lui avec tant de chaude douceur, tant d’émouvante sincérité, qu’il avait envie de plonger les siens de plus en plus profondément dans ce miroir où scintillaient de minuscules étincelles dorées. De les voir s’élargir jusqu’à ce qu’ils deviennent immenses, jusqu’à ce que sa bouche effleure ces lèvres entrouvertes dans un sourire humide semblable à un appel. Mais il était encore bien trop tôt. Un geste maladroit pouvait suffire à tout gâcher. La proie était certes tentante et Aldren était tout le contraire d’un vertueux ascète, toutefois il était préférable de demeurer encore dans une prudente expectative. Trop de mystères entouraient la blonde et si séduisante sœur de Max… D’ailleurs elle ne faisait rien pour les rendre un peu plus transparents. Après une heure et demie de conversation, pas une seule fois elle n’avait fait allusion à son passé. Sauf à celui tout récent de sa vie d’étudiante à l’Université Linné de Nya-Skandia qu’elle avait évoquée à plusieurs reprises. Mais avant ? Toute son enfance et son adolescence dans la champêtre cité d’Anésia ? Aldren avait tenté d’amorcer en parlant de sa propre jeunesse dans les mondes du Centaure, elle n’avait pas rendu confidence pour confidence. Même pas prononcé une seule fois le nom de son frère et encore moins celui de Waldo. Il faudrait pourtant bien qu’elle y vienne tôt ou tard !…
Aldren en était encore à guetter une phrase révélatrice dans les bavardages de sa commensale lorsque soudain l’atmosphère de croissante intimité fut rompue. Un inconnu s’approchait discrètement de leur table, s’arrêtait à trois pas, s’inclinait poliment.
— Je vous prie de pardonner mon intrusion, fit l’homme d’une voix grave et un peu chantante. Si je vous dérange le moins du monde, n’hésitez pas à me chasser, le péché d’indiscrétion est aussi répréhensible que celui de curiosité sur Anésia ; je plaide coupable pour les deux.
— Le tribunal tiendra compte de votre franchise, sourit Vancia avec une visible bonne humeur qu’Aldren ne put s’empêcher de noter.
Elle avait presque l’air soulagé par cet intermède intempestif. Il sourit à son tour, désigna d’un geste la chaise vide en face d’eux, examina attentivement le personnage qui s’asseyait en murmurant une phrase de remerciement. Aucune trace chez lui d’atavisme Scandinave : des cheveux très bruns, des yeux noirs, une peau basanée évoquant tout à fait le type racial de la planète Jézira d’Eridan. Immigrant ou touriste ?
— Permettez-moi d’abord de me présenter, émit l’inconnu de sa belle voix barytonnante. Mon nom est Borgar. Contrairement à ce que mon aspect laisse penser, je suis Anésien de longue date. J’habite dans le district central…
— Je sais, interrompit Aldren. Votre domaine est limitrophe de celui du physicien Waldo. C’est vous qui aviez donné l’alerte lors de l’explosion de son laboratoire.
— J’espérais bien que vous seriez au courant de ce détail, ce sera une circonstance atténuante pour mon sans-gêne. Personnellement, je vous connaissais de vue, je vous ai aperçu déjà deux fois. La première lorsque vous dîniez avec le chef inspecteur Karyl qui m’avait questionné au début de son enquête ; la seconde quand vous vous dirigiez en sa compagnie vers la base des rovs. Vous vous intéressez à l’affaire, monsieur… ?
— Aldren. Je suis enquêteur du Bureau des brevets fédéraux, vous comprenez ?
— Très bien, très bien… Mademoiselle est votre assistante ?
— Disons plutôt une collaboratrice bénévole. Vancia se trouve indirectement mêlée à cette histoire, mais peut-être connaissiez-vous l’assistant de recherches qui travaillait avec Waldo ? Max Jensen ?
— Max Jensen ?… Certainement.
— Je suis sa sœur jumelle, souligna la jeune fille.
— J’aurais dû m’en douter tout de suite, la ressemblance est frappante ! Mais j’ignorais que Max avait une sœur aussi jolie !
— J’étais longtemps absente d’Anésia où je viens seulement de rentrer après avoir achevé mes études de naturaliste à l’Université Linné de Nya-Skandia.
— Pas possible ! Je suis moi-même entomologiste ! Je collectionne aussi pour mon plaisir personnel, des lépidoptères surtout, naturellement. J’étais justement venu à l’astroport pour prendre possession de l’envoi d’un confrère de Syrtoris du Cygne avec qui je fais souvent des échanges. Regardez comme celui-ci est beau !
Borgar avait tiré de sa poche un petit emballage de plastique qu’il déplia pour en sortir une mince boîte transparente. À l’intérieur reposait un magnifique papillon aux grandes ailes étalées d’un bleu très vif bordé par une double ligne d’arabesques polychromes d’une extraordinaire finesse, encadrant au centre de chacune des quatre ailes un large cercle d’or fermé sur un autre disque plus petit d’un noir de jais. Images frappantes d’yeux de rapaces nocturnes volant sur un ciel de velours ; il y avait même çà et là, tout autour, de minuscules points dorés semblables à des étoiles. Un chef-d’œuvre de mimétisme et en même temps un incomparable joyau.
— Sous-ordre des Hétéroneures, superfamille des Bombycoïdea, murmura admirativement la jeune fille ; l’absence de trompe est significative ainsi que les branches du peigne antennaire. Un Attacidé ?
— Bravo, mademoiselle ! C’en est bien un. Un splendide représentant de l’espèce Epiphora ; vous n’avez pas perdu votre temps à l’Université ! J’espère que vous me ferez un jour l’honneur de venir visiter ma collection.
— J’en serai enchantée. Plus tard, quand ma vie redeviendra un peu plus normale…
— J’allais oublier… Vous avez bien d’autres sujets de préoccupation pour le moment. Avez-vous seulement retrouvé un domicile en rentrant ou avez-vous été obligée de descendre dans un hôtel ?
— Où aurais-je pu aller ?
— Mais dans la villa de Waldo, voyons ! Puisque votre frère Max y habitait, vous y seriez chez vous autant que lui-même. Mais vous allez me dire que je me mêle de choses qui ne me regardent pas. Il est temps que je m’en aille et que je vous laisse tranquilles tous les deux. Au revoir, j’espère…
Borgar se leva, salua le couple, disparut derrière le rideau de plantes vertes.
— Quel drôle de bonhomme, n’est-ce pas ? émit la jeune fille. Un entomologiste… C’est l’inconvénient de l’individualisme anésien. On peut vivre des années dans le voisinage de quelqu’un qui se passionne pour les mêmes choses que soi-même sans jamais soupçonner son existence.
— Et encore ici ce que vous appelez voisinage dépasse facilement deux kilomètres, alors que dans une mégalopole classique, il n’est que de quelques mètres : l’écart d’un palier, répondit Aldren. On ne s’en ignore pas moins…
Sa repartie avait été machinale. En fait il pensait à tout autre chose. À ce Borgar en particulier. S’il était vraiment venu à l’astrogare dans le seul but de récupérer son papillon au service postal, pourquoi, au lieu de repartir directement, s’était-il promené dans les allées tortueuses du restobar pour y découvrir comme par hasard l’envoyé fédéral ? Et au lieu de passer sans s’arrêter, engager la conversation au mépris de toutes les coutumes locales ? De la part d’un enfant ou d’un vieillard, l’indiscrétion était excusable, mais l’amateur de lépidoptères était un homme dans la force de l’âge, il n’était certainement pas atteint de sénilité précoce…
Quant à Vancia… Sa dernière remarque : « on peut vivre des années dans le voisinage de…» C’était Max qui habitait chez Waldo, pas elle, puisqu’elle affirmait n’avoir rencontré le physicien que très occasionnellement. Voulait-elle dire qu’elle regrettait que Max n’ait pas favorisé le rapprochement ? Ou avait-elle fréquenté la villa plus souvent qu’elle ne voulait le dire ?…
* *
*
Aldren raccompagna Vancia jusqu’au parc de l’Excelsior, la déposa devant son petit bungalow. Elle ouvrit sa porte et, avant d’entrer, se retourna vers lui en un geste d’au revoir souligné par un regard si lumineux et d’un sourire si émouvant qu’il faillit presque sauter à bas du ramp pour se précipiter vers la jeune fille et l’emporter dans ses bras. Mais, comme Ulysse, il sut résister à la tentation ; il écrasa l’accélérateur pour s’éloigner au plus vite de la mignonne petite sirène. Pour plus de sûreté il ne rentra pas directement chez lui mais retourna au Centre de district. Karyl n’était pas dans son bureau, une secrétaire lui apprit que le chef inspecteur était sorti une demi-heure auparavant ; sans doute était-il parti vérifier sur place une information prometteuse ? Pour se consoler, Aldren visita deux ou trois bars puis un night-club et ne rentra finalement chez lui qu’après minuit. Bien que – tout à fait inconsciemment, bien sûr – il eût oublié de fermer la serrure de la porte, la maisonnette était déserte et le lit vide ; il en fut presque déçu. Il n’eut plus qu’à se coucher et dormir sagement.