10

 

 

Le second jour de leur traversée du désert, Joach cheminait à côté de la civière sur laquelle Richald et sa jambe cassée avaient pris place. Ils étaient les derniers de la colonne. Kesla ouvrait la marche, flanquée de Hunt qui portait Sheeshon dans ses bras. Devant Joach, Kast et Sy-wen avançaient main dans la main. Ils s’étaient enveloppés de tissu de la tête aux pieds ; la seule peau exposée au soleil était celle de leurs doigts entrelacés.

Joach leva les yeux vers le ciel et mit sa main en visière. À l’ouest, le soleil touchait l’horizon. Les compagnons devraient bientôt trouver un endroit pour camper – et le plus tôt serait le mieux. Ils avaient tous chaud et soif.

La veille, Kesla les avait conduits à un site dissimulé par un éboulement de rochers. À l’écart du sable, ils risqueraient moins de se faire attaquer par des prédateurs nocturnes, avait-elle expliqué. Pendant qu’ils dressaient leur camp, elle leur avait recommandé de tendre des morceaux de voile « pour collecter la rosée ».

Sage conseil. Au matin, les écuelles et les casseroles placées au pied des voiles étaient pleines d’eau fraîche. Ça n’avait pas suffi pour que les compagnons lavent leur corps couvert de sueur et de sable, mais ça leur avait permis de boire quelques gorgées et de remplir des outres de cuir pour la journée.

À présent, le soleil se couchait et Joach avait épuisé sa petite provision d’eau depuis longtemps. Ses lèvres étaient craquelées, sa langue, gonflée et collante. Kesla lui avait montré comment garder un caillou à l’intérieur de sa joue pour lutter contre la soif et humidifier sa bouche, mais il l’avait craché des heures auparavant. Chaque articulation, chaque pli de sa peau était à vif. Le reflet aveuglant du soleil sur les dunes alentour lui blessait les yeux. Il lui semblait qu’il marchait depuis des lunes plutôt que des jours. La nuit précédente, même ses rêves avaient été remplis de sable et de ciel immense.

Joach n’était pas le seul à souffrir. Tous les compagnons se traînaient, la tête basse. Le pire avait échu aux deux marins qui portaient la civière de Richald. Le prince el’phe utilisait sa magie pour alléger son corps, et donc, le fardeau qu’il représentait, mais le soleil impitoyable sapait l’énergie de tout le monde. Parfois, Richald autorisait ses porteurs à se reposer et clopinait péniblement à l’aide d’une béquille, son visage stoïque creusé par la douleur. Mais il ne pouvait pas avancer longtemps ainsi ; très vite, il était forcé de se rallonger.

Un murmure rauque s’éleva depuis les voiles et les vêtements entassés sur la civière.

— Joach ?

En pivotant, Joach écarta le foulard qui lui couvrait le visage pour regarder Richald. C’était le premier mot que le prince el’phe prononçait depuis l’atterrissage forcé de la Fureur de l’Aigle.

— Qu’y a-t-il ?

Richald se dressa sur un coude.

— Je suis désolé.

— Pourquoi ?

— J’ai manqué à tous mes devoirs envers vous.

Perplexe, Joach fronça les sourcils.

— Comment ça ?

— Je n’aurais pas dû perdre mon navire. J’ai attiré la honte sur ma famille.

Joach soupira. Il reconnaissait la douleur dans les yeux de l’el’phe. Au cours de sa vie parmi les nuages, Richald avait rarement été mis à aussi rude épreuve que pendant leur traversée du champ de narcilierre, deux jours plus tôt. Cette expérience désastreuse avait fait retomber tout le vent qui gonflait ses voiles hautaines.

Tendant la main, Joach toucha le poignet de l’el’phe. Richald voulut se dérober, mais Joach lui agrippa le bras pour l’en empêcher.

— Je suis désolé que vous ayez perdu votre navire, Richald. Vraiment. Mais vous nous avez permis de franchir le champ de narcilierre et de continuer notre voyage. Vous n’avez déshonoré ni votre nom, ni votre famille.

— Mais la Fureur

— Ce n’était que du bois et de la toile. Tant que vous vivrez, vous pourrez vous faire construire un autre vaisseau. La véritable Fureur, c’est vous.

L’expression blessée de l’el’phe s’adoucit quelque peu. Il dévisagea Joach un moment, puis dégagea son bras.

— Merci, chuchota-t-il avant de rouler de l’autre côté.

Un peu plus loin devant eux, Kesla leva une main.

— Nous camperons après la prochaine dune.

Joach poussa un grognement soulagé. Il se réjouissait que cette longue journée touche à sa fin. Selon Kesla, les compagnons atteindraient Alcazar le lendemain vers midi.

Joach continua à avancer avec un regain de vigueur. La proximité de leur destination fit presser l’allure à tout le groupe. La dernière dune présentait une pente monstrueuse, aussi haute que le flanc d’une colline abrupte. Les compagnons l’escaladèrent en zigzag, décrivant des lacets ascendants.

Enfin, alors que le soleil s’abîmait à l’horizon et que les ombres s’allongeaient dans le crépuscule, ils atteignirent le sommet de la dune. Joach, qui fermait la marche derrière la civière de Richald, vit les autres s’arrêter et les entendit pousser des hoquets de surprise. Il se traîna sur les derniers mètres et baissa les yeux vers la vallée suivante.

Douce Mère !

Une vision enchanteresse s’étendait en contrebas. Un petit bosquet d’arbres très hauts et très minces, couronnés de feuilles vert foncé, se dressait au cœur de la vallée. La pénombre était encore plus épaisse dans l’encaissement, mais on ne pouvait se méprendre quant aux reflets scintillants qu’ils surplombaient : une mare ! Au bord de l’eau, de minuscules lanternes brillaient, illuminant des dizaines de tentes. Le chuchotement cristallin d’un instrument à cordes monta jusqu’aux compagnons.

— L’oasis d’Oo’shal, annonça Kesla avec délice.

Elle repoussa sa capuche. Les derniers rayons du couchant changèrent sa chevelure fauve en cascade d’or filé.

— Pourquoi ne nous as-tu pas dit vers où nous nous dirigions ? s’enquit Kast, légèrement irrité.

Joach se posait la même question.

— Je ne pouvais pas. Parler d’une oasis avant de l’atteindre, c’est tabou. Les tribus du désert pensent que gaspiller sa salive de la sorte offenserait nos dieux. En guise de châtiment, ils pourraient faire avaler l’eau par le sable ou détourner d’elle le chemin des voyageurs trop bavards. (Kesla scruta le visage de ses compagnons avec l’ombre d’un sourire.) Et vous n’auriez pas voulu ça, n’est-ce pas ?

— Pas pour tout l’or de la mer, répondit Hunt avec ferveur.

Et il se hâta de dévaler l’autre versant de la dune.

Quatre hommes masqués surgirent soudain du sable, jaillissant de derrière les rochers ou de dessous les bâches qui les dissimulaient. Chacun d’eux tenait une longue lame incurvée.

Kesla s’avança, les mains levées pour montrer qu’elles étaient vides.

— Naato o’shi ryt, dit-elle calmement.

À sa vue, le plus proche des quatre hommes écarquilla les yeux. Il baissa son masque et rabattit sa capuche en arrière.

— Kesla ?

La jeune fille grimaça et s’inclina.

— C’est bon de te revoir, Innsu.

L’homme rengaina son sabre et s’élança à l’assaut de la pente. Joach remarqua combien il était grand et large d’épaules. Il avait le teint foncé, un regard noir pénétrant et une petite barbe soigneusement taillée. Comme celui des autres hommes, son crâne était rasé de près.

Quand il atteignit Kesla, il la prit dans ses bras et la fit tourner joyeusement.

— Nous te guettions.

— Vous me guettiez ? répéta la jeune fille, essoufflée par cet accueil enthousiaste, tandis qu’il la reposait sur ses pieds.

— Le chaman Parthus est au campement. (Du menton, Innsu désigna les tentes en contrebas.) Ses osselets l’ont prévenu d’un danger qui surgirait sur ton chemin pendant ta traversée du désert. Nous sommes venus te chercher. Je savais que tu passerais par Oo’shal.

La grimace de Kesla s’élargit.

— Tu me connais bien.

— Quoi de plus normal ? Combien de fois sommes-nous venus nous entraîner ici ? Jamais je n’ai pu te maintenir à distance de l’eau.

Lorsqu’Innsu pivota, Joach aperçut une petite dague tatouée derrière son oreille gauche, indiquant qu’il était lui aussi un assassin.

— Comment va maître Belgan ? s’enquit Kesla.

Innsu leva les yeux au ciel.

— Il se fait du souci, pour changer un peu.

Kesla rit doucement.

Irrité par la familiarité avec laquelle Innsu s’adressait à elle, Joach fronça les sourcils. Comme si elle avait perçu son agacement, la jeune fille lui jeta un coup d’œil.

— La journée a été longue, Innsu. Commençons par nourrir mes amis, leur donner de quoi se laver et un endroit où passer la nuit. Ensuite, nous pourrons discuter.

L’homme redevint sérieux.

— Bien sûr. (Il s’adressa au reste du groupe sur un ton cérémonieux :) Soyez les bienvenus à Oo’shal. Venez partager notre eau.

C’était de toute évidence un salut d’usage, une formule prononcée sans véritable émotion.

Innsu se détourna et dit quelque chose aux autres gardes dans la langue du désert. L’un d’eux rebroussa chemin en courant, sans doute pour annoncer l’arrivée des voyageurs.

Kesla fit signe au groupe de descendre vers les arbres.

— Venez. Nous avons déjà traversé bien des épreuves et j’imagine que la route sera encore plus difficile à partir d’ici. Mais cette nuit, honorons les dieux du désert et savourons l’hospitalité d’Oo’shal sans crainte ni inquiétude.

Flanquée par Innsu, elle entraîna ses compagnons vers le camp.

Joach jeta un coup d’œil derrière lui. Les deux derniers gardes se fondirent dans le sable pour reprendre leur surveillance.

Lorsqu’il tourna la tête, Joach vit que Kesla le regardait. Ses yeux violets avaient la même teinte que l’eau de la mare sous le ciel crépusculaire. Le souffle de Joach s’étrangla dans sa gorge. La jeune fille ralentit pour qu’il la rattrape et lui toucha le coude en se penchant vers lui.

— Ce soir, nous serons en sécurité. Il n’y a pas de raison d’avoir peur.

Joach acquiesça. Mais il nota que par-dessus l’épaule de Kesla, Innsu le regardait durement. On aurait dit un aigle observant une petite souris. Joach soutint son regard sans broncher. Un défi muet passa entre eux. Puis Innsu se détourna, les yeux plissés.

Kesla n’avait apparemment rien remarqué.

— Dans la langue du désert, poursuivit-elle, « Oo’shal » signifie « joyau des sables ».

— Et c’en est bien un, acquiesça Sy-wen, qui tenait la main de Kast. Cet endroit est magnifique.

Comme ils descendaient la pente et s’enfonçaient dans la pénombre, la petite mare vira au bleu marine. Elle contrastait fortement avec le sable rouge et les arbres verts. Après une succession apparemment infinie de dunes sculptées par le vent, l’oasis ressemblait à un paradis de couleurs et d’abondance.

Plus les compagnons approchaient du campement, mieux ils distinguaient les bruits qui s’en élevaient. Des voix – dont les échos se répercutaient à travers toute la vallée – annonçaient le retour de Kesla. Des cymbales s’étaient jointes à l’instrument à cordes pour égrener une mélodie bien plus guillerette que la complainte antérieure de celui-ci.

En arrivant près des arbres, Joach leva la tête. Des calebasses violacées étaient suspendues sous le bouquet de leurs larges feuilles.

Kesla surprit le regard du jeune homme.

— Ce sont des gre’nesh, expliqua-t-elle. Leur chair est sucrée et délicieuse. Les tribus fabriquent un alcool très fort à partir de la pulpe de leurs graines, tandis que les chamans mâchent celles-ci entières pour arpenter le désert onirique.

Les oreilles de Joach frémirent.

— « Pour arpenter le désert onirique » ? Que veux-tu dire ?

La jeune fille haussa les épaules.

— C’est un rituel chamanique. Pour être honnête, je n’ai jamais vraiment compris en quoi ça consiste.

Joach était déçu. Flint ayant été tué pendant la guerre des Îles et Méric étant parti accomplir sa propre quête, le jeune homme n’avait plus personne pour l’instruire de son talent de tisseur de rêves. Depuis que l’interprétation erronée d’un de ses songes avait failli entraîner un désastre, il considérait son pouvoir comme une menace plutôt que comme un don. Au cours de la dernière lune, il avait, à plusieurs reprises, senti une vibration de magie tenter d’imprégner son sommeil, mais il lui avait fermé la porte comme à une invitée indésirable.

Devant eux, une voix s’éleva dans l’ombre :

— Tu t’interroges sur le désert onirique. Peut-être pourrai-je éclairer ta lanterne après que tu te seras reposé.

Une silhouette frêle apparut devant les compagnons. L’homme était âgé et décharné, tout en os et en tendons noueux, avec une peau couleur de bronze, brûlée par le soleil. Seuls ses yeux semblaient vifs ; ils brillaient presque dans la pénombre crépusculaire.

— Chaman Parthus ! s’exclama Kesla en se précipitant pour l’étreindre.

Elle fit rapidement les présentations.

— Venez, dit ensuite le vieil homme. Nous avons des guérisseurs pour soigner votre ami blessé, et aussi de l’eau et de la nourriture. Mais d’abord, j’imagine que vous aimeriez vous débarrasser du sable qui vous colle aux pieds.

— Et aux cheveux, et à la bouche, et aux oreilles, et au cul, ajouta Kast.

Cela lui valut un petit sourire.

— N’ayez crainte, Oo’shal purifiera votre corps et votre esprit. Innsu conduira les hommes à leur bain ; Kesla se chargera de la jeune femme et de la fillette. En attendant, je vais emmener le blessé à la tente infirmerie.

Parthus agita la main ; un groupe d’hommes du désert entraîna Richald et ses brancardiers sur un petit chemin latéral.

Kesla prit Sheeshon par la main. La fillette regardait autour d’elle, les yeux écarquillés.

— Par ici.

Sy-wen embrassa Kast sur la joue et suivit son guide. Le reste du groupe fut dirigé vers un autre chemin qui descendait jusqu’à la mare.

Comme il s’éloignait, Joach remarqua que le chaman le suivait des yeux. Surpris à l’épier, le vieil homme hocha la tête d’un air entendu. Ses lèvres remuèrent, articulant des mots qui n’étaient destinés qu’à Joach et, malgré la distance qui les séparait, ce dernier entendit aussi clairement que si Parthus avait chuchoté à son oreille :

— Nous parlerons quand la lune sera couchée.

Joach s’interrogeait encore sur cette étrange déclaration quand il se retrouva au bord de la mare. Le soleil avait disparu à l’ouest ; les étoiles commençaient à piqueter le ciel et à se refléter dans l’eau. Joach fut surpris par la taille de la mare : de l’endroit où il se tenait, c’était à peine s’il parvenait à distinguer la rive d’en face. En vérité, il s’agissait plutôt d’un lac.

Kast ôta une de ses bottes et trempa son pied nu dans l’eau.

— Mmmh, elle est bien fraîche.

Les bras croisés sur la poitrine, Innsu expliqua :

— Oo’shal est irriguée par des torrents souterrains qui coulent très profond sous le sable du désert.

Kast acquiesça et enleva son autre botte, puis il se déshabilla rapidement. Sans hésiter, Joach et Hunt l’imitèrent, se débarrassant de leur cape couverte de sable et de leurs sous-vêtements trempés de sueur. Kast courut et plongea dans l’eau, Joach et Hunt sur ses talons. Leurs cris de ravissement durent s’entendre à plusieurs lieues à la ronde.

Innsu demeura sur la berge, les bras toujours croisés, le visage impassible comme un masque de pierre.

Après s’être frotté le corps, les trois compagnons nagèrent et se laissèrent flotter paresseusement. Aucun d’eux ne voulait sortir du lac dont l’eau était pareille à un baume apaisant sur la peau. Mais Innsu finit par les rappeler. En le rejoignant, ils trouvèrent des robes propres que quelqu’un avait apportées pendant leur baignade.

— Vos vêtements seront lavés ce soir, promit Innsu. Et maintenant, il faut nous dépêcher. Un petit festin a été préparé en votre honneur.

Joach découvrit très vite que « petit » était un terme entièrement subjectif. Dans une clairière au milieu des tentes disposées en cercle, une immense couverture avait été étalée sur le sol. Des coussins aux couleurs vives, tissés de fils d’argent, s’alignaient sur le bord. Mais ce furent les compotiers de fruits, les plateaux de viande rôtie et les carafes de bière qui retinrent l’attention de Joach. À leur vue, le jeune homme se mit à saliver. Et quand il huma la riche odeur des épices et du jus de viande, il manqua défaillir.

Sy-wen, Sheeshon et Kesla étaient déjà assises. Elles attendaient impatiemment.

— Il était grand temps que vous arriviez, lança Sy-wen avec une grimace de reproche. Apparemment, les tribus du désert ont une drôle de coutume : les femmes ne peuvent manger qu’après que les hommes ont goûté la nourriture.

Kast se dirigea vers elle et s’assit sur le coussin le plus proche.

— Ça me paraît normal, déclara-t-il, pince-sans-rire.

Ce qui lui valut un bon coup de coude dans les côtes. Il éclata de rire tandis que Joach et Hunt s’installaient de l’autre côté de la couverture.

Innsu s’inclina poliment devant eux.

— Je dois retourner à mon poste. Bon appétit.

Kesla lui sourit.

— Merci, Innsu.

Avant de partir, l’homme du désert jeta un coup d’œil à Joach. Son visage était redevenu un masque indéchiffrable. Puis il se détourna.

Les autres occupants du camp se retirèrent dans leurs tentes pour permettre aux voyageurs las de dîner en paix. Mais, quelque part, deux musiciens continuèrent à égrener de doux accords dans l’air nocturne.

Il n’y avait ni assiettes ni couverts : juste un épieu pas plus long que l’avant-bras, posé devant chaque coussin. Kesla montra à ses amis comment s’en servir pour piquer la nourriture et la porter à la bouche. Au lieu d’avaler le bout de viande qu’elle tenait, elle fit signe à Joach.

— Ici, les hommes mangent les premiers.

Joach sourit et, à son tour, s’empara d’un morceau de viande fumante.

— C’est du hibou rôti, expliqua Kesla.

Joach ferma les yeux comme ses dents transperçaient la peau grillée et s’enfonçaient dans la chair tendre. Une marinade parfumée envahit sa bouche et il poussa un soupir de ravissement. Jamais il n’avait rien mangé d’aussi délicieux.

Ses compagnons ne tardèrent pas à lui faire écho. Les hommes ayant goûté la nourriture, les femmes purent se servir à leur tour. Tandis que la nuit s’avançait et que la lune grimpait dans le ciel, la bière et les rires coulèrent à flot, estompant les tensions et les meurtrissures résiduelles. Pour un peu, Joach aurait oublié qu’il était assis au milieu du Désert de Sable, une des contrées les plus rudes d’Alaséa.

L’estomac plein, il finit par reposer son épieu avec un grognement repu.

— Encore ? le taquina Kesla.

Joach secoua la tête.

— Si j’avale une seule bouchée de plus, j’explose comme une citrouille trop mure.

Les autres en étaient arrivés au même point. Bientôt, Sy-wen et Kast se retirèrent, bras dessus, bras dessous, sous la tente qu’on leur avait attribuée. Hunt s’agita.

— Il faut que j’aille coucher Sheeshon.

Affaissée contre lui, la fillette ronflait doucement. Elle s’était endormie depuis longtemps. Le Sanguinaire la prit dans ses bras et se leva sans qu’elle bronche. Vacillant légèrement sous l’effet de la bière, il s’éloigna.

— Bonne nuit, lança Kesla dans son dos.

— Vous aussi, répondit Hunt sans se retourner.

Et il disparut à l’intérieur d’une des tentes.

Pivotant, Kesla croisa le regard de Joach. Ils étaient seuls à présent. La jeune fille détourna timidement les yeux.

— J’ai parlé au chaman Parthus de la dague de noctiverre. Demain, il nous accompagnera à Alcazar.

— Tant mieux, marmonna Joach, subitement gêné. (Il ramena ses pieds sous lui et se mit debout.) Je suppose que je ferais bien d’aller dormir.

Les jambes croisées, Kesla étudia le bout de ses orteils.

— Déjà ?

Le cœur de Joach fit un bond dans sa poitrine. Il se dandina.

— En fait, je… je n’ai pas vraiment sommeil.

La jeune fille se redressa souplement.

— C’est toujours mieux de marcher après un gros repas. Ça facilite la digestion.

— C’est ce qu’il paraît, acquiesça Joach. Mais marcher où ?

Enfin, Kesla leva les yeux vers lui.

— Par là. (De la main, elle désigna une piste qui se dirigeait vers les arbres.) J’ai quelque chose à te montrer.

Elle partit devant, mais Joach la rattrapa très vite.

— Où allons-nous ?

— Tu verras bien.

En silence, ils s’enfoncèrent entre les troncs élancés. De petites chauves-souris nichées dans les frondaisons s’enfuirent à tire-d’aile à leur approche.

Bientôt, ils laissèrent les arbres derrière eux et entreprirent d’escalader une dune. Les pieds de Joach glissaient dans le sable, mais Kesla gravissait la pente avec légèreté. Elle tendit la main à son compagnon pour l’aider.

— Prends appui sur l’intérieur de tes pieds, lui conseilla-t-elle. Le sable opposera moins de résistance.

Joach obtempéra et découvrit qu’elle avait raison. Mais, même quand il marcha avec moins de difficulté, Kesla ne le lâcha pas. Sa main était pareille à une braise dans celle de Joach. Au lieu de protester, le jeune homme se rapprocha d’elle. Il sentait l’eau d’Oo’shal dans ses cheveux, et la douce odeur de sa peau.

Bien trop vite à son goût, ils atteignirent le sommet de la dune. Baigné par le clair de lune argenté, le désert s’étendait à l’infini devant eux.

— C’est magnifique, marmonna Joach.

Kesla tendit son bras libre.

— Tu vois cet éperon rocheux près de l’horizon ?

Joach plissa les yeux. Il distinguait tout juste un pic solitaire dans le lointain.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Alcazar. Mon foyer.

Joach baissa la tête vers Kesla. La jeune fille avait les yeux pleins de larmes. Lâchant sa main, il lui passa le bras autour des épaules et l’attira contre lui.

Kesla se laissa aller à son étreinte. La tueuse froide fondit comme neige sous le soleil du désert ; laissant place à la femme qu’elle était.

 

Richald gisait sur une mince couverture. Sous lui, le sable avait pris la forme de son corps. Le silence enveloppait le camp depuis un bon moment, mais le sommeil fuyait l’el’phe. Malgré la potion que le guérisseur lui avait fait boire pour atténuer la douleur, sa jambe lui faisait toujours mal. Ses derniers marins dormaient roulés en boule autour de lui, emplissant la tente de leurs ronflements.

Richald ferma les yeux. À plusieurs lieues de distance, il percevait encore son navire. Il avait passé presque toute sa vie sur le pont de la Fureur de l’Aigle, ne quittant son bord qu’en de très rares occasions. À présent, il lui semblait avoir perdu une partie de lui-même. Il se sentait nu, vulnérable.

Il se souvint des paroles que, dans sa détresse, il avait adressées à Joach. Imbécile, se morigéna-t-il. Pour un prince du Sang, il était inconvenant de montrer de la faiblesse, de réclamer le pardon de quiconque – surtout d’un demi-sang comme Joach.

Mais, au fond de son cœur, Richald savait qu’il avait besoin des conseils et du réconfort prodigués par le jeune homme. Même s’il passait son temps à rabrouer celui-ci, il en était venu à le respecter. Joach avait prouvé ses origines royales, dans le passé comme durant cette expédition. C’était grâce à lui que Richald avait trouvé la force nécessaire pour guider son navire au-dessus du champ de narcilierre. Sans Joach, les passagers de la Fureur de L’Aigle seraient probablement tous morts. Le jeune homme avait permis à Richald de déployer l’intégralité de ses talents élémentaux ; plus important encore, il lui avait évité de se déshonorer.

Et bien que blessé par la perte de son navire, Richald avait savouré ce dernier vol : le souffle précipité du vent, le claquement des voiles, la danse des flammes, et même la douleur qui l’avait submergé lorsque la coque s’était brisée sous lui. Jamais il ne s’était senti plus vivant, plus vigoureux qu’en cet instant. Parce que ses compagnons dépendaient de lui ; parce que son adresse était la seule chose qui s’interposait entre eux et la mort.

Les yeux de Richald se remplirent de larmes. Il devait cette expérience à Joach.

L’el’phe déplaça légèrement sa hanche, et une lance de douleur remonta le long de sa jambe. Cela l’aida à focaliser ses pensées. Blessé, il était un handicap plus qu’un atout pour l’expédition du désert. Ses compagnons avaient décidé de le laisser à Alcazar pour qu’il récupère pendant qu’eux-mêmes poursuivraient leurs efforts pour détruire le basilic. Richald en était ébranlé – telle était la véritable raison pour laquelle le sommeil le fuyait. Il avait une dette envers Joach et il entendait bien s’en acquitter. Mais comment ? De quelle manière pourrait-il se rendre utile dans son état ?

Richald regarda le plafond de la tente. S’il existait un moyen de rembourser sa dette, il le trouverait.

— Je le jure sur le sang de ma famille, marmonna-t-il tout bas.

Satisfait par la promesse qu’il venait de se faire, il roula sur le côté en prenant garde à sa jambe et parvint enfin à s’endormir.

 

Au milieu de la nuit, Joach s’éveilla en sursaut, comme si quelqu’un l’avait appelé dans l’obscurité. Il s’assit, le cœur battant la chamade, et promena un regard à la ronde. À l’exception de quelques paquetages entreposés là, sa petite tente était vide.

Joach repoussa sa couverture et se leva de sa couche, nu à l’exception d’un caleçon de coton. La froideur nocturne lui donna la chair de poule. Il tendit l’oreille, guettant le bruit qui l’avait arraché à son sommeil. Mais il n’entendit rien d’autre que le doux bruissement des feuilles d’arbre agitées par la brise. Pourtant, il ne put s’empêcher de frissonner.

Se dirigeant vers le rabat de la tente, il écarta un coin de celui-ci et jeta un coup d’œil à l’extérieur. La nuit était plus noire que lorsqu’il s’était couché après sa promenade avec Kesla. Au-delà des arbres voisins, il repéra la clairière centrale – et comme ses yeux s’ajustaient au clair de lune, il avisa une silhouette plantée là. La personne agita un bras pour lui faire signe d’approcher.

Joach hésita. Il jeta un coup d’œil à gauche et à droite. Pas une seule lumière ne brillait dans le campement, mais il savait que des gardes étaient postés tout autour de la vallée. Aucun intrus n’aurait pu atteindre l’oasis sans que l’alarme soit donnée.

En se mordant la lèvre inférieure, Joach se faufila dehors. La brise nocturne l’enveloppa aussitôt, le glaçant jusqu’à la moelle. Il serra ses bras contre sa poitrine nue.

Devant lui, la silhouette attendait sans bouger.

Joach ravala sa peur et s’avança. En approchant, il distingua un crâne chauve, un visage au teint de bronze et des yeux perçants qui brillaient telles deux lunes miniatures. Il reconnut le chaman de la tribu. Rassuré, il allongea le pas.

— Chaman Parthus, le salua-t-il.

— Joach Morin’stal, dit le vieil homme d’une voix râpeuse comme du papier de verre.

— En quoi puis-je vous être utile ? s’enquit Joach avec un reste de nervosité.

Pour toute réponse, le chaman lui fit signe de s’asseoir près de lui dans le sable. Lui-même s’installa confortablement en tailleur. Parce qu’il ne se sentait pas à l’aise debout face à lui, Joach obtempéra.

Ce fut alors qu’il remarqua un petit bol en os posé devant Parthus. Le récipient était plein de boules grosses comme le pouce.

— Des graines de gre’nesh, expliqua le chaman.

Joach se souvint de la description faite par Kesla. Broyées, ces graines permettaient de fabriquer un alcool capiteux, mais consommées entières, elles aidaient les chamans d’une façon mystérieuse.

Parthus saisit le bol et en offrit le contenu à Joach. Le jeune homme prit une graine, et le vieillard fit de même.

— Je ne comprends pas, marmonna Joach.

— Tu es un chaman. Je l’ai vu dans tes yeux quand tu es arrivé à Oo’shal.

Joach secoua la tête.

— J’ai le don de tisser les rêves, rien de plus. Je ne suis pas un chaman.

Les yeux brillants de Parthus le fixèrent.

— Nous allons voir ça.

Il plaça la graine dans sa bouche. Un craquement annonça qu’il venait de mordre dedans. D’un signe de tête, il enjoignit à Joach de l’imiter. Le jeune homme hésita avant de s’exécuter. Il sentit la graine céder sous la pression de ses molaires et, presque aussitôt, un goût amer envahit sa bouche. Il réprima un haut-le-cœur.

— Ne lutte pas, dit le chaman d’une voix plus rêveuse qu’autoritaire, comme s’il somnolait à demi.

Joach l’observa tandis que sa bouche se remplissait de salive pour noyer l’amertume de la graine de gre’nesh. Les doigts crispés sur ses genoux, il déglutit avec difficulté. Un instant, il ne sentit rien d’autre que le soulagement d’être débarrassé de ce mauvais goût.

Parthus cracha la coque vide et, d’un signe de tête, l’invita à en faire autant. Joach ne se fit pas prier. Il toussa pour chasser l’amertume résiduelle.

— Et maintenant ? demanda-t-il. Est-ce que… ?

Puis le monde tomba en poussière autour de lui. Les arbres et les tentes, l’eau et le ciel… Tout cela disparut. Il ne resta que deux choses : l’étendue infinie du sable et la silhouette solitaire du chaman assis face à lui.

Joach se tordit le cou. Au-dessus de sa tête, il n’y avait rien – ni firmament ni étoiles, juste un vide qui s’étendait d’un bord à l’autre de l’horizon. Pourtant, il ne faisait pas noir, bien au contraire : le jeune homme devait plisser les yeux pour se protéger de la clarté ambiante. Tout autour de lui, le sable brillait avec la même intensité que les prunelles du chaman.

Joach en resta bouche bée. Si étrange soit-il, ce paysage lui semblait curieusement familier. Il était déjà venu ici. La nuit précédente, dans son sommeil, il avait rêvé de cet endroit. Au matin, il avait pensé que c’était juste le contrecoup de sa longue marche dans le désert. Mais, à présent, il était de retour.

Parthus se leva souplement et lui tendit la main.

— Viens. Il est temps que tu arpentes le désert onirique.

Joach se força à refermer la bouche et laissa le vieil homme le mettre debout.

— Où sommes-nous exactement ? Qu’est-ce que le désert onirique ?

— La graine de gre’nesh rompt les amarres qui attachent l’âme au corps. Une fois libres, les esprits en harmonie avec l’énergie élémentale du sable sont aspirés par le rêve sans fin du désert.

— Mais je n’y connais rien en magie du sable, protesta le jeune homme.

Parthus acquiesça.

— Je sais. Néanmoins, tu vibres au rythme de tout ce qui rêve. Tu as été attiré, non par le sable, mais par le rêve lui-même.

Joach fronça les sourcils et regarda autour de lui. Pas une créature ne bougeait, pas le moindre vent ne soufflait. Mais malgré le calme ambiant, le jeune homme sentait une grande pression, comme s’il se trouvait très loin sous la surface de la mer et qu’un énorme prédateur aquatique le surveillait en se léchant les babines. Il s’enveloppa de ses bras en regrettant de ne pas avoir enfilé au moins une chemise.

— Mais où sommes-nous exactement ? insista-t-il. Pourquoi m’avez-vous amené ici ?

— Suis-moi.

Parthus resserra sa cape autour de ses épaules frêles et se mit en route à travers le paysage monotone.

Joach lui emboîta le pas. Tout en marchant, il sentit qu’il couvrait une distance considérable à chacune de ses enjambées.

— Où m’emmenez-vous ?

— Vers le cœur du rêve… Le Mur du Sud, répondit Parthus.

Joach frémit.

— Ce n’est pas dangereux ?

— Pas tant que tu restes à mes côtés. Ne t’éloigne pas de moi.

Joach jeta un coup d’œil au paysage désert. Où aurait-il bien pu aller ?

Comme s’il avait lu dans ses pensées, Parthus reprit :

— Te promener seul ici menacerait ton équilibre mental. Parfois, d’autres rêves croisent celui-ci et y introduisent des cauchemars. Dans le plan onirique, ces émanations sont aussi redoutables que des créatures de chair et de sang. Elles peuvent tuer ou pire.

— Pire ?

— Elles sont capables de t’attirer hors de ce plan et dans l’esprit du rêveur. Si cela t’arrivait, tu serais perdu à jamais.

L’estomac de Joach se noua. Il étudia le sable plus attentivement. Était-ce un mouvement qu’il avait perçu du coin de l’œil ? Inquiet, il regarda dans toutes les directions.

— Ne cherche pas trop, lui conseilla Parthus. En focalisant ton attention sur elles, tu donnes de la substance et du pouvoir aux émanations. Concentre-toi sur ton objectif. Ne te laisse pas distraire.

Joach acquiesça, mais vit un scintillement sur sa gauche. Instinctivement, il tourna la tête. Une très belle femme argentée se tenait là, vêtue d’une robe de soie diaphane qui masquait à peine ses longues jambes fuselées et ses courbes appétissantes. Il la regarda, les yeux écarquillés. L’inconnue lui sourit et il ne put s’empêcher d’en faire autant. Elle leva un bras mince et, d’un index à l’ongle carmin, lui fit signe d’approcher.

Joach fit un pas sur le côté, mais une main osseuse lui saisit le coude pour le retenir.

— Regarde mieux, mon garçon, siffla Parthus à son oreille.

En clignant des yeux, Joach ouvrit la bouche pour protester, mais les paroles du chaman avaient déchiré le voile de l’illusion. La séduisante inconnue se tenait toujours face à lui, mais en dessous de la taille, son corps était maintenant celui d’un serpent dont les anneaux épais se tordaient dans le sable.

Joach fit un bond en arrière, manquant renverser Parthus. La créature siffla, et ses lèvres s’écartèrent, révélant des crocs argentés.

— Avance, dit Parthus en poussant Joach devant lui. Ce n’est rien, juste une émanation. Mais quelques secondes de plus, et ton attention l’aurait rendue tangible.

Pris de nausée, Joach ravala tant bien que mal sa terreur.

Le vieil homme lui posa une main sur l’épaule.

— Inspire profondément. L’émanation a aspiré une partie de ton énergie. Il va te falloir un moment pour la récupérer.

Joach acquiesça et continua à marcher en se remplissant les poumons. Petit à petit, sa nausée céda effectivement.

— Je me sens mieux, marmonna-t-il.

— C’est une bonne chose, approuva Parthus, parce que nous avons presque atteint le Mur.

Joach fronça les sourcils. Devant lui, le désert était toujours aussi morne et dénué de relief.

— Où est-il ?

Le chaman mit un index sur ses lèvres.

— À partir d’ici, plus un mot.

Il prit la main de Joach pour le guider. Ensemble, ils poursuivirent leur traversée du désert.

Une fois de plus, le jeune homme eut l’impression de parcourir d’énormes distances à chaque pas. Mais peu de temps après, cette sensation l’abandonna. Même si Parthus et lui n’avaient pas modifié leur allure, il sembla à Joach qu’ils ralentissaient.

Enfin, le jeune homme remarqua une légère ondulation dans le sable, loin devant eux. Il plissa les yeux mais ne put rien distinguer de plus. Le chaman et lui continuèrent à marcher en silence. Comme ils se rapprochaient, les détails se précisèrent lentement. L’ondulation se mua en mouvement : celui d’une rivière argentée qui leur barrait le chemin.

Bientôt, Joach comprit que ce n’était pas de l’eau qui coulait là, mais un liquide à l’aspect de métal fondu. Parthus s’arrêta sur la berge. Joach sentit du pouvoir tout proche, comme une pression sur ses tympans.

Le sable descendait en pente douce jusqu’à la rivière. Parthus tendit un doigt vers les profondeurs de celle-ci. En se penchant au-dessus du flot paresseux, Joach vit son visage aussi clairement que dans un miroir. Mais ce n’était pas tout ! Le jeune homme ravala un hoquet en se couvrant la bouche de sa main.

La surface argentée montrait un ciel nocturne rempli d’étoiles, et un mur massif qui se dressait derrière lui. Joach jeta un coup d’œil par-dessus son épaule : il n’y avait rien, sinon l’étendue lisse du désert. Il se remit à étudier l’image scintillante. En regardant à droite et à gauche, il découvrit que l’immense rempart se reflétait tout le long de la rivière.

— Le Mur du Sud, chuchota Parthus. C’est ici que le désert rêve de lui.

Joach écarquilla les yeux d’émerveillement.

Avant qu’il puisse faire un commentaire, le chaman porta de nouveau un doigt à ses lèvres et l’entraîna le long de la berge, vers la gauche. Joach se laissa faire. Fasciné par le spectacle de leurs silhouettes qui se découpaient contre le Mur du Sud, il avait le plus grand mal à détacher ses yeux de la rivière. C’est stupéfiant…

Au bout d’un moment, le reflet commença à s’assombrir et à s’estomper. Ce fut un changement subtil, mais petit à petit, le liquide argenté parut perdre son lustre. Joach remarqua également que la pression du pouvoir vacillait. Il jeta un regard interrogateur au chaman.

Parthus secoua la tête et l’entraîna vers une petite butte que la rivière contournait en décrivant une courbe douce. Lorsqu’ils atteignirent le sommet de la pente et virent ce qui s’étendait de l’autre côté, Joach frémit.

Un peu plus loin, la rivière plongeait dans un chaudron de ténèbres qui semblait l’engloutir. Un flux insalubre bouillonnait et tourbillonnait sur lui-même tel un vortex de corruption. Au-delà, Joach aperçut une trace du ruban argenté qui s’enfonçait dans le désert, sinisant vers l’horizon infini. Malgré la distance, il était évident que la traversée de la souillure noire avait sapé ses forces et son pouvoir.

Joach reporta son attention sur le vortex d’énergie corrompue. Apparemment, la contamination ne se limitait pas au lit de la rivière : des tentacules noirs s’enfouissaient dans les berges de celle-ci et s’étendaient dans le désert telles des veines absorbant la radiance du sable onirique.

Joach frissonna. Kesla lui avait décrit le poison qui ravageait sa contrée natale. Il était certain d’en contempler la source.

À ses côtés, Parthus leva un bras et désigna le chaudron de ténèbres. Ses lèvres formèrent un seul mot – un nom :

— Tular.

Puis le chaman tourna les talons et rebroussa chemin en entraînant Joach.

Sonné par ce qu’il venait de voir, le jeune homme se laissa faire. Le fléau de Tular se nourrissait de l’énergie de la Terre ; il détournait le pouvoir de celle-ci pour le plier à ses desseins fétides.

Tout en marchant, Joach se souvint de la façon dont les malegardes étaient forgés : par la corruption des énergies élémentales qu’ils portaient en eux. Le même phénomène était à l’œuvre dans le Désert de Sable – mais sur une plus grande échelle.

L’horreur se répandit dans les veines du jeune homme ainsi que de la glace. Le Seigneur Noir pouvait-il pervertir la Terre elle-même pour en faire son esclave ? Une telle abomination était-elle possible ? Si le Gul’gotha réussissait à retourner la nature contre ses adversaires, personne ne pourrait plus s’opposer à lui – pas même Elena.

Joach serra les poings. Cela ne devait pas arriver.

Une main lui saisit le bras, le forçant à s’arrêter. Il reporta son attention sur le désert onirique.

— Nous sommes de retour, annonça Parthus.

Le chaman s’assit en tailleur et fit signe à Joach de l’imiter. Trop choqué pour résister, le jeune homme obéit et demanda :

— Pourquoi m’avez-vous montré cela ?

Parthus ferma les yeux et leva les bras. Dans ses mains, il tenait deux poignées de sable qu’il projeta très haut dans les airs. En retombant sur les deux hommes, le sable fit réapparaître le monde réel comme si quelqu’un venait de tirer un rideau. Les arbres et les tentes ressurgirent autour d’eux. Par-dessus l’épaule du chaman, le lac d’Oo’shal reflétait de nouveau la lumière des étoiles.

Parthus rouvrit les yeux. Dans ses prunelles, Joach reconnut la lueur du désert onirique. Après toute une vie passée à communiquer avec le plan des rêves, le chaman irradiait désormais la magie de celui-ci.

— Pourquoi t’ai-je montré cela ? répéta-t-il. Pourquoi à toi ?

— O… oui.

— Parce que tu es fort et que tu ne connais pas encore l’étendue réelle de ta force.

Joach se rembrunit.

— Tu n’es pas un tisseur ordinaire, un simple prophète des rêves, insista Parthus. Personne ne t’a donc révélé la profondeur ahurissante de ton pouvoir ?

Joach se souvint de la déclaration faite par frère Flint, longtemps auparavant. Le vieux mage lui avait dit qu’il était l’un des élémentaux les plus puissants en matière de magie onirique. Il secoua la tête.

— Je ne comprends toujours pas ce que ça signifie.

— La plupart des tisseurs de rêves sont de simples spectateurs : ils déchiffrent les augures et observent les événements à distance. Mais toi, Joach, tu as la capacité de faire bien davantage. Tu n’es pas forcé de te contenter d’un rôle passif. Tu peux devenir un sculpteur de rêves, quelqu’un qui modèle les éléments du plan onirique et les introduit dans le monde réel.

Joach eut un ricanement incrédule.

— Je n’ai jamais entendu parler d’une chose pareille.

— Parce que tu es le premier sculpteur potentiel qui soit apparu depuis d’innombrables générations. C’est un art que l’on pensait perdu à jamais. Mais les chamans des sables ne l’ont jamais oublié. Il est gravé dans nos légendes les plus secrètes.

— Je ne comprends pas. Quelles légendes ?

Parthus soupira.

— Celles de Tular.

Choqué, Joach cligna des yeux. L’image du vortex noir s’imposa à son esprit.

— Tular ?

— Jadis, quand le Mur du Sud était encore tout neuf, la Terre attira à lui certains habitants du désert. Elle fit pousser Tular pour les abriter et elle leur conféra une partie de la magie onirique qui imprégnait le sable. Des siècles durant, ces gardiens firent régner l’honneur et la justice sur notre région. Le Désert de Sable prospéra et les tribus se multiplièrent. Ce fut une ère merveilleuse.

— Comment prit-elle fin ?

Le visage de Parthus s’assombrit.

— Lentement, le pouvoir corrompit les dirigeants de Tular. Les gardiens devinrent des goules. Ils apprirent à ramener des démons et des monstres depuis le plan onirique pour terroriser la population. Une de leurs créatures les plus effrayantes était le basilic, un serpent à plumes à la soif de sang inextinguible. Pendant des siècles, les goules de Tular continuèrent à régner avec une poigne de fer. Jusqu’à ce qu’un jour, la Sor’cière de l’Esprit et de la Pierre vienne à notre secours.

— Sisa’kofa ?

Parthus acquiesça.

— Elle rallia notre peuple et utilisa son propre sang pour créer des armes capables de tuer les créatures oniriques. Les goules furent chassées de leur antre et les monstres difformes, détruits. Quant à Tular, elle fut laissée à l’abandon. Et la magie de la sculpture de rêves s’éteignit avec elle. (Le chaman dévisagea Joach.) Du moins, jusqu’à aujourd’hui.

Nerveux, Joach s’humecta les lèvres.

— Comment pouvez-vous être sûr que je possède ce pouvoir ?

Parthus l’étudia longuement, durement.

— J’ignore si tu es prêt à entendre la réponse à cette question. Ne peux-tu simplement me faire confiance ?

Joach plissa les yeux.

— Dites-moi pourquoi vous soupçonnez une telle chose.

— Je ne la soupçonne pas – j’en suis certain, affirma le chaman.

— Mais pourquoi ?

— Parce que Kesla t’a trouvé et amené ici.

Joach agita la main en signe de dénégation.

— Elle ne m’a pas trouvé : nous nous sommes rencontrés parce qu’elle avait besoin d’imprégner sa dague de noctiverre avec le sang de ma sœur. Rien de plus.

Parthus se renfrogna. Il sortit une petite bourse de sa poche, l’ouvrit et en fit tomber de minuscules os blancs dans sa paume.

— Ces osselets me permettent d’étudier les chemins invisibles de l’existence. Mais tous n’ont pas un tracé aussi clair. Lorsque nous avons envoyé Kesla en mission, était-ce dans la seule intention qu’elle trempe la dague dans du sang de sor’cière ? Ou y avait-il une autre raison – un dessein caché ?

Le chaman leva les yeux vers Joach.

— Quel dessein ? M’amener ici ? demanda le jeune homme avec une moue dubitative.

Parthus acquiesça en faisant passer ses osselets d’une main à l’autre.

— De nombreux chemins se croisent et s’entremêlent. Il est souvent difficile de déterminer lequel prédomine.

Joach soupira.

— Je ne comprends toujours pas. D’accord, je suis venu ici. D’accord, j’ai un don très développé pour la magie onirique. En quoi cela fait-il de moi un sculpteur de rêves ?

Le chaman ferma les yeux avec une expression chagrine.

— Dès que vous êtes arrivés à l’oasis ensemble, j’ai pu lire dans vos cœurs, voir ce qui vous lie. Kesla t’aime comme elle n’a jamais aimé personne. (Il rouvrit les yeux.) Et je soupçonne que c’est réciproque.

Les joues de Joach s’empourprèrent. Il voulut se récrier et ne réussit qu’à bredouiller des paroles incompréhensibles.

— Ne nie pas tes sentiments, cracha Parthus avec colère. Je ne laisserai personne proférer des mensonges à Oo’shal.

Joach ravala ses protestations. Penaud, il fit signe au chaman de continuer.

Parthus grommela, puis reprit :

— Avant son départ pour Val’loa, j’ai fait couler le sang de Kesla sur ces osselets. C’est une technique que les chamans utilisent pour suivre une personne à distance. (Il secoua les petits os dans son poing.) Mais la première fois que je les ai consultés, j’ai reçu plus d’informations que je n’en demandais. Les osselets m’ont révélé le véritable nom de Kesla et ses origines.

Joach plissa le front. Kesla lui avait dit que le chef de la guilde des assassins l’avait trouvée errant dans le désert quand elle n’était encore qu’une toute petite fille, qu’il l’avait recueillie à Alcazar et prise pour apprentie. Y avait-il d’autres choses qu’elle avait omis de mentionner ?

— Qu’avez-vous appris ?

— C’est difficile à dire tout haut. Je n’en ai parlé à personne, pas même à maître Belgan.

Le chaman laissa tomber ses osselets dans le sable et se mit debout.

Joach observa les petits os épars, puis leva les yeux vers le vieil homme.

— Que vous ont-ils révélé au sujet de Kesla ?

— Il est tard, dit Parthus en se détournant à demi. Demain, nous aurons une dure journée de marche jusqu’à Alcazar.

Joach bondit sur ses pieds, faisant jaillir du sable qui recouvrit partiellement les osselets. Il voulut saisir le coude du chaman, mais celui-ci se déroba.

— Une dernière fois : veux-tu vraiment connaître la vérité ? demanda Parthus. À propos de Kesla et de ce qui la lie à toi ? De la raison pour laquelle elle te désigne comme sculpteur ?

Un instant, Joach éprouva le pincement du doute. Il craignait d’entendre la réponse du chaman. Mais une partie de lui était incapable de foi aveugle ; elle voulait savoir. Craignant que sa voix le trahisse, le jeune homme se contenta de hocher la tête.

— Non, dit Parthus. Je veux l’entendre de ta bouche.

Joach se racla péniblement la gorge.

— Dites-moi, croassa-t-il.

— Tu dois me jurer que tu n’en parleras à personne. Pas à tes amis, et pas même à Kesla.

— Je vous le jure.

Parthus soupira, et ses épaules s’affaissèrent.

— La fille que tu aimes, Kesla… elle n’est pas ce dont elle a l’air.

— Je ne comprends pas.

De nouveau, le chaman se détourna.

— Kesla est un rêve, une émanation sculptée par le désert qui a reçu forme et substance pour pouvoir arpenter ce monde. Elle t’a choisi – et le désert avec elle. Il a attiré un sculpteur jusqu’à ses dunes, désigné un nouveau gardien pour le débarrasser de la pestilence qui fermente à Tular. (Parthus commença à s’éloigner.) Mais Kesla… Elle n’est pas réelle.

Joach resta planté là où il se trouvait, paralysé par le choc. Les paroles du chaman l’immobilisaient aussi sûrement que n’importe quelles cordes. Tremblant, il revit les cheveux fauves de Kesla, son sourire en coin, la façon dont elle avançait une hanche quand elle plaisantait, sa petite main calée dans la sienne. Une grosse larme roula sur sa joue tandis qu’au fond de lui, quelque chose se brisait en un millier de morceaux durs et coupants.

L’écho douloureux de son chuchotement se propagea à la surface du lac.

— Kesla…

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