32.
Quand le boulanger vit Ardent arriver, il s’empressa de lui offrir un pain rond, moelleux, à la croûte dorée.
— Excellent, reconnut le jeune homme ; tu fais des progrès. Qu’as-tu préparé, aujourd’hui ?
— Des pains longs, d’autres triangulaires, des pâtisseries et des galettes.
— Es-tu content de la farine ?
— Elle n’a jamais été aussi fine !
Satisfait de son examen, Ardent s’éloigna, laissant derrière lui un auxiliaire soulagé. Puis il entra dans la brasserie où des pains d’orge mi-cuits macéraient dans de la liqueur de dattes. Le liquide obtenu serait filtré dans un tamis et deviendrait une bière forte pour les jours de fête.
— Le chaudron que j’ai commandé t’a-t-il enfin été livré ? demanda Ardent au brasseur.
Ce dernier parut gêné. Il répugnait à dénoncer un autre auxiliaire qui subirait les foudres d’Ardent.
— Oui... enfin, presque. Il n’y a qu’un peu de retard, ce n’est pas si grave.
D’un pas courroucé, le jeune homme passa devant l’atelier du cordonnier qui baissa la tête, emprunta un étroit sentier rocailleux et se dirigea vers le creux de vallon isolé où travaillait le chaudronnier, accroupi devant un foyer composé de petites pierres et alimenté avec du charbon de bois.
La peau dure comme celle d’un crocodile, empestant comme un poisson pourri, l’auxiliaire maniait un soufflet en peau de chèvre dont il plaçait l’embout métallique dans le feu.
— Tu as oublié ma commande ? demanda Ardent.
— Tu n’es pas le maître, ici. J’ai prévenu Béken le potier que j’avais deux chaudrons à débosseler et un autre à rétamer. Mon assistant est malade, je ne peux pas en faire plus.
— À regarder ton feu, tu ne l’as pas allumé depuis longtemps. Tu profites de ton isolement pour rêvasser.
— Va importuner quelqu’un d’autre ! Moi, je me moque de tes reproches.
Ardent souleva un chaudron percé d’un trou et le jeta dans la caillasse. Le chaudronnier sursauta.
— Tu es devenu fou ! Combien de temps me faudra-t-il pour le remettre en état ?
— Si tu refuses de te plier aux consignes, je ne laisserai pas intact un seul de tes chaudrons et tu devras t’échiner jour et nuit pour les réparer.
Furieux, l’auxiliaire attaqua Ardent en brandissant son soufflet. Le jeune homme le désarma aisément et l’envoya rouler dans le sable.
Le chaudronnier se releva avec peine.
— Es-tu enfin prêt à obéir ?
— Ça va, Ardent... Tu as gagné.
— Félicitations, Ardent.
Sobek toisait le jeune colosse qui dégustait un plat de fèves épicé.
— Tu n’es pas très populaire parmi les auxiliaires, mais ils ont appris à te respecter.
— C’est Béken le potier qui donne les ordres.
— À d’autres, Ardent ! Il n’est qu’un jouet entre tes mains. À ton âge, tu promets... Comme policier, tu serais excellent.
— Tu te trompes, Sobek. Être garde-chiourme me fait horreur.
— Tiens donc... Et que crois-tu être ? Tu ordonnes, tu contrôles, tu punis... Les auxiliaires n’avaient jamais subi une telle autorité ! Le scribe de la Tombe est ravi, moi aussi. Je veux même oublier le petit différend qui nous a opposés, On n’abîme pas un gaillard de ton espèce... Tu es devenu trop précieux. Ça m’aurait amusé d’être le premier à t’infliger une bonne correction, mais il faut savoir s’adapter aux circonstances. Tu ne tarderas pas à devenir le chef des auxiliaires, et nous aurons à collaborer. Sincères félicitations : tu as pris le bon chemin.
Sobek s’éloigna, Ardent donna le reste de son plat au cordonnier.
— C’est... c’est pour moi ?
— Mange, je n’ai plus faim.
— Tu as quelque chose à me reprocher ?
— Rien du tout.
— Les deux paires de sandales promises seront terminées ce soir !
— Tant mieux.
Ardent pénétra dans l’atelier de Béken le potier qui se réveilla en sursaut.
— J’ai eu un coup de fatigue, expliqua-t-il. Maintenant, ça va mieux... Je m’y remets.
— Si tu es épuisé, repose-toi.
— Qu’est-ce que tu dis ?
— C’est toi, le chef des auxiliaires, et c’est toi qui décides.
Béken n’en crut pas ses oreilles.
— Tu te moques de moi ?
— Je dis simplement la vérité. Remplis la fonction qui t’a été attribuée, et tout ira bien. Surtout, ne me demande plus rien.
— Tu ne veux plus t’occuper des auxiliaires ?
— Chacun son rôle.
— Mais... qu’est-ce que tu vas faire ?
Ardent sortit de l’atelier sans répondre. Le chef Sobek l’avait mis brutalement en face de la réalité : pour prouver sa valeur au tribunal de la Place de Vérité, il était tombé dans un piège. Depuis qu’il se consacrait à l’organisation du travail des auxiliaires, Ardent avait oublié de dessiner et il s’était perdu dans des tâches secondaires où seule sa vanité avait été satisfaite. Devenu un petit tyran, il se condamnait lui-même à la stérilité. Encore quelques semaines à ce régime, et sa main serait morte.
Béken accourut.
— Tu en veux à quelqu’un ?
— Uniquement à moi-même.
— Ne t’énerve pas... Je vais parler au scribe de la Tombe et te proposer comme chef des auxiliaires. C’est bien ce que tu exiges ?
— Plus maintenant.
— Je ne comprends pas...
— Retourne dans ton atelier, Béken. Tu n’as plus rien à craindre de moi.
— Tu... tu me laisses en paix ?
— Reprends tes prérogatives.
Trop heureux, le potier n’insista pas.
Enfiévré, Ardent se dirigea vers la porte du village. Depuis qu’il s’était évadé de la prison familiale, il n’avait pas progressé. En se pliant aux exigences de la Place de Vérité, il s’était égaré dans un chemin sans issue et n’avait pas exploré sa propre voie. Devenu un homme de l’extérieur, il ne pouvait aspirer qu’à régner sur les auxiliaires sans jamais découvrir les secrets du dessin et de la peinture.
Ce médiocre destin, Ardent le refusait.
Quand le gardien de la porte nord le vit s’approcher, il brandit son bâton. Le jeune colosse n’allait-il pas tenter de forcer le passage ?
Mais Ardent s’assit à une dizaine de mètres de la porte et, avec méticulosité, nettoya le terrain pour obtenir une surface plane. Avec un silex, il dessina dans le sable les murs du village et le paysage environnant. Quand l’esquisse fut terminée, il affina les traits avec un morceau de bois pointu et se laissa absorber par son œuvre.
Rassuré, le gardien se rassit sans cesser d’observer le dessinateur qui travaillait avec un calme surprenant. Lorsqu’il était mécontent d’un détail, il l’effaçait et recommençait.
Lors de la relève, à quatre heures de l’après-midi, Ardent continuait à dessiner. Et il continuait encore, lors de la relève suivante, à quatre heures du matin.
Quand les auxiliaires déchargèrent les ânes, ils jetèrent un œil au superbe dessin, de plus en plus vaste mais agrémenté de précisions de miniaturiste. Personne n’osa déranger le jeune homme, indifférent au monde extérieur.