12
Les sauvageons pénétrèrent timidement dans la cour. Deux garçons et une fille. Visages sales, corps affamés, vêtus de quelques haillons. Kitosime se tenait sur la véranda et les regardait se glisser partout dans les ombres du matin tels de petits fantômes bruns. Des fragments d’émotions volaient dans la cour. La curiosité. La faim. La peur. L’incertitude. Le désir. Et surtout une soif vive d’affection et de maternage.
Kitosime s’assit sur la marche du haut et se demanda ce qu’elle devait faire. C’étaient des sauvageons. Elle ne voulait pas que Hodarzu fût à proximité de sauvageons. Mais c’étaient des enfants. Affamés. Ils se rassemblèrent et se tapirent contre le Puits de la Mère, cherchant un soutien dans le contact physique. Elle se pencha en avant.
— N’ayez pas peur, dit-elle en essayant d’adoucir sa voix, de la rendre bienveillante.
Elle leur sourit. Des enfants. Ses yeux se posèrent sur la jeune fille avec une fascination qu’elle rechignait à admettre. Les filles n’étaient pas censées devenir sauvageonnes ni SENTIR. Mais elle avait la preuve du contraire, ni nécessaire. Elle avait réprimé sa propre capacité à SENTIR, en percevant instinctivement le danger. Elle sourit à nouveau.
— Il faut que vous sachiez que je ne vous ferai aucun mal.
Les grands yeux l’observaient avec attention. Les garçons étaient plus hardis. Au bout de quelques minutes, ils lui sourirent et se rapprochèrent lentement. La fille demeura accroupie près du puits, la surveillant, méfiante et pourtant désespérément désireuse d’avoir confiance, ayant besoin de la chaleur et de l’affection qu’elle redoutait.
Plus pressante que toutes les émotions complexes et contradictoires des enfants, il y avait leur faim insistante.
— Attendez.
Kitosime traversa lentement la véranda, puis courut dans la maison jusqu’à la cuisine. Le pain-vif qu’elle avait essayé de fabriquer reposait sur la table. Un peu inégal par endroits, mais mangeable. Du fromage et de la viande sur une assiette attendaient son premier repas. Elle n’avait encore rien tenté de réaliser de plus compliqué. Hodarzu dormait encore. Elle s’inquiéta brièvement de ce qu’elle allait lui donner. Il faut que je me m’y mette rapidement, songea-t-elle. Puis elle haussa les épaules. Plus tard. Elle coupa en deux trois pains, se débattit avec la viande et le fromage, dont elle hacha maladroitement des morceaux. Elle mit dans un petit panier les sandwiches grossiers, y ajoutant une cruche de lait et trois gobelets.
Se demandant si les sauvageons l’avaient suffisamment comprise pour attendre, elle traversa prudemment la maison en portant le panier et la cruche. Elle marqua une pause avant la porte pour remettre de l’ordre dans ses émotions et calmer sa respiration. Puis elle poussa la porte et regagna l’escalier, avec cependant une brève hésitation.
Ils étaient encore là, de l’autre côté de la cour, en train de l’observer. Elle s’installa sur la marche du bas, tenant le panier sur ses genoux tout en regardant les enfants. A la vue de son sourire, ils se rapprochèrent, les yeux fixés sur le panier.
— Oui, j’ai de la nourriture pour vous. Je suppose que vous ne vous rappelez pas vos noms.
Les deux garçons s’approchèrent un peu plus. Elle sentit qu’ils voulaient la nourriture, mais aussi qu’ils avaient encore peur d’elle. La fille vint un peu plus près mais resta à plusieurs pas derrière les garçons. Kitosime sentit sa terreur et sa faim, qui lui donnaient des crampes d’estomac. Toute la douleur de sa propre enfance se trouvait là, dans la chair maigre et sale de cette fille. Kitosime regarda un visage vert argenté puis l’autre, ressentant une excitation croissante tandis que montait en elle une idée.
— Je vais vous donner des noms.
Ils la fixèrent prudemment, ne comprenant pas ses paroles, troublés par son émotion.
Le garçon le plus grand était le plus proche. Elle le désigna. Il frémit mais ne bougea pas, parce qu’aucune menace n’accompagnait ce geste.
— Tu seras Amea, dit-elle fermement. Amea.
Il la regarda fixement, sans la moindre compréhension dans ses yeux indigo.
Kitosime soupira et se tourna vers le petit garçon.
— Je t’appellerai Wame.
Il était d’un vert plus foncé que les deux autres, avec seulement une touche d’argent là où les os affleuraient la surface de la peau. Son visage contenait une intelligence vive, mais le nom ne signifiait strictement rien pour lui.
— Wame, répéta-t-elle.
Elle attendit. Toujours aucune réaction.
Lorsqu’elle s’adressa à la fille, sa voix fut plus douce, plus cajoleuse.
— Tu seras S’kiliza. S’kiliza. S’kiliza. Ah, mon enfant, comprends-moi ! S’kiliza.
La fille s’agita avec inquiétude, puis elle se leva lentement et incurva son corps maigrichon contre le flanc du grand garçon.
Kitosime toucha la cruche de lait à côté d’elle, les yeux songeurs.
— Vous avez parlé, naguère, murmura-t-elle. Il n’y a pas si longtemps.
Lorsqu’elle plaça les gobelets près de la cruche, les garçons se rapprochèrent encore ; la fille les suivit à contrecœur, toujours accrochée au grand garçon. Kitosime leva l’un des pains ronds.
— Amea, ceci est pour toi.
Les deux garçons se précipitèrent en avant pour s’emparer du pain.
Elle le laissa retomber et serra le panier contre sa poitrine.
— Non ! (Elle secoua la tête. Une nouvelle fois, son regard passa de l’un à l’autre, exigeant leur attention.) Non, fit-elle plus doucement. Avant de manger, il faut que vous répondiez à votre nom.
Elle le désigna et les nomma de nouveau. A nouveau. Amea. Wame. S’kiliza. Leur confusion douloureuse et leur faim pressante la touchaient comme des vagues de feu, mais elle garda son sang-froid et répéta la leçon avec une patience d’acier. Le soleil montait et réchauffait l’air de la cour tandis que les enfants restaient accroupis sur les dalles peintes et s’efforçaient de comprendre ce qui était exigé d’eux.
Kitosime avait mal aux épaules et sa voix se fit rauque. Sa main refit le cercle. Elle répéta encore les noms. Une étincelle jaillit soudain dans les yeux du petit garçon. Il se leva d’un bond et attendit impatiemment son nom et le doigt qui le désignaient.
— Wame, chuchota-t-elle.
Il se martela la poitrine d’un air excité et hocha la tête. Il fit un pas vers elle en continuant de dodeliner de la tête. Les deux autres tentèrent de le suivre, mais il les repoussa et la rejoignit rapidement.
Tremblant de triomphe et de fatigue, elle versa le lait dans l’un des gobelets et le lui tendit, puis lui donna un sandwich en réprimant un frisson de dégoût à la vue de ses ongles cassés, noircis par la crasse, et de l’égratignure à demi guérie qui ornait d’une spirale le bras osseux.
Il s’accroupit à côté d’elle pour engloutir le lait et faillit s’étouffer avec la viande et le pain. Kitosime ferma les yeux un instant, puis recommença la monotone attribution des noms.
La fille fut la seconde à réagir ; elle prit rapidement la nourriture et fila dans la cour pour aller s’asseoir dans l’ombre de l’autre côté, près de l’arche où elle se sentait davantage en sécurité.
Le garçon le plus âgé fut le dernier, peut-être parce qu’il était le plus vieux et qu’il avait passé dans le désert davantage de temps à oublier le langage. Kitosime le regarda, répétant à plusieurs reprises le nom qu’elle lui avait choisi, dans l’espoir d’une étincelle de compréhension. Elle se demandait, articulant le mot, pourquoi les sauvageons ne parlaient pas. A sa connaissance, nul ne s’était jamais posé cette question ou n’avait tenté d’y donner une réponse. Cela faisait partie de la honte des sauvageons, du retour à l’état animal. Ils avaient naguère su parler. Pourquoi s’étaient-ils arrêtés de parler ?
Finalement, le garçon s’avança. Elle ne pouvait être sûre qu’il eût vraiment saisi l’idée qu’Amea était son nom, son qui n’appartenait qu’à lui seul, ou bien qu’il eût répondu quand elle l’avait appelé parce qu’il ne restait plus que lui. Il prit le pain et le lait et s’accroupit à côté de Wame.
Les deux garçons se bourrèrent la bouche, engloutirent le lait, l’excédent dégoulinant à la commissure de leurs lèvres. De l’autre côté de la cour, la fille mangea tout aussi avidement qu’eux au début puis, jetant à Kitosime plusieurs coups d’œil rusés, réprima sa faim et mangea par petites bouchées calmes et propres.
Kitosime se leva prudemment et rentra lentement dans la maison pour aller chercher une bassine d’eau chaude, des serviettes et un pain de savon. Elle se réinstalla sur la dernière marche et attendit que les sauvageons aient fini leur nourriture. Puis elle les appela. A nouveau, Wame fut le premier à réagir. Elle lui prit doucement la main. Puis elle commença à nettoyer la crasse et les taches sur sa jeune peau douce.
Il projeta du PLAISIR et se pencha pour qu’elle puisse lui laver le visage.
S’kiliza s’avança rapidement pour être lavée, sans attendre d’être appelée. Elle tendit ses mains sales et projeta DÉSIR. Et elle soupira de plaisir. Elle projeta PLAISIR une fois que ses mains, ses bras et son visage furent propres. Amea ne laissa pas Kitosime le toucher mais prit le chiffon et le savon et se lava tout seul.
Kitosime se leva et remonta lentement sur la véranda. Plus moyen de faire demi-tour, songea-t-elle. Elle ouvrit la porte et fit face aux enfants. Tâtonnant contre de très anciennes barrières, elle se débattit pour projeter INVITE/CALME vers eux. Ils l’observaient en silence.
— Faites-moi confiance, dit-elle d’une voix rauque. Regardez, je vais laisser la porte entrouverte.
Elle s’agenouilla, prit une cale en bois et leur montra que la porte était solidement coincée en position ouverte.
— Vous serez libres d’aller et venir. (Elle remarqua brièvement que parler à voix haute aiguisait le CALME qu’elle essayait de projeter.) Entrez, répéta-t-elle. Il n’y a ici que mon fils et moi, et il est endormi. Vous n’avez pas à avoir peur.
Tout en parlant, elle traversa le grand salon.
Lorsqu’elle atteignit le pied de l’escalier, Wame se glissa à l’intérieur. Amea le suivit. Au bout de quelques secondes, S’kiliza entra d’un air crispé, terrifiée, à la limite de la paralysie mais poussée par un désir presque aussi puissant. Kitosime gravit légèrement les marches en bouillonnant de joie et de triomphe. Au deuxième palier, elle regarda derrière elle. Trois ombres montaient furtivement les marches derrière elle. Riant de plaisir, elle grimpa les deux dernières volées jusqu’au dortoir niché sous le toit.
L’endroit réservé aux enfants. Après avoir quitté son parc d’enfant, elle avait dormi là jusqu’à son mariage. Elle laissa la porte ouverte et se dirigea vers la rangée de commodes placées sous les fenêtres. Tandis qu’elle fouillait parmi les vêtements d’enfants, abandonnés au départ des Kisima, les sauvageons entrèrent timidement. Elle sortit pour eux des tuniques et des shorts, même pour S’kiliza. Une robe ne serait guère pratique pour vivre à l’état sauvage.
Avec un halètement de joie, S’kiliza entra dans la pièce en courant. Elle arracha ses haillons et passa la tunique par-dessus sa tête. Le short froissé entre ses mains, elle fila hors de la salle. Kitosime entendit le léger bruit de ses pas dans l’escalier. Les garçons saisirent le reste des vêtements et la suivirent.
Kitosime descendit lentement l’escalier. Elle était fatiguée, ses jambes tremblaient, sa tête tournait. Mais elle sentait en elle quelque chose qui se déployait, s’amplifiait, envahissait la maison, dépassait la maison, emplissait tout le présent, dépassait le temps présent pour pénétrer dans le temps mythique où ne se trouvaient ni passé, ni présent, ni avenir.
Elle sortit au soleil. Après les paisibles ténèbres de la maison, la brise fraîche et piquante et l’éclat du soleil fracassèrent l’unité de sa peau. Puis elle ne fut plus qu’elle-même, debout sur la véranda, en train de plonger le regard dans le vide la cour. Les enfants avaient disparu. Repartis parmi les juapepo. Ce qu’il en restait. Elle ferma les yeux et essaya de projeter, se rappelant et enviant la rapide fluidité de communication des enfants. Elle se sentait prisonnière de sa tête, comme si elle était soudain devenue muette et stupide. Elle essaya encore, luttant contre l’inhibition, et projeta BIENVENUE. Elle sentit son mince effort s’abattre comme une pierre dans la poussière. Elle se rappela l’impression que les projections étaient plus nettes avec l’aide de la parole et cette fois-ci lança les mots dans l’espace, laissant son espoir tenter de rehausser la sensation.
— Revenez, je vous en prie. La porte est ouverte. Vous êtes les bienvenus, les enfants, mes enfants. Je vous aime.
Un instant, elle sentit – ou crut sentir – une vague réponse.
Elle rentra réveiller Hodarzu et se mit en devoir de ranger la maison.
Les groupes d’hommes debout en cercle autour du Tembeat étaient plus importants le troisième jour. Et ils étaient silencieux. Ils s’avançaient et s’éloignaient sur la terre battue, à l’extérieur du portail. Aucun marmonnement. Aucun cri. Nulle obscénité. Et aucune menace. Mais l’air empestait la haine et la rage. Ce matin-là, le directeur arrêta l’apprenti dont c’était le tour de garde et le renvoya dans les salles communes, à l’intérieur du bâtiment principal. Il monta l’échelle en clopinant un peu en raison d’une vieille blessure à la jambe qui avait recommencé à le gêner. Il renvoya le garçon qui attendait la relève et resta derrière les volets clos, à regarder par les interstices entre les lattes les hommes en bas. Il resta là pendant peut-être une demi-heure, puis redescendit en transpirant et en tremblant, les nerfs à vif. Feignant d’ignorer les saluts des walimsh et des apprentis, il entra dans ses appartements et verrouilla la porte. Il s’allongea sur le lit et fixa le plafond en essayant de trouver un moyen d’éviter ce qu’il savait devoir arriver. Combien de temps encore ? songea-t-il. Les jeunes. Que vais-je faire de ces garçons ? Il faut que je les fasse sortir d’ici. Sa jambe lui faisait mal. Il s’assit et massa la cicatrice en se rappelant le chat chul qui l’avait provoquée il y avait si longtemps.
Dans la rue, deux hommes donnèrent un coup d’épaule contre le portail, rebondirent avec des gémissements et recommencèrent. D’autres hommes se joignirent à eux jusqu’à ce que la porte massive frémisse contre la barre.
Umeme sortit péniblement de sa chambre. Il se fraya un chemin à travers le flot de rage silencieux et étouffant. L’air donnait l’impression d’être épais. Lorsqu’il respirait, Umeme avait envie de haleter ; aucune vie dans l’air qu’il inhalait. Il se força à grimper à l’échelle, baissa les yeux sur les hommes en train de se précipiter contre le portail et les autres, silencieux, en attente, prêts à se ruer en avant une fois que les panneaux seraient abattus. Il se tourna et s’enfuit, descendit l’échelle et traversa la cour à toute allure. Il pénétra dans le bâtiment principal et alla cogner à la porte de la chambre du directeur. Il l’appela, frappa à nouveau.
Le directeur ouvrit brutalement la porte et le foudroya du regard.
— Ils sont en train d’abattre le portail, fit Umeme, hors d’haleine. Il n’y en a plus que pour un quart d’heure.
Le vieillard ferma les yeux. Il sembla se ratatiner. Puis il redressa son corps et rouvrit les yeux.
— Fais rassembler les étudiants dans la Salle Longue. Apprentis et novices. (Sa voix était sèche, précise.) Dix minutes. Qu’ils soient tous là. Tu as vu le walim Agoteh ? (Comme Umeme hochait négativement la tête, le directeur fronça les sourcils.) Trouve-le. Envoie-le-moi ici. Ensuite, attends-moi dans la Salle Longue. Compris ? File !
Umeme partit à toute allure, soulagé d’avoir à faire quelque chose de précis.
Dix minutes plus tard, le directeur entrait en boitant dans la salle. Les étudiants se turent et restèrent assis à le regarder fixement. Quinze paires d’yeux dans des visages intrigués et pleins d’appréhension.
— Vous allez sortir d’ici ! (Les bouches s’ouvrirent pour protester.) Fermez-la ! Pas le temps de discuter. Walim Agoteh vous attend dans la soupente de l’écurie. Il vous conduira sur le toit et vous fera glisser dans le complexe chwereva. (Son visage ridé et velu était inflexible.) Les Chwereva vous ficheront dehors à coups de pied s’ils vous aperçoivent. Que cela ne se produise pas. Compris ?
Umeme explosa.
— Et vous, Mzee ? Et les Walimsh ?
— Ça ne te regarde pas. (Le directeur tira sur sa barbe.) Nous ferons ce qu’il faut. Umeme, tu es le responsable. Veille à ce que ces petits gardent la tête basse. Compris ? Parfait. Quand cette panique sera terminée, emmène-les dans un endroit tranquille. Tu entends ? Tant que vous… vous tous… vivrez, le Tembeat vivra. Parfait. Filez !
Le directeur regarda les adolescents sortir en file indienne. Umeme fut le dernier. Il hésita, salua et sortit à la hâte. Le vieillard poussa un soupir. La fin de ce qu’il avait tenté de bâtir ici. Il sortit vivement organiser des défenses pouvant contrer la folie imminente.
Legris ressentit la démangeaison dans son cerveau une heure avant le coucher de soleil. Il jeta un coup d’œil à Faiseh. L’Éclaireur hocha la tête.
— Ça y est, fit-il. Il faut que nous contournions Haribu, en espérant qu’il ne nous remarquera pas.
Il quitta la route et se dirigea vers l’est en s’écartant du fleuve. La voiture de sol gémit, fit des embardées et peina à plusieurs reprises si lentement que Faiseh se mit à marmonner et à regarder autour de lui, le visage inquiet. Un petit troupeau de lièvres passa, leurs dents carrées et acérées arrachant la végétation rabougrie. Ils avaient l’air maigres et décharnés ; leurs oreilles pendaient mollement ; ils ignorèrent la voiture dans leur quête désespérée de nourriture. La bouche de Faiseh se pinça. Les extrémités de sa moustache s’abaissèrent. Il regarda droit devant lui et fit prudemment avancer la voiture.
Legris regardait se rapprocher les montagnes de Jinolima tandis que la voiture se dirigeait vers Kiwanji. La ville était édifiée tout en haut de la longue vallée ovale, les montagnes s’élevant derrière elle en ondes d’azur qui allaient à la rencontre du vert pâle du ciel. D’autres petites troupes de lièvres passèrent à côté d’eux. Legris les examina avec intérêt.
— Ils semblent à moitié morts de faim.
Faiseh lâcha un grognement.
— Ne pense pas à eux. Mieux vaut ne pas parler du tout. Haribu.
A l’ouest, Legris distinguait une brume miroitante en vague forme de dôme à peine visible. Kiwanji. L’écran psi. Que faiblissait déjà. Legris se renfrogna. Quelle Chasse foutrement mal organisée ! Il ne faudra plus jamais recommencer ainsi. Chasser seul ou pas du tout.
Faiseh commença à virer à l’ouest. Legris songea à Aleytys et se demanda ce qu’elle pouvait bien faire. Elle devrait être en train de se mettre en route, à cette heure-ci. Il se pencha en arrière. Oui, elle bouge. Vers le nord-est. Parfait. Les épaules sombres du vaisseau dépassaient maintenant des juapepo rabougris. Il se détendit et faillit tomber endormi alors que Faiseh amenait la voiture à côté de l’appareil.
Il ne restait aucun lièvre dans le champ. Faiseh poussa un soupir de soulagement et laissa mourir le moteur de la voiture. Elle frémit, haleta et s’abattit durement sur le métabéton. Les deux hommes en sortirent. Legris gémit et s’étira, puis se dirigea vers le vaisseau.
— Viens, dit-il à Faiseh. Je veux être à l’intérieur quand ton ami Haribu mordra à l’hameçon.
Faiseh considéra le vaisseau avec nervosité.
— Je ne suis jamais monté dans un de ces trucs.
Legris sourit.
— Aucun problème ! Rappelle-toi la première fois que tu es monté sur un faras.
Faiseh gloussa.
— Si c’est censé… (Sa mâchoire inférieure s’affaissa.)
Un homme grand et maigre apparut de derrière le vaisseau. D’une maigreur grotesque. Luisant comme une colonne d’acier poli dans une tunique couleur étain et un pantalon en tuyau de pipe. Il avait des cheveux roux éclatants et une peau blanche parcheminée. Ses yeux diorite se portaient de l’Éclaireur sur le Chasseur.
— Vous aurez mis le temps !
Legris serra les poings derrière le dos.
— Faiseh, tu as déjà vu quelqu’un comme lui ?
Il fit tranquillement quelques pas qui l’éloignèrent de l’Éclaireur.
Faiseh renifla.
— Pour sûr, ce n’est pas un watuk. (Il s’avança vers l’étranger avec un large sourire aimable.)
L’homme maigre eut un sourire tendu.
— Cela ne marchera pas. (Sa voix ressemblait à une caresse veloutée.)
— Facile à dire.
Legris toucha la détente et sut immédiatement que le pistolet à aiguilles était inopérant. L’arme plus simple de Faiseh cracha son dard, mais l’homme maigre fit un geste du bras et écarta l’aiguille avec une aisance méprisante. Legris laissa tomber son arme et bondit sur l’étranger, sa main, dotée d’un implant étourdisseur, visant le cou décharné.
Il vit trop tard l’exosquelette plaqué sur les doigts des mains parcheminées et entourant la nuque. Sa main heurta le métal et glissa dessus ; la décharge de l’étourdisseur biologique rebondit inutilement à la surface du squelette. Il pivota désespérément tandis que la longue main étroite filait vers lui, la vitesse en rendant les contours flous. La douleur le traversa violemment. Il tituba, tomba à genoux à côté du corps de l’Éclaireur qui avait déjà été renversé, vit le pied qui descendait sur lui et s’écarta en roulant.
L’homme fut alors sur lui, les pieds le heurtant. Il aperçut vaguement le visage souriant tandis qu’il se détachait d’un châtiment qui transformait son corps en bouillie. Une impression de futilité commença à balayer sa résolution. Il n’eut que le temps d’un fugace regret, qu’Aleytys fût en train de tomber dans un piège sans l’assistance qui lui aurait été nécessaire avant l’ultime explosion de souffrance.