CHAPITRE PREMIER
La déflagration qui volatilisa littéralement le laboratoire privé du célèbre physicien Waldo se produisit dans la nuit du 13 au 14 juin, à deux heures et quart du matin ; elle fut d’une telle violence que la plupart des résidents du secteur furent réveillés en sursaut, même ceux qui habitaient à plusieurs kilomètres de là. Le voisin le plus proche – un nommé Borgar – donna l’alerte au Centre de district, ce qui permit aux secours d’arriver promptement. Hâte bien inutile d’ailleurs car le bâtiment n’était plus qu’un amas de ferrailles incandescentes, et comme il se situait sur un plateau dénudé, l’incendie ne risquait pas de se propager aux bois environnants.
L’enquête eut lieu dans la journée suivante quand les décombres du labo furent suffisamment refroidis. Malgré tous leurs efforts, les spécialistes furent incapables de déterminer les causes de l’explosion – accident ou sabotage – tout ayant été si bien pulvérisé et calciné qu’aucun indice probant ne put être relevé. En tout cas il ne s’agissait pas d’une bombe classique, elle n’aurait jamais eu pareille puissance destructrice. Une grenade atomique non plus : la température de sa déflagration aurait sans doute provoqué les mêmes dégâts, mais l’effet de souffle aurait été bien plus grand ; les débris du toit et des murs n’avaient été projetés qu’à quelques mètres de distance. Une seule théorie demeurait à peu près envisageable, celle de l’implosion d’un générateur à fusion. Mais pareille chose n’arrive jamais ; les fabricants ont tout prévu dans le domaine des sécurités.
Par ailleurs, rien ne permettait de supposer que quelqu’un de l’extérieur soit venu trafiquer les circuits. Bien sûr, on ne pouvait en être absolument certain ; n’importe qui peut facilement s’introduire n’importe où dans une cité comme Anésia qui ne compte que quatre-vingt mille habitants pour une superficie de soixante-quinze mille kilomètres carrés. Le risque d’être aperçu par un témoin gênant est nul à deux heures du matin, les routes sont désertes et les domaines si grands… Celui de Waldo ne couvrait que trois cents hectares, celui de son voisin Borgar quatre cents ; les deux maisons étaient séparées par deux bons kilomètres et tout le reste n’était que jardins, prés et bois où un intrus pouvait aisément se cacher en attendant le moment favorable. Mais à quoi bon envisager sérieusement l’hypothèse d’un crime puisque les faits parlaient d’eux-mêmes ?
Située à quinze cents mètres en contrebas du laboratoire, la villa d’habitation était intacte mais déserte, le physicien avait disparu. En revanche, on avait retrouvé sous l’amas de poutrelles déchiquetées un cadavre entièrement carbonisé. Il avait été soumis à une température telle qu’il ne mesurait plus qu’une cinquantaine de centimètres ; toute tentative d’identification était hors de question, mais il s’agissait bien d’un corps humain. Lequel, sinon celui du savant, puisqu’il n’était plus chez lui ? Son lit n’était même pas défait. Il avait dû s’attarder dans son laboratoire pour conduire jusqu’au bout une expérience capitale et, la fatigue aidant, commettre une imprudence, une fausse manœuvre. Un court-circuit fatal libérant la petite nova du plasma…
L’enterrement des macabres restes du savant génial, l’homme qui avait inventé le système de navigation hyperspatiale le plus parfait qui puisse être – l’hyperastrogateur Waldo – eut lieu quatre jours après. Des centaines de célébrités du monde scientifique accoururent de toutes les planètes de la Fédération pour y assister, prononcer de vibrants éloges sur la tombe couverte d’énormes gerbes de fleurs. Puis la grille du cimetière se referma, marquant le point final du dossier en ce qui concernait les autorités de la planète. Restait seulement à envisager la recherche des héritiers présomptifs ; la fortune de Waldo était considérable et les royalties de ses brevets continuaient à l’accroître sans arrêt, mais c’était désormais l’affaire des juristes.
C’est alors qu’Aldren débarqua sur la planète.
C’était la première fois que les hasards de son existence l’amenaient sur la lointaine Anésia. Bien entendu, il s’était documenté avant son départ et savait à peu près à quoi s’attendre ; il ne venait pas en simple promeneur, et les particularités sociologiques de ce monde extra-périphérique lui poseraient sûrement plus d’un problème avant qu’il se soit vraiment mis dans le bain. Il ne s’agissait pas d’un classique système fédéré non plus que d’une simple base de pionniers, mais d’une planète associée. L’unique spécimen de cette espèce d’ailleurs et qui devait en grande partie son statut à son éloignement : une bonne trentaine de parsecs. Sa fondation remontait pourtant à près d’un siècle et demi et sa population d’origine avait été purement terrienne ; Scandinave en majorité pour être précis. Cependant elle avait toujours farouchement tenu à préserver son indépendance, ce qui ne l’avait pas empêchée de progresser et d’atteindre un niveau de civilisation fort élevé. Davantage peut-être que beaucoup d’autres, même dans le groupe central du Centaure pourtant privilégié en tant que foyer d’expansion. On la surnommait couramment la « libre Anésia » et il semblait bien que ce terme ne soit pas seulement dû à son régime de franchise douanière mais surtout à l’absence de toute entrave à la liberté individuelle des citoyens.
En se dirigeant vers l’astrogare, Aldren embrassa du regard un paysage lumineux et verdoyant, mais sans exotisme : le ciel était d’azur, le soleil doré, la végétation environnante honnêtement chlorophyllienne. La mer qu’on apercevait au loin était bleue, les montagnes qui se découpaient à l’horizon opposé d’un parfait mauve pastel de cartes postales. Un seul détail manquait dans ce tableau bucolique : la vision en arrière-plan des hautes architectures de la métropole. Toutefois l’arrivant savait déjà que les Anésiens n’avaient pas commis l’erreur de s’enfermer dans des termitières géantes et avaient su tirer parti des espaces illimités qui leur étaient offerts pour étaler au maximum leurs habitats personnels.
Aldren ralentit le pas pour se laisser devancer par le flot des voyageurs, des touristes pour la plupart. Il put ainsi vérifier l’absence de toute barrière et de tout contrôle dans le grand hall ; il n’y avait à l’autre bout que les représentants des agences de voyages et les pisteurs d’hôtels prêts à accueillir les passagers et leur offrir leurs services. Même pas un policier en uniforme pour jeter un coup d’œil sur les cartes d’identité ou les passeports. Personne ne demandait à personne qui il était, comment il s’appelait et d’où il venait ; Anésia paraissait vraiment constituer un refuge idéal pour quiconque était désireux de couper les ponts entre lui et son percepteur. Ce n’était pas le cas d’Aldren, pas cette fois tout au moins. Et pourtant, très paradoxalement, il fut le seul à être intercepté avant d’atteindre l’autre bout du bâtiment.
Un homme très quelconque qui flânait près de la sortie lui barra discrètement le passage.
— Monsieur Aldren, n’est-ce pas ?
— Vous croyez ? Si je vous disais que vous vous trompez et que je me nomme Smith ?
— C’est votre droit et nous ne le contesterons pas. Mais c’est quand même vous que nous attendons. Votre venue nous a été dûment annoncée par le chargé d’affaires de la Légation fédérale, et la description physique jointe pour faciliter les choses était précise. À moins que vous n’ayez un frère jumeau ?
— Non, heureusement pour lui. Je suis bien le seul Aldren existant dans ce secteur de la Galaxie, à ma connaissance en tout cas. J’ajoute que mon intention était bien en tout cas de prendre contact avec les autorités anésiennes, seulement je n’imaginais pas qu’elles viendraient à ma rencontre avant même que j’aie quitté la zone de transit interstellaire.
— À quoi bon remettre à plus tard ? Le commissaire Nils, chef de la Protection Civile, à son bureau ici même. Je vous conduis auprès de lui.
L’entrée n’était donc pas aussi libre qu’elle semblait, les contrôles d’admission étaient seulement invisibles mais bien réels. En d’autres lieux, ce Nils eût sans doute été qualifié de directeur de la Sécurité du territoire ou plus franchement encore de chef du Contre-espionnage, mais la « libre » Anésia se devait d’ignorer semblable terminologie. De toute façon, Aldren n’avait en principe rien à redouter puisque sa mission était on ne peut plus officielle ; il se contentait d’espérer qu’on ne s’amuserait pas à fouiller trop loin dans son passé.
Le commissaire se leva de son siège pour l’accueillir, lui serra chaleureusement la main, lui offrit un siège près d’une table où étaient posés deux verres embués de fraîcheur, s’assit en face de lui. Nils était un homme robuste dont le visage nettement profilé, les yeux d’un bleu très vif et les cheveux blond platine proclamaient sans méprise possible la pure ascendance Scandinave. Avec un aimable sourire, il fixa longuement son hôte.
— Servus, Van Aldren, fit-il en accentuant significativement la formule de salutation nordique. Ou dois-je dire John ?
— J’avais proposé Smith, mais n’en parlons plus. Servus, Van Nils. Enchanté de vous rencontrer dès la première minute. Je vois que vous avez été averti de ma venue, je l’aurais toutefois espérée plus discrète…
— Elle l’est toujours puisque le message était ultra-confidentiel et n’a touché que moi.
Elle l’aurait été un peu moins si vous aviez été vous présenter au Centre administratif de la cité. C’est pourquoi j’ai tenu à venir en personne bavarder avec vous avant que vous sortiez de l’astrogare. Avant toute chose, Skôl ! acheva-t-il en levant son verre.
— Skôl ! répondit Aldren en l’imitant. Et maintenant posez vos questions.
— Elles se résument à une seule. Le message disait que vous veniez pour éclaircir la situation relative au tragique décès du grand physicien Waldo qui résidait ici depuis de longues années. Mais il ne précisait pas à quel titre vous étiez concerné par ce regrettable accident. Problèmes de succession ? Waldo avait peut-être des parents quelque part dans la Fédération des Planètes Unies ?
— Sous une certaine forme, c’est à peu près ça, sauf qu’il ne s’agit pas de la fortune qu’il a pu laisser, mais plus précisément des recherches qu’il poursuivait au moment de sa disparition. Veuillez prendre connaissance de ces documents, fit-il en tendant à Nils une enveloppe ouverte. Vous y verrez que je suis délégué par le Bureau Fédéral des Brevets d’invention, service des dossiers en instance. C’est la formule portée sur la lettre d’introduction que vous tenez. En fait, je suis une sorte d’agent spécial chargé des enquêtes et des vérifications concernant ces dossiers. Authenticité de la découverte, recherche des antériorités éventuelles, identification des ayants droit, qualifications réelles de l’inventeur, toutes les investigations nécessaires pour établir le bien-fondé de la demande. Vous voyez ce que je veux dire ?
— Certainement. En somme vous êtes un détective spécialisé dans le domaine scientifique. Toutefois la référence portée sur votre document précise : « affaire Waldo ». Je ne pense tout de même pas que sa personnalité de très grand savant puisse être mise en doute ?
— Bien sûr que non ! Il avait déjà déposé une bonne dizaine de brevets chez nous et sa réputation de physicien génial n’est plus à faire. Il y aura évidemment le problème de déterminer le ou les bénéficiaires des royalties à venir, mais c’est aux tribunaux d’en décider, pas à moi. Je suppose d’ailleurs qu’un séquestre sera provisoirement nommé. Ce qui motive mon voyage est la toute dernière lettre que nous avons reçue de lui il y a un peu plus de deux mois. Elle se rapporte à une nouvelle invention qu’il aurait mise au point et constitue ce que l’on nomme juridiquement une « prise de date ». C’est une précaution souvent utile. Vous n’ignorez pas que lorsqu’une idée est en l’air, il arrive que plusieurs inventeurs différents et sans aucune relation les uns avec les autres développent à partir de cette idée des applications techniques analogues. Ce qui entraîne ensuite de féroces bagarres, chacun prétendant être le premier à avoir trouvé la formule ou le schéma qui lui assurera la célébrité et la fortune. D’où l’intérêt de cette demande préalable qui consacre l'antériorité. À condition naturellement que l’invention soit valable ; mais dans le cas de Waldo le doute ne se pose pas.
— Il aurait donc fait une nouvelle découverte peu avant sa mort ? Est-il indiscret de vous demander à quoi elle se rapporte ?
— Nullement, puisqu’en principe elle est déjà protégée, mais je suis bien incapable de satisfaire votre curiosité. La prise en date n’est pas le dossier lui-même, elle ne fait que définir la nature de l’invention et le champ de ses applications possibles sans donner aucune précision sur les théories de base ni sur le know-how de la réalisation ; tout cela fera partie du dossier lui-même. Jusque-là, le secret demeure la propriété exclusive de l’inventeur. Une fuite est toujours possible, vous comprenez… Je ne puis donc que vous répéter les propres termes de Waldo : « Il s’agit d’une technique entièrement originale permettant d’accélérer des baryons à très haute charge d’énergie et de canaliser leur flux dans une direction déterminée tout en leur imprimant une hypervélocité d’ordre C.1018 et sans déperdition de cette énergie quelle que soit la distance parcourue. » Comme vous voyez, cette découverte est d’un intérêt plus que considérable ! Un transfert d’énergie quasi instantané de n’importe où à n’importe où ! Imaginez par exemple que le Consortium fédéral des métaux rares veuille exploiter des gisements prometteurs sur une planète perdue au fond de Canis Minor. Il lui suffira d’envoyer sur place une équipe avec le minimum de matériel mais pas de lourdes et coûteuses centrales atomiques avec leur personnel grassement payé pour surveiller des cadrans ; les perforatrices et les fours de purification du minerai se brancheront directement sur le réseau électrique d’un centre industriel situé à trois cents années-lumière de là ! Cette invention économisera un tas de mégacrédits au trust qui achètera le brevet.
— Je vois… Et quelle serait votre part personnelle dans ce pactole ?
— Je ne travaille malheureusement pas au pourcentage. Comme vous, je suis une sorte de fonctionnaire. Évidemment, j’aurais droit à une prime qui serait loin d’être négligeable, mais sans aucune proportion avec les royalties elles-mêmes. À condition évidemment que je récupère le dossier ou tout au moins les calculs et les schémas essentiels. Sans cela, pas de brevet. Les notes de Waldo existent sûrement et elles doivent mentionner les principes de base, la description de l’appareil, le protocole des essais, etc. Nos services compétents mettront tout cela en forme légale et l’enregistrement aura lieu en bonne et due forme.
— Bien. Mais que se passera-t-il si nous découvrions nous-mêmes les notes en question ?
— Sans ma participation ? De deux choses l’une : ou bien Anésia déciderait d’exploiter la découverte pour son propre compte et la mettre sur le marché ; alors le premier acheteur venu n’aurait qu’à recopier le modèle et le mettre à son tour en circulation sans que vous puissiez vous y opposer ; au contraire, ce serait lui qui prendrait le brevet sous votre nez. Ou bien vous auriez la sagesse de le déposer vous-même et je suis justement là pour m’occuper de cette formalité.
— D’accord. Seulement vous ne pouvez opérer vos recherches sur notre territoire sans notre autorisation et surtout sans notre aide. En cas de réussite, ne serait-il pas juste qu’une part des royalties nous revienne ?
— Relisez le quatrième paragraphe de ma lettre. Je suis habilité à prendre de mon propre chef toute décision de ce genre si elle s’avère indispensable. Je suis prêt à contresigner immédiatement tout accord que vous proposerez le cas échéant. Dans les limites du raisonnable, bien entendu…
— Alors tout va bien. Voici ce que nous allons faire. Un de mes proches collaborateurs, un chef inspecteur, sera désigné pour faire équipe avec vous et vous effectuerez l’enquête ensemble. De cette façon nos deux intérêts – celui de votre bureau et celui de mon gouvernement – seront sauvegardés. En outre sa connaissance approfondie du pays et de nos coutumes vous sera utile. J’ajoute que Karyl a une formation d’ingénieur et par-dessus le marché que c’est un garçon sympathique avec lequel vous vous entendrez sûrement. Pas d’opposition ?
— Au contraire, Nils. C’est exactement ce que je vous aurais demandé si vous n’en aviez pris l’initiative le premier.
— C’est parfait. Je vous souhaite un très agréable séjour chez nous, même si votre travail doit se terminer par un échec. Car les chances de retrouver ce mystérieux dossier sont bien faibles, le laboratoire a été entièrement détruit. Espérons que Waldo conservait ses notes ailleurs, soit chez lui, soit dans un coffre de banque à son nom…
— Même s’il ne l’a pas fait, tout espoir n’est pas perdu. J’allais presque oublier de vous faire part d’un détail important et que Waldo mentionnait à la fin de sa lettre de prise de date. Le brevet doit être enregistré sous deux noms ; il y a deux inventeurs propriétaires à titre égal de la découverte. Le premier est naturellement le sien, l’autre se nomme Max Jensen. Sans doute un collaborateur en compagnie duquel les travaux ont été menés et qui en a eu peut-être lui-même la première idée ; ce serait en quelque sorte une reconnaissance de paternité… Quelqu’un qui, de toute façon, doit connaître toutes les étapes de mise au point de l’appareil. Or il n’y avait qu’un seul cadavre dans les décombres, n’est-ce pas ?…