PREMIÈRE PARTIE

1

– Il pleut toujours ?

Stavver plongea rapidement dans le sas et s’agenouilla à côté d’elle, les yeux fixés sur la pluie qui tombait en un gris rideau déprimant.

Aleytys caressa ses cheveux teints en noir, afin de chasser les gouttelettes gluantes de brume qui avaient échappé à la pluie, puis jeta un coup d’œil rapide à l’humidité qui perlait sur son avant-bras.

– Pas la moindre accalmie.

– Maissa va souffler comme une chatte. Elle déteste se mouiller.

– Je n’arrive pas à la jauger. (Elle attendit une réaction.) Parfois même elle m’effraie. (Nouveau silence.) Tant de colère… (Toujours pas de réponse. Elle leva la main et reprit :) – Et là-haut ?

– Une libellule karkesh vient de passer il y a une minute. Aucun signe qu’ils nous sachent ici. (De l’autre côté du sas, il se détendit et lui sourit.) Tu n’as pas l’air d’être toi-même.

Aleytys baissa les yeux sur son corps modifié. Ses seins étaient nus, hormis les tatouages bleu pâle représentant des papillons voletant jusqu’à ses épaules. Un large batik grossièrement tissé, imprimé, bleu pâle également, faisait deux tours pour ceindre ses hanches et était agrafé par une broche en fil d’argent. Sa peau était d’un roux chaleureux.

– Chaque fois que je me regarde dans un miroir, j’éprouve un choc.

Les yeux d’Aleytys le parcoururent et examinèrent les transformations qu’il avait également subies ; cheveux blancs teints en noir, yeux bleu pâle désormais marron foncé, peau encore plus bronzée que la sienne, et enfin les gros alignements de tatouage bleus sur son visage, ses bras et ses épaules.

– Chaque fois que je te regarde… (Elle gloussa.) Cette nuit, je me suis réveillée et ai failli piquer une crise en voyant dans mon lit un étranger. (Elle bâilla et s’étira.) Et toi, qu’éprouves-tu, Miks ?

– Procédé usuel dans ma profession, Leyta.

– Eh bien, moi, je n’ai pas ta vaste expérience en ce qui concerne tous ces changements. Ce n’est que le troisième monde que je vois, et Maissa m’a à peine laissé jeter un coup d’œil sur l’endroit où nous avons embarqué Kale.

Il saisit sa cheville et lui secoua gentiment le pied d’avant en arrière en feignant d’ignorer ses protestations.

– Pauvre petite fille des montagnes, tout innocente ! (Il gloussa.) Je t’ai vue à l’œuvre.

– Ce n’était pas moi, idiot ! Lâche-moi ! (Elle libéra son pied et fit semblant de le frapper.) Toi, tu devrais te souvenir du diadème. C’est toi qui l’as volé. (Elle se toucha la tête et lui adressa une grimace quand le léger carillon se fit entendre dans le sifflement de l’averse.) Il me laisse tranquille depuis que nous avons quitté Jaydugar, Madar soit bénie !

Sur son visage, le large sourire disparut. Il se pencha au-dessus d’elle pour contempler la lugubre pluie incessante.

– Maudit temps. On a des choses à faire !

Aleytys le regarda reprendre sa position première et se mettre à ruminer. Le sifflement sourd pesait sur la sensibilité qui faisait de lui un brillant voleur mais était également son principal défaut. Une tension paisible crût dans l’air humide, tandis qu’elle attendait le voir arborer à nouveau le masque sardonique qui cachait sa faiblesse aux yeux malveillants du monde. Elle ressentit en lui un certain malaise ; c’était curieux, car elle ne voyait pas quelle pouvait être la cause de son anxiété dans ces circonstances.

– Sommes-nous vraiment censés abuser tout le monde pour qu’on croie que nous sommes des autochtones de…

Stavver cligna lentement les yeux et leva la tête, son renfrognement se transformant en suavité.

– Maissa a expliqué tout cela.

– Je ne crois toujours pas que nous arrivions à convaincre un bébé aveugle que nous sommes d’ici.

Tout en frottant la peau basanée, à côté d’une narine, Stavver répondit patiemment :

– Les gens voient ce à quoi ils s’attendent. Les nomades de Jaydugar auraient-ils su que Maissa n’était pas des leurs ?

Aleytys se frotta les épaules contre le métal ondulé du vaisseau et fronça songeusement les sourcils.

– N’est-ce pas différent ? N’as-tu pas dit que les types physiques sont moins nombreux que chez moi ?

– Tu es la clé, Leyta. S’ils te considèrent comme authentique – et pourquoi pas, puisque tu es une authentique guérisseuse ? – tu couvriras toutes les erreurs que nous pourrons commettre. Tu seras gikena, guérisseuse et accomplisseuse de petits miracles. Nous ne serons que d’humbles non-entités attachées à ton service. (Il baissa la tête en un salut servile.) Qui nous dévisagerait par deux fois ?

– Il suffit d’une personne. La bonne.

– Alors nous venons tous de l’autre côté des mers. Des étrangers. Cela devrait expliquer toute bizarrerie. Si les autochtones nous acceptent, les Karkiskya le feront certainement aussi. D’après ce que nous a dit Kale, les siens ont très peu de contacts avec eux. Kale dit aussi que tu parles leur langue mieux que nous tous.

Aleytys perçut la sonorité légèrement sèche de la voix et détourna son visage.

– C’est l’un de mes talents.

À l’extérieur, l’averse s’était changée en bruine, en humidité palpable, et le cercle orange du soleil était visible à travers les minces nuages tandis qu’il hésitait au-dessus de l’horizon occidental. Elle pivota et laissa pendre ses jambes dans le vide en scrutant pensivement le sol ténébreux et fumant aux minces plaques d’herbe courte et drue. Elle se demanda si elle devait parler ou attendre le retour de Maissa, et fit courir ses doigts sur le grossier tissu de son batik pour se rassurer par le contact familier de soi.

– Maissa m’intrigue, dit-elle lentement.

Stavver était appuyé contre la courbe du sas, les jambes allongées sur le sol noir caoutchouté. Ses yeux parcoururent paresseusement le corps d’Aleytys et le masque souriant reparut.

– Sans nul doute.

– J’ai la chair de poule quand elle est près de toi ou de Kale. (Aucune réponse ne venant, elle lâcha une exclamation d’impatience.) Merde, Miks, ce n’est pas un bavardage futile !

– Elle n’aime pas les hommes, fit-il à contrecœur. Je n’ai pas envie de parler d’elle.

– Je l’avais deviné, dit-elle sèchement. Tous les hommes ?

– Oui.

– Et tu dis qu’elle déteste se mouiller ?

– Oui.

– Mmmmh !

Aleytys chassa la brume de sur ses genoux et se mit à contempler une mare. Un silence tendu se répandit dans le sas. L’air humide rendait la respiration difficile et mettait leurs nerfs à vif, mais ni l’un ni l’autre ne fit mine de regagner l’atmosphère tempérée du vaisseau. La lumière parcimonieuse durcissait leurs traits et assombrissait l’expression de leur visage.

– Elle doit revenir au coucher du soleil. C’est dans combien de temps ?

– L’éphéméride donne dix-neuf heures de jour. Cela lui en laisse encore deux.

– Elle est allée chercher des caravanes et des chevaux. Et n’a pas précisé comment elle avait l’intention de les obtenir. Es-tu au courant, Miks ?

– Quelle différence cela fait-il ? (Sa bouche se durcit.) Ne discutons pas de ça, Leyta.

– Et pourquoi ?

– La réponse ne te plaira pas.

Aleytys tendit la main pour la poser sur la jambe de Stavver et sentit les muscles durcis de son mollet.

– Est-ce une tueuse ?

Il opina du chef.

– C’est là qu’elle trouve son plaisir.

– C’est toi qui l’as appelée.

– Te souviens-tu qu’on a failli se faire capturer par les limiers RMoahl ? Je n’avais réussi à toucher que Maissa.

– Je ne t’en veux pas, Miks. Mais il faut quand même se rappeler le prix que nous devons payer. Voler les trésors des Karkiskya pour elle. Il ne me plaît guère de participer au massacre d’innocents.

– Les Karkiskya sont loin d’être innocents. (Les paroles sortirent péniblement :) – Tiens-toi à l’écart de Maissa. Ne remets pas en question ce qu’elle dit, ne reste pas sur sa route et tu garderas la vie sauve.

– Si elle est dangereuse à ce point…

– Leyta, crois-moi, Maissa est une furie capable de tout.

– Suis-je à ce point impuissante ? Même sans l’aide du diadème, j’ai traversé une planète, seule et enceinte.

– Aleytys, ma Lee, ma petite montagnarde innocente à l’âme pure… tu ne comprendras jamais Maissa. Jamais. Pour la comprendre, il te faudrait être dans ses souliers, et je ne souhaiterais cela à personne. (Il lâcha un soupir et alla s’asseoir à côté d’elle, ses longues jambes pendant dans le vide.) Elle est née sur Iblis. Sa mère était une putain à deux oboles de la Rue des Etoiles à Shaol. Son père… qui peut le savoir ? (Il fixa lugubrement ses pieds nus.) Elle a été élevée dans la traite des enfants. Elle a poignardé sa mère alors qu’elle avait sept ans et s’est installée dans la rue.

– Elle a poignardé sa mère ? (Aleytys sentit une répugnante horreur lui serrer l’estomac.)

– Sa mère. La femme qui donnait son enfant à quiconque lui payait le prix d’un verre. Maissa avait deux ans, la première fois.

– Madar ! (Aleytys ferma les yeux, un goût âcre dans la bouche.) Deux ans !

Stavver remua légèrement et sa peau grinça sur le métal.

– Oui. Depuis… eh bien, elle a survécu.

– Tu as raison, Miks, je ne pourrai jamais entrer en contact empathique avec le résultat d’une telle vie. Madar ! Je n’essaierai jamais. (Elle frémit.)

– Montre-toi donc prudente avec Maissa tant que tout n’a pas été joué.

– Y a-t-il un moyen de l’aider ?

Stavver émit un petit son d’impatience.

– Elle ne souhaite aucune aide. Laisse tomber, Aleytys. Ne te mêle pas de ce qui ne te regarde pas.

Aleytys s’arracha aux images écœurantes de son esprit.

– Eh bien, si tout cela est vrai, alors autant que tu saches dès maintenant la vérité. Si ce monde ne m’accepte pas, ne me considère plus comme gikena.

– De quoi diable parles-tu ?

Aleytys eut un petit sourire tendu et regarda se tortiller ses orteils.

– Si les autochtones ne m’acceptent pas, ils peuvent fort bien m’empêcher d’accomplir le moindre de mes « trucs ». Autant dérouler l’échelle pour que j’aille voir s’ils me laisseront jouer. (Elle considéra la couverture nuageuse gris foncé.) Comme l’averse s’est interrompue…

– Stupide et absurde ! Simple superstition. Réveille-toi, fille des montagnes. Tu as abandonné sur Jaydugar tes sorcières et tes démons. (Il fronça son front étroit et la foudroya du regard.) Ma vieille, si jamais tu fiches en l’air le plan de Maissa…

Elle saisit ses poignets minces et repoussa ses mains.

– Est-ce que je sais piloter un astronef ? Est-ce que je sais comme toi pénétrer dans une forteresse et voler les dents des gardiens sans perturber leur sommeil ? Non, et je ne m’y risquerais pas. Je n’en ai ni la formation ni le désir. Alors ne doute pas de moi, Miks, quand je te dis ce que je sais de mes propres pouvoirs.

– Entendu. (Il reposa ses mains sur les genoux.) Explication.

– Chaque planète possède ses… (Elle hésita en cherchant le terme approprié.) Les Shemqyatwe. Tu t’en souviens ?

– Les sorcières. Je me souviens. Quand on était avec les nomades et les chariots. Khateyat et ses acolytes. Et alors ?

– Ceux que j’essaie de te faire percevoir, elles les appelaient les R’nenawatalawa.

– J’ai entendu ce mot… des espèces de dieux locaux.

– Non. Pas des dieux. Ceux qui sont.

– Ceux qui… Que diable… ?

– Ceux qui sont l’essence de chaque monde.

– Des sortes d’élémentaires ? (Sa voix vibrait sous le scepticisme.)

– Oui, je pense. (Elle haussa les épaules avec impatience.) Quelle est l’importance des noms ? Ils sont… eux.

– Et alors ?

Aleytys hocha la tête pour désigner le spectacle extérieur.

– Alors ceci : descends l’échelle, il faut que je touche la terre. Si ce monde m’est hostile, il combattra tout ce que j’essaierai de faire. Descends l’échelle et tu verras par toi-même.

Toujours sceptique, Stavver se redressa et alla actionner une commande. Un petit bourdonnement, et l’échelle s’allongea jusqu’à terre.

– Fais vite. Je ne crois pas que Maissa se montre très compréhensive. (Il se rassit au bord du sas.)

La bouche tordue en un sourire amer, Aleytys ôta son unique vêtement et épingla dessus la broche pour ne pas la perdre.

– Souhaite-moi bonne chance.

–’chance, Aleytys. (Il lui toucha rapidement la cheville.)

Elle descendit par l’échelle jusqu’à ce que ses pieds s’enfoncent dans la boue semi-liquide. Après avoir pataugé vers une éminence à quelques mètres de la base du vaisseau, elle s’agenouilla silencieusement et chercha à percevoir les forces élémentaires qui habitaient ce conglomérat de matière particulier. Puis elle se pencha en avant et posa les mains à plat sur la terre.

Elle sentait la richesse brune de l’humus humide, les pointes vertes des herbes et des feuilles. Une brise à la fois fraîche et chaude lui caressa les flancs tandis que par ses bras montait une chaleur vivante qui l’envahit. Avec douceur, sa respiration allait et venait sereinement tandis qu’elle attendait leur approche.

Elle sentit qu’on la sondait. Des doigts couraient sur son corps : explorateurs, curieux, excités. Elle avait envie de rire, de bondir joyeusement et de s’abandonner à une danse de ménade. Elle perçut l’aura différente qui palpitait en elle. Contrairement à ceux de Jaydugar, ils étaient vifs, lutins. Un peu plus jeunes. Ils faisaient des plaisanteries et riaient de bon cœur. Leur excitation parcourait son corps au repos.

Quelque chose de doux se frotta contre son genou. Elle pencha la tête et vit de petits yeux noirs brillants qui l’examinaient avec une déconcertante intelligence. Un petit animal, à la fourrure brun roux, était assis sur des pattes arrière de lapin, les pattes avant se terminant par des mains à trois doigts qu’il tenait croisées sur un jabot de fourrure blanche. Elle sourit avec affection au petit animal.

– Bonjour, mon ami.

Les oreilles pointues en forme de tulipe remuèrent amicalement tandis qu’il grimpait sur son genou, les ongles des pieds étroits lui chatouillant la peau. Il fit bouffer sa fourrure pour chasser les dernières gouttes de pluie et s’installa avec satisfaction dans la courbe de sa main.

 – Sœur.

Aleytys cligna les yeux, un peu étonnée, sous son calme apparent, de découvrir un animal qui lui parlait.

 – Oui ?

– Je suis le porte-parole. La voix les Lakoe-heai.

 – Ah !

Les paroles prononcées par la voix haut perchée étaient claires et distinctes. Elle plongea son regard dans les yeux noirs et brillants et comprit que le porte-parole était le moyen de communication qu’ils avaient choisi sur ce monde. Eux. Ils se nommaient Lakoe-heai. Elle s’adressa avec une grande douceur à l’intelligence derrière les yeux noirs.

– Vous savez que nous venons en tant que voleurs ?

L’animal s’agita dans sa paume. Aleytys utilisa avec précaution sa main libre pour le gratter derrière l’oreille. Il émit un petit soupir plaintif quand les doigts inquisiteurs découvrirent un complexe nerveux, source de plaisir. La joie papillonna en elle. Un rire ondulant tomba sur ses sens comme des pétales de rose, tandis que l’entourait un large intérêt rayonnant, faisant vibrer l’air au point que sa peau se couvrit de chair de poule.

– Cela vous est égal. Vous avez un but que nous servons ?

La petite tête remua une fois contre sa paume.

– Pas un, mais quatre.

Elle gloussa.

– Un chacun. C’est économique. (Elle gloussa puis retrouva son sérieux.) L’un de nous… l’un tuera.

– Nous l’avons entendu dire. C’est connu. Il y a déjà du sang.

– Ah. (Le plaisir se fit amer en elle.) Je sens qu’il y en aura encore. Cela m’écœure.

– Ce n’est pas ton fait ; n’y pense plus ! La vie et la mort font partie d’un tout, l’un coulant dans l’autre.

Le porte-parole passa ses petites mains noires sur ses longues moustaches droites et élastiques.

– Ah !

Elle inspira longuement puis relâcha son souffle par petits paquets jusqu’à ce que ses poumons soient vidés. Elle perçut chaleureusement l’énergique approbation des Lakoe-heai. Elle était heureuse de se trouver à l’air libre et en contact avec le sol, malgré la pluie qui menaçait de tomber à nouveau. Une nouvelle fois, elle prit conscience de la hiérarchie complexe de parfums qui correspondaient à l’entrelacs d’étincelles de vie. Elles s’élevaient en un crescendo luisant jusqu’aux nuages où les oiseaux tournaient parmi les bactéries aériennes s’étendant dans le ciel en volutes aux couleurs brillantes.

Après un long moment de rêve, elle soupira et remua.

– Je puis donc jouer à la gikena.

– Sœur, sois ce que tu es, lui glissa dans l’oreille la petite voix argentée.

Elle se renfrogna.

– Je ne comprends pas.

Un rire tinta autour d’elle, perdu dans le tonnerre qui parcourait les nuages, plein d’un amusement approbateur qui faisait surgir dans son esprit des images de bulles de savon rebondissant follement dans l’air printanier. L’animal porte-parole se pelotonna contre son estomac, les oreilles agitées par les forces qui tourbillonnaient autour d’eux. La petite voix se fit entendre à nouveau.

– Sœur, tu es née gikena.

– Mais je ne suis pas née sur ce monde.

– Sœur.

Ce terme prit soudain toute sa signification.

– Tu dis que je suis une parente ?

– Sœur.

Aleytys baissa rêveusement les yeux sur la minuscule bête en boule blanche et rousse contre son estomac, la tête penchée en arrière pour plonger son regard dans le sien, cet air intelligent surprenant dans ce visage animal. Elle soupira et fit glisser ses mains dessous pour le ramener au sol.

De petits doigts noirs se refermèrent sur son pouce.

– Garde le porte-parole. Il est nécessaire à la gikena. Garde-le avec toi tant que tu restes sur notre chemin.

– Je vous remercie, Lakoe-heai. (Le nom la fit quelque peu bégayer et elle se reprit.) Lakoe-heai. Je vous bénis pour cette amitié.

Elle serra le porte-parole contre sa poitrine et se releva péniblement en sentant les présences qui l’entouraient d’un air possessif, puis battaient progressivement en retraite au fur et à mesure qu’elle se rapprochait du vaisseau, frissonnant soudain. Lorsqu’elle posa le pied sur le premier échelon, une petite onde apparut dans sa conscience, si lointaine qu’elle ne la perçut réellement qu’en lançant sa conscience vers l’horizon.

Avec un bonheur serein presque rêveur, elle gravit gauchement l’échelle, gênée par le porte-parole jusqu’à ce qu’il se place sur son épaule, s’accrochant à ses cheveux. Au moment où elle pénétra dans le sas, les lames de pluie recommencèrent leur œuvre de destruction des nerfs.

Stavver fit remonter l’échelle.

– Eh bien ?

– Oui.

Elle passa à côté de lui, ouvrit le sas intérieur et se pencha pour pénétrer dans les entrailles du vaisseau.

Stavver ramassa le batik qu’elle avait abandonné et referma le diaphragme extérieur. Il la retrouva dans la cabine principale, penchée sur le berceau improvisé de son fils : elle plaçait le petit animal de fourrure à côté du bébé endormi.

– Es-tu folle ?

Il se précipita et tendit la main vers le porte-parole.

– C’est un animal sauvage. Qui sait de quelle maladie il est porteur ?

Elle l’arrêta.

– Ne sois pas idiot, Miks. Je ne voudrais pas faire de mal à mon petit ! (Elle bâilla et se dirigea vers la douche.) Madar ! Que je suis fatiguée. Et sale !

Souriant de son expression stupéfaite, elle ajouta paisiblement :

– Je sais fort bien certaines choses, Miks. Je n’ai peut-être pas ton expérience de tous les lieux fangeux de l’univers, mais ce qui est sauvage m’est familier. (Un bâillement l’interrompit.) Je t’expliquerai dès que j’aurai ôté toute cette boue, Miks.

Stavver haussa les épaules.

– C’est ton bébé. (Et il s’assit sur le lit pour l’attendre.)

Dans la douche, les aiguilles d’eau lavèrent la croûte de boue sur son corps et chassèrent en même temps son extrême fatigue. Quand elle sortit, Stavver lui tint le batik, et elle s’enroula dedans puis piqua la broche à travers la triple épaisseur de tissu. Elle se laissa tomber sur le lit et tapota le matelas à côté d’elle.

– Viens t’asseoir, Miks. Dis-moi ce qui te fait du souci.

– Est-ce donc si évident ?

Il s’écroula à côté d’elle et s’appuya contre le mur, les mains derrière la nuque.

– Avec moi. Tu te détends avec moi, Miks. Tu baisses ta garde.

Il agita nerveusement les épaules.

– Je travaille seul, Leyta. Je travaille toujours seul.

– Tu n’as pas confiance en Maissa.

– Elle respecte ses contrats.

– Ce n’est pas ce que je veux dire. Tu n’as pas confiance en la façon dont elle dirige cette affaire.

– Je me fie à mes propres talents, Leyta. Je les connais. (Il haussa les épaules.) On multiplie les problèmes en prenant un associé. Et ceux-ci… (Il se leva brusquement et commença à arpenter la cabine.) Je connais trop bien Maissa pour compter sur elle. La tête est bonne. Mais ses obsessions la hantent. Toute l’affaire peut tomber à l’eau en un instant si elle craque. Ensuite, il y a Kale. Il est une espèce de paria sur ce monde. Quelle recommandation ! C’est déjà un vrai désastre. Je ne crois pas que ça marchera, Leyta. Il y a trop de trucs que je n’arrive pas à contrôler. (Ses longues mains fines se refermèrent en poings fermes puis se rouvrirent, impuissantes.) Mais nous devons payer notre passage. Il faudra que nous le fassions marcher.

– Miks, viens te rasseoir et te détendre. Les Lakoe-heai sont avec nous. Du moins sont-ils amicaux.

Il fronça les sourcils.

– Qu’est-ce que tu racontes ?

– Viens. (Elle attendit qu’il se soit affalé à côté d’elle.) Mets ta tête sur mes genoux et laisse-moi t’ôter cette tension.

Stavver soupira et étendit son long corps maigre sur le matelas.

– Doigts magiques…

– Mmm. Allons, détends-toi, toi, le meilleur des voleurs…

Elle lui caressa doucement le front puis fit descendre ses mains et malaxa les muscles raidis du cou et des épaules. Il soupira, mais de plaisir cette fois-ci, les yeux fermés et les mains molles.

Aleytys gloussa, d’un lent son chaleureux qui glissa comme du miel sur les nerfs de Stavver.

– Pauvre voleur… laisse tomber tes plans… ne te casse pas la tête au sujet de Maissa. Nous sommes tous pris dans une toile tissée par d’autres, nous sommes sur ce monde pour exécuter leurs desseins, marionnettes tenues par des mains étrangères… Mais ce n’est pas si grave, car cela signifie qu’ils nous aideront et feront en sorte que les choses se passent au mieux.

Il rouvrit les yeux, calme après l’apaisement apporté par les mains d’Aleytys.

– Tu parles encore par énigmes, Lee.

– Je parle des Lakoe-heai de ce monde qui nous ont embrigadés dans leurs intrigues, mon chéri. Inutile de laisser tomber notre but premier, mais ils nous ont réservés pour certains desseins ; alors détends-toi.

– « Entre dans mon salon, dit l’araignée à la mouche » [i]… me détendre ?

– En parlant d’araignée, je n’ai plus rêvé des Limiers depuis notre départ de Jaydugar.

Il se redressa.

– Merci, Lee. (Il s’étira et bâilla, puis s’appuya contre le mur, le regard scrutant les yeux de Leyta.) Le contact est toujours interrompu ?

– Mmmmh. (D’un doigt, elle fit renaître le tintement du diadème.) Je crois qu’ils pourront retrouver ma piste tant que je porterai le diadème.

– Voilà qui est agréable.

– Il faudra simplement que je continue de courir vite.

– On vient. (La petite voix flûtée coupa la conversation et attira leur regard vers le berceau.) Deux personnes.

La petite tête du porte-parole, les alertes oreilles agitées, les yeux noirs brillants, était coincée entre les minuscules pattes noires accrochées à la base du berceau.

Aleytys passa les doigts dans ses cheveux entremêlés.

– Maissa… (Elle bâilla et se frotta le visage.) Et ça commence.

Stavver se leva, le visage tendu par une expression intérieure grave, irradiant un sentiment de malaise et de colère diffuse. De la colère envers soi, envers Maissa, envers toute la situation qui l’obligeait à se soumettre au caprice d’autrui, et envers Aleytys pour avoir fait naître en lui un sentiment de responsabilité à son égard.

La bande de batik commença à se dérouler sous la large ceinture en cuir. Il marmonna un juron compliqué en une langue qu’Aleytys n’avait jamais entendue et resserra la bande, puis boucla la ceinture un cran plus loin.

– Maissa voudra qu’on l’attende dans le sas, grogna-t-il. Lee, tu te rappelles ce que je t’ai dit ? Ne la contredis en rien. Borne-toi à faire ce qu’elle te dit ; d’accord ?

Aleytys haussa les épaules. Les dessins bleus de ses seins se soulevèrent et s’agitèrent.

– Entendu, dit-elle brièvement. Inutile de me le rappeler.

Il lui lança un regard de chien battu.

– Tu as un sacré caractère, Lee. Je… oh, et puis merde !

Il sortit de la pièce sans même regarder si elle le suivait.

Aleytys soupira et lissa le tissu sur ses hanches.

– Emmène-moi.

Surprise par la voix du porte-parole, Aleytys se retourna et vit les petites pattes noires qui gigotaient avec excitation. Elle le prit puis regarda si son fils dormait. Elle toucha la joue de Sharl et sentit l’amour couler en elle, oubliant momentanément la complexe et dangereuse situation qui l’attendait.

Elle installa le petit animal sur son épaule et quitta la cabine à contrecœur. Dans le couloir, elle lui frotta l’échiné et éclata de rire au son du léger bourdonnement de satisfaction qu’il émit alors dans ses oreilles.

– Tu as un nom, petit ?

– Un nom ?

– Pas de nom ? Alors je vais t’appeler Olelo. Tu es Olelo. Tu comprends ?

– Olelo. (Le porte-parole écouta ce son, qui lui plut.) Olelo. Je suis Olelo. Olelo. (Il avait l’air de trouver agréables ces syllabes.) Porte-parole te remercie de lui avoir donné ce nom, sœur.

Aleytys sursauta légèrement devant le changement de timbre de sa voix.

– Ahai ! Je suppose qu’il me faudra m’y habituer. Inutile de me remercier, Lakoe-heai. C’est plus commode ainsi. C’est fort peu de chose.

– Donner un nom n’est pas peu de chose, sœur. Un nom donné provoque des vaguelettes à travers le temps comme une pierre que l’on jette dans l’eau. Ne donne jamais de nom à la légère. (Elle entendit un petit gloussement du porte-parole, auquel fit écho le tonnerre à l’extérieur du vaisseau.) Mais tu as donné un excellent nom et nous te remercions de ce cadeau.

La sensation de présence s’éloigna, et l’espèce de ronronnement d’Olelo reprit dans son oreille. Elle écarta son esprit de cette nouvelle énigme et se dirigea résolument vers le sas.

La main posée sur le métal froid au-dessus de la plaque d’ouverture, elle marqua une pause.

– Olelo ?

– On entend.

– La pluie. Peut-on y faire quelque chose ? Je demande cela, parce que celle qui arrive se montrera assez difficile sans être affligée de ce fardeau supplémentaire.

Un petit gloussement dans son oreille : « On peut. »

Elle sourit, amusée par l’attitude de ces êtres élémentaires, ouvrit le diaphragme et entra dans le sas.

Lamarchos
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